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Contes fantastiques/La leçon de violon.

La bibliothèque libre.
Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (2p. 219-230).

LA LEÇON DE VIOLON.

J’étais à Berlin, très-jeune, j’avais seize ans, et je me livrais à l’étude de mon art, du fond de l'âme, avec tout l’enthousiasme que la nature m’a départi. Le maître de chapelle Haak, mon digne et très-rigoureux maître, se montrait de plus en plus satisfait de moi. Il vantait la netteté de mon coup d’archet, la pureté de mes intonations ; et bientôt il m’admit à jouer du violon à l’orchestre de l’Opéra et dans les concerts de la chambre du roi. Là j’entendais souvent Haak s’entretenir avec Duport, Ritter et d’autres grands maîtres, des soirées musicales que donnait le baron de B***, et qu’il arrangeait avec tant d’aptitude et de goût que le roi ne dédaignait pas de venir quelquefois y prendre part. Ils citaient sans cesse les magnifiques compositions de vieux maîtres presque oubliés qu’on n’entendait que chez le baron, — qui possédait la plus rare collection de morceaux de musique anciens et nouveaux ; — et s’étendaient avec complaisance sur l’hospitalité splendide qui régnait dans la maison du baron, sur la libéralité presque incroyable avec laquelle il traitait les artistes. Ils finissaient toujours par convenir d’un commun accord qu’on pouvait le nommer avec raison l’astre qui éclairait le monde musical du Nord.


Tous ces discours éveillaient ma curiosité ; elle s’augmentait encore bien davantage lorsqu’au milieu de leur entretien les maîtres se rapprochaient l’un de l’autre, et que, dans le bourdonnement mystérieux qui s’élevait entre eux, je distinguais le nom du baron, et que, par quelques mots qui m’arrivaient à la dérobée, je devinais qu’il était question d’études et de leçons musicales. Dans ces momens-là, je croyais surtout apercevoir un sourire caustique errer sur les lèvres de Duport ; et mon maître était surtout l’objet de toutes les plaisanteries dont il se défendait faiblement jusqu’au moment où, appuyant son violon sur son genou pour le mettre d’accord, il s’écriait en souriant : — Après tout, c’est un charmant homme !

Je n’y tins plus. Au risque de me faire éconduire un peu rudement, je priai le maître de chapelle de me présenter au baron, et de m’emmener lorsqu’il allait à ses concerts.

Haak me toisa avec de grands yeux. Je voyais déjà l’orage gronder dans ses regards ; mais tout à coup sa gravité fit place à un singulier sourire. — Bon ! dit-il. Peut être as-tu raison. Il y a de bonnes choses à apprendre du baron. Je lui parlerai de toi, et je pense qu’il consentira à te recevoir ; car il aime assez à recevoir les jeunes artistes.

Quelques jours après, je venais de jouer avec Haak quelques concertos très-difficiles ; il me prit mon violon des mains, et me dit : — Allons, Carl ! c’est ce soir qu’il faut mettre ton habit des dimanches et des bas de soie. Viens me trouver : nous irons ensemble chez le baron. Il s’y trouvera peu de monde, et c’est une bonne occasion pour te présenter.

Le cœur me battait de joie ; car j’espérais, sans trop savoir pourquoi, apprendre là quelque chose d’inouï, d’extraordinaire.

Nous allâmes. Le baron, un homme de moyenne taille, passablement vieux, en habit à la française brodé de toutes couleurs, vint à nous dès que nous entrâmes dans le salon, et secoua cordialement la main de mon maître.

Jamais je n’avais ressenti autant de respect véritable, éprouvé une impression plus favorable à la vue d’un homme de distinction. On lisait dans les traits du baron une pleine expression de bonhomie et de bonté, tandis que dans ses yeux brillait ce feu sombre qui trahit toujours l’artiste pénétré de son art. Toute ma timidité de jeune homme disparut en un instant.

— Comment vous va, mon bon Haak ; avez-vous bien travaillé mon concerto ? dit le baron d’une belle voix sonore. — Eh bien ! nous verrons demain ! — Ah ! voilà sans doute le jeune homme, le brave petit virtuose dont vous m’avez parlé ?

Je baissai les yeux avec honte ; je sentais mes joues rougir et brûler.

Haak prononça mon nom, fit l’éloge de mes dispositions, et parla de mes progrès rapides.

— Ainsi, dit le baron en se tournant vers moi, c’est le violon que tu as choisi pour ton instrument, mon garçon ? — Mais as-tu bien pensé que le violon est le plus difficile de tous les instrumens qui aient jamais été inventés ? Sais-tu que cet instrument cache, sous sa simplicité presque misérable, les plus voluptueux trésors de tons que la nature ait produits ; que ces cordes et ce bois sont un tout merveilleux qui ne se révèle qu’à un petit nombre d’hommes élus du ciel ? Sais-tu certainement, ton esprit te dit-il avec fermeté, que tu pénétreras au fond de ce mystère ? — D’autres que toi, et en grand nombre, ont cru à leur vocation, et sont restés toute leur vie de pitoyables racleurs. Je ne voudrais pas te voir augmenter le nombre de ces malheureux, mon fils. — Bon ! tu vas me jouer quelque chose ; je te dirai où tu en es, et tu suivras mon conseil. Il t’arrivera peut-être ce qui est arrivé à Carl Stammitz, qui rêvait des miracles qu’il devait faire un jour sur son violon : je lui ouvris l’intelligence, et vite, vite il jeta son violon sous le poêle, prit la basse, et fit bien. Sur cet instrument-là il pouvait étendre à plaisir ses grands doigts pattus, et il joua passablement. Bon ! — Me voici prêt à t’entendre, mon garçon !

Je restai confondu de ce singulier discours. Les paroles du baron produisirent sur moi une impression profonde, et j’éprouvai un découragement affreux en songeant que j’avais entrepris une tâche pour laquelle je n’avais peut-être pas été créé.

On se disposait à jouer les trois nouveaux quartetti de Haydn, qui étaient alors dans toute leur nouveauté.

Mon maître tira son violon de sa boîte ; mais à peine eut-il touché les cordes de l’instrument pour le mettre d’accord que le baron se boucha les oreilles avec ses deux mains, et s’écria comme hors de lui : — Haak, Haak ! je vous en prie, pour l’amour de Dieu, comment pouvez-vous me gâter tout votre jeu avec ces misérables accords criards !

Or le maître de chapelle avait un des plus magnifiques et des plus merveilleux violons que fusse jamais vus et entendus, un véritable et authentique Antonio Stradivarius ; et rien ne l’irritait plus que de voir quelqu’un se refuser à rendre les honneurs convenables à son instrument favori. Aussi ne fus-je pas peu surpris en le voyant remettre tranquillement le violon dans la boite. Il savait sans doute ce qui allait arriver ; car à peine eut-il retiré la clef de la boite que le baron, qui venait de sortir du salon, reparut apportant avec précaution dans ses bras, comme un nouveau-né, une longue boite recouverte de velours rouge et ornée de galons d’or.

— Je veux vous faire un honneur, mon cher Haak ! dit-il. Vous vous servirez aujourd’hui du plus beau et du plus ancien de mes violons. C’est un véritable Gramulo, et auprès de ce vieux maître, son élève Stradivarius n’est qu’un apprenti. Tartini ne voulait jamais jouer sur d’autres violons que sur des Gramulo. Recueillez-vous bien, afin que mon Gramulo consente à vous ouvrir tous ses trésors.

Le baron ouvrit la boîte, et j’aperçus un instrument dont la forme annonçait une haute antiquité. Tout auprès gisait l’archet le plus singulier du monde, qui semblait, par sa courbure exagérée, plutôt destiné à lancer des flèches qu’à arracher les sons des cordes. Le baron tira l’instrument de son coffre avec les précautions les plus solennelles, et le présenta au maître de chapelle, qui le reçut avec non moins de cérémonie.

— Pour l’archet, dit le baron en souriant et en frappant légèrement sur l’épaule de mon maître, pour l’archet je ne vous le remets pas ; car vous ne vous entendez pas à le conduire ; aussi de votre vie ne parviendrez-vous à la perfection véritable !

Cet archet, dit le baron en l’élevant et le contemplant d’un œil brillant d’enthousiasme, cet archet ne pouvait servir qu’au grand et immortel Tartini ; et, après lui, il n’est sur toute l’étendue de la terre que deux de ses écoliers qui aient été assez heureux pour s’approprier le jeu riche, pénétrant et moelleux qu’on n’obtient qu’avec un tel archet. L’un est Nardini. C’est maintenant un vieillard de 70 ans, qui n’a plus de puissance en musique qu’au fond de son âme. L’autre, vous le connaissez déjà, messieurs ; c’est moi. Je suis donc le seul, l’unique en qui survit l’art de jouer du violon ; et je n’épargne pas mon zèle et mes efforts pour propager cet art, dont Tartini fut le créateur. — Mais ! — Commençons, messieurs !

Les quartetti de Haydn furent alors joués, comme on le pense, avec une perfection telle que l’exécution ne laissa rien à désirer.

Le baron était là, assis, les yeux fermés et se dandinant sur son siège. Tout à coup, il se leva, s’approcha des exécutans, jeta les yeux sur la partition en fronçant les sourcils, puis fit un léger pas en arrière, se recula tout doucement jusqu’à son fauteuil, s’y replaça, laissa tomber sa tête sur ses mains, souffla, gémit et gronda sourdement.

— Halte ! s’écria-t-il tout à coup à un passage en adagio, riche de chant et de mélodie ; arrêtez ! Par les dieux, c’est là du chant de Tartini tout pur ; mais vous ne l’avez pas bien compris. Encore une fois, je vous en prie !

Et les maîtres reprirent en souriant et à grands coups d’archet ce passage, et le baron gémit et pleura comme un enfant.