Contes nocturnes/Ignace Denner

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Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (14p. 5-135).
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IGNACE DENNER.


Jadis, il y a longues années, vivait, dans une forêt sauvage et solitaire du territoire de Fulda, un brave chasseur, nommé Andrès. Il avait été autrefois chasseur de Monseigneur le comte Aloys de Fach, qu’il avait accompagné dans ses longs voyages à travers la belle Italie, et qu’il avait sauvé d’un grand péril, par sa bravoure et son adresse, un jour qu’ils furent attaqués par des brigands, sur une des routes dangereuses du royaume de Naples. À Naples, dans l’auberge où ils descendirent, se trouvait une pauvre et ravissante fille orpheline, que l’hôte avait recueillie par charité, et qu’il traitait fort rudement, l’employant aux plus pénibles travaux de la maison. Andrès chercha à la consoler de ses chagrins autant qu’il put se faire comprendre d’elle, et la jeune fille conçut tant d’amour pour lui, qu’elle ne voulut plus le quitter, et résolut de le suivre dans la froide Allemagne. Le comte Fach, touché des prières d’Andrès et des larmes de Giorgina, permit à la jeune fille de prendre place sur le siège de la voiture auprès de son amant, et de faire ainsi ce rude voyage. Déjà avant que de passer les frontières de l’Italie, Andrès se fit marier avec Giorgina ; et le comte, de retour dans ses terres, crut bien récompenser son fidèle serviteur, en le nommant son premier garde-chasse. Andrès alla s’établir avec sa femme et son vieux valet, dans la forêt déserte qu’il devait défendre contre les bûcherons et les braconniers ; mais au lieu de jouir de l’aisance douce et tranquille que le comte de Fach lui avait annoncée, il mena une vie laborieuse et difficile, et ne tarda pas à tomber dans le chagrin et dans la misère. Le petit traitement qu’il recevait du comte, suffisait à peine pour lui procurer des vétemens ainsi qu’à Giorgina ; les légers bénéfices qui lui revenaient dans les ventes de bois, étaient fort rares et incertains, et le jardin qu’il cultivait pour son existence était si souvent dévasté par les loups et les sangliers, qu’en une nuit il voyait détruire l’espoir de toute une année. En outre, sa vie était sans cesse menacée par les brigands et les braconniers. Il remplissait cependant son emploi avec zèle et loyauté, et se fiait à ses dogues fidèles pour le prévenir des attaques nocturnes. Giorgina, qui n’était pas accoutumée à ce climat et à cette façon de vivre, traînait une existence languissante. La couleur brune et animée de son visage s’était changée en un jaune pâle ; ses yeux vifs et étincelans avaient perdu leur éclat, et sa taille voluptueuse et arrondie s’amaigrissait chaque jour. Souvent, dans les nuits éclairées par la lune, elle se réveillait en sursaut. Des coups de feu retentissaient au loin dans la forêt ; les dogues hurlaient, et son mari se levant doucement, sortait avec son valet et allait battre le bois. Alors elle priait avec ardeur Dieu et les saints de préserver les jours de son bon époux, et de les retirer tous deux de cet horrible désert. Bientôt la naissance d’un fils augmenta la faiblesse de Giorgina ; elle ne quitta plus le lit, et sa fin sembla proche. Le malheureux Andrès errait tout le jour d’un air sombre ; la maladie de sa femme lui avait ravi tout son courage. Le gibier se montrait devant lui comme pour le braver ; son fusil dans sa main tremblante, lançait des balles inutiles, et il était obligé de laisser à son valet le soin d’abattre les pièces qu’il était de son devoir de livrer à monseigneur le comte.


CHAPITRE II.


Un jour, Andrès était assis devant le lit de Giorgina, les yeux fixés sur sa femme chérie, qui respirait à peine, accablée sous le poids d’une douleur mortelle. Dans son désespoir, il avait pris sa main et la tenait en silence, sans entendre les cris de l’enfant qui demandait le sein de sa mère. Le valet était parti dès le point du jour pour Fulda, afin de se procurer quelques remèdes pour la malade. Aucune créature humaine n’apparaissait au loin ; le vent seul faisait entendre ses longs sifflemens dans les noirs sapins, et les dogues hurlaient douloureusement, couchés au pied de leur malheureux maître. Tout-à-coup Andrès entendit devant la maison comme les pas d’un homme. Il crut que c’était son valet qui revenait, bien qu’il ne l’attendît pas sitôt ; mais les chiens s’élancèrent et aboyèrent violemment. Ce devait être un étranger. Andrès alla ouvrir la porte : un homme se présenta : il était long et maigre, enveloppé d’un ample manteau, et son bonnet de voyage enfoncé sur ses yeux.

— Eh ! dit l’étranger, comment ai-je pu m’égarer ainsi dans ce bois ! La tempête descend des montagnes, nous allons avoir un temps terrible. Me permettrez-vous d’entrer dans votre maison, mon cher monsieur, de me reposer et de me rafraîchir un peu, afin de pouvoir continuer ma route.

— Ah ! monsieur, répondit le pauvre Andrès, vous venez dans une maison de douleur et de misère, et hors la chaise sur laquelle vous pourrez vous reposer, je n’aurai rien à vous offrir ; ma pauvre femme, malade, manque elle-même de tout, et mon valet que j’ai envoyé à Fulda, ne reviendra que fort tard avec quelques provisions.

En parlant ainsi, ils étaient entrés dans la chambre. L’étranger déposa son bonnet et son manteau sous lequel il portait une petite cassette et une valise. Il tira aussi un stylet et une paire de pistolets qu’il mit sur la table. Andrès s’était approché du lit de Giorgina ; elle y était étendue sans connaissance. L’étranger s’approcha aussi, regarda long-temps la malade d’un air pensif, prit sa main et consulta attentivement son pouls. Lorsque Andrès, au désespoir, s’écria : — Ah ! mon Dieu, elle va mourir ! l’étranger lui répondit : — Nullement, mon ami, soyez tranquille. Il ne manque à votre femme qu’une bonne nourriture, et pour l’instant, j’ai un cordial qui lui fera grand bien. Je ne suis pas un médecin, il est vrai, et seulement un marchand ; mais je m’entends un peu en médecine et je possède même plus d’un secret que je débite.

À ces mots, l’étranger ouvrit sa cassette, en tira une fiole, fit tomber quelques gouttes d’une liqueur rougeâtre sur un morceau de sucre, et le mit dans la bouche de la malade. Puis il prit dans sa valise un petit flacon taillé, rempli de vin du Rhin, et en fit prendre quelques cuillerées à Giorgina. Il commanda à Andrès de placer l’enfant sur le sein de sa mère, et de les laisser tous deux prendre du repos. Andrès regardait cet étranger comme un ange descendu du ciel pour venir à son secours. Il avait d’abord jeté sur lui des regards de défiance ; mais la sollicitude qu’il montrait pour Giorgina l’entraînait vers lui. Il lui raconta aussitôt comment il était tombé dans la misère par la faveur que le comte de Fach avait voulu lui faire, et comment il ne sortirait de sa vie de cet état désespéré et accablant. L’étranger chercha à le consoler, en lui disant que souvent un bonheur inespéré apportait la joie aux plus malheureux, et qu’il fallait bien risquer quelque chose, pour changer l’influence de son étoile.

— Ah ! seigneur, répondit Andrès, je me fie en Dieu et en l’intercession de ses saints, à qui moi et ma femme nous nous adressons chaque jour. Que puis-je donc faire pour me procurer des biens et de l’argent. J’attends tout de la sagesse du ciel ; si je désire de l’aisance, à cause de ma pauvre femme qui a quitté son beau pays pour me suivre dans ce pays sauvage, je ne risquerai pas cependant ma vie pour des biens terrestres et périssables.

L’étranger sourit d’une singulière manière, et se disposait à répondre, lorsque Giorgina se réveilla par un profond soupir du sommeil dans lequel elle était plongée. Elle se sentait merveilleusement réconfortée, et son enfant souriait doucement sur son sein. Andrès était hors de lui de joie ; il pleurait, il priait, il sautait dans toute la maison. Pendant ce temps le valet était revenu. Il prépara, tant bien que mal, un repas avec ce qu’il avait apporté, et l’étranger fut invité à en prendre sa part. Celui-ci fit cuire lui-même une soupe pour Giorgina, et on le vit y mettre toutes sortes d’herbes et d’ingrédiens qu’il avait apportés avec lui. La soirée était avancée, l’étranger ne pouvait se remettre en route, il pria qu’on le laissât dormir sur un lit de paille dans la chambre d’Andrès et de Giorgina. Cela fut accordé. Andrès, que son inquiétude pour sa femme ne laissait pas dormir, remarqua comme l’étranger se levait à chaque aspiration pénible que faisait Giorgina, s’approchant tout doucement de son lit, lui tâtant soigneusement le pouls et lui versant quelques gouttes de cordial.


CHAPITRE III.


Lorsque le matin fut arrivé, Giorgina se trouva sensiblement mieux. Andrès remercia du fond de son cœur l’étranger qu’il nommait son ange protecteur. Giorgina prétendait aussi que c’était un envoyé du ciel, descendu sur la terre à sa prière. Ces vives expressions de reconnaissance semblaient un peu embarrasser l’étranger ; il répéta plusieurs fois qu’il eût été un monstre, s’il ne se fût pas servi des moyens qu’il avait de secourir la malade. Au reste, ajouta-t-il, c’était lui qui devait de la reconnaissance à ses hôtes pour l’avoir recueilli malgré leur misère, et il ne voulait pas partir sans leur témoigner sa gratitude. À ces mots, il tira une bourse bien garnie, y prit quelques pièces d’or et les présenta à Andrès.

— Ah ! monsieur, dit celui-ci, comment ai-je mérité de recevoir autant d’argent de vous. C’était un devoir de chrétien, que de vous recevoir dans ma maison, puisque vous vous étiez égaré dans la forêt ; et si vous me deviez quelque remerciement, vous m’avez bien récompensé au-delà de ce que je puis dire, en sauvant ma femme d’une mort presque certaine, par votre sagesse et par votre expérience. Ah ! Monsieur, ce que vous avez fait pour moi, je ne l’oublierai jamais, et que Dieu veuille m’accorder la joie de vous récompenser de cette bonne action au prix de ma vie et de mon sang.

À ces mots de l’honnête Andrès, un éclair rapide brilla dans les yeux de l’étranger.

— Mon brave homme, lui dit-il, il faut absolument que vous preniez cet argent ; vous devez le faire pour votre femme à qui il faut procurer une bonne nourriture, afin qu’elle ne retombe pas dans l’état où je l’ai trouvée avec son enfant.

— Pardonnez-moi, monsieur, dit Andrès, mais une voix intérieure me dit que je ne dois pas accepter votre argent sans l’avoir gagné. Cette voix, que je regarde comme celle de mon saint patron, m’a toujours guidé sûrement dans la vie, et m’a protégé contre tous les dangers du corps et de l’âme. Si vous voulez vous montrer généreux envers nous, laissez-moi une fiole de votre merveilleuse médecine, afin que ma femme s’en serve pour recouvrer ses forces.

Giorgina se souleva sur son lit, et le regard douloureux qu’elle jeta sur Andrès semblait le supplier de ne pas se montrer si rigoureux, et d’accepter les dons de cet homme bienfaisant. L’étranger remarqua ce mouvement et dit : — Allons, puisque vous ne voulez pas absolument accepter mon argent, j’en fais présent à votre chère femme, qui ne se refusera pas comme vous à la bonne volonté que j’ai de vous sauver.

