Contes littéraires du bibliophile Jacob à ses petits-enfants/Les hauts faits de Charles d’Assoucy

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LES HAUTS FAITS DE CHARLES D’ASSOUCY[modifier]

(1617)


Charles Coypeau d’Assoucy, qui mit en vogue le genre bouffon au XVIIe siècle, et qui mérita par ses facéties souvent spirituelles le surnom d’Empereur du Burlesque, était né en 1604, fils d’un avocat au Parlement de Paris. Son père, d’origine italienne, avait épousé une fille noble de Lorraine, qui lui donna beaucoup d’enfants et n’en éleva aucun sous ses yeux, parce que, lasse de vivre en mauvais ménage avec un mari joueur, ivrogne et gueux, elle se délivra de tous les embarras maternels, en quittant la maison conjugale, où elle laissait le désordre, la misère, et six petites créatures à peu près orphelines.

Le sieur d’Assoucy eût bien souhaité que sa femme, en partant, le soulageât du fardeau de la paternité ; mais, comme il était plus libertin que méchant, il ne jeta pas dans la rue ces pauvres abandonnés, dont le plus jeune était encore à la mamelle : il gronda et jura beaucoup, puis noya ses inquiétudes dans des flots de vin orléanais, tellement, qu’au sortir du cabaret, il avait oublié que ses six enfants mouraient de faim. Ils ne moururent pas cependant, et malgré les privations journalières qu’ils eurent à souffrir, selon la chance des dés, qui favorisait peu leur père au brelan, ils grandirent tous, en force, en santé et en malice, et se montrèrent précoces, surtout en fait de défauts et de vices.

Une servante, qui dominait au logis par l’insouciance coupable de son maître, était une véritable marâtre pour eux ; elle les maltraitait d’injures et de coups, sans se soucier de leurs penchants les plus pervers, que développait cette négligence ; elle leur refusait souvent le nécessaire, les faisait jeûner plus que des ermites, les abandonnait à eux-mêmes, et les voyait volontiers vagabonder par la ville. Ils ignoraient la couleur de l’argent et ne soupaient pas tous les jours ; ils sortaient, le matin, couverts de haillons, et ne rentraient que le soir, encore plus malpropres, pour être largement battus, et non jamais caressés. À force de recommencer ce beau train de vie, ils excellèrent dans le mensonge, l’effronterie et le vol, au point d’en venir à ne plus craindre même le lieutenant civil du Châtelet. Quant au bon Dieu, ils ne l’avaient jamais craint, les maudits garnements ! Leur père riait de leurs tours de passe-passe, et de leurs plus abominables actions, qu’il rangeait dans le domaine des espiègleries de leur âge. Combien de fois les encouragea-t-il en ces termes indignes d’un père de famille :

— Çà, mes mignons, j’en sais de moins avisés qui ont fini en l’air au gibet de Montfaucon, mais aussi ils n’avaient pas à leur aide l’éloquence avocassière du sieur d’Assoucy, votre brave et digne père, fameux aux tavernes, comme en la grande salle du Palais. Tâchez, toutefois, de n’embrasser la potence que le plus tard possible, et donnez-vous du bon temps auparavant. Si vous appréhendez le branle des pendus, qui sera votre dernière danse, transformez-vous en procureurs, afin de larronner et piller à votre aise, sans fâcheux accident.

Ces maximes perverses et une foule d’autres, débitées du ton de la plaisanterie, devaient porter des fruits funestes, corrompant tous les germes des qualités honnêtes et sociales, dans ces jeunes cœurs, déjà façonnés au vice ; et s’ils n’accomplirent pas rigoureusement la sinistre prédiction de leur père, il fallut un privilège particulier du sort, qui ne sema point leur existence de prisons, de juges, de galères et de potences : ils eurent tous le bonheur de mourir vieux et dans leur lit.

L’aîné, nommé Charles, était le plus malicieux garçon qu’il y eût alors sur la rive gauche de la Seine, dans ce populeux quartier de l’Université, toujours plein de disputes et de batailles d’écoliers, imitées des habitudes turbulentes de la philosophie et de la controverse de l’École. Charles, âgé de douze ans et demi, aurait pu apprendre aux élèves barbus des collèges de Navarre et de Montaigu mille inventions neuves et hardies, pour tromper et railler les marchands et les bourgeois ; il joignait à ce talent de ruse et d’audace un esprit original, plus grossier que délicat, mais vif et mobile dans ses imaginations comme dans ses réparties : il aimait le rire et le faisait aimer.

Il dressait et exécutait seul ses entreprises aventureuses et ses farces divertissantes, parce que, confiant en sa supériorité de langue et de main, il ne voulait pas s’exposer à payer d’audace pour un autre moins souple et moins ingénieux que lui ; mais il s’associait toujours ses frères, ses sœurs et ses camarades, pour le partage du butin ou pour le spectacle amusant de ses joyeuses inventions : il était donc la providence des petits polissons du Pré-aux-Clercs et du Pont-Neuf.

Le Pré-aux-Clercs commençait alors à se couvrir de maisons, à partir de la vieille tour de Nesle, qui faisait face au Louvre, jusqu’à l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés : après avoir été, pendant cinq ou six siècles, le théâtre des ébats de la jeunesse parisienne, il était moins fréquenté, depuis que le Pont-Neuf, ouvert à la circulation, attirait et rassemblait, du matin au soir, les oisifs des deux rives de la Seine ; car, de tout temps, il y eut une innombrable quantité de badauds à Paris. Ce pont, qui passait pour le plus beau de l’Europe, à cause de sa longueur et de son architecture, justifiait encore son nom de Pont-Neuf, puisque, fondé sous le règne de Henri III, il n’avait été complètement achevé que sous le règne de Henri IV ; il réunissait, par ses douze arches, à la ville haute et basse, l’île de la Cité, agrandie de deux petits îlots. Jacques Androuet Ducerceau et Guillaume Marchand, qui l’avaient construit avec magnificence, s’étaient pour la première fois abstenus de le surcharger de maisons, comme le voulait l’ancien usage, et les curieux, étonnés de cette nouveauté, ne se lassaient pas d’admirer un pont, qui n’avait pas l’aspect d’une rue et qui laissait à découvert le cours de la rivière en amont et en aval. La foule le traversait sans cesse, en s’arrêtant, çà et là, le long du parapet, d’où la vue embrassait à la fois la Cité, l’Université et la ville, ces trois parties distinctes de la capitale, hérissées de tours et de clochers : c’était merveille qu’un pont de pierre, du haut duquel les passants voyaient couler l’eau et les bateaux descendre ou remonter la rivière.

L’affluence de monde qui encombrait à toute heure non seulement les bas côtés de ce pont, réservés aux piétons, mais encore la large voie du milieu destinée exclusivement au passage des voitures, était appelée là par divers objets et diverses fantaisies : les uns y venaient écouter le carillon des heures, à la Samaritaine, joli édifice bâti sur pilotis contre la seconde arche, du côté du Louvre, et servant à la fois d’horloge, de pompe et de fontaine ; les autres y venaient, pour respirer un air plus pur que celui des rues, et visiter la place Dauphine, qui rivalisait avec la place Royale, sinon en grandeur et en magnificence, du moins en tristesse et en monotonie : ceux-ci se tordaient le cou à regarder au-dessous d’eux les têtes gigantesques de satyres, qui supportent la corniche extérieure du pont ; ceux-là circulaient, en extase, devant la statue équestre de Henri IV, en bronze, chef-d’œuvre de Jean Boulogne, dont le piédestal et les bas-reliefs n’étaient pas encore terminés ; mais le plus grand nombre, femmes, enfants et gens de toute espèce, accouraient aux représentations gratuites que les charlatans, arracheurs de dents, vendeurs d’onguents et crieurs de reliques, offraient au public qui entourait leurs tréteaux, pour recruter des chalands et des dupes.

Le Pont-Neuf résonnait du bruit perpétuel des trompes, des fifres, des tambours et des luths, accompagnés de chants, de cris, de rires, de huées ou d’applaudissements. Chaque pile du pont était couronnée d’une plate-forme demi-circulaire, que remplissait une tente soutenue par des perches, ou bien une baraque mobile en bois. Ici un bohémien en costume mauresque, le visage jauni avec du safran, et coiffé d’un bonnet pointu, accaparait une nombreuse et crédule clientèle, en pronostiquant l’avenir, d’après les planètes, les nombres, les songes et les lignes de la main ; là, un opérateur, en robe noire, bésicles sur le nez, et tenant une fiole d’eau claire, promettait la guérison de tous les maux, et débitait sa marchandise, qu’il décorait des titres les plus pompeux et les plus bizarres ; plus loin, des pèlerins, le bourdon à la main, le manteau parsemé de coquilles sur les épaules, racontaient les miracles des lieux saints, qu’ils n’avaient jamais vus, et vendaient prières, croix, chapelets, qu’ils disaient bénits par le pape ; ailleurs, des escamoteurs et des prestidigitateurs, habillés de couleur éclatante, stupéfiaient leur auditoire par les phénomènes de la magie blanche ; tel montrait un chien savant, tel un âne sauteur, tel un singe gambadant et grimaçant, pour affriander les badauds autour d’un étal de bimbeloterie, ou de mercerie, ou de sucrerie ; le bon public se laissait prendre à ces amorces, qui réussissaient toujours, quoique plus vieilles que le Pont-Neuf.

Mais, à cette époque, les deux coryphées de ce fameux pont, lesquels, à toute heure et en toute saison, avaient le secret de retenir autour d’eux un cercle d’auditeurs crédules et bénévoles, c’étaient le Savoyard et le seigneur Fagottini, dont les échoppes s’élevaient face à face sur le terre-plein du Pont-Neuf, vis-à-vis l’entrée de la place Dauphine, et semblaient s’être emparées de tout cet espace vide, que dominait le Cheval de bronze, surnom populaire donné à la statue équestre du roi Henri IV.

Le Savoyard, qui devait ce sobriquet à son pays de naissance et à son patois fortement accentué, s’appelait, de son nom de famille, Philippe ou Philippot. C’était une sorte de rhapsode ou poète chanteur, taillé en Hercule, aveugle comme Homère et velu comme un ours. Il composait des chansons ou des complaintes populaires en vers baroques, et les répétait, lentement, d’une voix enrhumée et monotone, qu’accompagnaient en désaccord les sons du luth et des instruments de cuivre. La générosité des spectateurs n’était pas taxée, et la vente de quelques naïves poésies, imprimées sur papier gris et vêtues de papier bleu, suffisait pour faire vivre maître Philippe, ses deux petits valets, appelés pages de musique, qui jouaient du luth et des cimbales, et son chien galeux, qui battait la mesure avec sa patte.

Le seigneur, ou plutôt le signor Fagottini, était un Napolitain, qui cherchait fortune loin de sa patrie, et qui savait l’art de délier les cordons des bourses les plus serrées ; son métier se composait de plusieurs branches lucratives : il arrachait les dents, teignait la barbe et les cheveux, tondait les chiens, et possédait une pharmacopée de drogues, pour cicatriser les plaies, adoucir la peau, farder le visage, et vendait à bas prix la très véridique eau de Jouvence, disait-il, en aspergeant le vulgaire d’une eau puante qu’on recevait à la ronde comme manne céleste. Mais, pour ajouter un nouveau prix à ses consultations, il les faisait précéder premièrement d’une scène de marionnettes mécaniques, qui se mouvaient avec des fils invisibles, et auxquelles il prêtait un langage humain. Ces petites figures de bois, sculptées, peintes et accoutrées comme des êtres vivants, produisaient de loin une illusion si étrange, que le peuple attribuait à leur propriétaire la puissance d’un véritable sorcier, et tremblait de peur, en faisant un signe de croix, au grincement de la crécelle qui annonçait à l’assemblée qu’on allait tirer le rideau et commencer le spectacle. On assurait que le curé de Saint-Germain-l’Auxerrois avait failli excommunier les marionnettes et le sorcier qui les montrait.

Enfin, pour comble de merveilleux, Fagottini avait un singe apprivoisé et plus instruit, disait-il, qu’un bachelier ès-lettres de la très vénérable Université ; on eût dit qu’une âme intelligente s’était égarée dans ce corps de bête, tant il déployait de grâce et de gentillesse dans les exercices qu’il savait faire, sans parler des grimaces : il dansait des sarabandes italiennes, sautait sur une corde tendue, tirait la bonne aventure aux filles à marier, et gagnait le plus habile joueur à tous les jeux de cartes.

Il eût fallu moins que cela pour éveiller et irriter la jalousie du Savoyard, qui ne pouvait plus empêcher la foule de déserter ses concerts en plein vent, et dont les plus joyeux refrains étaient impuissants à maintenir l’ancienne vogue du célèbre « chantre du Pont-Neuf », comme on l’appelait, comme il se qualifiait lui-même. Il s’apercevait de cet abandon du public, à son escarcelle qui ne se remplissait pas, et il entendait, d’une oreille d’envie, les liards, les gros sous, et même la monnaie d’argent, tomber dans le plat de cuivre, que le singe de son voisin Fagottini promenait à la ronde en gambadant et en grimaçant de gratitude.

Charles d’Assoucy était alors l’hôte le plus assidu du Pont-Neuf ; il s’échappait, au point du jour, de la rue des Grands-Augustins, où il habitait chez son père, et il n’y rentrait qu’au soleil couché ; été comme hiver, la pluie, le vent, la neige, le froid et la chaleur, ne le chassaient pas de sa station favorite devant les tréteaux du Cheval de bronze, en dépit des tristes abois de son estomac et des bâillements lamentables de ses chausses déchirées ; là, souvent il avait vécu, tout le jour, de quelques vieilles croûtes de pain qu’il trempait dans l’eau de la Samaritaine pour les amollir ; il se délectait à regarder les parades du singe et les comédies des marionnettes de Fagottini ; mais il n’avait jamais donné une coquille de noix à la quête de ce singe qui lui gardait rancune et le mordait du regard. Charles d’Assoucy savait par cœur tous les airs du Savoyard, tous les contes des bateleurs, tous les horoscopes des devins, tous les programmes des charlatans émérites, mais il trouvait tant de plaisir, sur le Pont-Neuf, qu’il évitait d’y chercher de la peine : il restait honnête, au milieu des escrocs et des voleurs qui y tenaient leurs assises quotidiennes, diurnes et nocturnes ; il respectait les poches les plus béantes, et s’abstenait même de faire le moindre tort aux boutiques des marchands, qui ne le voyaient pas de meilleur œil.

C’était dans tous les quartiers de Paris qu’il allait ramasser çà et là de quoi satisfaire sa gourmandise ; il enlevait une oie aux rôtisseries du Châtelet, dérobait des fruits aux Halles, dégustait les ragoûts des sauciers, et pénétrait jusque dans le couvent des Augustins pour décrocher leurs jambons ; en un mot, une fois hors du Pont-Neuf, il vivait largement aux dépens du prochain, et, tout jeune qu’il fût, buvait autant de vin que son ivrogne de père, sans financer d’un liard ; mais il était libéral du bien d’autrui et volait toujours au delà de ses besoins, pour ses frères et petits amis, qui le suivaient à distance, comme une nuée de corbeaux à la trace d’un cerf blessé. Le Pont-Neuf était le rendez-vous général, où Charles d’Assoucy distribuait son butin et mystifiait plaisamment quelque digne badaud pour la récréation de son cortège ordinaire qu’il nourrissait de ses larcins.

Un beau matin de mai de l’année 1616, il arriva sur le Pont-Neuf, avant que Fagottini, son singe et ses marionnettes fussent levés. Il y avait déjà une belle assemblée vis-à-vis le théâtre fermé et silencieux. Ses compagnons journaliers de plaisir et de filouterie redoutaient sans doute les brouillards de la Seine, car pas un ne vint à sa rencontre pour avoir part à sa première aubaine ; Charles d’Assoucy, qui mettait sa vanité à ne faire ses coups qu’autant qu’il pouvait être admiré de ses jeunes émules, alla s’asseoir philosophiquement sur le parapet, les jambes pendantes et les mains dans ses poches : il s’ennuyait. Ce fut pour se distraire et passer le temps, qu’il se mit à interpeller les passants avec une verve et une malice qui lui étaient coutumières.

— Monsieur l’animal, criait-il à un gentilhomme qui marchait tout fier de son pourpoint de satin tailladé, quelle est cette queue qui traîne derrière vous ? Oui-dà, messire, ce n’est rien que votre épée.

— Madame la poissonnière, disait-il à une vendeuse de marée, vous sentez plus fort que la rose ; allez vous laver aux étuves de la Croix-du-Tiroir, pour parfumer les bains qui sont chauds à cette heure et qui attendent pratique.

— Bonjour, gentil neveu d’Angoulevent ! répondait-il à un vendeur de soufflets qui lui offrait sa marchandise ; est-ce pas toi qui fais tourner les moulins de Montmartre ?

— Mon ami, portez-vous au fripier la garde-robe de votre maître ? disait-il à un laquais habillé de neuf.

— Quelle heure vient de sonner à la Samaritaine ? demandait-il à un moine qui revenait de la quête aux aumônes : à coup sûr, c’est l’heure de boire, mon Père.

— Ohé ! mesdames, sommes-nous pas en la saison des pies ? répliquait-il à des commères, qui maugréaient contre lui et menaçaient de lui couper la langue.

Ses insolentes provocations n’avaient pas de résultat fâcheux pour ses épaules ; car tous les rieurs se tournaient de son côté, et chaque individu qu’il avait attaqué d’un ton goguenard se hâtait de poursuivre son chemin, au milieu des éclats de rire. Tout à coup il cessa de jeter des quolibets, et porta son attention muette vers un marchand qui étalait sa boutique de confitures et de sucreries, en glapissant cette annonce de son commerce : Co, co, cot, cot, coti, coti, cotignac, cotignac d’Orléans !

Cette confiture sèche de coings, renfermée dans des boîtes de bois blanc de différentes grandeurs, était depuis des siècles en faveur spéciale auprès des amis de la friandise : elle avait eu tant de renommée au moyen âge, que l’on en offrait aux rois et aux reines, à leurs entrées dans les villes du royaume ; les enfants en raffolaient, et Charles d’Assoucy, qui obéissait toujours aux caprices de son ventre, regarda le cotignac avec un appétit qu’il brûlait de satisfaire à tout prix, mais sans argent.

Il se leva, les yeux fixés sur ces pâtes transparentes à la couleur de carmin ; il s’en approcha, pas à pas, par circonvolutions, jusqu’à ce qu’il se fût arrêté, debout en face du marchand, qui crut avoir trouvé un acheteur, et qui attendit que l’argent parût ; mais l’argent ne paraissait pas, et le chaland, immobile, dévorait du regard plus de cotignac que son estomac n’en aurait pu contenir ; il se pourléchait les lèvres, comme un chat qui va s’élancer sur un bon morceau, et il souriait avec une perfide hypocrisie, en remuant ses mâchoires à vide.

— Co, co, cot, cot, coti ! coti, cotignac ! répétait le marchand, en criant à tue-tête, pour exciter davantage la convoitise du petit gourmand. Mon cher enfant, c’est du véritable cotignac de la bonne ville d’Orléans, du cotignac royal au sucre et au vin blanc : ce soir, ma boutique sera toute épuisée, sans que les rats s’y mettent. En voulez-vous pas goûter ?

— Certainement ! j’en goûterai volontiers ! reprit d’Assoucy, qui oubliait la condition sous-entendue de payer comptant. Ce cotignac a le teint plus clair et plus rose qu’une fille de quinze ans ; ce cotignac est digne d’orner les buffets du Louvre ; ce cotignac est divin, et vous méritez d’être complimenté par messieurs les échevins de la bonne ville de Paris, pour l’avoir apporté de si loin. Je vais vous envoyer un tas de gens qui se battront afin d’acheter toutes vos bottes : baillez-moi seulement, s’il vous plaît, la plus petite, que j’y goûte, suivant votre honnête intention.


Le marchand de cotignac excitait la convoitise du petit gourmand.


— Merci de vos louanges, mon ami. Prenez la plus grande boîte moyennant un écu, et mangez-la dévotement, pour l’amour de moi. Rien qu’un écu !

— Vous êtes le plus généreux homme que je sache, dit le drôle en s’emparant d’une boîte qu’il eut mise à sec en un tour de langue. Je saurai reconnaître ce don gracieux.

— Il suffit de me donner un écu, répétait le marchand, qui devint pâle à l’idée seule du péril que courait son bénéfice ; non un écu d’or de cinq livres, mais un écu blanc de soixante sous, et j’ose déclarer que nul autre ne fabrique de cotignac à si bon compte. Vous plaît-il de choisir une seconde boîte et de payer toutes les deux ensemble ?

— Volontiers ! J’irai jusqu’à trois, riposta d’Assoucy, faisant main basse sur le cotignac, et je vous assure ma chalandise : quant à l’argent, bonhomme, allez voir à la Monnaie, s’il y est venu.

— Au voleur ! cria le marchand, qui ne fut que trop convaincu d’avoir été dupé ; arrêtez ce filou effronté ! Il a mangé mon cotignac et ose nier sa dette ! mordienne !… Que ce méchant garçon me montre l’âme de sa bourse ; sinon, je le mène aux prisons du Châtelet !

— Ma bourse est en la poche de quelqu’un, allez-y voir ! dit le voleur, affectant bonne contenance, au lieu de s’enfuir. Je ne vous ai pas trompé, monsieur du cotignac ; je n’ai fait qu’accepter votre offre obligeante de goûter vos pâtes, que je déclare exquises et incomparables. Or donc j’invite les bonnes gens ci-présentes à en prendre aussi, s’ils ne me croient sur parole. Prenez, Messieurs ! cela ne coûte qu’un grand merci.

Le marchand se désolait et jurait que son cotignac n’avait pas été payé ; d’Assoucy lui rendait invective pour invective, et le raillait en termes si gais, que les passants s’arrêtaient pour rire aux éclats. La mine irritée du vendeur et la grimace sardonique du trompeur présentaient un contraste amusant, et personne n’aurait pris parti pour le premier, si le second n’avait de longue date amassé bien des haines qui saisirent cette occasion de vengeance commune. Aux rires succédèrent les murmures et les menaces ; ceux qui avaient eu à se plaindre de l’impertinence loquace et de l’habile rapacité de ce petit mauvais garnement entraînèrent l’opinion des indifférents, et d’Assoucy remarqua que les visages se rembrunissaient autour de lui, et que la presse des curieux, en s’épaississant, lui fermait déjà la retraite : il baissa le ton et les yeux avec inquiétude.

— C’est lui ! disait-on à ses oreilles, c’est le plaisant du Pont-Neuf ! Il a pendu une queue de vache au dos de ma femme !

— Il m’a nommé l’oison plumé !

— Oui-dà, il vint m’appeler, l’autre jour, à cause de ma perruque blonde : M. le soleil de la rue des Marmouzets !

— Il a soustrait de mon ouvroir un jambon de Pâques !

— Il a cassé hier le vitrage de ma fenêtre !

— Il ronge, mieux qu’une souris, mon beurre et mon fromage !

— Vraiment, il semble que je chauffe le four sans cesse à son usage, sans voir jamais l’ombre de sa bourse !

— Il a rompu les reins de ma chatte !

— Le malandrin attire mon vin, par le soupirail de ma cave, à l’aide d’un tuyau de paille !

— En prison ! à l’amende ! Il a mérité mieux que la potence !

Charles d’Assoucy, effrayé de ces menaçantes récriminations qu’il avait peine à démentir par signes négatifs (car la rumeur couvrait sa voix), et se voyant cerné de toutes parts, fut sur le point de crier grâce et d’avouer tous ses méfaits. On se préparait à l’arrêter et à le conduire devant le lieutenant civil au Châtelet, lorsque, profitant de la diversion causée par le récit du vol que le marchand exagérait de plus en plus, il réussit à percer la foule, en baissant la tête, en se faisant mince et fluet. On ne s’aperçut de son évasion, qu’au moment où il courait de toutes ses forces, et la foule aussitôt s’ébranla, en criant, à sa poursuite. D’Assoucy, prévoyant bien qu’il ne pouvait lutter de vitesse avec tant de jambes plus grandes que les siennes, se jeta brusquement dans un autre groupe aggloméré devant le Savoyard, qui chantait, en ce moment, des couplets satiriques contre le maréchal d’Ancre, favori de la reine-mère et régente Marie de Médicis, et à ce titre, fort détesté du peuple et des gens de cour ; ce groupe était donc trop attentif aux chansons pour avoir égard au passage presque invisible d’un enfant qui se frayait une route entre les jambes des spectateurs. Aussi, le fugitif parvint à se glisser sous la toile peinte de l’échoppe des musiciens, avant que les assistants fussent instruits de ce dont il s’agissait. Pendant ce temps, le tumulte s’étendait d’un bout à l’autre du pont, où chacun s’intéressait à la recherche du voleur dont on avait perdu la trace, si bien que tous les jeux et divertissements demeurèrent suspendus en un instant.

— Holà ! petit page, cria le chanteur aveugle à son accompagnateur qui cessait de pincer du luth ; qu’est-ce donc ? Que se passe-t-il ? Mène-t-on pendre quelque pauvre diable ? Ou bien a-t-on enfin changé les sots ministres de Sa Majesté, récompensé le maréchal d’un beau logis à la Bastille, et fouetté par les rues madame son épouse, Léonora Galigaï ? Quel événement est-ce là ?

— Moins que rien, monseigneur, répondit respectueusement le page de musique. J’ai pensé d’abord que les gens du roi venaient vous prendre pour vos chansons politiques ; mais ce n’est qu’un petit larron, qui a fait camus le marchand de cotignac, et qui s’est évadé parmi la presse. Pendant qu’on le cherche, vous plaît-il de déjeuner ?

— Oui, ma fi ! la faim chante dans mes boyaux. Quant au voleur, je lui souhaite heureuse chance, surtout s’il veut enlever à tous les diables le singe et les marionnettes de maestro Fagottini.

À ces mots empreints d’un aigre ressentiment, il étendit son poing fermé du côté des tréteaux de Fagottini, où le singe battait le tambour sans se soucier du bruit confus qui régnait sur le Pont-Neuf ; il entra dans son tabernacle, au moyen d’une échelle, et se déroba lentement aux regards de ses auditeurs, pendant que son page de musique était allé acheter, pour leur déjeuner, des saucisses chez le charcutier et du vin clairet chez le tavernier. Tout à coup le Savoyard, qui s’était assis devant une table avec autant d’aisance que s’il eût fait usage de ses yeux, sentit un obstacle à ses pieds qu’il voulut allonger, et, y portant la main vivement, rencontra un bras, une tête, puis un petit être vivant, qu’il tira de dessous la table, et qui n’eût pas donné signe de vie, sans une chiquenaude que l’aveugle lui appliqua sur le nez, et sans une rude secousse à laquelle il obéit en se mettant à deux genoux, dans la posture d’un enfant qui attend une correction souvent donnée et reçue.

— Holà ! qui est celui-ci ? demanda le Savoyard, d’un accent terrible : encore quelque malin compagnon, qui s’est introduit céans pour piller mes chansons et ma musique ! J’ai promis d’étrangler le premier que je trouverais en flagrant délit de vol, fût-ce un fils de famille… Mordié ! pourquoi ne vas-tu pas récolter une riche moisson d’écus chez maître Fagottini, drôle ?

— Parlez plus bas, compère, interrompit d’Assoucy qui ne se débattait point sous la vigoureuse étreinte du Savoyard ; sauvez-moi de la prison, en m’honorant de votre benoîte sauve-garde. Ces gens sont trop outrés contre moi, qui ne les ai pourtant offensés, et s’ils me découvrent, ils n’auront pitié de mon âge, ni de mon innocence : j’en tremble !

— Ma fi ! c’est le voleur de cotignac, j’imagine, répliqua le chanteur, en ricanant. Tu as sans doute, petit drôle, l’innocence de Barrabas ou du bon larron de l’Évangile ? Eh bien ! je serai clément, et ne te livrerai pas, à condition que tu t’engageras à mon service, pour remplacer mon second page de musique, qui est mort hier de la gale.

— Ne vous moquez pas, maître Philippe, un âne brait mieux que je ne chante, et je ne sais jouer d’aucun instrument, sinon de la pince, du croc et de la truche.

— Tu parles l’argot des voleurs, mon fils, comme si tu avais ramé sur les galères du roi, mais je redresserai ton éducation boiteuse, je t’apprendrai à jouer du luth, à rimer des vers en vaudeville, à débiter de plaisants discours, et surtout à lâcher le ventre aux escarcelles ; enfin, tu deviendras, sous ma loi, poète, orateur et musicien.

Charles d’Assoucy, séduit par ces belles promesses plus encore que contraint par la circonstance, signa son engagement, aux cris de la foule qui le cherchait, et renonça sans regret à la maison paternelle pour éviter la prison et ses fâcheuses conséquences. D’ailleurs, le Savoyard ne lui laissa pas le temps de la réflexion ; et, tirant d’un coffre la défroque du galeux défunt, invita son nouveau page de musique à s’en revêtir à l’instant. D’Assoucy hésita d’abord, et il faisait la moue, au souvenir de la maladie contagieuse à laquelle son devancier avait succombé ; mais il n’osa pas s’aliéner par un refus la bienveillance de son nouveau maître, et il se rappela qu’il avait souvent risqué plus que de gagner la gale ; il s’affubla donc, sans résistance, du manteau de velours rouge troué, des chausses de laine jaune, semées de taches, du chapeau de feutre à plumes fanées, et des autres insignes de sa profession future. Cependant, il éprouva un serrement de cœur, quand l’aveugle eut renfermé dans son coffre les guenilles que son nouveau page de musique venait de quitter, pour endosser la livrée de sa nouvelle profession ; c’était pour lui comme un adieu au monde, où son costume de baladin ne lui permettrait plus de se montrer. Ce déguisement l’avait changé de telle sorte, que son père même eût hésité à le reconnaître ; d’amples moustaches postiches achevèrent la métamorphose.

D’Assoucy s’aperçut bientôt que la perte de sa liberté n’avait guère de compensations agréables, et s’il l’avait pu, dès le lendemain de son entrée en fonctions, il eût repris son ancien genre de vie ; mais il était gardé de près par son maître, et surtout par le premier page de musique, dont la jalousie ne fit que s’accroître, en raison des progrès étonnants qui signalèrent l’apprentissage musical de son jeune rival. Ce fut même la seule consolation du pauvre d’Assoucy, qui apprit à composer des airs et à jouer du luth, avec une si merveilleuse facilité, qu’au bout de six mois il surpassait de beaucoup les talents de son camarade : celui-ci en avait conçu une haine féroce contre ce dernier venu, qui lui disputait la faveur du Savoyard et du public.

Le Savoyard n’était pourtant pas un maître commode, dont les bonnes grâces méritassent de faire des jaloux : il avait le parler aussi brutal que le geste, et ses colères suivaient leur libre cours à tort ou à raison, sans que la soumission la plus humble de la part de ses valets servît à le calmer. Il n’épargnait pas les coups ni les avanies à ses deux pages de musique, pour la moindre distraction, pour la moindre négligence, pour la moindre fausse note, dans l’exécution musicale dont ils étaient chargés : souvent, en public, il interrompait sa chanson, par un double soufflet distribué à droite et à gauche ; souvent il avait le pied aussi leste à frapper, que la main. D’Assoucy seul se regimbait et protestait contre ces admonitions imprévues, mais l’aveugle frappait de plus belle et ne voulait rien entendre.

Ces inconvénients du métier se reproduisaient, chaque jour, sans amener au moins quelque dédommagement ; le Savoyard était frugal dans ses repas, mais les deux pages avaient à pâtir de ses rares excès de boisson ; l’ivresse l’excitait alors à battre monnaie sur la joue de ses deux esclaves, suivant sa propre expression ; car il ne les aimait pas et les regardait comme des outils à lui appartenant. Grossier, inaccessible à tous les sentiments d’affection et de reconnaissance, il subissait à la fois l’influence de deux haines également implacables, d’une nature différente : l’une noble et hardie, contre l’Italien Concini, maréchal d’Ancre, qui tenait le roi en tutelle et la reine régente en servage ; l’autre, basse et misérable, contre les marionnettes et le singe de Fagottini qui faisaient une concurrence redoutable à ses vers et à sa musique.

D’Assoucy conservait, d’ailleurs, son insouciance, et ne trempait pas dans les deux haines de son maître : il ne connaissait que de nom le maréchal d’Ancre, et il se divertissait au spectacle du singe et des marionnettes, contre lesquels le premier page de musique tramait sournoisement un complot, pour être utile et agréable au Savoyard. D’Assoucy, aspirait à se soustraire à cet esclavage insupportable et essaya d’abord de l’adoucir par les licences qu’il se permettait en trompant les yeux toujours ouverts de son perfide collègue et la perspicacité clairvoyante de l’aveugle ; il regrettait ses bonnes aubaines d’autrefois et son aventureux vagabondage dans Paris, honteux qu’il était de se voir réduit à voler le chétif souper et le vin aigrelet de son tyran. Combien de fois, en reconnaissant ses frères et amis au milieu de l’auditoire du Savoyard, combien de fois ouvrit-il la bouche pour les appeler à son secours ! Mais un coup d’œil jeté sur son grotesque déguisement lui faisait monter le rouge au front et le forçait à se taire. Il n’aurait pas rougi d’être pris en flagrant délit dans l’accomplissement d’un vol adroit ou audacieux, et il se croyait avili par son costume de baladin !

Il ne se contenta pas de faire main basse sur le maigre ordinaire du Savoyard, qui, s’apercevant de la diminution des parts à la mesure de son appétit et de sa soif, grondait entre ses dents et rudoyait son premier page, seul chargé de régler et de diriger toutes les dépenses de la table. D’Assoucy se réjouissait des mauvais traitements qu’il attirait ainsi sur le dos de son compagnon. Quant à lui, qui avait le rôle de présenter le bassin à la ronde pour la récolte pécuniaire parmi les auditeurs du Savoyard, il faisait rapidement passer les pièces de monnaie dans sa poche, et souvent rapportait le bassin vide au chanteur aveugle, qui murmurait contre le malheur du temps et le resserrement des bourses. D’Assoucy raflait toujours la meilleure partie de la recette.

Le lundi 14 avril de l’année 1617, il attendait que son maître eût achevé de chanter un nouvel air sur les courtisans ; et, assis au coin de la balustrade de l’orchestre, il contemplait de loin, en se rongeant les ongles, trois malheureux, qu’on venait d’attacher au grand gibet, dressé au bas du Pont-Neuf, pour l’épouvante des langues légères et satiriques ; car ce n’étaient pas des malfaiteurs qui méritassent la corde, mais bien de pauvres bourgeois coupables seulement d’avoir désapprouvé, tout haut, la marche des affaires publiques ou injurié le maréchal d’Ancre. Aussi, personne n’osait plus exprimer son mécontentement avec franchise, depuis que les paroles imprudentes étaient punies de mort, sans forme de procès.

Soudain de grandes clameurs retentirent du côté du Louvre, et la ville entière cria d’une seule voix : Vive le roi ! Concini, en se rendant chez le roi avec une escorte de ses partisans, avait été assassiné, sur le Pont-Tournant du Louvre, par les favoris du jeune prince, qui, empressés de succéder au maréchal d’Ancre, ensanglantèrent ainsi le commencement du règne de Louis XIII ; mais ce crime, exécuté au moyen d’un lâche guet-à-pens, satisfit la fureur du peuple contre les conseillers de la reine-mère, et la joie publique se révéla par des atrocités. Le corps du maréchal, enterré en secret, le soir même, sous les orgues de Saint-Germain-l’Auxerrois, devint le jouet de la populace, qui, par vengeance, le traîna dans les ruisseaux, avant de le brûler sur le Pont-Neuf.

Le Savoyard ne fut pas le dernier à célébrer la délivrance du roi et de la France : il improvisa une complainte bouffonne sur la Passion du seigneur Concini et sa descente aux enfers. Cette pièce eut les honneurs de l’à-propos. Ce jour-là, le singe et les marionnettes de Fagottini furent abandonnés : d’Assoucy ne cessait pas de faire circuler le bassin, où pleuvaient les liards, les sous et même les écus ; tout le monde apportait son offrande à la poésie et à la musique ; mais le malin page, songeant à profiter de cette abondante recette qui ne se renouvellerait peut-être pas de sitôt, détournait très adroitement à son profit le cours de ce Pactole inusité, qui roulait de plus grosses pièces qu’il n’en avait jamais vues dans son plat de cuivre ; il se jetait si avidement sur ce butin, que ses dix doigts ne lui suffisaient pas pour prendre ; et l’aveugle, à qui revenait, après chaque tour de quête, le bassin allégé de la moitié de son poids, n’était pas peu surpris que la générosité de l’auditoire fit tant de bruit pour un si modeste résultat : depuis longtemps il soupçonnait la probité de ses pages de musique, et il prêta l’oreille au son des espèces de billon et d’argent, qu’il comptait tout bas à mesure qu’elles tombaient dans le bassin ; ses calculs se trouvèrent faux de tout ce que s’était adjugé le voleur, avant de rendre le reste de sa collecte. Le Savoyard faillit éclater de rage, en acquérant la preuve certaine de la supercherie de son second page de musique, et il fixa sur lui des yeux blancs sans regard, comme pour épier un geste ou un mouvement de main accusateurs ; il interrogeait de toute la puissance de l’ouïe les bruits vagues et indécis qui pouvaient l’aider à surprendre en flagrant délit le larron, de manière à lui ôter la ressource de nier l’évidence. D’Assoucy se fiait aveuglément à l’infirmité permanente de son maître et à l’absence momentanée de son camarade, pour cacher à peine les continuels larcins qui enflaient ses poches, lorsque le Savoyard, qui se tenait derrière lui, le coiffa d’un énorme coup de poing et l’arrêta la main pleine.

— Mordié ! s’écriait-il en blasphémant et en réitérant les bourrades, nierez-vous, messire le fripon, que vous me ravissez le plus clair de mon bien ? Çà, messieurs, dit-il en s’adressant aux témoins de la scène, je vous interpelle tous : quel châtiment mérite ce fourbe qui s’enrichit à mes dépens ? Admirez, messeigneurs, comme vos dons et charités enrichissent ce gueux d’hôpital ! Mais je ne suis pas si privé d’yeux qu’on imagine, car le sort m’a planté des yeux aux oreilles. Ô le mécréant, fils de Juif et d’Arabe ! combien de sous marqués se sont évanouis entre ses doigts ! L’ingrat, que j’ai retiré du péril de la prison et de pire, me paie de la sorte ma folle humanité ! Mordié, pour le punir, je m’en vais le battre, devant vous, en gamme chromatique.

Le Savoyard, sourd aux supplications de l’enfant qui se débattait de toutes ses forces, lui déboucla ses chausses, d’où l’argent volé tombait en s’éparpillant, et lui infligea publiquement la punition du fouet, qui n’était pas encore banni de la justice légale. D’Assoucy, essoufflé de résistance et de prières, subit héroïquement ce supplice, et se vengea en piquants jeux de mots, quand il se retrouva debout sur ses pieds, et ne montrant plus que son visage narquois à l’assemblée. Les spectateurs qui avaient ri de cette exécution rirent davantage des plaisants quolibets que la colère inspirait au patient ; le Savoyard, déconcerté par cette verve d’invectives, proposa lui-même, à son page des conditions de paix, qui ne furent pas acceptées ; ce ne fut qu’une trêve de part et d’autre.

Sur ces entrefaites, une horde de sauvages de la lie du peuple se précipita sur le Pont-Neuf, où le gibet avait été, pendant la nuit, renversé et brûlé : le cadavre du maréchal d’Ancre, horriblement outragé, servait de jouet et de trophée à ces misérables, parmi lesquels des femmes, d’horribles mégères, se distinguaient par leur acharnement sur ces informes restes, souillés de sang et de boue. On chantait en chœur d’odieux couplets, on dansait autour de ce pauvre corps défiguré ; on mêlait le nom de la reine mère à celui de son ministre favori, dans un chaos de malédictions à la mémoire du défunt ; ensuite on traîna le cadavre vis-à-vis le Cheval de bronze et on le dépeça par morceaux, en criant toujours : Vive le roi ! Des paysans de la province achetèrent des lambeaux de cette chair saignante, pour l’emporter avec eux, et il y eut des monstres qui en mangèrent, pour mieux assouvir une haine abominable qui survivait à la victime.

— Mordié ! je veux aussi aller le voir, ce damné Italien ! dit le Savoyard, oubliant qu’il était aveugle. Vraiment, je ne le verrai point, mais je le toucherai et tâterai, à l’endroit de ses blessures, que j’eusse voulu faire moi-même. Viens çà, Charlot, conduis-moi, en pinçant du luth, tandis que je chanterai gratis la complainte du détestable Concini.

D’Assoucy, qui gardait trop de rancune à ce brutal aveugle pour se résigner à une plus longue servitude, crut l’occasion opportune pour s’enfuir, à la faveur du tumulte ; il eut soin d’emporter le petit trésor qu’il devait à ses vols journaliers et qu’il avait enfoui sous un pavé ; puis, se recommandant tout bas au dieu des aventuriers, il accompagna son maître, en jouant de la musique, pendant que celui-ci hurlait ses fureurs poétiques contre la mémoire de l’Italien Concini. Mais la foule était plus curieuse de voir que d’écouter, et le Savoyard se plaignait de ce qu’on ne lui ouvrît point un chemin jusqu’à l’objet inanimé de son fougueux ressentiment ; la difficulté d’avancer augmentant à chaque pas, d’Assoucy donna tout à coup un croc en jambe à l’aveugle, qui, en perdant l’équilibre, entraîna dans sa lourde chute plusieurs de ses voisins, aux vêtements desquels il s’était accroché. Ils tombèrent les uns sur les autres, en jurant tous à la fois et s’entortillèrent mutuellement, sans pouvoir se relever, tandis que d’Assoucy se hâtait de gagner le large.

— Ô le traître ! ô le félon ! se mit à crier le Savoyard, attribuant aussitôt sa culbute à son page, qu’il soupçonnait d’avoir pris la fuite ; à l’aide ! au secours ! bonnes gens, arrêtez-le, ramenez-le-moi, je vous prie ! Il court à belles jambes de ce côté, vous le reconnaîtrez à son habit de perroquet. C’est un larron, c’est lui qui a volé le cotignac ! C’est lui qui volait le produit de mon travail ! Nous le ferons pendre au son de ma musique.


D’Assoucy, qui s’éloignait en tapinois, après avoir fait choir son maudit aveugle, fut frappé de terreur, quand il l’entendit se déchaîner ainsi en amères récriminations : le vol de cotignac, qu’on lui reprochait à haute voix, vint se représenter vivement à son esprit, et il se persuada que plus d’un passant en avait été témoin. Il s’imagina aussitôt que tous les regards, que tous les sourires le désignaient comme le voleur de cotignac : sa vue s’obscurcit, ses membres tremblèrent, ses idées s’égarèrent, ses jambes se dérobèrent sous lui : il faillit se livrer lui-même, faute de pouvoir s’enfuir.


Il errait sur le pont, d’un bord à l’autre, sans savoir quelle route tenir, ni quel parti prendre ; il croyait voir partout des mains s’étendre vers lui pour le happer, et il eut beau marcher en tous sens, le Cheval de bronze avait l’air de le poursuivre toujours ; enfin les cris de l’aveugle se rapprochèrent, répétés de bouche en bouche, et le cotignac devenait pour le voleur un spectre menaçant. Effaré, haletant, il s’arrêta devant la Samaritaine et se glissa, par un passage noir qui s’offrait à lui, dans un escalier en limaçon, qu’il descendit en larges enjambées, sans s’inquiéter de savoir où il était et où il allait, pourvu qu’il échappât aux regards de mille spectateurs. Peu s’en fallut qu’après une année d’intervalle il eût une indigestion de cotignac.


Enfin il respira, en se trouvant dans un lieu voûté, obscur et solitaire, qui ressemblait à une cave, et il espérait n’avoir plus rien à redouter, lorsque le bruit d’une porte qu’on fermait, en haut de l’escalier, à doubles verroux et à triples serrures, lui apprit qu’il était prisonnier. Alors il craignit de n’avoir échappé à un péril, que pour tomber dans un pire. Allait-il être condamné à mourir de faim dans un horrible cachot ? Il regretta de n’avoir pas été ressaisi par le Savoyard, fût-il à demi mort entre les mains de ce brutal ; il eut l’idée de pousser des cris perçants pour se faire entendre du dehors et pour qu’on vînt le délivrer. Tout à coup, son effroi prit le caractère du vertige, quand un coup d’œil, jeté autour de lui parmi les ténèbres, lui fit croire qu’il n’était pas seul, comme il l’avait pensé d’abord, et que les habitants de ce sombre repaire étaient venus là pour le recevoir.

Ce fut une vision surnaturelle, un aspect inouï et mystérieux, que l’assemblée de vingt ou trente personnages des deux sexes, droits, immobiles et muets rangés contre la muraille. Ces fantômes, dont les vêtements et les joyaux brillaient dans l’obscurité, avaient l’air de tenir cour plénière, en silence, au fond de cette cave, et si leurs costumes magnifiques n’eussent pas annoncé des seigneurs et des princes de la plupart des nations de l’Orient, on aurait pu supposer que c’étaient des êtres du monde idéal, des spectres ou des démons, tant leur réunion, dans un pareil endroit, tenait du merveilleux.


D’Assoucy n’était pas peureux ; mais son imagination, exaltée par la lecture de quelques histoires romanesques et surtout des Métamorphoses d’Ovide, sortait volontiers des limites du vrai et du vraisemblable : il ne prit pas le temps de réfléchir, il n’eut pas même le courage de regarder en face ces êtres singuliers, qui n’avaient encore ni bougé, ni parlé, et qui ne lui demandaient pas compte de sa présence : il courut, tout hors de lui, pour chercher une issue, pour s’arracher à ce terrible cauchemar ; son effroi multipliait le nombre et grossissait la forme de ces fantastiques apparitions.


Malgré l’épouvante qui paralysait ses sens, il se trouva au pied de l’escalier, qu’il commençait à gravir péniblement pour revoir la lumière du soleil et le séjour des hommes ; mais il n’avait pas franchi la dixième marche, qu’il entendit les degrés de pierre retentir, au dessus de sa tête, sous les bonds d’un être vivant, qui venait d’en haut et qui, l’ayant heurté violemment, se cramponna en grognant à son collet.


Le pauvre enfant, stupéfait de cette rencontre offensive, frissonna de tous ses membres, le corps mouillé d’une sueur froide, et, pour la première fois de sa vie, il pria le bon Dieu de le défendre contre la griffe du diable. Cette prière mentale lui rendit un peu d’énergie, de telle sorte qu’il put arrêter et serrer dans ses bras un animal velu, porteur d’une longue queue, qui faisait présumer l’existence des cornes accessoires pour compléter les attributs de Satan en personne : or, l’animal ou Satan lui-même, étonné et irrité de se sentir captif, s’agita de toutes ses forces et mordit au sang le visage de son adversaire.


Une lutte s’engagea entre l’homme et la bête, qui s’étreignaient mutuellement, qui se déchiraient des ongles et des dents, qui se lançaient d’un mur à l’autre, et s’épuisaient en efforts successifs et réciproques : par intervalles, un cri de douleur, un soupir de fatigue, un grondement de rage. D’Assoucy éprouvait la cruelle agonie d’un mauvais rêve, qui s’achève péniblement entre la veille et le sommeil, et que vont dissiper les premiers rayons du jour ; enfin, égratigné, mordillé et maltraité par le démon inconnu qu’il combattait dans l’ombre, il appela toute sa vigueur à un assaut désespéré, qui acheva son triomphe ; il coucha son ennemi sur la pierre humide de l’escalier, et lui pressant la poitrine avec le genou, il l’étouffa, sans autres armes que ses dix doigts. Un râlement entrecoupé fut le signal de sa victoire, et l’ennemi mort lui parut moins redoutable : le démon n’était qu’un singe, et cette découverte inattendue enhardit le vainqueur, au point de lui permettre de promener ses yeux autour de lui et d’explorer la retraite que la hasard lui avait offerte.


Sa terreur panique ne survécut pas au malheureux singe, qui gisait à l’entrée du caveau, comme une sentinelle morte à son poste ; il osa pénétrer jusqu’au fond du souterrain, et s’approcher des spectres formidables qui l’avaient tant effrayé et qui n’étaient autres que les marionnettes du signor Fagottini.


Cet opérateur italien, qui, en sa qualité de compatriote, avait toujours été un dévoué partisan du maréchal d’Ancre, s’était hâté, au premier avis qu’il eut de l’assassinat de son protecteur, de mettre en sûreté toute sa fortune, c’est-à-dire son singe et ses acteurs automates, dans le souterrain que lui louait à bail Linclair, le gouverneur machiniste de la Samaritaine. Ce souterrain, qui traversait la seconde arche du pont, sous la chaussée, avait été ménagé lors de la construction du Pont-Neuf, pour servir de cave aux maisons qu’on devait élever primitivement de chaque côté de ce pont, et il n’avait pas été comblé depuis. C’est là, dans cette galerie ténébreuse, à la voûte suante et au pavé moussu, que Fagottini emmagasinait le matériel de son théâtre en plein vent : décorations, garde-robe dramatique, acteurs au rebut et à la retraite, débutants non encore façonnés ; cette fois, la troupe tragi-comique y siégeait tout entière sous la garde du singe.


Charles d’Assoucy eut le cœur gros et les larmes aux yeux, en s’accusant d’avoir tué son bon ami le singe, qu’il avait tant de fois festoyé d’oublies et de gimblettes, à la barbe du Savoyard. Après un court instant accordé à cette oraison funèbre, après une enquête des localités, après enfin une visite de curiosité à chacun des hauts et puissants seigneurs de bois, qui étaient pour lui de vieilles connaissances, d’Assoucy demeura convaincu de l’inutilité de ses tentatives pour sortir immédiatement de ce souterrain ; il résolut donc d’accepter sa destinée avec une stoïque résignation, mais, pour passer le temps et se désennuyer, il se hissa jusqu’à l’ouverture d’une petite lucarne, par laquelle il aurait pu s’amuser, en toute autre circonstance, à cracher dans l’eau pour faire des ronds et à saupoudrer de poussière les bateliers qui passaient sous la seconde arche du Pont-Neuf.


L’ébranlement des pas et le son confus des voix cessèrent de retentir sous la voûte du pont ; la nuit était venue, et on entendait encore, le long des rives de la Seine, les cris de : Vive le roi ! se mêlant à des cris de joie et de vengeance, comme les derniers échos de l’odieux assassinat commis dans le Louvre par ordre du jeune Louis XIII : d’Assoucy avait vu jeter dans la rivière les cendres du maréchal d’Ancre. Quand le silence se fut reposé sur la ville plongée dans l’obscurité, il n’espéra plus qu’on vînt lui rendre la liberté avant le lendemain, si toutefois l’on devait venir. Il entendit avec chagrin le carillon de la Samaritaine, qui sonnait l’heure du couvre-feu : tout Paris avait soupé, excepté lui. Affamé et altéré, grelottant de froid, il choisit, afin de s’y blottir, le coin le plus reculé de la cave, et s’enveloppa d’une vieille tapisserie, pour dormir, au lieu de souper.


Il dormait donc de bon appétit, depuis deux heures, et se rassasiait, en rêve, des plus excellents mets : il fut réveillé par le bruit lointain d’une porte qu’on ouvrait et qu’on refermait avec précaution ; puis, il entendit les pas de deux personnes qui descendaient ensemble dans l’escalier. Ce n’était point un songe, et il fut sur le point de s’élancer vers ses libérateurs ; mais, à la clarté d’une lanterne de corne, que portait l’un des deux arrivants, il reconnut avec douleur le Savoyard conduit par son page de musique. Il se demandait tout bas quel malin génie se plaisait à lui forger de nouveau la pénible chaîne qu’il avait brisée avec tant de peine, et il pleurait d’avance sur son évasion manquée ; mais il ne tarda pas à s’assurer que ce n’était pas lui qu’on cherchait pour le ramener en servitude : la conversation du maître et du valet suffit pour le tirer d’erreur et le tranquilliser à ce sujet.


— Mordié ! la plaisante vengeance que tu as inventée ! disait le Savoyard, avec une émotion de plaisir qui déridait son austère physionomie. Vite, attaquons les marionnettes de Fagottini, et taillons-les en pièces. Où sont-elles ? Ne les vois-tu pas ? Elles doivent être ici certainement. J’ai hâte de les fouler aux pieds, pour leur faire expier les torts que ce mécanicien étranger a faits à ma musique.


— Il semble que le Ciel seconde notre querelle ! s’écria le page, qui, heurtant du pied le cadavre du singe, dirigea vers cet objet indistinct le rayon de la lanterne. Voici déjà le grand singe du signor Fagottini, qui a rendu l’âme sans coup férir, et avec lui s’en va en fumée la gloire de son théâtre ; voici maintenant la loge des acteurs de bois, qui sont à notre merci et que nous allons mettre à mal.

— Bien, mon fils ! dit le Savoyard, en poussant du pied le corps du singe. Le temps des représailles est venu : hier l’Italien Concini mourut, aujourd’hui l’Italien Fagottini sera ruiné. Ça ! remets entre mes mains ces méchantes bêtes de marionnettes, et, mordié ! je veux chanter faux comme un âne rouge, si je fais grâce à pas une. Bien ! donne-moi tous ces coquins d’acteurs ! J’en veux faire un massacre général, plus complet que le massacre des saints Innocents. Je me réjouis de songer à la piteuse grimace que fera monsieur mon voisin du Pont-Neuf.


Le Savoyard, qui ne perdait pas les moments en paroles, soulageait ainsi son humeur vindicative par un monologue d’injures et d’amères railleries, pendant qu’il démembrait et disséquait avec un féroce plaisir les automates, que son complice lui apportait un à un, en faisant solennellement le panégyrique des personnages dans les divers rôles où ils avaient obtenu le plus de succès. D’Assoucy riait tout bas de cette exécution à huis-clos, et plusieurs fois il faillit éclater en bruyante hilarité, au spectacle incroyable qu’il avait sous les yeux : le Savoyard, gravement assis sur les degrés de l’escalier, comme un magistrat en fonction, recevait des mains de son page chaque marionnette, à laquelle il adressait une allocution furieuse et qu’il condamnait ensuite capricieusement à différents supplices ; il arrachait les bras à celle-ci, et les jambes à celle-là ; il déchirait en lambeaux les robes dorées des princesses et cassait le nez à des majestés royales, le tout avec un véritable raffinement de cruauté, qui eût fait envie à un bourreau de la Grève. Un amas de membres rompus, de têtes brisées, de bustes défigurés et de débris confondus, ce fut bientôt tout ce qui resta de la troupe de ces innocents comédiens.


Le Savoyard et son complice ne se retirèrent que fatigués de carnage, et contents de leur nocturne expédition, sans soupçonner que le secret en fût compromis, tous deux se félicitant d’avoir tué la concurrence dangereuse de Fagottini sur le Pont-Neuf. D’Assoucy avait la pensée de les suivre de loin, par derrière, et d’effectuer sa retraite à leur suite ; mais, en sortant, ils eurent grand soin de ne pas laisser ouverte la porte de l’escalier, qu’ils avaient trouvée bien fermée, avant de descendre dans le souterrain. Le grincement de la clé dans la serrure apprit au témoin de leur mauvaise action qu’il serait encore prisonnier, au moins toute la nuit. Il se résigna donc à prendre son parti, et, se vouant à la protection du hasard, qui pouvait seul le tirer d’embarras, il se rendormit du sommeil insouciant de son âge.


Ce ne fut pas le jour qui le réveilla, mais un bras d’homme qui l’enlevait par les cheveux et qui le déposa, tout tremblotant, devant le cadavre du singe et les débris des marionnettes. Le seigneur Fagottini, les yeux hagards, les joues tremblantes et les lèvres blanches de colère, se préparait à interroger le coupable, en face de ses victimes.


Le matin, dès l’aube, sous l’empire d’un sinistre pressentiment, que lui inspirait la mort tragique du maréchal d’Ancre, il était descendu dans son caveau, et le premier objet qui frappa sa vue avait été son pauvre singe étendu sans vie, la bouche ouverte et les yeux sortis de leurs orbites ; puis, le désastre irréparable de la nuit s’était offert à lui, dans toute son horreur. Ses chères marionnettes, qu’il avait quittées la veille en si belle santé, n’étaient plus que des débris méconnaissables ; il contempla d’un œil sec son malheur, posa la main sur la poitrine de son singe pour y chercher en vain un battement de cœur, remua du pied les morts et les blessés de sa troupe mécanique, invoqua dans sa langue maternelle les saints et les saintes du paradis, et s’interrogea lui-même pour approfondir le mystère de ces lâches assassinats. Le premier soupçon qui s’était présenté à son esprit tombait sur le Savoyard, et ce soupçon se changea en certitude, ainsi que la douleur en rage, lorsqu’il aperçut l’enfant endormi, qu’il reconnaissait pour l’avoir vu, la veille encore, au service du chansonnier aveugle du Pont-Neuf.


Il ne pouvait douter que cet enfant, à l’instigation de son maître, ne fût sans doute le seul auteur du massacre des marionnettes et du meurtre du singe ; il l’avait donc considéré, un moment, avec une fureur muette, incertain de la vengeance qu’il choisirait contre ce petit coquin, mais étonné cependant de son paisible sommeil, qu’eût envié l’innocence, à côté des preuves trop certaines du flagrant délit.


Il le secoua rudement, pour l’éveiller, et le mit sur ses jambes, tout ému et tout effrayé, en lui tirant les cheveux et les oreilles.


— Malfaisant garçon, lui dit-il d’une voix claire qu’il s’efforçait de rendre tonnante, as-tu de quoi payer l’amende autrement que sur tes épaules ? Quelle méchanceté est la tienne d’avoir commis cet odieux attentat ! Mais tu n’en seras pas quitte pour la prison et le pilori ; j’en jure par le nom de notre saint-père le pape ! On te pendra de compagnie avec le scélérat qui t’a conseillé de me nuire de la sorte, en tuant mon singe et saccageant mes pauvres marionnettes !


— Grâce, monseigneur ! reprit d’Assoucy, qui comprit le danger de sa position : je vous proteste que ce n’est pas moi, qui ai fait cela. Je vous nommerai, s’il vous plaît, les coupables.


— Oui-dà ! par le chef de saint Jean-Baptiste ! Bien fou qui se fierait à tes mensonges ! Certes, le Savoyard, que Dieu damne ! a conseillé ce beau dessein, mais c’est toi seul qui l’as exécuté.


— Vraiment, mon bon seigneur, c’est ce vilain aveugle qui a fait le dommage, et je vous l’affirme bien naïvement, puisque j’étais caché là, où j’ai tout vu et tout entendu sans être découvert.


— Par les mérites de la Passion ! ce sont bourdes et balivernes, maître fourbe ! Pense-t-on m’en donner à garder ? Comment un aveugle, tel que le Savoyard, eût-il su trouver seul le chemin de ma cave, pour commettre tels dégâts ?


— Nul autre que lui, cependant, n’a fait rage contre vos machines, je vous l’atteste. Il est vrai que son méchant page de musique le conduisait et l’aidait bel et bien à saccager vos belles marionnettes.


— N’es-tu pas toi-même page de musique du Savoyard, infâme ? Par la vénérée croix de Notre-Seigneur ! oseras-tu soutenir, aussi, que tu n’as point tué mon pauvre bonhomme de singe ? Tu as encore le visage égratigné de ses griffes et meurtri de ses dents. Çà ! je ne sais quelle pitié me retient de te mettre à mort, comme tu as assassiné cette digne bête, qui valait mieux que tu ne vaux et vaudras jamais.


— Eh bien ! compère, répliqua d’Assoucy avec effronterie, quand j’aurais tué cette maligne bête, qui me combattait, le péché serait-il irrémissible ? Eussiez-vous mieux aimé qu’il me tuât et que vous en portassiez la peine en ce monde et dans l’autre ? Nous avons eu ensemble un furieux duel, je vous assure, et il s’en est fallu de peu que j’eusse le dessous. Je vous prie donc de me laisser aller…


— Non, par les clés de saint Pierre ! petit vagabond ! interrompit Fagottini, en le saisissant de nouveau par les cheveux et le soulevant ainsi à deux pieds du sol. Tu seras fouetté par les rues et les carrefours, comme voleur de race, et M. le lieutenant civil, par devant qui je vais te mener, au grand Châtelet, a de bonnes cages de pierre pour les oiseaux de ton espèce, à moins que tu ne meures lapidé par le peuple, qui pleurera mon singe et vengera mes chères marionnettes. As-tu bien eu le farouche courage de mutiler et de détruire ces miracles d’un travail ingénieux ? Je voudrais pareillement te rompre, à plaisir, bras et jambes, et ensuite te tordre le cou !


— N’en faites rien, monseigneur, si vous êtes bon catholique ! s’écria d’Assoucy, à qui la faim et la crainte commandaient l’humilité suppliante ; soyez plutôt charitable, en me faisant l’aumône d’une miche de pain, pour remplir mon estomac à jeun, qui semble être sans fond, comme le tonneau des Danaïdes : ordonnez ensuite, de moi, ce qu’il vous plaira.

— Par la damnation de Judas ! reprit Fagottini, en réfléchissant au parti qu’il pouvait tirer de ce petit drôle, resté en otage dans ses mains, pour répondre de l’attentat du Savoyard, je consens à te pardonner, à condition que tu veuilles me servir avec le même zèle que tu servais ton ancien maître. Il s’agirait de jouer du luth et de divertir les passants, au lieu et place de mon singe défunt.


— Sans doute, je le veux bien, monseigneur, pourvu que vous me donniez abondante nourriture et de gros gages en surplus, sans aucune pitance de coups, chiquenaudes, nasardes, etc. Si tel est notre marché, je suis, de ce jour, votre tout dévoué serviteur.


Le traité fut conclu de part et d’autre, avec un empressement qui ressemblait à de la bonne foi, et aussitôt il commença d’être en vigueur ; car, avant d’apporter à son nouveau valet la nourriture dont celui-ci avait le plus pressant besoin, Fagottini se l’appropria tout à fait, en l’habillant d’un vieux costume italien, dont la richesse primitive avait disparu sous une double couche de poussière et de crasse : c’était la livrée du singe aux grands jours de gala, et d’Assoucy, qui succédait directement à l’animal, quitta presque à regret l’habit galeux et la pauvre condition de page de musique. Il espérait que la métamorphose qu’on lui faisait subir ne s’étendrait point au delà ; mais Fagottini, pour mieux déguiser l’origine de son heureuse acquisition, lui barbouilla la figure et les mains d’une teinture noire, qui pénétrait dans les pores de la peau et y laissait une empreinte ineffaçable. L’infortuné d’Assoucy protesta vainement contre cette violation de son traité, qui, en faisant de lui le successeur d’un singe, ne lui imposait pas le devoir de devenir un nègre. Fagottini lui rit au nez, en jurant par tous les saints du calendrier que l’Afrique ne produisait pas de plus joli visage d’ébène. Dès ce moment, la discorde fut allumée entre le maître et son valet.


Ce dernier se consolait du moins, à l’espoir d’un copieux et succulent repas ; mais le fourbe Italien ne lui donna que du pain bis et des oignons crus, en assaisonnant d’éloges hyperboliques cette prétendue chère de prince.


D’Assoucy était tellement affamé, que les oignons crus et le pain bis ne lui parurent ni trop durs ni trop lourds, quoiqu’il n’eût que de l’eau pour les faire passer. Il avait pourtant rêvé un meilleur dîner, et il se prit à regretter d’avoir abandonné le Savoyard et perdu ainsi les bénéfices frauduleux qu’il pouvait détourner à son profit. Il se rappela alors qu’il avait oublié toute sa fortune, composée de quelques beaux écus, dans les poches de son ancien vêtement ; mais Fagottini, qui aurait entendu d’une lieue sonner un liard, avait déjà confisqué l’argent, et d’Assoucy eut le chagrin de voir son petit pécule s’engouffrer dans une énorme bourse de cuir bouilli, qui présentait une rotondité assez respectable. Cette inique spoliation ne fut pas soufferte sans véhéments reproches et gestes menaçants de la part du propriétaire de la petite somme, qui allait s’ajouter aux économies de son maître. Celui-ci, dont le rire redoublait aux emportements de son impuissant adversaire, le défia de s’enfuir, après l’avoir enchaîné à un anneau de fer, pour lui enseigner la patience et la résignation.


Pendant que Fagottini écorchait son singe pour l’empailler, et raccommodait tant bien que mal celles de ses marionnettes qui n’étaient pas tout à fait hors de service, d’Assoucy, mis à la chaîne comme un animal domestique, cria, s’agita, écuma, puis pleura, puis s’apaisa ; il avait eu le temps de comprendre que, dans sa nouvelle condition, le plus sage était de se soumettre au joug de la nécessité et d’attendre une occasion favorable pour s’y soustraire, en prenant sa revanche, s’il était possible, contre son odieux bourreau. Il promit donc d’obéir désormais aux volontés du despote qu’il s’était donné, mais il se promit tout bas à lui-même de se dérober à cet ignoble asservissement. Hélas ! le pauvre garçon ne savait pas encore jusqu’où irait sa misère.


Le lendemain, il suivit, en silence et la tête basse, Fagottini, qui avait, ce jour-là, le regard plus louche et plus faux, le sourire plus moqueur, le teint plus enluminé et l’abord plus impudent qu’à l’ordinaire ; tous deux montèrent sur le théâtre, veuf de ses acteurs mécaniques, et la toile fut tirée, aux sons du luth que d’Assoucy pinçait dans la coulisse.


Le Savoyard et son page, enchantés du lâche coup de main qu’ils avaient fait pendant la nuit pour ruiner Fagottini, jouissaient d’avance de la situation critique à laquelle ils croyaient avoir réduit l’inventeur des marionnettes : ils se regardèrent avec étonnement, en reconnaissant le luth d’Assoucy qui jouait un de leurs airs ; ils ne doutèrent pas que leur élève ne fût passé dans le camp de l’ennemi. Mais l’apparition d’un musicien nègre, qui remplaçait le singe mort, déconcerta leurs espérances et les découragea tout à fait, en leur montrant que Fagottini n’était pas à bout de ressources, puisqu’il semblait avoir déjà trouvé le moyen de faire face à la perte de son industrie. Ils se reprochèrent même l’inutile destruction des marionnettes, lorsqu’ils virent la curiosité du public, alléchée par un nouveau spectacle, rassembler autour du théâtre de leur rival une foule plus nombreuse et plus impatiente que jamais, dans l’attente de ce spectacle. Les assistants cherchaient des yeux le singe et les automates de Fagottini ; on s’informait bien des causes de leur absence, attribuée à quelque indisposition subite de ces acteurs, mais on se demandait aussi à quel rôle était destiné ce nègre, qu’on n’avait pas encore vu sur la scène de Fagottini, et déjà chacun s’apprêtait à mettre la main à la poche, pour payer sa place et son plaisir.


Le Savoyard ne remarquait pas de si avantageuses dispositions dans son auditoire clairsemé : il préludait tristement à sa fameuse complainte sur la mort du malheureux Conchine (on avait francisé ainsi le nom italien de Concini) ; mais l’événement qui avait fait le succès de cette complainte était vieux de deux jours, et la vindicte populaire s’était rassasiée sur un cadavre. On ne s’occupait même plus de la maréchale d’Ancre, qui, emprisonnée à la Bastille, devait être jugée pour crime de lèse-majesté divine et humaine, et condamnée six mois après, à être brûlée vive comme sorcière.



L’apparition d’un musicien nègre.


— Bourgeois et habitants de la célèbre et bonne ville de Paris, reine et capitale du monde, s’écriait le Savoyard, en accordant son instrument, je suis Philippe, dit le Savoyard, héritier légitime du poète grec Homère, auquel j’ai l’honneur de ressembler en ma qualité d’aveugle ; le Pont-Neuf est mon Parnasse, le Cheval de bronze est mon Pégase, et la Samaritaine est la source de mon Hélicon. Je veux aujourd’hui, si vous ne jeûnez de grasse gaieté, vous chanter la chanson pitoyable et récréative d’un cordonnier, qui se coupa la gorge de son tranchet, parce qu’il avait fait des souliers trop étroits à ses pratiques. Oyez, oyez, messeigneurs, oyez cette gentille poésie, la belle complainte de l’honnête cordonnier.


L’annonce d’une chanson que recommandait un titre aussi piquant opéra un mouvement dans le public qui se partagea en deux groupes tumultueux, selon la préférence de chacun pour l’un ou l’autre spectacle ; mais le Savoyard n’eut pas plutôt entonné sa chanson plaintive, que ses auditeurs lui furent enlevés par la langue dorée de Fagottini.


— Bons chrétiens que tourmente le mal de dents ! disait d’une voix perçante le signor Fagottini, tandis que d’Assoucy gambadait à ses côtés en remuant les mâchoires, monsieur mon singe est mort hier, et mes marionnettes en ont pris le deuil. Avant qu’elles se soient consolées, ce qui ne sera pas de longtemps, puisque je les mène en Italie, à la cour de notre saint père le Pape, j’ai fait vœu d’arracher, gratis ou à petits frais, toutes les dents malsaines, puantes ou douloureuses, qui sont encore plantées dans vos bouches ; cela, s’il vous plaît, pour la gratitude singulière que j’ai toujours eue à l’égard des gens de Paris. C’est pourquoi je possède un miraculeux secret, pour faire repousser sur-le-champ les dents que j’ôte, de telle sorte que, deux jours après la dent arrachée, les choses se rétablissent d’elles-mêmes en leur premier état. On peut dire avec assurance que les plus grands saints du paradis n’inventeraient pas un remède plus efficace : par exemple, une vieille édentée retrouvera de quoi mordre, et je pourrais citer un vénérable cardinal, qui onc ne perdra plus ses dents, les ayant fait enlever toutes, dût-il vivre deux fois centenaire.


Cette impertinente allocution, débitée avec une assurance emphatique, rencontra peu d’incrédules ; mais si chacun se rendait bien compte, à part soi, de ce qui pouvait manquer à sa mâchoire, personne n’osait courir la chance de l’essai du fameux remède. Fagottini avait déployé ses formidables tenailles d’acier, qui firent reculer d’abord même les plus intrépides, déterminés à tenter l’aventure et sacrifier une mauvaise dent pour en avoir une bonne ; il recueillit bientôt une brillante moisson d’écus blancs, comme l’expression palpable de la confiance et de l’intérêt des spectateurs. Il se rengorgeait avec suffisance, apprêtait les ustensiles de son métier, en agitant un collier de vieilles dents de cheval enfilées comme des perles : tout à coup il prit d’une main d’Assoucy par la tête, lui écarta les lèvres, avec l’autre main, et mit à découvert deux superbes rangées de dents, dont la blancheur contrastait avec la noirceur factice de son teint. L’enfant, que le menaçant appareil de l’art du dentiste avait troublé et inquiété, supposa naturellement une fâcheuse intention contre sa bouche, quand il se sentit saisi de la sorte à l’improviste par Fagottini ; il ne cessa de crier et de se débattre, qu’en entendant ces paroles rassurantes du perfide Italien adressées à son auditoire :



Tout à coup il prit d’Assoucy par la tête.

— Messieurs et mesdames, avisez cette denture plus aiguisée que canif, et plus polie qu’ivoire. Eh bien ! ce garçonnet avait de naissance toutes les dents ébréchées, gâtées et mal agencées : c’était un chaos piteusement entassé dans sa bouche ; or, il nous fallut arracher toutes ces méchantes dents pour les remettre en plus bel ordre, et la nature fut si rétive, qu’elles ne revinrent dans le bel état où vous les voyez, qu’à la troisième pousse. Tenez-moi donc pour ignorant et calomniateur, si demain cette dent-ci que je vous montre et qui n’est plus bonne à rien n’a produit nouveau germe et nouvelle dent, pour le triomphe de mon art ! Goûtez vous-même après, si cela fait le moindre mal à l’estomac !


Il voulut joindre l’exemple au précepte et fit semblant de tirer une grosse dent de la bouche de d’Assoucy, qui n’eut pas même le temps de se préparer à ce tour de passe-passe, et qui jeta un cri de douleur, en contradiction avec les promesses du charlatan. Celui-ci ne daigna plus s’occuper de son nègre, qui, pâle et tout en larmes, crut avoir perdu la dent et la voir toute sanglante entre les mains de l’opérateur.


Fagottini prolongeait l’effet de ce coup de théâtre imprévu, par de burlesques commentaires.


— Par sainte Appoline qui guérit les maux de dents ! disait-il en se pavanant : arracher ou plutôt extraire une dent, fût-ce la plus grosse et la mieux enracinée, c’est moins que rien, et la douleur a les airs du plaisir. Voyez mon petit négrillon, qui se soucie de sa dent comme d’un cheveu, parce qu’il sait qu’elle ne tardera pas à reparaître plus belle qu’elle n’était. Or, je vous convie à venir demain voir la dent neuve, qui aura poussé, cette nuit, et si ce n’est pas assez d’une pour vous convaincre, je veux en faire sauter deux trois, l’une après l’autre, tant la graine est abondante, tant le terrain est fertile.


— N’approchez pas, abominable homme ! interrompit d’Assoucy à voix basse, épouvanté du regard satanique de l’Italien qui le menaçait de ses terribles tenailles : n’approchez pas, sinon je vous mords jusqu’au sang, je vous égratigne la face et vous crève les deux yeux !


— Mon fils, quelle mouche te pique ! reprit doucereusement Fagottini, qui ne voulut pas pousser à bout le désespoir du malheureux enfant, qu’il emporta dans ses bras derrière le théâtre, en lui disant, à l’oreille, de compter ses dents et de se taire. N’ayez pas peur, messires et mesdames, dit-il en reparaissant devant son public : mon nègre n’est point enragé, comme on pourrait le croire ; c’est une maladie qu’il prit en nourrice, pour avoir été piqué d’un serpent ; mais, dès que l’accès commence, j’ai grand soin de l’écarter du monde, afin qu’il ne blesse, ne morde et n’empoisonne personne. N’aurais-je pas plus sagement fait de lui arracher toutes les dents ?


Cependant d’Assoucy jetait de tels cris, que le rusé Italien jugea prudent d’aller lui imposer silence, bon gré, mal gré, et n’essaya pas de le calmer avec de bonnes paroles : il se jeta sur lui, sans mot dire, et le serrant dans ses bras, à lui faire perdre haleine, pour l’empêcher de mordre et de crier, il le déposa évanoui dans le fond de l’échoppe ; puis, avant que l’enfant eût repris sa fureur avec ses sens, il le bâillonna et le lia de fortes cordes, comme un condamné à mort qu’on va mener à la potence. Après avoir pris cette cruelle précaution contre la peur et la fureur du pauvre garçon, il reparut en public et annonça que son nègre sortait à peine d’une violente crise, qu’il avait domptée, heureusement, au moyen d’un élixir, panacée souveraine contre toute espèce de maux.


L’élan était donné, et ce fut à qui viendrait tendre la bouche aux tenailles de l’impitoyable exécuteur : le fauteuil consacré aux victimes de ses actives opérations ne restait pas vide une minute, et la concurrence augmentait à mesure que les dents tombaient autour de l’impassible Fagottini, qui se surpassa en adresse et en activité ; il ne déposait ses outils que pour recevoir le prix de ses services, quelquefois avec les malédictions de ses clients : quelquefois la gencive suivait la dent arrachée, ou bien, par quiproquo, la dent saine éprouvait le sort réservé à la dent malade, ou bien aucun effort ne réussissait à extirper une racine engagée profondément dans ses alvéoles ; mais, en général, sauf des cris d’hommes et des pleurs de femmes, chacun s’en allait en silence, la mâchoire plus ou moins dégarnie ou ébranlée, avec la consolante persuasion de voir les dents absentes repousser, la nuit même, par la vertu de l’élixir avec lequel on devait laver la plaie.


— Par le grand saint Hubert, qui préserve de la rage ! répétait Fagottini, à chaque dent enlevée : empêchez que, pendant une heure, votre salive ne mouille la plaie saignante ; autrement ; l’élixir que je vous baille gratuitement, par dessus le marché, serait comme nul et sans puissance ; efforcez-vous aussi de retenir votre haleine, qui peut corrompre et détruire le germe de la dent à venir.


Cependant d’Assoucy, en revenant à lui, avait gémi de se trouver bâillonné et garrotté comme un criminel ; son ressentiment ne fut pas diminué quand il reconnut que sa mâchoire était intacte et qu’il n’avait pas perdu une seule de ses dents, mais il ne détesta pas moins, dans son for intérieur, la barbarie tyrannique de l’arracheur de dents, qu’il eût voulu poignarder de sa propre main ; il se calma pourtant, en pensant que bien d’autres seraient plus maltraités que lui, et la souffrance qu’il avait ressentie en idée était compensée par la souffrance plus réelle des imbéciles badauds qui ajoutaient foi aux grossiers mensonges de leur bourreau ; il écoutait donc, en riant, les hurlements que Fagottini arrachait, avec les dents, à quelques-uns des patients. Mais il ne songea plus qu’à se dérober à de plus longs tourments, dès qu’il s’aperçut que la corde mal nouée n’entravait pas la liberté de sa main droite : il se servit de cette main pour se débarrasser de ses liens et de son bâillon. Aussitôt qu’il eut recouvré l’usage de ses membres, il oublia tous ses serments de vengeance et n’eut plus à cœur que de mettre en sûreté sa mâchoire ; il s’arma d’audace et de résolution, pour traverser le théâtre où Fagottini opérait en public, et l’affluence y était si compacte et si empressée, qu’il ne fut pas même remarqué dans la foule, au milieu du bruit ; déjà il se croyait sauvé, et son masque noir, qu’il avait effacé à demi avec un linge mouillé, ne pouvait plus aider à le faire reconnaître : par malheur, son cou et ses oreilles n’avaient point été débarbouillés comme sa figure.


Fagottini, qui calculait sa recette d’après le nombre de clients que lui promettait la multitude de curieux arrêtés devant ses tréteaux, distingua dans cette foule mouvante une toque à plumes jaunes, qui cachait mal des oreilles et un cou de nègre ; il adjura saint Michel, vainqueur du diable, et laissant là les dents qui s’offraient à ses pinces infatigables, il s’élança au bas de son estrade, en interpellant le fugitif : il fendit la presse, et rattrapa par la manche l’infortuné d’Assoucy, qui, en se retournant à la secousse, rencontra la grimace horrible de son tyran ; le pauvre enfant joignit les mains avec désespoir, et, décidé à tout, plutôt que de se soumettre à cet homme impitoyable, il lui résista de toutes ses forces.


— Par le martyre de saint Étienne ! disait Fagottini aux gens qui l’entouraient, toujours enclins à prendre parti pour le plus faible contre le plus fort ; c’est mon valet qui a ses attaques d’épilepsie, et, si je ne l’avais appréhendé au corps, il s’allait précipiter dans la rivière. Secourez-moi, s’il vous plaît, bonnes gens, pour l’emporter précieusement, comme un saint, jusqu’à mon laboratoire, où je trouverai bien un remède à son vilain mal.


— Ne croyez pas cet imposteur ! criait d’Assoucy, implorant par gestes la pitié des assistants. Il m’a noirci le visage, pour faire de moi un esclave, comme si j’étais un nègre, et il m’accable de mille duretés, ce sorcier hérétique ! C’est moi qui suis le second page de musique du Savoyard ; souvenez-vous de moi, mes amis ! C’était moi qui jouais du luth et chantais à l’unisson avec mon maître Philippe, l’aveugle du Pont-Neuf ! J’aimerais mieux être esclave chez les Algonquins, que de subir la tyrannie de ce diable, de ce païen, qui bientôt m’écorcherait vif. Holà ! assistez-moi, bonnes gens, pour l’amour de Dieu, sinon il me tuera sans rémission ! Dites, je vous en prie, au bon Savoyard, mon ancien maître, qu’il me tire de cet enfer.


— Mordié ! dit le Savoyard, frappé de cet accent plaintif, qu’il reconnut : c’est toi, mon fils, c’est toi, fin voleur de cotignac ! Dieu te garde, mon enfant ! Tu n’auras point en vain appelé le Savoyard à ton aide !


En parlant ainsi, l’aveugle, qui s’était fait instruire du sujet de ce tumultueux débat, descendit de son estrade, et, guidé par les voix, s’ouvrit un chemin, à travers la foule, jusqu’aux combattants sur lesquels il fit tomber au hasard ses lourds poignets, comme des marteaux sur l’enclume ; d’Assoucy, il est vrai, reçut la moitié des coups destinés au charlatan, qui était un champion indigne de l’Hercule de la chanson. Fagottini, néanmoins, ne lâchait pas l’enfant, qu’il présentait en manière de bouclier à son formidable ennemi : mais ce bouclier vivant, meurtri et contusionné, recommença ses plaintes pour intéresser les assistants à sa délivrance, déterminé qu’il était à ne jamais rentrer sous la domination de l’un ou de l’autre maître, également odieux et redoutés.


— Ayez miséricorde, et le bon Dieu vous le rendra ! cria-t-il, en ne s’interrompant dans ses prières que pour éviter le choc de ce poing pesant, qui menaçait de lui briser le crâne chaque fois qu’il retombait. Sauvez-moi de ces deux ravisseurs, qui sont acharnés contre moi et qui me retiennent captif, malgré ma volonté, depuis une année de gêne, d’injustices et de privations. Je suis Charles Coypeau d’Assoucy, fils aîné d’un illustre avocat au Parlement de Paris, et peut-être ma famille croit-elle que je suis défunt à cette heure. Un écu d’or à qui s’en ira avertir messire Coypeau d’Assoucy, mon père, en la rue des Grands-Augustins, où il demeure ! Compatissez à mon destin malencontreux, braves gens, si vous êtes des chrétiens, car vous voyez, sous ces guenilles de comédie, le fils d’un avocat renommé ! En vérité, je vous le dis, je suis Charles Coypeau d’Assoucy.

— Est ce bien toi, mon bien-aimé Charlot ? s’écria un avocat en robe, qui, revenant du Palais, vint à passer, tout chargé de sacs à procès. Certes, messieurs, c’est lui-même, c’est mon propre fils, que j’avais perdu depuis l’an dernier ! Je vais, sur l’heure, dresser une procédure contre ces larrons d’enfant, et le jugement me vaudra une grosse somme pour les dommages qu’ils m’ont faits ! Ah ! méchants bohémiens, vous teniez à la chaîne ce gentil garçon de noble race, et vous le maltraitiez comme un âne rétif ? C’est bien, mes compères : nous compterons ensemble, et il n’est pas un soufflet octroyé à mon cher fils, que je veuille rabattre sur le prix, que je vous en dois réclamer. Viens çà, mon Charlot, viens baiser ton père, qui te promet justice contre ces corsaires !


L’avocat, trempant sa plume dans le galimard ou encrier pendu à sa ceinture, s’était mis en devoir de verbaliser, sur son genou, en guise de pupitre, et repoussait doucement son enfant prodigue qui l’assaillait de caresses. Le Savoyard et Fagottini, effrayés des menaces d’un personnage en robe, avaient brusquement tourné le dos, pour se soustraire au procès-verbal ; mais ils n’eurent pas plutôt regagné leurs tréteaux respectifs, que le peuple, indigné de cette aventure, voulut se venger de ces voleurs d’enfant, envahit leurs théâtres et y mit le feu, après les avoir cherchés eux-mêmes pour les brûler aussi. Le charlatan et le chansonnier, qui avaient eu le bonheur de s’enfuir, n’assoupirent qu’à force d’argent une affaire qui pouvait les envoyer, comme des forçats, ramer sur les galères du roi.


L’expérience du malheur n’avait guère corrigé le jeune d’Assoucy, et sa conduite ne devint pas plus régulière, à mesure qu’il avançait en âge : il était trop paresseux pour se plaire à la profession de son père, et il préféra une existence aventurière à une vie tranquille et honorable. À l’exemple de son premier maître le Savoyard, il se fit poète et musicien, composant des airs de musique et des vers bouffons, parodiant les poèmes latins d’Ovide et de Stace, qu’il traduisit ou travestit en poèmes facétieux, jouant du luth dans les maisons des grands seigneurs et même à la cour de Louis XIII, voyageant avec son bagage poétique et musical, écrivant son histoire vagabonde, mal famé pour les désordres de ses mœurs, toujours gai et plaisant, toujours ivre et gueux, toujours en guerre avec Boileau, qui l’a immortalisé dans ses satires, comme le rival du poète Scarron et comme l’Empereur du Burlesque, ainsi qu’il s’était surnommé lui-même.


— Pauvre empereur du burlesque ! disait d’Assoucy, dans sa vieillesse : tu n’as pas même un morceau de pain à te mettre sous la dent !