Contes inédits (Poe)/Un homme usé
VI
UN HOMME USÉ
ET LES KICKAPOOS
Pleurez, pleurez, mes yeux, et fondez-vous en eau,
La moitié de ma vie a mis l’autre au tombeau.
J’aurais de la peine aujourd’hui à me rappeler quand et où je rencontrai pour la première fois le général de brigade John A. B. C. Smith, un bel homme s’il en fut. Quelqu’un me présenta à ce gentleman, j’en suis sûr, — lors de quelque réunion publique, je le sais, — convoquée à propos de quelque mesure de la plus haute importance, cela ne laisse aucun doute, — dans un endroit quelconque, c’est certain ; — mais, chose bizarre, le nom de mon interlocuteur m’échappe. Le fait est que la présentation, en ce qui me concerne, produisit un certain degré d’inquiétude et d’embarras qui ne m’a pas permis de conserver un souvenir exact du lieu et de l’époque. Je suis d’un tempérament nerveux, — faiblesse héréditaire dont il n’a pas dépendu de moi de me corriger. Par exemple, il suffit de la plus légère apparence de cachotterie, du plus petit détail resté dans l’obscurité, pour me plonger dans un soudain et pitoyable état d’agitation.
Or, la personne de l’individu en question portait, pour ainsi dire, un cachet remarquable — oui, remarquable, quoique le mot soit trop faible pour bien rendre ma pensée. Il ne devait pas avoir moins de six pieds, et son aspect imposait singulièrement. Tout en lui respirait une élégance qui révélait l’habitude de la bonne société et semblait indiquer un fils de famille. À cet égard, — à l’égard des qualités physiques de Smith, — j’ai une sorte de satisfaction mélancolique à entrer dans des détails minutieux. Sa chevelure n’eût pas déparé la tête d’un Brutus ; — rien de plus abondant, de plus ondoyant, de mieux lustré. Elle était d’un noir de jais, et ses favoris inimaginables se distinguaient par la même profondeur de nuance, ou plutôt par la même absence de nuance. Vous voyez que je ne puis parler de ses favoris sans enthousiasme ; ce ne serait pas trop s’avancer que de soutenir que jamais le soleil n’en éclaira d’aussi beaux. Quoi qu’il en soit, ils encadraient et par moments ombrageaient les coins d’une bouche sans pareille. Dans cette bouche brillaient les dents les plus égales et les plus éclatantes de blancheur qu’on puisse rêver ; à chaque occasion convenable, elles livraient passage à une voix d’une sonorité, d’une mélodie, d’une force incomparable. Sous le rapport des yeux, mon ami était le plus privilégié des mortels ; chacun des siens valait au moins deux yeux ordinaires ; ils étaient d’un beau brun-noisette, très-grands et fort brillants ; de temps à autre, on y remarquait une aimable obliquité, un léger strabisme qui ajoutait à l’expression du regard.
Le général possédait, sans contredit, le buste le mieux façonné que je connaisse. Quand même il se serait agi de sauver vos jours, vous n’auriez pu trouver dans ses proportions merveilleuses un seul défaut à critiquer. Cette rare symétrie faisait ressortir d’une façon très-avantageuse des épaules qui eussent amené la rougeur du dépit sur le visage de marbre de l’Apollon du Belvédère. J’ai un faible pour les belles épaules, et je puis dire que jusqu’alors j’avais ignoré qu’il en existât de parfaites. Les bras, dans toute leur longueur, étaient d’un modelé ravissant, et les jambes n’excitaient pas moins d’admiration. Oui, ces jambes représentaient le nec plus ultra que cherchent les artistes ; les connaisseurs en pareille matière admettaient qu’elles semblaient faites au tour. Elles n’avaient ni trop ni trop peu de chair ; on ne leur pouvait reprocher ni trop d’épaisseur ni trop de gracilité. Impossible de se figurer une courbe plus charmante que celle de l’os femoris, et la partie postérieure du fibula s’arrondissait avec cette douceur de pente qui convient à un mollet bien proportionné. Plût au ciel que mon ami Chiponchipino, ce jeune statuaire pétri de talent, eût eu l’occasion de contempler un instant les jambes du général de brigade John A. B. C. Smith !
Bien que les gens doués de formes aussi avenantes soient moins communs que les raisins ou les mûres, je ne pouvais me persuader que l’attrait, — que l’étrange je ne sais quoi qui planait sur ma nouvelle connaissance fût le résultat, même partiel, de la suprême excellence de ses qualités physiques. Peut-être aurait-on trouvé que le charme tenait aux manières du personnage ; cependant, ici encore, je n’ose formuler qu’une hypothèse. Il y avait dans son allure un certain air compassé, sinon de roideur,— quelque chose de mesuré et, si je puis m’exprimer ainsi, une précision rectangulaire dans le geste qui, chez un homme d’une taille moins élevée, eût semblé tant soit peu affectée, pompeuse ou contrainte ; mais qui, chez un gentleman de proportions aussi incontestables, devait être attribuée, de prime abord, à la réserve, à la hauteur, en un mot, à un sentiment peu blâmable de ce qui est dû à la dignité d’une force colossale.
Le noble ami qui me devait présenter au général Smith me glissa dans l’oreille quelques mots au sujet de ce personnage. C’était un homme remarquable, — un homme très-remarquable, — on pouvait même dire un des hommes les plus remarquables de notre époque. Les dames surtout le regardaient d’un bon œil, à cause de sa réputation de bravoure.
— En fait de courage, personne ne saurait lui être comparé ; il ne recule devant rien, — un gâte-chair numéro un, monsieur ! me dit mon compagnon, qui baissa tellement la voix que son intonation mystérieuse me fit tressaillir… « Un gâte-chair numéro un, monsieur ! Il l’a prouvé, vous en conviendrez, d’une façon assez énergique, dans le terrible combat qu’il a soutenu là-bas, dans les marais du Sud, contre les Indiens Bugaboos et Kickapoos[1]. »
Ici mon interlocuteur ouvrit les yeux d’une manière insolite.
Cela fait frémir ! Sang et tonnerre et tout le reste ! — des prodiges de valeur, monsieur ! Vous avez entendu parler de lui, naturellement ? Vous savez qu’il a com…
— Comment allez-vous, mon brave ? Comment vous portez-vous ? Enchanté de vous rencontrer, ma parole d’honneur ! interrompit le général en personne, qui serra la main de mon ami lorsqu’il se fut rapproché de nous, et m’adressa un salut assez profond, mais fort roide, tandis qu’on me présentait.
Je pensai alors (et depuis je n’ai pas changé d’avis) que jamais je n’avais entendu une voix plus sonore, ni contemplé deux rangées de dents plus irréprochables ; je dois avouer néanmoins que je fus contrarié d’une interruption qui suivait de si près des chuchotements et des allusions bien faits pour éveiller ma curiosité à l’endroit du héros de la récente campagne contre les Bugaboos et les Kickapoos.
Mais la conversation agréable et instructive du général de brigade John A. B. C. Smith me fit bientôt oublier ma contrariété. Mon ami nous ayant quitté dix minutes après notre rencontre, j’eus avec ce premier un long entretien, et, non-seulement je fus ravi, mais j’appris réellement beaucoup de choses. J’ai rencontré peu de causeurs aussi entraînants, peu d’hommes doués de connaissances plus étendues. Toutefois, une modestie convenable l’empêcha d’aborder le sujet que j’avais le plus à cœur, — c’est-à-dire les mystérieux détails de la guerre contre les Bugaboos et les Kickapoos, — et, pour ma part, grâce à une délicatesse qui ne me parut pas moins convenable, je m’abstins d’entamer cette question, bien qu’au fond je fusse très-tenté de le faire. Je m’aperçus d’ailleurs que le brave officier préférait les sujets d’intérêt philosophique, et qu’il se plaisait surtout à porter aux nues le progrès incroyable des inventions mécaniques. Je remarquai même, quelque tournure que je cherchasse à donner à la conversation, qu’il revenait toujours à son thème favori.