Il prit de nouveau sa bourse, et, s’approchant de Giorgina, il lui donna une fois plus d’or qu’il n’en avait offert à Andrès. Giorgina regarda le bel or étincelant avec des yeux brillans de joie ; elle ne pouvait trouver la force de dire un seul mot de reconnaissance, et de grosses larmes coulaient de ses joues. L’étranger se détourna promptement d’elle, et dit à Andrès : — Voyez, bon homme, vous pouvez accepter mes dons sans scrupule, puisque je partage avec vous un extrême superflu. Je veux bien convenir que je ne suis pas ce que je semble. D’après mon modeste accoutrement, et comme je voyage à pied ainsi qu’un pauvre mercier, vous croyez sans doute que je suis pauvre, et que je vis des maigres profits que je fais dans les marchés et dans les foires : il faut donc que je vous dise que le commerce de bijoux précieux que je fais depuis longues années, a fait de moi un homme riche, et que je n’ai conservé cette simple manière de vivre, que par une vieille habitude. Dans cette petite valise et dans cette cassette, je porte des joyaux et des pierres taillées fort anciennement, qui valent des milliers et des milliers de ces pièces d’or. J’ai fait cette fois de très-beaux gains à Francfort, et ce que je donne à votre femme n’est pas la centième partie de mon bénéfice. Au reste, je ne vous donne aucunement cet argent pour rien, mais j’exige de vous toutes sortes de complaisances. Je voulais aller, comme d’ordinaire, de Francfort à Cassel, et je me suis trompé de chemin. En marchant, j’ai reconnu que la route qui passe par cette forêt et que les voyageurs redoutent, est fort agréable pour un piéton ; aussi je veux désormais la prendre et m’arrêter chez vous. Vous me reverrez donc chaque année deux fois, savoir : à Pâques, lorsque je vais de Francfort à Cassel, et à la fin du printemps quand je reviens de la foire de Saint-Michel, de Leipsick à Francfort, d’où je gagne la Suisse et quelquefois l’Italie. Alors, pour me rembourser, vous m’hébergerez un, deux, ou même trois jours, et c’est la première complaisance que j’exige de vous.

Ensuite, je vous prie de garder chez vous, jusqu’au printemps, cette petite cassette, où sont des marchandises dont je n’ai pas besoin à Cassel, et qui me gêne dans mes courses. Je ne vous cache point que ces marchandises sont fort précieuses. La loyauté et la piété que vous m’avez montrées, me donnent toute confiance en vous, et je ne vous recommande point de les garder avec soin. C’est là le second service que je vous demande. Le troisième vous semblera le plus pénible : c’est celui qui me sera le plus utile. Il faut que vous quittiez pour aujourd’hui votre femme, et que vous consentiez à me conduire, par la forêt, jusqu’à la route de Hirschfeld, où je trouverai des gens de connaissance avec qui je partirai pour Cassel. Car, outre que je ne connais pas ces bois, et que je pourrais m’y perdre une seconde fois, le chemin n’est pas rassurant pour un homme comme moi ; vous, on vous connaît pour le garde-chasse du pays, et personne ne songera à vous attaquer. On disait à Francfort qu’une troupe de brigands qui infestaient autrefois les environs de Schaffhouse, et qui s’étendait jusqu’à Strasbourg, s’était jetée dans le pays de Fulda, afin de s’en prendre aux négocians qui vont de Leipsick à Francfort. Il serait fort possible qu’en ma qualité de marchand de diamans, je leur fusse signalé depuis Francfort. Si donc j’ai mérité quelque remercîment pour avoir sauvé la vie de votre femme, vous pouvez me rendre le même service en me servant de guide.

Andrès se prépara avec joie à faire tout ce qu’on exigeait de lui, et il se mit aussitôt en état de partir en endossant son uniforme, et prenant son fusil à deux coups et son couteau de chasse, et en ordonnant au valet d’accoupler les deux dogues. Pendant ce temps, l’étranger avait ouvert sa cassette, et en avait tiré de magnifiques parures, des colliers, des pendans d’oreille, des chaînes qu’il avait étendues sur le lit de Giorgina qui ne pouvait cacher son étonnement et son admiration pour toutes ces belles choses. Mais lorsque l’étranger la pria de passer à son cou une des plus belles chaînes, de mettre à ses bras de magnifiques bracelets, et qu’il lui présenta un petit miroir de poche pour se regarder à son aise, Andrès dit à l’étranger : — Ah, monsieur ! pourquoi exciter l’envie de cette pauvre femme par des choses qui ne lui conviennent pas, et qu’elle ne saurait même désirer. Ne vous fâchez pas, monsieur, mais la simple chaîne de corail rouge, que Giorgina avait à son cou la première fois que je la vis à Naples, est mille fois plus chère pour moi que tous ces brillans trompeurs !

— Vous êtes aussi trop rigoureux, dit l’étranger, en riant d’un air moqueur, de ne pas accorder à votre femme malade l’innocent plaisir de se parer avec ces joyaux, qui ne sont pas trompeurs, mais bien réels. Ne savez-vous pas que ce sont de telles choses qui causent aux femmes leurs plus grandes joies ? Et ce que vous venez de dire, que de semblables parures ne conviennent pas à Giorgina, moi je prétends le contraire. Votre femme est assez jolie pour se parer, et vous ignorez si elle ne sera pas un jour assez riche pour posséder et pour porter de tels joyaux.

Andrès dit d’un ton expressif : — Je vous en prie, monsieur, ne tenez pas ces discours séducteurs et mystérieux ? Voulez-vous donc tourner la tête à ma pauvre femme, et lui donner une vaine envie de cet éclat mondain, afin qu’elle ne sente que plus durement le poids de notre misère et qu’elle perde le peu de gaîté qu’elle a conservée ? Renfermez toutes ces belles choses, monsieur, je les conserverai avec soin jusqu’à ce que vous reveniez. Mais dites-moi, au nom du ciel, s’il vous arrivait un malheur et que vous ne revinssiez pas dans ma maison, où faudrait-il porter cette cassette, combien de temps attendrai-je avant que de la remettre à celui que vous me désignerez, et quel est votre nom, à vous-même, de grâce ?

— Je me nomme, dit l’étranger, Ignace Denner, et je suis, comme vous le savez déjà, marchand et négociant. Je n’ai ni femme ni enfans, et mes parens demeurent dans le canton de Wallis. Mais je ne saurais les estimer, ni les aimer, puisqu’ils ne faisaient aucun cas de moi lorsque j’étais pauvre. Si je ne reparaissais pas d’ici à trois ans, gardez sans crainte cette cassette, et comme je sais que vous vous feriez scrupule d’accepter de moi ce riche héritage, je le lègue, dans le cas que j’indique, à cet enfant à qui je vous prie de donner le nom d’Ignace.

Andrès ne savait que penser de la grandeur d’âme et de la générosité de l’étranger. Il restait tout stupéfait devant lui, tandis que Giorgina le remerciait de ses bonnes intentions, et l’assurait qu’elle prierait Dieu et les saints de le protéger dans ses voyages et de le ramener heureusement dans cette maison. L’étranger sourit d’une singulière manière, selon sa coutume, et répondit que la prière d’une jolie femme aurait sans doute plus d’efficacité que les siennes ; qu’ainsi, il la laisserait prier, et que pour lui il se confierait en la vigueur de ses membres et en la bonté de ses armes.

Cette réponse de l’étranger déplut fort au pieux Andrès ; cependant, il renferma en lui-même ce qu’il allait dire, et pressa l’étranger de partir ; attendu qu’il serait obligé de revenir tard dans la nuit, et que sa femme en concevrait de l’inquiétude.

En partant, l’étranger dit encore à Giorgina qu’il lui permettait expressément de se parer de ses diamans, si cela lui faisait plaisir, puisqu’elle manquait totalement de distraction dans cette forêt solitaire. Giorgina rougit du plaisir secret qu’elle éprouvait de pouvoir satisfaire ce penchant particulier à toutes les femmes, et surtout à celles de sa nation, pour les pierreries et les parures ; et Denner se mit en marche avec Andrès, à travers le bois sombre et désert. Dans un épais taillis, les dogues se mirent à flairer tout autour d’eux, et à regarder leur maître d’un air prudent et avisé.

— Il ne fait pas bon ici, dit Andrès, en armant la batterie de son fusil, et il marcha devant l’étranger avec ses chiens fidèles. Souvent il croyait entendre du bruit dans les arbres, et quelquefois il apercevait au loin une figure sombre qui disparaissait sous les feuilles. Il voulut découpler ses chiens.

— Ne faites pas cela, mon cher homme ! s’écria Denner ; car je puis vous assurer que vous n’avez pas la moindre chose à craindre.

À peine eut-il prononcé ces mots, qu’un grand coquin aux cheveux touffus, à la longue moustache, et tenant un fusil à la main, sortit du fond du bois. Andrès le mit en joue.

— Ne tirez pas, ne tirez pas ! s’écria Denner. L’homme noir fit un signe amical, et se perdit dans les arbres. Enfin, ils arrivèrent à l’extrémité de la forêt sur une route animée.

— Maintenant, je vous remercie de tout mon cœur, dit Denner, retournez dans votre maison ; si vous rencontrez quelques tournures comme celle que nous venons de voir, tenez vos chiens en laisse, ne vous occupez pas d’elles, et continuez tranquillement votre chemin. Vous arriverez heureusement chez vous sans danger.

Andrès ne savait ce qu’il devait penser de cet homme qui avait le pouvoir de bannir les mauvais esprits, et il ne concevait pas pourquoi il avait eu besoin de se faire accompagner à travers la forêt. Il revint en effet avec sécurité dans sa demeure, et y trouva Giorgina levée et rétablie, qui vint se jeter dans ses bras.


CHAPITRE IV.


Grâce à la libéralité du marchand étranger, le petit ménage d’Andrès prit une toute autre face. À peine Giorgina fut-elle rétablie, qu’il se rendit avec elle à Fulda, et y acheta beaucoup de choses qui donnèrent à leur maison l’apparence d’un certain bien-être. Il arriva aussi que depuis la visite de l’étranger, les braconniers et les bûcherons semblaient bannis du voisinage, et Andrès put remplir tranquillement son poste. Son bonheur à la chasse était aussi certain ; et comme jadis, il manquait rarement son coup. L’étranger revint à la Saint-Michel, et resta trois jours. En dépit des refus obstinés de ses hôtes, il se montra aussi généreux que la première fois. Il leur dit que c’était une fois sa volonté que de les mettre dans l’aisance, afin de se rendre à lui-même plus commode et plus agréable la maison où il avait dessein de s’arrêter quelquefois.

La charmante Giorgina put alors s’habiller avec plus de soin. Elle avoua à Andrès que l’étranger lui avait fait présent d’une belle épingle en or, travaillée artistement, semblable à celles que les femmes et les filles de certaines parties de l’Italie portent dans leurs cheveux rassemblés en grosses touffes. Andrès prit un air sombre ; mais au même instant, Giorgina qui était sortie de la chambre, revint en sautant, habillée et parée exactement comme elle était lorsque Andrès l’avait vue pour la première fois à Naples. La belle épingle d’or brillait dans ses cheveux noirs qu’elle avait ornés, avec une intention pittoresque, de fleurs variées, et Andrès ne put s’empêcher de convenir que le présent de l’étranger était bien fait pour réjouir sa Giorgina.

Andrès dit ces paroles avec simplicité ; Giorgina prétendit que l’étranger était leur ange gardien, qu’il les avait tirés de la plus profonde misère pour les mettre dans l’aisance, et qu’elle ne comprenait pas pourquoi Andrès se montrait si réservé, si silencieux, et en général aussi triste avec lui.

— Ah ! ma bien aimée, dit Andrès, la voix intérieure qui me dit jadis que je ne devais rien accepter de l’étranger, cette voix n’a cessé de me parler. Je suis souvent tourmenté par ses reproches ; il me semble qu’un bien mal acquis est entré dans ma maison avec son argent. Sans doute aujourd’hui je puis me fortifier plus souvent par un bon plat, par un coup de vin généreux ; mais crois-moi, ma chère Giorgina, si nous avions eu une bonne vente, et qu’il nous fût venu quelques gros de plus, bien gagnés, je trouverais un meilleur goût à notre pauvre bière, qu’au bon vin que nous apporte l’étranger. Je ne puis absolument pas me familiariser avec ce singulier marchand, et souvent en sa présence j’éprouve un malaise involontaire. As-tu remarqué, chère Giorgina, qu’il ne regarde jamais personne en face ; et souvent ses regards étincèlent si fort du fond de ces petits yeux creux, et il rit d’un air si rusé que le frisson s’empare de moi. Ah ! puissent mes soupçons ne pas se réaliser.

Giorgina chercha à détourner son mari de ces sombres pensées, en assurant qu’elle avait souvent vu dans son pays, et surtout dans l’auberge de ses parens adoptifs, des gens d’un extérieur repoussant, en qui elle avait reconnu par la suite d’excellentes qualités. Andrès parut rassuré ; mais, dans le fond de son âme, il se promettait d’être sur ses gardes.


CHAPITRE V.


L’étranger revint chez Andrès, lorsque le fils de celui-ci, fort bel enfant et l’image de sa mère, eut atteint à l’âge de neuf mois. C’était le jour de la fête de Giorgina ; elle avait paré avec soin son enfant, s’était habillée elle-même dans son cher costume napolitain, et avait préparé un meilleur repas que de coutume, auquel l’étranger ajouta une bouteille tirée de sa valise. Lorsqu’ils furent à table, l’étranger regardant l’enfant qui lui souriait d’un air intelligent, lui dit : — Votre fils promet en vérité beaucoup, et c’est dommage que vous ne puissiez lui donner une éducation convenable. J’aurais bien une proposition à vous faire ; mais vous la rejetterez, quoique je n’aie en vue, en vous la faisant, que votre avantage et votre bonheur. Vous savez que je suis riche et sans héritiers ; je me sens une tendresse et un penchant tout particuliers pour cet enfant. — Donnez-le moi ! — Je l’emporterai à Strasbourg, où il sera fort bien élevé par une vieille et honorable dame qui est mon amie ; vous serez ainsi débarrassés d’une lourde charge ; mais il faut que vous preniez promptement votre résolution, car je suis forcé de partir ce soir même. J’emporterai sur mes bras votre enfant jusqu’au prochain village, et là je prendrai une voiture.

À ces paroles de l’étranger, Giorgina lui arracha avec violence l’enfant qu’il avait pris sur ses genoux, et le serra sur son sein en l’arrosant de larmes.

— Voyez, Monsieur, dit Andrès, comme ma femme répond à votre proposition ! J’ai les mêmes sentimens qu’elle. Il se peut que votre intention soit bonne ; mais comment avez-vous pu songer à nous enlever ce que nous avons de plus cher au monde ? Comment pouvez-vous nommer un fardeau ce qui doit charmer notre vie, fussions-nous encore dans la misère profonde d’où votre bonté nous a tirés ? Vous nous avez dit que vous êtes sans femme et sans enfans, alors vous ignorez la félicité qui descend du ciel sur une femme et un mari à la naissance d’un fils. C’est de l’amour le plus céleste dont ils sont remplis, en contemplant cette créature muette étendue sur le sein de sa mère, et qui dit cependant avec éloquence toute leur joie et leur bonheur. — Non, mon cher monsieur ! quelque grands que soient vos bienfaits, ils ne sont pas d’un aussi grand prix pour nous, que la possession de notre enfant ; car tous les trésors du monde ne nous le remplaceraient pas. Ne nous traitez pas d’ingrats, mon cher monsieur, parce que nous refusons de céder à vos demandes. Si vous étiez père, vous-même, nous n’aurions pas besoin de nous excuser auprès de vous.

— Allons, allons, dit l’étranger en regardant de côté d’un air sombre, je croyais bien faire en rendant votre fils riche et heureux. Si vous n’êtes pas contents, n’en parlons plus.

Giorgina baisa et caressa son enfant, comme s’il eût été sauvé d’un grand danger. L’étranger sembla reprendre sa sérénité ; il était toutefois facile de s’apercevoir que le refus de son hôte l’avait chagriné. Au lieu de partir le soir même, comme il l’avait annoncé, il resta trois jours encore, durant lesquels au lieu de passer comme d’ordinaire son temps auprès de Giorgina, il s’en alla à la chasse avec Andrès, et se fit conter beaucoup de choses sur le comte Aloys de Fach. Lorsque dans la suite Ignace Denner revint chez son ami Andrès, il ne parla plus de son projet d’élever l’enfant. Il se montra amical comme devant, et continua de faire de riches cadeaux à Giorgina à qui il permit de se parer des diamans qu’il lui avait confiés. Souvent Denner voulait jouer avec l’enfant ; mais celui-ci le repoussait et se mettait à pleurer ; il se refusait absolument à se laisser prendre par l’étranger, comme s’il eût eu connaissance de la proposition que celui-ci avait faite à ses parens.


CHAPITRE VI.


L’étranger avait continué de visiter Andrès depuis deux ans, et le temps ainsi que l’habitude avaient enfin triomphé de la défiance de celui-ci contre Denner. Au printemps de la troisième année, lorsque le temps où Denner avait coutume de se montrer était déjà passé, on frappa par une nuit orageuse à la porte d’Andrès, et plusieurs voix rauques se firent entendre. Il se leva tout effrayé ; mais lorsqu’il se mit à la fenêtre en demandant qui venait le troubler de la sorte et en menaçant de lâcher ses dogues, on lui répondit qu’il pouvait ouvrir à un ami, et il reconnut la voix de Denner. Il alla ouvrir la porte de la maison avec une lumière à la main, et Denner se présenta en effet devant lui. Andrès lui dit qu’il croyait avoir entendu plusieurs voix, mais Denner lui répondit que le bruit du vent l’avait trompé. Lorsqu’ils entrèrent dans la chambre, Andrès ne fut pas peu étonné en s’apercevant que l’extérieur de Denner avait entièrement changé. Au lieu de son costume gris uni, il portait un juste-au-corps d’une couleur rouge foncée et un large ceinturon de cuir qui soutenait un stylet et des pistolets ; il était en outre armé d’un sabre, et son visage n’avait pas non plus le même aspect, car il portait de longues et épaisses moustaches.

— Andrès ! dit Denner en lui lançant des regards étincelans ; Andrès, lorsqu’il y a trois ans j’enlevai ta femme à la mort, tu désiras que Dieu voulût bien t’accorder l’occasion de payer ce bienfait de ta vie et de ton sang. Ton désir est rempli ; et le moment de me prouver ta reconnaissance est venu. Habille-toi ; prends ton fusil et viens avec moi : à quelques pas de ta maison, tu apprendras le reste.

Andrès ne savait que penser des discours de son hôte ; il lui répondit cependant qu’il était prêt à tout entreprendre pour lui, à moins que cela ne fût quelque chose contre la vertu et la religion.

— Tu peux être tranquille là-dessus, lui dit Denner en riant et en lui frappant sur l’épaule ; et voyant que Giorgina, qui s’était levée toute tremblante, s’attachait à son mari, il la prit dans ses bras, et lui dit en la repoussant doucement : — Laissez aller votre mari avec moi ; dans peu d’heures il sera de retour sain et sauf, et il vous rapportera quelque bonne chose. Vous ai-je jamais fait de mal ? vous êtes des gens singulièrement défians !

Andrès hésitait encore à le suivre, Denner se tourna vers lui avec colère :

— J’espère que tu tiendras ta parole, dit-il ; il s’agit de voir si l’on peut se fier à tes promesses !

Andrès fut alors bientôt habillé et suivit Denner qui le précédait d’un pas rapide. Ils avaient traversé les taillis jusqu’à une petite pelouse assez spacieuse ; là, Denner siffla trois fois si fortement que tous les halliers en retentirent, et de toutes parts se montrèrent des feux dans les broussailles, jusqu’à ce qu’un grand nombre de figures sinistres pénétrât jusqu’à eux et vînt les environner. Un des nouveaux-venus sortit du cercle et s’approcha d’Andrès en disant :

— C’est-là notre nouveau compagnon, sans doute ?

— Oui, répondit Denner. Je viens de le faire sortir de son lit. Il va faire son coup d’essai, et nous pouvons commencer sur-le-champ.

À ces mots, Andrès se réveilla comme d’une lourde ivresse, une sueur froide découlait de son front ; mais il se remit aussitôt, et s’écria :

— Quoi ! misérable trompeur, tu te donnais pour un marchand, et tu n’es qu’un indigne bandit ! Jamais je ne serai ton compagnon ; jamais je ne prendrai part à tes actions infernales, toi qui as voulu me séduire avec l’adresse de Satan lui-même ! Laisse-moi m’éloigner, scélérat, et quitte cette contrée, autrement je te dénoncerai à l’autorité et tu recevras le prix de tes crimes ; car je sais maintenant, tu es ce fameux Ignace qui a désolé le pays avec sa bande par ses excursions et ses brigandages.

Denner se mit à rire.

— Quoi, misérable lâche ! dit-il, tu oses me braver, et tu veux te soustraire à mon pouvoir !… N’es-tu pas depuis long-temps notre compagnon ? ne vis-tu pas déjà, depuis trois années, de notre argent ? la femme ne se pare-t-elle pas de notre butin ?… et tu ne veux pas travailler pour payer ta part ? Si tu ne nous suis pas volontairement, je te fais garotter, et j’envoie mes camarades brûler ta maison, égorger ta femme et ton enfant. Allons, choisis, il est temps. Il faut partir !

Andrès vit bien que la moindre hésitation coûterait la vie à sa chère Giorgina et à son enfant ; et tout en maudissant ce traître, il résolut de céder en apparence à sa volonté, mais de se conserver pur et de profiter de son affiliation à la bande pour faire découvrir ses traces. Andrès déclara donc que la reconnaissance l’obligeait à risquer sa vie pour son bienfaiteur, et qu’il était prêt à faire l’expédition, demandant seulement qu’en sa qualité de novice, on n’exigeât pas qu’il y prît une part trop active. Denner loua sa résolution, et lui répondit qu’il n’exigeait de lui que le service d’éclaireur, parce qu’il pouvait se rendre ainsi d’une grande utilité à sa troupe.


CHAPITRE VII.


Il ne s’agissait pas de moins que d’attaquer et de piller la métairie d’un riche fermier, située non loin de la forêt. On savait que ce dernier venait de recevoir une somme d’argent pour le grain qu’il avait vendu à la dernière foire, et les bandits se promettaient une ample récolte. Les lanternes furent éteintes, et ils se mirent en marche vers le bâtiment que quelques-uns d’entre eux entourèrent. Les autres escaladèrent les murs et s’élancèrent dans la cour ; d’autres furent chargés de faire sentinelle, et Andrès resta avec ces derniers. Bientôt, il entendit les brigands qui brisaient les portes, les malédictions des assaillans, les cris, les plaintes de ceux qu’on maltraitait. Il y eut un coup de feu ; le fermier, homme de cœur, s’était défendu. — Puis, tout devint calme. Les serrures qu’on arrachait, les caisses que traînaient les bandits, causaient seules quelque rumeur. Sans doute un des gens de la ferme s’était enfui vers le village ; car tout-à-coup le tocsin retentit dans les ténèbres, et bientôt on vit une grande multitude, accourir avec des flambeaux, du côté de la métairie. Les coups de feu se succédèrent alors sans interruption, les voleurs s’assemblèrent dans la cour, et abattirent indistinctement tout ce qui se présentait aux portes. Ils avaient aussi allumé leurs torches. Andrès, placé sur une hauteur, pouvait tout voir distinctement. Il aperçut avec épouvante, parmi les paysans, des chasseurs à la livrée de son maître, le comte de Fach ! — Que devait-il faire ? — Se rendre auprès d’eux, cela était impossible, la fuite la plus rapide pouvait seule le sauver ; mais il était là comme enchaîné, regardant fixement dans la cour de la ferme où le combat devenait de plus en plus meurtrier, car les chasseurs du comte avaient pénétré dans l’intérieur par une petite porte, et ils en étaient venus aux mains avec les brigands. Ceux-ci forcés de battre en retraite, se retirèrent du côté où se trouvait Andrès. Il vit Denner qui rechargeait sans cesse son arme, et tirait toujours sans manquer son coup. Un jeune homme richement vêtu, environné par les chasseurs, semblait les commander ; Denner l’ajusta, mais avant qu’il eût fait feu, il fut atteint lui-même par une balle, et tomba. Les bandits s’enfuirent. — Déjà les chasseurs accouraient, lorsque Andrès poussé par une force irrésistible, s’élança vers Denner, le souleva avec vigueur, le prit sur ses épaules et s’enfuit en l’emportant. Il atteignit lentement la forêt, sans être poursuivi. Quelques coups de feu se firent encore entendre, et bientôt un profond silence leur succéda.

— Mets-moi à terre, Andrès, dit Denner ; je suis blessé au pied. Malédiction ! Pourquoi faut-il que je sois tombé ! Cependant je ne crois pas que ma blessure soit grave.

Andrès obéit, Denner tira une petite fiole de phosphore de sa poche, et à cette clarté, Andrès put visiter la blessure. Une balle avait touché le pied du bandit, d’où le sang s’échappait en abondance. Andrès pansa la blessure avec son mouchoir, et Denner donna un léger coup de sifflet, auquel on répondit de loin, alors il pria Andrès de le conduire vers une partie de la forêt qu’il désigna. Là ils ne tardèrent pas à apercevoir une faible clarté vers laquelle ils se dirigèrent. Le reste des bandits s’était rassemblé dans ce lieu. Tous exprimèrent la joie à la vue de Denner, et ils félicitèrent Andrès qui resta muet et renfermé en lui-même. On reconnut que la moitié de la bande à peu près avait été tuée ou blessée ou prisonnière ; cependant quelques-uns des bandits étaient parvenus à emporter quelques caisses et une grosse somme d’argent.

— J’ai sauvé ta femme, dit Denner à Andrès, mais toi, dans cette nuit, tu m’as arraché à une mort certaine, nous sommes quittes ! Tu peux retourner dans ta demeure. Dans peu de jours, demain peut-être, nous quittons le pays. Tu n’as donc pas à craindre qu’il t’arrive quelque chose de semblable à ce qui s’est passé aujourd’hui. Tu es un sot qui craint Dieu, par conséquent bon à rien. Cependant il est juste que tu aies ta part du butin que nous avons fait aujourd’hui, et que tu sois récompensé de ma délivrance. Prends ce sac plein d’or en souvenir de moi ; dans un an, j’espère te revoir,

— Que Dieu me préserve de toucher un seul pfenning de tout cet argent ! s’écria Andrès. Ne m’avez-vous pas forcé par les plus horribles menaces, de marcher avec vous ? Il se peut que ce soit un péché que de t’avoir sauvé la vie, misérable coquin ; le Seigneur me le pardonnera dans sa clémence. — Mais sois assuré que si tu ne quittes pas au plutôt le pays, que si j’entends parler d’un seul vol, d’un seul meurtre, je cours sur-le-champ à Fulda pour dénoncer ton repaire à l’autorité.

Les brigands voulurent se jeter sur Andrès, mais Denner les arrêta en disant : — Laissez donc parler ce drôle, qu’importe ? Et il ajouta : Andrès, tu es en mon pouvoir, ainsi que ta femme et ton enfant. Mais vous n’avez rien à craindre, si tu me promets de garder un éternel silence sur les événemens de cette nuit. Je te le conseille d’autant plus que ma vengeance t’atteindrait partout, et que l’autorité t’absoudrait difficilement, toi qui vis depuis si long-temps de mes dons. De mon côté, je te promets de quitter le pays, et de ne plus faire d’entreprise ici avec ma bande.

Après que Andrès eut forcément accepté ces conditions, il fut emmené par deux des bandits hors du bois et il était déjà grand jour lorsqu’il revint chez lui embrasser sa Giorgina à demi-morte d’inquiétude et d’effroi. Il lui dit vaguement que Denner s’était montré à ses yeux comme un scélérat, et qu’il avait rompu tout commerce avec lui.

— Mais la boîte de bijoux ? lui dit Giorgina.

Ces paroles tombèrent sur le cœur d’Andrès, comme un fardeau pesant. Il n’avait pas songé aux joyaux que Denner avait laissés chez lui, et il se mit à délibérer en lui-même sur ce qu’il fallait faire. Il pensait, il est vrai, à les porter à Fulda, et à les remettre aux magistrats ; mais comment eût-il pu découvrir l’origine de ce dépôt, sans rompre le serment qu’il avait fait à Denner. Il résolut enfin de conserver ce dépôt avec soin jusqu’à ce que le hasard lui fournît l’occasion de le remettre à Denner ou à l’autorité, sans se compromettre.

L’attaque de la métairie avait répandu une terreur extrême dans le pays, car c’était l’entreprise la plus hardie que les voleurs eussent tentée depuis plusieurs années, et un sûr témoignage que la bande s’était considérablement augmentée. La présence fortuite du neveu du comte de Fach et de ses chasseurs dans le village, avait seule sauvé la vie du fermier. Trois des voleurs restés sur la place, vivaient encore le lendemain, et on espérait les guérir de leurs blessures. On les avait soigneusement renfermés dans la prison du village, mais lorsqu’on vint les chercher pour les transférer à la ville, on les trouva percés de mille coups. Tout espoir d’obtenir quelques renseignemens sur la bande, s’évanouit de la sorte. Des patrouilles de cavaliers parcouraient incessamment la forêt, et Andrès tremblait sans cesse qu’on n’arrêtât quelque bandit ou Denner lui-même, qui eussent pu l’accuser. Pour la première fois, il éprouvait les tourmens d’une mauvaise conscience, et cependant il ne se sentait coupable que d’un excès d’amour pour sa femme et son enfant.


CHAPITRE VIII.


Toutes les recherches furent inutiles, il fut impossible de découvrir la trace des bandits, et Andrès se convainquit bientôt que Denner avait tenu parole, et qu’il avait quitté le pays avec sa bande. L’argent qu’il avait reçu de Denner ainsi que l’épingle d’or, furent déposés dans la cassette où se trouvaient les autres bijoux, car Andrès ne voulait pas se souiller en touchant à des présens dont la source était si impure. Il arriva ainsi qu’il ne tarda pas à retomber dans sa première misère ; mais peu à peu son âme devint plus calme et plus tranquille. Après deux ans, sa femme mit au monde un second fils, sans toutefois devenir malade comme la première fois. Un soir, Andrès était assis auprès de sa femme, qui tenait sur son sein le nouveau né, tandis que l’aîné jouait avec un gros chien qui, en sa qualité de favori du maître, avait le privilège de rester dans sa chambre, lorsque le valet entra et annonça qu’nn homme qui lui semblait fort suspect, rôdait depuis une heure autour de la maison. Andrès se disposait à sortir avec son fusil, lorsqu’il entendit prononcer son nom. Il ouvrit la fenêtre et reconnut au premier coup-d’œil, l’odieux Ignace Denner qui avait repris son habit de marchand, et qui portait une valise sous son bras.

— Andrès, s’écria Denner ! il faut que tu me donnes un asile pour cette nuit… Demain, je continuerai ma route.

— Quoi, scélérat ! s’écria Andrès hors de lui, tu oses te montrer ici ?… Ne t’ai-je pas tenu parole ? Mais toi, remplis-tu la promesse que tu as faite de ne jamais reparaître en ce pays ? Je ne souffrirai pas que tu franchisses le seuil de ma porte. Éloigne-toi bien vite, ou je te tue ! — Mais non, attends, je vais te jeter ton or et tes bijoux avec lesquels tu voulais séduire ma femme ; puis, tu te retireras. Je t’accorde un délai de trois jours, après lequel si je retrouve la moindre trace de ton passage ou de celui de ta bande, je cours à Fulda et je découvre à l’autorité tout ce que je sais. Exécute les menaces que tu m’as faites, si tu l’oses ; moi je me fie en l’assistance de Dieu, et je saurai me défendre !

À ces mots, Andrès chercha la cassette pour la jeter, mais lorsqu’il revint près de la fenêtre, Denner avait disparu. Andrès vit bien que le retour de Denner le mettait en danger ; il passa plusieurs nuits à veiller ; mais le calme de la maison ne fut pas troublé, et il pensa que Denner n’avait fait que passer par la forêt. Pour mettre fin à son inquiétude et pour apaiser sa conscience, qui lui faisait d’amers reproches, il résolut de ne pas garder le silence et d’aller remettre la cassette entre les mains des magistrats de Fulda. Andrès n’ignorait pas qu’il n’échapperait pas à un châtiment, il comptait toutefois en le mérite d’un aveu sincère ainsi qu’en la protection de son maître le comte de Fach, qui avait toujours eu à se louer de lui. Mais le matin, au moment où il se disposait à partir, il lui vint un message du comte qui lui recommandait de se rendre à l’heure même au château. Au lieu de prendre le chemin de Fulda, il suivit donc le messager, non sans que le cœur lui battît d’inquiétude.

En entrant au château, on l’introduisit aussitôt chez le comte.

— Réjouis-toi, Andrès, lui dit celui-ci, il vient de t’arriver un bonheur inespéré. Tu te souviens sans doute de notre vieil hôte grondeur de Naples, le père adoptif de ta Giorgina. Il est mort, mais avant de quitter ce monde, le souvenir des mauvais traitemens qu’il a fait subir à cette pauvre orpheline l’a tourmenté, et il lui a laissé deux mille ducats qui se trouvent déjà en lettres de change, à Francfort, et que tu pourras recevoir chez mon banquier. Si tu veux partir dès cet instant pour Francfort, je te ferai expédier les certificats dont tu as besoin.


CHAPITRE IX.


La joie privait Andrès de la parole, et le comte paraissait prendre du plaisir à la satisfaction de son fidèle serviteur. Celui ci résolut de procurer à sa femme une douce surprise, et le jour même, il se dirigea vers Francfort, après avoir fait dire à Giorgina que le comte l’avait chargé d’une dépêche qui le retiendrait durant quelques jours, loin de sa maison.

À Francfort, le banquier du comte, à qui il s’adressa, le renvoya à un autre marchand qui était chargé d’acquitter le legs ; et Andrès reçut en effet cette somme qu’on lui avait annoncée. Songeant toujours à Giorgina, rêvant au moyen de lui causer une plus vive joie, il acheta pour elle une foule de jolis objets, et entr’autres, une épingle d’or toute semblable à celle que Denner lui avait donnée ; et comme sa valise était devenue trop lourde pour un piéton, il se procura un cheval. C’est ainsi qu’il se remit en route, après six jours d’absence, le cœur joyeux et l’esprit en repos.

Il eut bientôt atteint la foresterie et sa demeure. La maison était soigneusement fermée : il appela à haute voix son valet, Giorgina ; personne ne répondit : les chiens renfermés dans le chenil, hurlaient avec fureur ; alors il soupçonna quelque grand malheur, frappa avec violence et répéta mille fois le nom de Giorgina.

Un léger bruit se fit entendre à une fenêtre du toit, et Giorgina s’y montra.

— Ah, Dieu ! Andrès, est-ce toi ? Que le ciel soit loué puisque te voilà de retour !

La porte s’ouvrit, et Giorgina pâle, abattue, tomba dans les bras de son mari, en poussant des gémissemens. Pour lui, il resta long-temps immobile ; enfin il la prit dans ses bras, car elle tombait en faiblesse, et la porta dans sa chambre. Mais une horreur profonde s’empara de lui en entrant.

Les murs, le pavé, étaient couverts de larges taches de sang, et son plus jeune fils, était étendu sur son berceau, la poitrine ouverte et déchirée.

— Où est Georges ? où est Georges ? s’écria enfin Andrès dans un affreux désespoir ; mais au même moment il vit l’enfant accourir du haut de l’escalier en appelant son père. Des ustensiles brisés, des meubles renversés se trouvaient dans tous les coins. La lourde et énorme table qui d’ordinaire était placée près de la muraille, avait été traînée au milieu de la chambre, une pince de forme singulière, plusieurs fioles et une clef tachées de sang, y avaient été jetées pêle-mêle. Andrès tira son pauvre enfant du berceau ; Giorgina le comprit, apporta un drap dans lequel ils l’enveloppèrent ; puis ils allèrent l’ensevelir dans le jardin. Andrès fit une petite croix en bois de chêne, et la plaça sur le tombeau. Pas une parole, pas un son ne s’échappa des lèvres de ces malheureux époux. Ils avaient achevé leur tâche dans un profond et morne silence ; ils s’assirent alors devant la maison, à la clarté du crépuscule, et restèrent l’un près de l’autre, leurs regards fixés sur l’horizon. Ce ne fut que le jour suivant que Giorgina put raconter à Andrès la catastrophe qui avait eu lieu pendant son absence. — Quatre jours s’étaient écoulés depuis que Andrès avait quitté sa maison ; vers le milieu du jour le valet aperçut beaucoup de figures suspectes qui rôdaient dans le bois, et Giorgina qu’il en avertit soupira ardemment pour le retour de son mari. Au milieu de la nuit ils furent éveillés par un grand tumulte et par les cris qui se faisaient entendre de toutes parts autour de la maison. Le valet vint trouver Giorgina, plein d’effroi, et lui annonça que la maison était entourée de brigands dont le nombre rendait toute défense inutile. Les dogues aboyèrent bruyamment, mais bientôt ils furent apaisés, et une voix cria : — Andrès ! Andrès ! — Le valet prit un peu de courage, ouvrit la fenêtre et répondit que le garde-chasse Andrès n’était pas chez lui. — N’importe, reprit la voix, ouvre-nous la porte. Andrès ne tardera pas à rentrer. — Que restait-il à faire au valet ? Il obéit. Une foule de brigands entra en tumulte et ils saluèrent Giorgina comme la femme d’un camarade, qui avait sauvé la vie au capitaine. Ils exigèrent que Giorgina leur préparât un copieux repas, parce qu’ils avaient enduré beaucoup de fatigues pendant la nuit, dans une expédition qui, disaient-ils, avait complètement réussi. Giorgina tremblante, éplorée, fit un grand feu dans la cuisine et prépara le repas pour lequel un des brigands, qui semblait être le cellerier et le maître d’hôtel de la troupe, lui remit du gibier, du vin et d’autres sortes d’ingrédiens. Le valet fut obligé de couvrir la table et de servir. Il saisit un moment favorable, et dit à sa maîtresse qui était restée dans la cuisine : — Savez-vous ce que les brigands ont fait cette nuit ? Après une longue absence et de grands préparatifs, ils ont attaqué le château de monseigneur le comte de Fach ; et après une vigoureuse défense de la part de ses gens, ils l’ont tué et ont mis le feu au château. — Giorgina ne cessait de crier : Ah ! mon mari ! mon mari qui était peut-être au château ! — Ah ! le pauvre seigneur ! — Pendant ce temps les brigands chantaient, et buvaient dans la chambre voisine, en attendant le repas. Le matin commençait déjà à paraître, lorsque l’odieux Denner arriva ; alors on se mit à ouvrir les ballots et les caisses qu’on avait apportés sur des chevaux. Giorgina entendit le bruit de l’argent qu’on comptait, et le retentissement de la vaisselle d’argent. Enfin, lorsque le jour arriva les brigands se mirent en route, et Denner resta seul. Il prit un air riant et amical, et dit à Giorgina : — Vous êtes sans doute fort effrayée, ma chère femme, car il paraît que votre mari ne vous a pas dit qu’il est déjà depuis quelque temps notre camarade. Je suis extrêmement fâché qu’il ne soit pas de retour à la maison, il faut qu’il ait pris une autre route. Il s’était rendu avec nous, au château du coquin, du comte de Fach qui nous poursuit depuis deux ans de toutes les façons imaginables, et dont nous avons tiré vengeance dans la nuit dernière. — Il est mort de la main de votre mari. Mais tranquillisez-vous, ma chère femme, dites à Andrès qu’il ne me verra pas de sitôt, car la bande se sépare, je vous quitterai ce soir. — Vous avez toujours des enfans bien jolis, ma chère femme. Voilà encore un garçon charmant. — À ces mots il prit le petit des mains de Giorgina et s’entendit si bien à jouer avec lui, que l’enfant semblait y prendre plaisir. Le soir était venu lorsque Denner dit à Giorgina : — Vous voyez, que bien que je n’aie ni femme, ni enfant, ce dont je suis souvent très-fâché, car je joue volontiers avec les petits enfans, et je les aime fort. Laissez-moi votre fils pour le peu d’instans que j’ai à passer encore avec vous. N’est-ce pas, il n’est pas âgé de plus de neuf semaines ? — Giorgina répondit affirmativement, et laissa non sans hésitation, l’enfant dans les mains de Denner qui se plaça paisiblement devant la porte, et pria la mère de lui apprêter à souper, attendu qu’il devait partir dans une heure. À peine Giorgina était-elle entrée dans la cuisine, qu’elle vit Denner passer dans la chambre voisine avec l’enfant dans ses bras. Bientôt après, une singulière odeur se répandit dans la maison ; elle semblait s’échapper de cette chambre. Giorgina fut saisie d’un effroi sans égal ; elle courut vers la chambre, et trouva la porte fermée au verrou. Il lui sembla qu’elle entendait son enfant gémir. — Sauvez, sauvez mon enfant des mains de ce misérable, cria-t-elle au valet qui accourut dans ce moment. Celui-ci saisit une pince, et brisa la porte. Une vapeur épaisse et étouffante s’échappa ; d’un bond Giorgina s’élança dans la chambre ; l’enfant, complètement nu, était étendu sur une cuvette dans laquelle dégouttait son sang. Elle vit seulement encore le valet lever sa pince pour en frapper Denner, et celui-ci éviter le coup, et lutter avec le valet. Il lui sembla alors qu’elle entendait plusieurs voix près de la fenêtre ; mais au même instant, elle tomba évanouie sur le plancher. Lorsqu’elle revint à elle, il était nuit sombre ; ses membres étaient roidis et elle ne pouvait se lever. Enfin le jour vint, et elle se trouva dans une chambre baignée de sang. Des morceaux de l’habillement de Denner étaient épars autour d’elle, plus loin une touffe de cheveux arrachés au valet, là et au pied de la table l’enfant assassiné. Giorgina perdit de nouveau ses sens, elle crut qu’elle allait mourir ; mais elle ouvrit les yeux, comme après un long sommeil, vers le milieu de la journée. Elle se releva avec peine, elle appela Georges ; mais comme personne ne lui répondait, elle crut que Georges avait été aussi égorgé. Le désespoir lui donna des forces, elle s’élança dans la cour en criant : Georges ! Georges ! — Alors une voix faible et plaintive lui répondit d’une mansarde : Maman, ah ! chère maman, est-ce toi ? Viens auprès de moi ! j’ai grand’faim ! — Giorgina monta en toute hâte, et trouva le petit que l’effroi avait fait enfuir le premier, et qui n’avait pas eu le courage de descendre. Elle prit avec ravissement son enfant sur son sein, ferma la porte et attendit d’heure en heure, réfugiée dans le grenier, le retour d’Andrès qu’elle croyait aussi perdu. L’enfant avait vu du haut plusieurs hommes entrer dans la maison, et en sortir emportant Denner et un homme mort.

Enfin, après ce récit, Giorgina remarqua les objets qu’Andrès avait apportés : — Ah ! ciel, s’écria-t-elle, il est donc vrai, tu es un…

Andrès lui raconta le bonheur qui lui était arrivé au milieu de tant de maux ; et il n’eut pas de peine à la convaincre de son innocence.


CHAPITRE X.


Le neveu du comte assassiné était devenu héritier de ses biens ; Andrès résolut de se rendre auprès de lui, pour lui raconter tout ce qui s’était passé, révéler la retraite de Denner, et puis quitter un service qui lui causait tant d’embarras et d’ennui. Giorgina ne pouvait rester seule au logis avec son enfant. Andrès prit donc le parti de placer tout ce qu’il possédait dans une charrette, et de quitter pour toujours ce pays, qui lui rappelait les plus affreux souvenirs. Le départ était fixé à trois jours ; et le troisième Andrès était occupé à faire son bagage, lorsqu’un grand bruit de chevaux se fit entendre, en s’approchant toujours davantage : Andrès reconnut le forestier du domaine de Fach, qui habitait le château ; derrière lui galopait un détachement des dragons de Fulda.

— Nous trouvons justement ce scélérat, occupé à mettre son butin en sûreté, s’écria le commissaire du tribunal qui accompagnait le détachement. Andrès frémit de surprise et d’effroi ; Giorgina avait peine à se soutenir. Les dragons les entourèrent, on garotta Andrès et sa femme, et on les jeta sur la charrette qui se trouvait déjà devant la porte. Giorgina se lamentait, et demandait à grands cris, qu’on ne la séparât point de son enfant.

— Veux-tu donc entraîner ta progéniture dans ta corruption infernale ! lui dit le commissaire, et il enleva l’enfant de ses bras. On se disposait déjà à se mettre en route, lorsque le vieux forestier, homme rude et loyal, s’approcha de la charrette, et dit : — Andrès, Andrès, comment as-tu pu te laisser entraîner par le démon, à de semblables crimes, toi qui étais si probe, et si pieux.

— Ah ! mon cher monsieur, dit Andrès en proie à la plus vive douleur, aussi vrai que Dieu est au ciel, aussi vrai que j’espère me sauver, je suis innocent. Vous me connaissez depuis ma plus tendre jeunesse, comment aurais-je pu, moi qui n’ai jamais fait de mal, devenir un abominable scélérat ? — Car je sais bien que vous me tenez pour un maudit brigand, et que vous m’accusez d’avoir pris part à l’attaque du château, qui a coûté la vie à notre cher et malheureux seigneur. Mais je suis innocent, par ma vie et par mon salut !

— Eh bien ! dit le vieux forestier, si tu es innocent, cela paraîtra au grand jour, quelque terribles que soient les apparences contre toi. Je me charge d’avoir soin de ton garçon, et de ce que tu laisses ici, afin que s’il est prouvé que tu n’es pas coupable, tu retrouves tout fidèlement dans mes mains.

Le commissaire prit l’argent sous sa responsabilité. En chemin Andrès demanda à Giorgina, où elle avait caché la cassette qu’il voulait remettre à l’autorité ; mais elle lui avoua, qu’à son grand regret, elle l’avait rendue à Denner. À Fulda, on sépara Andrès de sa femme, et on le plongea dans un sombre et profond cachot. Quelques jours après on procéda à son interrogatoire. On l’accusait d’avoir pris part au pillage du château de Fach, et on le somma de dire la vérité. Andrès raconta fidèlement tout ce qui s’était passé depuis la première apparition de l’odieux Denner dans sa maison, jusqu’au moment de son arrestation. Il s’accusa lui-même avec un profond repentir d’avoir assisté à l’attaque de la métairie, pour sauver sa femme et son enfant, et protesta de son innocence quant au pillage du château, car il se trouvait alors à Francfort. En ce moment les portes de la salle d’audience s’ouvrirent, et Ignace Denner fut introduit. En apercevant Andrès il se mit à rire et lui cria : — Eh ! camarade, tu t’es donc laissé happer ? les prières de ta femme ne t’ont donc pas tiré d’affaire.

Les juges sommèrent Denner de répéter ses accusations, et il déclara que le garde-chasse Andrès qui était devant lui, appartenait déjà depuis cinq ans à la bande, et que la maison de chasse était son meilleur et son plus sûr refuge. Il ajouta que Andres avait toujours reçu sa part du butin, bien qu’il n’eût agi que deux fois activement avec la bande : une fois à l’attaque de la ferme où il avait sauvé Denner d’un grand danger, puis à l’affaire contre le comte Aloys de Fach qui avait été tué par un coup heureux d’Andrès.

Andrès ne put contenir sa fureur en entendant cet horrible mensonge. — Quoi, misérable, s’écria-t-il, oses-tu bien m’accuser du meurtre de mon cher maître, que tu as commis toi-même ? — Ta vengeance me poursuit parce que j’ai renoncé à toute communauté avec toi, parce que j’ai résolu de te tuer comme une bête féroce, si tu franchissais le seuil de ma porte. Voilà pourquoi tu as attaqué ma demeure, avec toute ta bande, tandis que j’étais éloigné ; voilà pourquoi tu as assassiné mon pauvre enfant innocent et mon brave serviteur ! — Mais tu n’échapperas pas à la juste vengeance de Dieu, alors même que je deviendrais victime de ta méchanceté.

Andrès répéta encore sa déposition en l’accompagnant des sermens les plus solennels, mais Denner se mit à rire ironiquement, et l’accusa de se parjurer par lâcheté et dans la crainte de l’échafaud.

Les juges ne savaient que penser, tant l’air franc et sincère d’Andrès, et le calme imperturbable de Denner, les tenaient en suspens.

On amena Giorgina, qui se jeta en gémissant dans les bras de son mari. Elle ne put répondre aux juges que d’une manière incohérente, et bien qu’elle accusât Denner du meurtre de son enfant, celui-ci n’en persista pas moins à dire, comme il l’avait déjà fait, que Giorgina n’avait jamais rien su des méfaits de son mari, et qu’elle était entièrement innocente. Andrès fut reconduit dans son cachot. Quelques jours après, son gardien lui dit que d’après le témoignage des brigands en faveur de Giorgina, elle avait été mise en liberté sous la caution fournie par le jeune comte de Fach, et que le vieux forestier était venu la chercher dans un beau carrosse : Giorgina avait en vain sollicité la faveur de voir son mari, elle lui avait été refusée par le tribunal. Cette nouvelle donna quelques consolations au pauvre Andrès que son malheur touchait moins que celui de sa pauvre femme. Son procès prit chaque jour une tournure plus fâcheuse. Il fut prouvé que depuis cinq ans environ, Andrès vivait dans une sorte d’aisance dont la source ne pouvait provenir que de la part qu’il prenait aux brigandages de la bande de Denner.

Andrès lui-même convint de son absence durant l’attaque du château, et l’histoire de son héritage et de son voyage à Francfort sembla suspecte, car il lui fut impossible de dire le nom du banquier qui lui avait compté l’argent. Le banquier du comte de Fach ne se souvenait nullement du garde-chasse, et le régisseur du comte qui avait fait le certificat d’Andrès, venait de mourir. La déposition de deux hommes qui prétendaient avoir reconnu Andrès à la lueur des flammes pendant le sac du château, compliqua encore les difficultés de sa situation : Andrès fut regardé comme un scélérat endurci, et on le condamna à la torture, afin de lui arracher un aveu de conscience. Andrès était déjà plongé depuis un an dans son cachot, le chagrin avait miné ses forces, et son corps jadis si robuste, était devenu faible et impuissant. Le jour terrible où la douleur devait lui arracher l’aveu d’un crime qu’il n’avait pas commis arriva. On le conduisit dans une chambre remplie d’instrumens inventés par une ingénieuse cruauté, et les valets du bourreau se préparèrent à martyriser l’infortuné.

Andrès fut encore sommé d’avouer son crime. Il protesta encore de son innocence, et répéta toutes les circonstances de ses liaisons avec Denner, de la même manière qu’il les avait dites en son premier interrogatoire. Alors les bourreaux le saisirent, le garottèrent, et les uns disloquèrent ses membres, tandis que les autres enfonçaient dans ses chairs des pointes aiguës. Andrès ne put endurer ces tourmens : vaincu par la douleur, appelant la mort, il avoua tout ce qu’on voulut, et fut ramené évanoui dans son cachot. On le ranima avec du vin, comme on a coutume de le faire après la torture, et il tomba dans un état d’insensibilité voisin du sommeil et de la mort. Alors il lui sembla que des pierres se détachaient du mur et tombaient sur le pavé de la prison. Une lueur rougeâtre pénétra à travers cette ouverture, et cette vapeur semblait prendre les traits de Denner, mais ses yeux étaient plus ardens, ses cheveux noirs et crépus se dressaient davantage sur son front, et ses sourcils sombres s’abaissaient plus profondément sur le muscle épais qui s’étendait au-dessus de son nez recourbé. Denner ne s’était non plus jamais montré à lui avec ce visage défait et sous ce singulier costume. Un vaste manteau rouge chamarré d’or couvrait ses épaules, un large chapeau espagnol cachait une partie de ses traits ; à son côté pendait une longue rapière, et il portait sous son bras une petite cassette.

Cette singulière figure s’avança vers Andrès et lui dit d’une voix sourde : — Eh bien ! camarade, quel goût as-tu trouvé à la torture ? Tu ne dois en accuser que ton opiniâtreté ; si tu avais déclaré que tu étais de la bande, déjà tu serais sauvé. Mais promets-moi maintenant de t’abandonner entièrement à moi. Si tu consens à boire quelques gouttes de cette liqueur composée avec le sang de ton enfant, tu retrouveras aussitôt toutes tes forces, et je me chargerai de ton salut.

Andrès demeura immobile d’horreur et d’effroi, en voyant la fiole que lui tendait Denner ; et il se mit à prier Dieu et tous ses saints de le sauver des mains du démon qui le poursuivait sous toutes les formes. Tout-à-coup, Denner fit un grand éclat de rire et disparut au milieu d’une épaisse fumée. Andrès se réveilla enfin, de l’évanouissement dans lequel il était tombé, et eut peine à se relever de sa couche. Mais que devint-il, en s’apercevant que la paille sur laquelle sa tête était étendue, se remuait sans cesse davantage, et qu’enfin elle se souleva. Une pierre avait été enlevée du sol, et il entendit plusieurs fois prononcer son nom. Il reconnut la voix de Denner, et dit : — Que veux-tu de moi ? laisse-moi ! Je n’ai rien de commun avec toi !

— Andrès, dit Denner, j’ai traversé plusieurs souterrains pour venir te sauver ; car si tu vas jusqu’à la place où s’élève l’échafaud d’où je me suis sauvé moi-même, tu es perdu. Ce n’est qu’en faveur de ta femme, qui m’appartient plus que tu ne penses, que je viens à ton secours. À quoi t’ont servi tes misérables dénégations. Prends cette lime et cette scie, débarrasse-toi de tes chaînes dans la nuit prochaine et lime la serrure de cette porte. Tu traverseras la voûte, la porte extérieure à gauche se trouvera ouverte, et quelqu’un se présentera pour te guider. Adieu !

Andrès prit la lime et la scie, et replaça la pierre sur l’ouverture. Lorsque le jour fut venu, le geôlier entra. Il lui dit qu’il voulait être conduit devant les juges, parce qu’il avait quelque chose d’important à leur révéler. Son désir fut bientôt exaucé ; alors il présenta au tribunal les instrumens qu’il avait reçus de Denner, et raconta l’événement de la nuit passée. Les juges se sentirent émus de pitié pour cet infortuné, et sa conduite eut pour résultat de le faire tirer de son cachot et placer dans une prison éclairée, près de la demeure du geôlier.


CHAPITRE XI.


Un an s’écoula encore avant que le procès de Denner et de ses complices fût terminé. On avait reconnu que la bande avait des ramifications jusqu’aux frontières de l’Italie. Denner fut condamné à être pendu ; puis son corps devait être brûlé. Le malheureux Andrès fut aussi condamné à la corde ; mais en faveur de l’aveu qu’il avait fait en dernier lieu, on lui fit grâce du supplice du feu.

Le matin du jour où Andrès et Denner devaient être exécutés, était venu. La porte de la prison d’Andrès s’ouvrit, et le comte de Fach s’approcha du prisonnier, qui était à genoux, et priait en silence.

— Andrès, dit le comte, tu vas mourir. Apaise ta conscience par un aveu sincère ! Dis-le moi, as-tu tué ton maître ? Es-tu réellement l’assassin de mon oncle ?

Un torrent de larmes jaillit des yeux d’Andrès ; il appela Dieu et tous ses saints en témoignage de son innocence.

— Il règne ici un mystère inexplicable, dit le comte, moi-même j’étais convaincu de ton innocence, car je savais que, depuis ton enfance, tu avais été un fidèle serviteur de mon oncle, et qu’à Naples tu lui avais sauvé la vie. Mais hier les deux plus vieux serviteurs de mon oncle, Frantz et Nicolas, m’ont juré qu’ils t’avaient vu parmi les brigands, et qu’ils avaient bien remarqué que c’était par tes mains qu’il avait péri !

Andrès fut frappé d’un coup terrible ; il crut que le démon lui-même avait pris sa figure pour le perdre, il le dit au comte, en exprimant la conviction qu’un jour son innocence serait reconnue. Celui-ci était profondément ému, et trouva à peine la force de dire à Andrès qu’il n’abandonnerait pas sa femme et son enfant.

L’horloge sonna l’heure fatale ; on vint habiller Andrès, et le cortège se mit en marche dans l’ordre accoutumé, à travers les flots d’un peuple innombrable accouru à ce spectacle. Andrès priait à haute voix et édifiait tous ceux qui le voyaient. Denner avait la mine du coquin le plus insouciant et le plus déterminé : il regardait gaîment autour de lui, et riait souvent en regardant le pauvre Andrès. Celui-ci devait être exécuté le premier ; il monta l’échelle avec fermeté, accompagné du bourreau. Alors une femme poussa un grand cri, et tomba évanouie dans les bras d’un vieillard. Andrès jeta les yeux de ce côté : c’était Giorgina.

— Ma femme, ma pauvre femme, je meurs innocent ! s’écria-t-il.

Le magistrat fit dire au bourreau, qu’il eût à se dépêcher, car il s’élevait un murmure dans le peuple, et des pierres volaient vers Denner, qui avait paru à son tour sur l’échelle, et qui se moquait des spectateurs. Le bourreau attachait déjà la corde au cou d’Andrès, lorsqu’on entendit au loin une voix qui criait : Arrêtez ! arrêtez ! — Au nom du Christ arrêtez ! — Vous exécutez un innocent !

— Arrêtez ! arrêtez ! s’écrièrent mille voix, et les soldats eurent peine à repousser le peuple qui se pressait déjà pour faire descendre Andrès de l’échelle. L’homme qui avait prononcé le premier cri approchait à cheval, et Andrès reconnut en lui, au premier coup-d’œil, le marchand de Francfort qui lui avait compté l’héritage de Giorgina. Le marchand déposa devant le magistrat, qu’Andrès se trouvait à Francfort le jour de l’attaque du château, et il appuya son témoignage par des pièces irrécusables. Le magistrat ordonna alors que l’on reconduisît Andrès dans son cachot.

Denner avait tout écouté avec beaucoup de calme, du haut de son échelle ; mais lorsqu’il entendit les paroles du juge, ses yeux étincelèrent, il grinça des dents, et poussa des cris de désespoir.

— Satan ! satan ! s’écriait-il, tu m’as trompé ! malheur à moi ! Il échappe… tout est perdu,…

On le fit descendre de l’échelle, il se laissa tomber à terre, et murmura sourdement : — Je veux tout avouer. Je veux tout avouer !

Son exécution fut aussi retardée, et on le conduisit dans un cachot où tout espoir d’échapper lui fut ravi. Quelques momens après le retour d’Andrès dans la prison, Giorgina vint tomber dans ses bras.

— Ah ! Andrès, Andrès, s’écria-t-elle, maintenant que je te sais innocent, je te retrouve tout entier ; car moi aussi j’ai douté de ton honneur et de ta loyauté !

Bien qu’on eût caché à Giorgina le jour de l’exécution, elle était accourue à Fulda, poussée par une inquiétude inexprimable, et elle était arrivée sur la place au moment même où son mari gravissait la fatale échelle. Le marchand avait été long-temps en voyage, en France et en Italie, le hasard ou plutôt la volonté du ciel voulut qu’il vînt à temps pour arracher le pauvre Andrès à une mort infamante. Dans l’auberge il apprit toute cette histoire, et l’idée lui vint que ce pouvait être le même garde-chasse, qui était venu recevoir chez lui, deux années auparavant, un legs venu de Naples. Denner lui-même convint de la vérité de ce fait, et prétendit qu’il fallait que le diable l’eût aveuglé ; car il se croyait bien certain d’avoir vu Andrès combattre à son côté, au château de Fach. Andrès fut acquitté eu faveur de la longue détention qu’il avait subie, et il alla s’établir avec sa femme au château où le généreux comte le reçut.

Le procès contre Ignace Denner prit alors une tout autre tournure. Ses dispositions avaient entièrement changé depuis l’élargissement d’Andrès. Son orgueil était tombé, et il fit à ses juges des aveux qui les firent frémir d’horreur. Denner s’accusa lui-même, avec toutes les marques d’un profond repentir, d’avoir fait un pacte avec le diable, pacte qu’il suivait depuis son enfance, et l’instruction continua avec le secours de l’autorité ecclésiastique. Les récits de Denner renfermaient tant de circonstances extraordinaires, qu’on les eût regardés comme les rêves d’un cerveau malade, si les informations qu’on prit à Naples, qu’il désigna comme sa patrie, n’en eussent fait reconnaître l’exactitude.

Un extrait des actes du tribunal ecclésiastique de Naples livra les documens suivans sur l’origine d’Ignace Denner.


CHAPITRE XII.


« Il y a longues années, vivait à Naples un vieux docteur singulier, nommé Trabacchio, que l’on nommait le docteur merveilleux, à cause des cures mystérieuses et inespérées qu’il faisait. Il semblait que l’âge n’eût point d’influence sur sa personne ; car son pas était rapide et sa tournure juvénile, bien que quelques-uns de ses compatriotes eussent supputé qu’il pouvait bien avoir quatre-vingts ans. Son visage était ridé d’une manière bizarre, et l’on avait peine à supporter son regard, quoique l’on prétendît qu’un coup-d’œil de lui guérissait souvent le mal le plus endurci. Il portait ordinairement par-dessus son costume noir, un grand manteau rouge, orné de galons et de tresses d’or, et il parcourait ainsi les rues de Naples, allant visiter ses malades, avec une caisse remplie de ses médicamens, sous le bras. On ne s’adressait jamais à lui que dans la plus extrême nécessité ; mais il ne refusait jamais à se rendre auprès d’un malade quelque mince que fût le salaire. Il eut plusieurs femmes qu’il perdit successivement ; elles étaient toutes admirablement belles, et pour la plupart des filles de la campagne. Il les enfermait et ne leur permettait d’aller à la messe, qu’accompagnées par une vieille femme d’un aspect dégoûtant. Cette vieille était incorruptible ; et toutes les tentatives des jeunes gens pour s’approcher des jolies femmes du docteur Trabacchio, furent inutiles. Bien que le docteur se fît largement payer par les gens riches, ses revenus n’étaient nullement d’accord avec le luxe qui régnait dans sa maison. En outre, il était quelquefois généreux à l’excès ; et chaque fois qu’une femme lui mourait, il avait coutume de donner un grand repas, qui lui coûtait assurément au-delà des recettes d’une année. Il avait eu de sa dernière femme, un fils qu’il enfermait également ; personne ne parvint à le voir ; seulement au repas qu’il donna à la mort de cette femme, l’enfant, âgé de trois ans, fut placé auprès de lui, et tous les convives furent émerveillés de sa beauté et de son intelligence précoce. Dans ce repas, le docteur annonça que le désir qu’il avait toujours eu, d’avoir un fils, étant rempli, il ne se marierait plus à l’avenir. Ses richesses excessives, mais plus encore sa vie mystérieuse, les cures inouies qu’il obtenait par quelques gouttes d’élixir, et souvent par un simple attouchement, par un regard, donnèrent lieu à des bruits de toute espèce, qui se répandirent dans Naples. On tenait le docteur Trabacchio pour un alchymiste, pour un allié du diable, avec lequel on l’accusait d’avoir fait un pacte. Cette rumeur donna même lieu à une aventure singulière. Quelques gentilshommes qui venaient de faire un festin aux environs de Naples, troublés par les fumées du vin, avaient perdu leur route, et se trouvaient dans un lieu isolé. Un grand bruit se fit entendre devant eux, et ils virent avec effroi un grand coq, portant sur sa tête une ramure de cerf, qui s’avançait vers eux, et les regardait avec des yeux humains. Ils se rangèrent près d’une haie, le coq passa devant eux, et un homme en manteau brodé d’or, passa aussi devant eux.

— » C’est le docteur Trabacchio ! dit à voix basse l’un des gentilshommes.

» Cette vision avait dissipé leur enivrement, ils prirent courage, et suivirent le docteur avec son coq, qui laissait après lui une trace lumineuse sur laquelle ils se guidèrent. Ils virent les deux figures se diriger, en effet, vers la maison du docteur qui était située dans un lieu fort désert. Arrivé devant la maison, le coq s’éleva dans les airs, et alla battre des ailes devant la fenêtre du balcon qui s’ouvrit. La voix de la vieille femme se fit entendre :

— » Viens. — Viens au logis. — Le lit est chaud, et ta bien-aimée attend depuis long-temps. — Depuis longtemps !

» Alors il sembla que le docteur montât le long d’une échelle invisible, et qu’il passât avec le coq par la fenêtre qui se referma avec tant de fracas que toute la rue déserte en retentit. Puis tout s’effaça dans la nuit noire, et les gentilshommes restèrent pétrifiés d’horreur et d’étonnement. Cette apparition fut un motif suffisant, pour le tribunal ecclésiastique qui n’ignorait rien, de surveiller le docteur dans le silence. On en vint enfin à savoir qu’il se trouvait en effet un coq rouge dans la maison du docteur, et qu’on l’entendait souvent causer et disputer avec lui, comme le font les savans sur les matières ardues.

« Le tribunal ecclésiastique se disposait à faire arrêter le docteur comme sorcier ; mais le tribunal civil le prévint, et fit saisir Trabacchio au moment où il venait de visiter un malade. La vieille femme avait déjà été arrêtée ; mais on ne put trouver l’enfant. Les portes de l’appartement du docteur furent scellées et fermées, et des gardes placés à toutes les issues.

» Voici les motifs qui avaient dicté cette mesure. Depuis quelque temps, plusieurs personnes considérées étaient mortes dans Naples ; et au dire des médecins, elles avaient péri par le poison. Ces événemens avaient nécessité beaucoup de recherches qui étaient restées inutiles, jusqu’à ce qu’enfin, un jeune homme connu pour un libertin et un dissipateur, dont l’oncle était mort de la sorte, avoua qu’il avait reçu le poison des mains de la vieille gouvernante du docteur Trabacchio. On épia la vieille femme, et on la surprit au moment où elle se disposait à emporter une petite cassette remplie de fioles étiquetées qui contenaient des matières vénéneuses. La vieille ne voulut rien avouer, mais lorsqu’on la menaça de la torture, elle avoua que le docteur préparait déjà depuis quelques années, le fameux poison connu sous le nom d’aquatofanna, et que la vente secrète de cette eau avait été la source de sa richesse. Puis il n’était que trop certain qu’il était en commerce avec le diable, qui venait chez lui sous différentes formes. Chacune de ses femmes lui avait donné un enfant, sans que personne eût jamais pu le savoir : chaque fois il avait tué l’enfant, dès qu’il était parvenu à l’âge de neuf semaines ou de neuf mois ; et il lui avait ouvert la poitrine pour en tirer le cœur. Àchacune de ces opérations, Satan était venu, tantôt sous une forme, tantôt sous une autre, mais le plus souvent sous celle d’une chauve-souris à figure humaine, allumant le feu par le battement de ses ailes, tandis que Trabacchio tirait du sang un spécifique qui guérissait presque tous les maux. Les femmes du docteur avaient été assassinées par lui avec tant d’art que l’œil le plus exercé n’eût pu découvrir, sur leurs cadavres, la trace d’un meurtre. La dernière seulement était morte d’une façon naturelle.

Le docteur avoua tout sans difficulté, et sembla se faire une joie de dérouler devant le tribunal l’horrible tableau de ses méfaits, et de l’épouvanter par le récit de son alliance avec le diable. Les prêtres dont se composait le tribunal, s’efforcèrent de ramener le docteur au repentir de ses péchés, mais celui-ci ne cessa de tourner leurs efforts en dérision. Trabacchio et la vieille furent condamnés à être brûlés.

— Pendant ce temps on avait visité la maison du docteur et mis à part toutes ses richesses, qui furent employées à grossir le fonds des hôpitaux, déduction faite des frais du procès. On ne trouva dans la bibliothèque du docteur qu’un seul livre suspect, et fort peu d’ustensiles qui pussent faire soupçonner sa profession. Un souterrain, qui par les ouvertures et les tuyaux qui en sortaient, annonça un laboratoire, résista à tous les efforts que l’on fit pour y pénétrer, et lorsque des maçons et des serruriers vinrent pour briser les serrures, par ordre des magistrats, on entendit dans l’intérieur du souterrain un bruit de voix extraordinaires ; des ailes glacées froissèrent les visages des travailleurs, et un vent si violent vint les frapper, qu’ils s’enfuirent pleins d’épouvante : les ecclésiastiques qui s’approchèrent n’en furent pas mieux traités, et il ne resta d’autre ressource que d’attendre l’arrivée d’un vieux dominicain de Palerme qui avait une grande réputation pour les exorcismes. Il arriva enfin, et se rendit au logis de Trabacchio, avec la croix et l’eau bénite, suivi de prêtres et de magistrats ; mais ceux-ci restèrent à quelque distance de la porte. Le vieux dominicain s’avança en psalmodiant ; mais tout-à-coup il s’éleva un grand mugissement et les esprits du souterrain se mirent à rire aux éclats. Le moine ne se laissa pas intimider, il continua de prier, en élevant le crucifix et en aspergeant la porte d’eau bénite.

— » Qu’on me donne une pince ! s’écria-t-il.

» Un maçon lui en présenta une en tremblant ; mais à peine le vieux moine l’eut-il posée sur la porte qu’elle s’ouvrit avec fracas. Une flamme bleue s’élevait le long des murs du caveau, et une chaleur étouffante s’en exhalait. Toutefois le dominicain voulut entrer ; mais toute la maison trembla, les flammes s’élevèrent de toute part, et il fut obligé de prendre la fuite pour conserver ses jours. En un moment, toute la maison du docteur Trabacchio fut en feu ; et le peuple accourut plein de joie, pour la voir se consumer, sans porter le moindre secours. Le toit s’était déjà écroulé, les charpentes tombaient embrasées, lorsque le peuple poussa de grands cris, en voyant le fils de Trabacchio, âgé de douze ans, paraître, une cassette sous le bras, sur une poutre de l’étage supérieur. Cette apparition ne dura qu’un instant ; il disparut presque aussitôt dans les flammes.

» Le docteur se réjouit fort en apprenant cette nouvelle, et marcha à la mort avec beaucoup d’audace. Lorsqu’on l’attacha au poteau, il se mit à rire, et dit au bourreau qui le garrottait avec cruauté : — Prends garde, mon garçon, que ces cordes ne brûlent à tes bras. Il cria au moine qui venait l’assister : — Va-t’en loin de moi ! crois-tu que je sois assez sot pour mourir ici, selon votre plaisir ? Mon heure n’est pas venue.

» Le bois qu’on venait d’allumer commença à pétiller ; mais à peine la flamme se fut-elle élevée jusqu’à Trabacchio, qu’elle s’abattit comme un feu de paille, et qu’un grand éclat de rire se fit entendre. Quel fut l'effroi du peuple en apercevant le docteur Trabacchio, vêtu de son habit noir, son manteau à galons d’or sur l’épaule, sa rapière au côté, son chapeau espagnol sur l’oreille et sa cassette sous le bras, absolument tel qu’il avait coutume de se montrer dans les rues de Naples. Les cavaliers, les sbires coururent vers lui, mais il disparut. La vieille rendit son âme dans les plus horribles tourmens, en maudissant son maître, dont elle avait partagé les crimes.

» Le prétendu Ignace Denner n’était autre que le fils du docteur, qui s’était jadis sauvé par l’art infernal de son père, avec une cassette remplie de choses précieuses. Dès sa plus tendre enfance, son père l’avait instruit dans les sciences occultes, et son âme avait été vouée au diable, avant même qu’il eût atteint l’âge de raison. Lorsqu’on plongea le docteur dans un cachot, l’enfant était resté dans le caveau avec les esprits maudits que son père y avait confinés, d’où il s’était échappé avec eux. Le docteur ne tarda pas à s’enfuir avec son fils dans une vieille ruine romaine, à trois journées de Naples, où il s’associa avec une bande de voleurs, et où son art lui acquit une telle influence, qu’on voulut le couronner roi de toutes les bandes qui s’étendaient en Italie, et dans l’Allemagne méridionale. Il refusa cet honneur qui fut déféré à son fils, et celui-ci se trouva, à l’âge de quinze ans, chef de tous les bandits italiens et allemands. Toute sa vie fut une suite de cruautés et d’abominations auxquelles il se livra souvent en commun avec son père, qui apparaissait de temps en temps auprès de lui. Les mesures rigoureuses du roi de Naples jetèrent enfin la division dans la bande, et Trabacchio fut obligé de s’enfuir en Suisse pour se soustraire à la vengeance des siens. Là il se donna le nom d’Ignace Denner, se fit passer pour un marchand, et visita les foires et les marchés de l’Allemagne, jusqu’à ce qu’il eût rassemblé une nouvelle bande. Trabacchio avait assuré que son père vivait encore, qu’il l’avait visité dans sa prison, et lui avait promis de le sauver. La délivrance divine d’Andrès le mettait au désespoir, et lui faisait douter du pouvoir du démon, aussi promettait-il de se repentir et de mourir en bon chrétien. »


CHAPITRE XIII.


Andrès qui apprit toutes ces choses de la bouche du comte de Fach, ne doutait pas que ce fût la bande de Trabacchio qui avait autrefois attaqué son maître dans le royaume de Naples, et que le vieux docteur lui-même ne lui eût apparu dans sa prison. Il se trouvait alors dans une situation calme et tranquille, mais ses malheurs avaient profondément ébranlé sa vie. Lui, jadis si fort et si vigoureux, était devenu par ses chagrins, par sa longue détention et par les souffrances de la torture, malade et languissant ; et Giorgina, dont la nature méridionale se consumait par la tristesse, se flétrissait aussi chaque jour. Elle mourut quelques mois après le retour de son mari. Andrés fut près de succomber à son désespoir, mais l’enfant que lui laissait Giorgina, qui était l’image de sa mère, l’attacha à la vie. Il résolut de la conserver pour lui, et fit tous ses efforts pour prendre des forces, si bien que, deux années après, il fut en état de se livrer à la chasse et à ses exercices ordinaires.

Le procès contre Trabacchio était arrivé à son terme, et il était condamné, ainsi que son père, à la peine du feu, qu’il devait subir prochainement.

Andrès revenait un soir de la forêt avec son fils ; il était déjà près du château, lorsqu’il entendit un cri plaintif qui semblait sortir du fossé voisin. Il y courut, et aperçut un homme couvert de misérables haillons, couché dans le fossé, et qui paraissait sur le point de rendre son âme au milieu des plus affreuses douleurs. Andrès jeta son fusil et sa gibecière, et tira avec peine cet infortuné du fossé où il était plongé ; mais lorsqu’il aperçut son visage, il recula avec horreur ; c’était Trabacchio. Il le laissa tomber en frémissant ; mais celui-ci s’écria d’une voix sourde : Andrès, Andrès, est-ce toi ? Par la miséricorde de Dieu à qui j’ai recommandé mon âme, aie pitié de moi ! si tu me sauves, tu sauveras une âme de la damnation éternelle ; car la mort va me saisir, et je n’ai pas encore achevé ma pénitence.

— Maudit trompeur ! s’écria Andrès, meurtrier de mon enfant, de ma femme, le démon t’a-t-il encore conduit ici pour me perdre ! Je n’ai rien de commun avec toi ; meurs et pourris comme une charogne, infâme que tu es !

Andrès voulut le repousser dans le fossé, mais Trabacchio se mit à gémir : Andrès ! veux-tu faire périr le père de ta femme, de ta Giorgina, qui prie là-haut pour moi, près du trône de Dieu !

Andrès frissonna, le nom de Giorgina exerça sur lui un effet magique ; il prit Trabacchio, le chargea avec peine sur ses épaules, et l’emporta dans sa demeure, où il le ranima par des fortifians. Bientôt Trabacchio revint de l’évanouissement dans lequel il était tombé.

Dans la nuit qui avait précédé son exécution, Trabacchio avait été saisi d’un effroi épouvantable, convaincu qu’il était que rien ne pouvait le sauver du supplice : dans son désespoir, il avait secoué avec rage les barreaux de fer de sa croisée, qui s’étaient brisés dans sa main. Un rayon d’espoir pénétra dans son âme. On l’avait enfermé dans une tour, près des fossés de la ville qui étaient desséchés ; il prit la résolution de s’y précipiter, convaincu qu’il se sauverait ou qu’il périrait dans sa chute. Il parvint à se débarrasser de ses chaînes, et exécuta son projet. Trabacchio perdit ses sens dans sa chute et ne revint à lui qu’après le lever du soleil : il vit alors qu’il était tombé sur un gazon fort épais, au milieu des broussailles ; mais il était entièrement brisé, et il ne put faire le moindre mouvement ; des insectes de toute espèce s’établirent sur son corps à demi-nu, et se nourrirent de son sang, sans qu’il eût la force de les éloigner. Ainsi se passa une journée pleine d’angoisses. Ce ne fut qu’au commencement de la nuit, qu’il parvint à se traîner plus loin, et il fut assez heureux pour venir jusqu’à un endroit, où les eaux de la pluie avaient formé une petite mare, dans laquelle il put se désaltérer. Il se sentit moins faible, et gagna à grand’peine la forêt : c’est ainsi qu’il était venu jusqu’au lieu où Andrès l’avait trouvé. Ses derniers efforts avaient épuisé le reste de sa vie, et quelques minutes plus tard, Andrès l’eût trouvé mort. Sans songer à ce qu’il adviendrait si Trabacchio était découvert dans sa demeure, il eut de lui les plus grands soins, mais avec tant de précaution que personne ne put soupçonner la présence d’un étranger ; son fils lui-même, accoutumé à obéir aveuglément à son père, garda fidèlement le silence. Enfin, après quelques jours, Andrès demanda à Trabacchio s’il était effectivement le père de Giorgina.

— Sans doute, je le suis, répondit Trabacchio. J’enlevai un jour, dans les environs de Naples, une charmante fille qui me donna un enfant. Tu sais maintenant qu’un des grands talens de mon père consistait à composer une liqueur merveilleuse dans laquelle entrait, comme ingrédient principal, le sang pris au cœur d’un enfant âgé de neuf semaines, de neuf mois ou de neuf ans, et qui devait lui avoir été confié volontairement par ses parens. Plus les enfans sont proches parens de l’opérateur, plus cette liqueur qui rajeunit est efficace. C’est pourquoi mon père tua tous les siens, et je n’hésitai pas à lui abandonner la fille que j’avais eue de ma femme. Mais je ne sais comment celle-ci soupçonna mon dessein, elle s’enfuit et j’appris quelques années plus tard, qu’elle était morte après avoir fait élever sa fille Giorgina chez un hôtelier. J’eus connaissance de ton mariage avec Giorgina et du lieu de votre retraite. Tu peux maintenant t’expliquer tous les motifs de ma conduite. — Mais je te dois tout, Andrès, tu peux garder pour ton fils la cassette que je t’ai confiée, c’est celle de mon père que je sauvai des flammes.

— Cette cassette, dit Andrès, vous a été remise par Giorgina, le jour où vous commîtes votre plus horrible meurtre.

— Sans doute, répondit Trabacchio ; mais sans que Giorgina le sût elle-même, cette cassette est revenue dans vos mains. Cherche seulement dans l’huis qui est placé au vestibule de la maison, tu le trouveras.

Andrès se rendit au lieu désigné et trouva en effet la cassette.

Andrès éprouvait une terreur secrète, et il ne pouvait se défendre de regretter que Trabacchio n’eût pas été mort lorsqu’il s’était trouvé dans le fossé. Sans doute le repentir et la pénitence de Trabacchio semblaient sincères ; car il passait tout son temps à lire des livres de piété, et sa seule distraction était la conversation qu’il avait de temps en temps avec le petit Georges qu’il aimait par-dessus tout. Andrès résolut cependant d’être sur ses gardes, et découvrit à la première occasion tout le mystère au comte de Fach, qui consentit à se taire. Ainsi se passèrent plusieurs mois. L’automne était venu, et Andrès allait plus souvent à la chasse. L’enfant restait d’ordinaire auprès de son grand-père, ainsi qu’un vieux garde qui était au courant de tout. Un soir, Andrès revenait de la chasse, lorsque le garde s’approcha de lui et lui dit : Maître, vous avez un méchant compagnon dans la maison. Je crois, Dieu me pardonne, que le diable le vient visiter par la fenêtre, et qu’il s’en va en vapeur et en fumée.

Andrès fut comme frappé d’un coup de foudre. Le vieux chasseur ajouta que depuis quelques jours, on entendait le soir des voix singulières dans la chambre de Trabacchio ; et que ce jour-là même, la porte s’étant ouverte subitement, il avait cru voir une figure couverte d’un manteau rouge galonné. Andrès courut plein de colère trouver Trabacchio, et lui déclara qu’il allait le faire renfermer dans sa prison du château, s’il ne renonçait à ses manœuvres diaboliques. Trabacchio se montra fort calme, et répondit d’un ton douloureux : Ah ! cher Andrès, il n’est que trop vrai que mon père, dont l’heure n’est pas encore arrivée, me tourmente d’une manière inouïe, il veut que je me joigne de nouveau à lui, et que je renonce au salut de mon âme ; mais je suis resté ferme, et j’espère qu’il ne reviendra plus. Je veux mourir en bon chrétien, réconcilié avec Dieu !

En effet le bruit cessa, mais les yeux de Trabacchio étaient souvent étincelans, et il riait quelquefois comme jadis. À la prière du soir qu’Andrès faisait avec lui, il tremblait de tous ses membres ; de temps en temps un grand vent sifflait dans la chambre, faisait rapidement tourner les feuillets du livre de piété, et le faisait même tomber de ses mains, puis un grand éclat de rire se faisait entendre au dehors, et des ailes noires venaient battre la croisée. Et cependant ce n’était que le vent et la pluie d’automne, ainsi que le prétendait Trabacchio, un jour que Geerges pleurait d’effroi.

— Non, s’écria Andrès, votre père maudit n’a pas cessé de communiquer avec vous. Il faut que vous partiez d’ici. Votre logement est dès long-temps préparé dans la prison du château. Là vous ferez vos conjurations à loisir.

Trabacchio pleura amèrement, et pria Andrès au nom de tous les saints, de le souffrir dans sa maison. Georges se joignit à lui sans savoir de quoi il s’agissait.

— Restez donc encore demain, dit Andrès, je veux voir comment se passera l’heure de la prière du soir, à mon retour de la chasse.

Le lendemain le temps fut magnifique, et Andrès se promit une belle chasse. En revenant, il eut des idées sombres, le souvenir de Giorgina et de son enfant égorgé se montra à lui sous des couleurs si vives, qu’il quitta les autres chasseurs et s’égara dans une des routes les moins fréquentées. Il se disposait à regagner la grande avenue, lorsqu’il aperçut une lumière éclatante dans les broussailles. Il s’approcha, saisi d’un singulier pressentiment, et aperçut le vieux docteur Trabacchio, couvert de son manteau galonné, sa rapière au côté, son chapeau espagnol sur l’oreille, et sa cassette sous le bras. Devant un grand feu, était étendu le petit Georges, nu et attaché sur un gril, et le fils maudit du docteur tenait le couteau levé pour l’éventrer. Andrès poussa un grand cri, mais au moment où le meurtrier se retournait, une balle partie de son fusil l’avait déjà frappé, et il tomba le crâne brisé sur le feu qui s’éteignit aussitôt. Le docteur avait disparu. