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Contes et légendes annamites/Légendes/116 Un maître sauve son élève

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CXVI

UN MAITRE SAUVE SON ÉLÈVE.



Un étudiant laissa sa femme à la maison[1] et alla en pays étranger continuer ses études. Au bout de trois ans il demanda à son maître la permission de revenir chez lui. Le maître lui inspecta les lignes de la main et lui dit : « Tu ne devrais pas retourner chez toi, mais, puisque tu le veux, pars. Tu rencontreras de grands périls ; pour te prémunir contre eux j’ai quatre instructions à te donner, n’oublie pas de les suivre : N’entre pas dans les pagodes ; ne désire pas les parfums ; ne chasse pas les poules ; ce n’est ni trois, ni quatre, ni six[2] ».

L’étudiant salua son maître et partit. Après un jour de marche il fut surpris par une tempête, sans qu’il s’offrit d’autre abri qu’une pagode de village. Fidèle aux instructions de son maître, il préféra rester dehors que de s’y réfugier, et bien lui en prit, car elle s’écroula et tous ceux qui étaient dedans furent écrasés.

Ayant repris son chemin il arriva chez lui où il fut reçu avec de grandes démonstrations de joie. Elles étaient feintes, car pendant son absence sa femme avait pris un amant. Elle fit semblant d’aller au marché et courut chez l’amant pour le prévenir de l’arrivée de son mari et se concerter avec lui. L’autre lui dit : « Prépare de l’eau parfumée pour laver la tête de ton mari. La nuit je viendrai et je le tuerai. »

La femme fit donc bouillir de l’eau parfumée et dit à son mari de se nettoyer la tête. Le mari, se rappelant la seconde parole de son maître qui était de ne pas désirer les parfums, refusa, et la femme se parfuma elle-même pour ne pas laisser perdre l’eau qu’elle avait préparée. La nuit venue, l’amant se glissa auprès du fit des deux époux et, se guidant par l’odorat, coupa la tête parfumée et s’enfuit.

Le mari se réveilla en sursaut et vit sa femme morte à ses côtés, sans savoir comment cela était arrivé. Il appela au secours. Les autorités du village accoururent et l’interrogèrent, mais il eut beau protester de son innocence, on l’arrêta et on le conduisit au magistrat. Celui-ci l’interroga à son tour ; il raconta tout ce qui lui était arrivé, mais il ne pouvait désigner le meurtrier de sa femme, et le magistrat le conserva en prison pour examiner l’affaire à fond. Il y resta longtemps sans que la lumière se fit.

Un jour que l’on avait mis du paddy à sécher, le prisonnier avait été chargé de veiller à ce que les poules ne le mangeassent pas. Les poules vinrent, mais, fidèle au troisième commandement de son maître, il ne les chassa pas. Le magistrat lui demanda pourquoi, chargé de garder le paddy, il le laissait manger par les poules. L’étudiant répondit : « Mon maître, prévoyant que j’allais courir de grands périls, m’a fait quatre injonctions : il m’a commandé de ne pas entrer dans les pagodes, et une pagode où, sans cela, je serais entré s’est écroulée ; de ne pas aimer les parfums ; j’ai refusé de me parfumer la tête, et ma femme, qui s’était parfumée à ma place, a été tuée ; de ne pas chasser les poules, et voilà pourquoi je ne les chasse pas. »

Le magistrat lui demanda alors quelle était la quatrième parole de son maître. « La voici, répondit l’étudiant : Ce n’est ni trois, ni quatre, ni six. » C’est donc cinq, pensa le magistrat, et il envoya un ordre aux autorités du village pour leur demander s’il n’y avait pas là un individu du nom de Cinq[3]. Si cet individu-là existait, ordre était donné de l’arrêter. Justement l’assassin portait ce nom. Malgré sa résistance il fut amené au magistrat, et devant lui il confessa son crime et les motifs qui le lui avaient fait commettre.



  1. L’étudiant se marie jeune pour assurer la perpétuité de sa famille. Il n’est pas rare de le voir après son mariage et surtout après qu’il a eu des enfants quitter sa famille pour aller continuer ses études auprès d’un maître plus ou moins célèbre.
  2. Le début du Luc vàn tiên a de l’analogie avec ce conte. L’on y voit aussi un maître doué de pouvoirs surnaturels et versé dans les calculs magiques prédire à l’élève qui le quitte les dangers qui l’attendent.
  3. Outre le nom personnel, tên, les Annamites sont désignés par un numéro d’ordre qui répond à leur rang dans la famille, l’aîné toutefois étant désigné par le numéro 2 et non par le numéro 1. L’on ne prend ce numéro d’ordre pour remplacer le tên que lorsque l’enfant est arrivé à l’adolescence. Il est en effet inconvenant de prononcer le nom des gens, et à partir du moment où l’individu commence à compter on s’en abstient.