« Quelle ingéniosité sans pareille déploient nos mécaniciens ! disait-il. Nous sommes un peuple merveilleux et nous vivons dans un siècle de merveilles ! Parachutes et chemins de fer ! Chausse-trapes et pièges à loups ! Nos steamers se croisent sur toutes les mers, et le ballon à vapeur de Nassau ne tardera pas à établir un transit régulier (prix : cinq cents francs pour une seule traversée) entre Londres et Tombouctou. Et qui pourra calculer l’influence énorme qu’exerceront sur notre existence sociale, sur les arts, le commerce et la littérature, les résultats immédiats des grands principes électro-magnétiques ? Et ce n’est pas tout, croyez-moi ! Aucun obstacle n’arrêtera la marche de l’invention humaine ; les découvertes mécaniques les plus merveilleuses, les plus ingénieuses, et, laissez—moi ajouter, monsieur…… monsieur Thompson, — c’est là votre nom, si je ne me trompe ? — laissez-moi ajouter les découvertes les plus utiles, les plus réellement utiles apparaissent chez nous comme des champignons, si je puis me servir de ce mot, ou, pour employer un langage plus figuré, comme… Ah ! ah !… comme des sauterelles — comme des sauterelles, monsieur Thompson, à l’entour et… ah, ah, ah !… autour de nous ! »
Soit dit en passant, je ne m’appelle pas Thompson ; mais il va sans dire que je quittai le général Smith, plus désireux que jamais de connaître son histoire, émerveillé de sa faconde, et très-frappé des précieux privilèges dont nous jouissons, nous autres à qui il est donné de vivre dans ce siècle d’inventions mécaniques. Cependant, comme ma curiosité demeurait toujours éveillée, je résolus de demander à mes connaissances des détails sur les aventures personnelles du général et, en particulier, sur les terribles événements quorum pars magna fuit, lors de l’expédition contre les Bugaboos et les Kickapoos.
Le première occasion favorable et dont, horresco referens, je profitai sans le moindre scrupule, se présenta dans l’église du révérend docteur Frappefort, où je m’assis un dimanche, au début même du sermon, non-seulement sur le banc de miss Tabitha Parlotte, mais à côté de cette bonne et communicative petite amie. À peine installé, je me félicitai, et non sans motif, de la tournure propice que prenait mon affaire. Il était évident pour moi que si quelqu’un connaissait l’histoire du général de brigade John A. B. C. Smith, ce quelqu’un devait être miss Tabitha Parlotte. Après avoir échangé divers signaux télégraphiques, nous entamâmes, sotto noce, un dialogue assez animé.
— Smith ! dit-elle, en réponse à ma question ; Smith ? vous ne voulez pas parler du général de brigade John A. B. C. Smith ? Tiens, tiens ! Je vous croyais au courant de cette aventure. Ah ! notre siècle est celui des inventions étonnantes ! Quelle horrible affaire que celle-là ! Quel tas de gredins sanguinaires que ces Kickapoos !… s’est conduit comme un héros !… Prodiges de valeur !… Renommée immortelle ! Smith ? Le général de brigade A. B. C. Smith ? Vous n’ignorez pas que c’est l’homme…
— L’homme, interrompit le révérend Dr Frappefort d’une voix de tonnerre, et avec un coup de poing qui faillit lancer autour de nos oreilles les débris de la chaire, l’homme, né de la femme, n’a que peu de temps à vivre ; il n’apparaît ici-bas que pour être fauché comme une fleur. »
Je me rejetai vivement à l’autre extrémité du banc, et je m’aperçus, aux regards courroucés du prédicateur, que le coup qui avait manqué d’être fatal à la chaire venait d’être provoqué par les chuchotements de la dame et les miens. N’ayant pas le choix, je me résignai de mon mieux, et, pauvre martyr, j’écoutai dans un mutisme plein de dignité les phrases bien rhythmées de cet admirable sermon.
Le lendemain soir, je me rendis un peu tard au théâtre Brûleplanche, ou je me flattais de satisfaire ma curiosité, sans autre peine que celle de gagner la loge de mesdemoiselles Arabella et Miranda Cognoscenti, charmantes personnes dont on cite, en manière d’exemple, l’omniscience et l’affabilité. L’excellent tragédien Climax faisait Iago devant une salle comble, et ce ne fut pas sans difficulté que je parvins à expliquer le but de ma visite, — d’autant plus que la loge en question était une loge de rez-de-chaussée établie entre le rideau et les avant-scènes.
« Smith ? répéta miss Arabella, lorsqu’elle eut enfin saisi le sens de ma question. Smith ? Vous ne voulez pas parler du général A. B. C. Smith ?
— Smith ? fit Miranda d’un ton rêveur. Bonté divine ! avez-vous jamais vu une taille aussi bien prise ?
— Jamais, madame ! Veuillez seulement me dire…
— Un abandon aussi gracieux, aussi inimitable ?
— Jamais, sur mon honneur ! Mais apprenez-moi, je vous en prie…
— Une entente aussi parfaite des effets dramatiques ?
— Madame !
— Un sentiment plus délicat des véritables beautés shakspeariennes ? Examinez-moi un peu cette jambe.
— Diantre ! Et je me tournai vers la sœur.
— Smith ? me répondit celle-ci. Vous n’entendez point parler du général John A. B. C. Smith ? Quelle horrible affaire, n’est-ce pas ? Quelles brutes que ces Bugaboos, — de vrais sauvages, et cætera. — Mais, par bonheur, nous vivons dans un siècle merveilleusement inventif ! — Smith, oh oui, un grand homme ! Il ne recule devant rien !… Renommée immortelle !… Prodiges de valeur ! Quoi ! vous ne savez pas ? »
Ici la surprise arracha presque un cri à ma voisine.
« Pas possible ! Mais c’est l’homme qui n’a plus ni…
— …… Ni les pavots, ni la mandragore
Ni tous les sucs soporifiques de la terre
Ne te rendront le doux sommeil
Que tu as goûté hier[2],
beugla Climax, presque dans le tuyau de mon oreille, en me secouant son poing sous le nez d’une façon que je ne pus ni ne voulus souffrir. Je quittai brusquement les demoiselles Cognoscenti et je me rendis aussitôt dans les coulisses, où j’administrai sur l’heure, à ce misérable drôle, une volée dont il se souviendra jusqu’à son dernier jour, je me plais à le croire.
J’étais convaincu que nul mécompte de ce genre ne m’attendait à la soirée de la charmante veuve madame Kathleen Atout. Aussi, à peine fus-je assis à une table de jeu, avec ma jolie hôtesse pour vis-a-vis, que je lui posai la question dont la solution était devenue essentielle à mon repos.
« Smith ! dit ma partenaire. Vous n’entendez pas parler du général John A. B. C. Smith ? L’horrible affaire, eh !… Carreau, disiez-vous… Quels êtres cruels que ces Kickapoos !… Pardon, monsieur Jacasse ; mais rappelez-vous que nous jouons au whist, s’il vous plaît… C’est égal, notre siècle est bien celui des inventeurs, — le siècle inventif par excellence. — Vous parlez français, je crois ?… Oh ! un véritable héros que le général. Il ne recule devant rien… Pas de cœur, monsieur Jacasse ? Vous m’étonnez !… Renommée immortelle et tout ce qui s’en suit ! Prodiges de valeur ! Comment, vous ne savez pas ? Mais juste ciel ! c’est l’homme…
— Lhomme ? le capitaine Lhomme ? cria, de l’autre bout du salon, une petite impertinente qui vint se mêler à notre conversation. Vous racontez l’histoire du capitaine Lhomme et de son duel ? Oh ! il faut que je vous écoute ; — parlez, je vous en supplie ; — continuez, chère madame Atout.
Et madame Atout raconta en effet, d’un bout à l’autre, les mésaventures d’un certain capitaine Lhomme, qui avait été fusillé ou pendu, ou qui méritait d’être pendu et fusillé. Oui, madame Atout commença et moi je finis… par m’en aller. Ce soir-là, il ne me restait plus aucune chance de rien découvrir sur le compte du général de brigade John A. B. C. Smith.
Je me consolai néanmoins en songeant que mon guignon ne pouvait s’acharner éternellement contre moi, et je me décidai à tenter encore un coup hardi en pêchant aux informations parmi les invités du raout de ce séduisant petit ange, madame Pirouette.
— Smith ? dit madame Pirouette, tandis que la valse rapide nous emportait tous les deux. Smith ? vous n’entendez pas parler du général A. B. C. Smith ? Terrible affaire que sa rencontre avec les Bugaboos, n’est-il pas vrai ? Quelles créatures impitoyables que ces Indiens !… Tournez vos pieds un peu plus en dehors, je vous en conjure, ou je rougirai de valser avec un aussi mauvais danseur… Il s’est défendu comme un lion, le pauvre homme ; mais notre siècle est celui des inventions merveilleuses… Oh, là, là, je suis tout essoufflée !… Il ne recule devant rien ! Prodiges de valeur ! Comment, vous ne savez rien !!! Par exemple ! vous plaisantez ? Allons nous asseoir, et je dissiperai votre ignorance. Smith, mais c’est lui qui a man…
— Manfred, vous dis-je ! cria miss Bas-Bleu, tandis que je conduisais madame Pirouette à un siége. Je ne comprends pas qu’on ose soutenir la thèse contraire. Le héros du poëme se nomme Manfred, et pas le moins, le moins du monde Manfroid.
À ces mots, miss Bas-Bleu m’appela auprès d’elle avec un geste très-impérieux. Il me fallut, bon gré mal gré, planter là madame Pirouette afin de décider une dispute à propos du titre d’un certain drame poétique de lord Byron. Malgré mon empressement à déclarer que le titre authentique est Manfroid et pas le moins du monde Manfred, madame Pirouette avait disparu lorsque je revins sur mes pas, et je quittai la maison furieux contre la race des bas-bleus.
En vérité, mon horizon se rembrunissait de plus en plus, et je résolus de me rendre tout de suite chez mon ami intime, M. Théodore Insinue ; car je savais qu’en m’adressant à lui, j’obtiendrais une réponse qui aurait au moins l’air d’un renseignement positif.
— Smith ? dit-il de ce ton traînard que vous lui connaissez. Vous ne voulez pas parler du général John A. B. C. Smith ? Ils se sont conduits en véritables sauvages, ces Kickapoos, n’est-ce pas ? Dites ? Ne partagez-vous pas ma manière de voir ?… Oh ! il ne recule devant rien ! C’est grand dommage, sur mon honneur ! Notre siècle est le siècle des inventions merveilleuses ! des prodiges de valeur !… À propos, vous savez ce qui arrive au capitaine Lhomme ?
— Le diable emporte votre capitaine Lhomme ! répliquai-je. Veuillez reprendre le fil de votre histoire.
— Hem !… Ah, fort bien !… Qu’il aille ou non au diable, ça m’est tout un, comme disent les Français. Smith ? Le général de brigade John A. B. C. Smith ? Ah çà… (ici, M. Insinue jugea bon de poser un doigt sur un des côtés de son nez)… Ah çà, vous ne voulez pas me donner à entendre sérieusement, là, sur votre âme et conscience, que vous ne connaissez pas aussi bien que moi l’histoire de Smith ? Mais, palsembleu ! c’est l’homme…
— Monsieur Insinue, demandai-je d’une voix suppliante, serait-il l’homme au masque de fer ?
— No…o…o…on ! répondit-il en affectant un air sagace, pas plus qu’il n’est l’homme dans la lune !
Je considérai-cette réplique comme une insulte personnelle et volontaire, et je m’éloignai à l’instant, piqué au vif, avec la ferme intention d’envoyer mes témoins à M. Insinue, afin de l’obliger à s’expliquer sur cette conduite peu convenable et indigne d’un gentleman.
Mais, en attendant, je n’avais pas la moindre idée de laisser contrecarrer mes efforts pour me procurer les renseignements que je désirais. Il me restait un dernier recours. Pourquoi ne pas remonter à la source ? Pourquoi ne pas rendre visite au général lui-même, afin de lui demander en termes explicites la solution de cet abominable mystère ? De cette façon, au moins, toute équivoque deviendrait impossible. Je me promis d’être clair, positif, tranchant, — aussi cassant qu’une croûte de paté, — aussi concis que Tacite ou Montesquieu.
Il était de bonne heure lorsque je me présentai chez mon héros, et on me dit qu’il s’habillait ; mais je fis savoir que je venais pour affaire urgente, et je fus aussitôt introduit auprès du général par un vieux valet nègre qui continua à s’occuper de son maître durant ma visite. Arrivé dans la chambre à coucher, je regardai autour de moi, avec la conviction assez naturelle que j’allais apercevoir mon hôte ; mais je ne le vis pas tout d’abord. À terre, presque à mes pieds, j’avisai un gros paquet informe et d’un aspect fort étrange ; comme je n’étais pas de très-bonne humeur, tant s’en faut, je lançai un bon coup de pied pour écarter l’obstacle.
— Hem !… Ahem !… Allons, voilà qui est poli ! dit le paquet avec la voix la plus faible, la plus drôle que j’aie entendue depuis que je suis de ce monde et qui tenait le milieu entre un cri de souris et un sifflement.
— Ahem !… Allons, voilà qui est poli ! permettez-moi cette observation.
Je poussai un véritable cri d’épouvante et je partis comme une flèche vers l’extrémité la plus éloignée de la chambre.
— Eh bien, cher monsieur, quelle mouche vous pique ? siffla de nouveau le paquet. Quelle mouche vous a donc piqué ? On dirait vraiment que vous ne me reconnaissez pas ?
Que pouvais-je répondre à une pareille interpellation, je vous le demande ? Je gagnai, en trébuchant, un fauteuil, et, les yeux écarquillés, la bouche béante, j’attendis la solution de l’énigme.
— Vous ne me remettiez pas ? Voilà qui est curieux, convenez-en, glapit bientôt l’être indéfinissable que je commençais à distinguer, et qui se livrait sur le plancher à des évolutions impossibles à décrire ; on eût dit qu’il cherchait à revêtir un bas. Cependant, je ne pus apercevoir qu’une seule jambe.
— Voilà qui est surprenant, avouez-le. Pompée, donne-moi donc ma jambe.
À cet ordre, Pompée tendit au paquet une admirable jambe de liège, habillée d’avance, qui se trouva vissée en un clin d’œil et dont le propriétaire se dressa devant moi.
— Ah ! ç’a été un combat sanguinaire, je m’en flatte ! reprit-il, comme s’il se fût parlé à lui-même. Mais aussi, on ne peut pas s’attaquer aux Bugaboos et aux Kickapoos et s’attendre à en être quitte pour une simple égratignure. Pompée, je te prierai de me passer mon bras. Décidément (ceci s’adressait à moi) personne ne s’entend aussi bien que Thomas à fabriquer une jambe de liège ; mais si par hasard vous vous trouviez avoir besoin d’un bras, cher monsieur, je vous demanderais la permission de vous recommander tout particulièrement la maison Bishop.
À ce moment, Pompée vissa le bras.
— L’affaire a été chaude, vous pouvez le jurer !… Maintenant, animal, mets-moi mes épaules et ma poitrine… Pettitt confectionne les meilleures épaules, mais, pour une poitrine, je vous conseille de donner votre pratique à Ducrow.
— Une poitrine ! m’écriai-je.
— Pompée, n’auras-tu jamais fini de me donner cette perruque ? Après tout, c’est une rude épreuve que de passer sous le couteau à scalper de ces gaillards ; mais vous avez Delorme qui vous fournira un toupet superbe.
— Un toupet !
— Eh, moricaud, et mes dents ? Si vous désirez un bon râtelier, croyez-moi, n’hésitez pas à confier votre commande à Parmly ; ses prix sont élevés, mais il travaille dans la perfection. C’est égal, ce grand diable de Bugaboo m’a fait avaler de fameuses dents, lorsqu’il m’a bourré avec la crosse de son rifle.
— Crosse !… bourré !… mon œil !
— Oui, justement, mon œil. Voyons, Pompée, mauvais chenapan, visse-moi cet organe visuel. Ces Kickapoos ne sont pas manchots, allez, quand il s’agit de faire sauter un œil avec le pouce ; mais, en somme, on calomnie ce bon docteur Williams ; vous ne sauriez vous imaginer comme je vois bien avec les yeux qu’il me fournit.
Ce ne fut qu’alors que je reconnus clairement que la personne que je contemplais n’était ni plus ni moins que ma nouvelle connaissance, le général de brigade John A. B. C. Smith. Je dois avouer cependant que les manipulations de Pompée avaient amené une transformation frappante dans l’aspect de son maître. Néanmoins, l’étrangeté du timbre de voix de mon hôte ne m’intriguait pas peu ; mais j’eus bientôt l’explication de ce mystère apparent.
— Pompée, suppôt de l’enfer, glapit le général, je crois en vérité que tu vas me laisser sans mon palais.
Sur ce, le nègre, marmottant une excuse, s’approcha de son maître, lui ouvrit la bouche avec l’air entendu d’un jockey, et y introduisit un appareil d’une forme assez singulière qu’il ajusta d’une façon très-adroite. Je ne pus m’expliquer précisément de quelle manière il s’y prit. Toujours est-il qu’il n’en fallut pas davantage pour opérer dans l’expression des traits du général une métamorphose non moins soudaine qu’étrange. Lorsqu’il rouvrit la bouche pour parler, sa voix avait retrouvé cette sonorité mélodieuse et cette force qui m’avaient frappé lors de notre première entrevue.
— Satanés sauvages ! dit-il avec une intonation si vibrante que je ne pus m’empêcher de tressaillir, tant elle me causa de surprise. Satanés sauvages ! non contents de m’enlever le palais, ils se sont encore donné la peine de couper les sept huitièmes de ma langue. Heureusement Boufanti n’a pas son égal, en Amérique, pour les postiches de ce genre. Je puis vous le recommander en toute conscience.
Ici le général s’inclina.
Et je vous assure, monsieur, que je serais très-heureux si ma recommandation pouvait vous être de la moindre utilité.
Je le remerciai de sa bienveillance dans mon vocabulaire le plus choisi, et je pris congé aussitôt ; car je savais parfaitement à quoi m’en tenir ; j’étais parvenu à sonder le mystère qui m’avait si longtemps intrigué. Cela sautait aux yeux. Rien de plus clair. Le général de brigade John A. B. C. était l’homme… était un homme usé.
- ↑ Prononcez Beugabou et Kickapou. — On chercherait en vain dans un dictionnaire géographique le nom de ces deux peuplades. Le premier mot peut se traduire par celui de Croquemitaine.
(Note du traducteur.)
- ↑ Othello, acte III, scène iii. (Note du traducteur.)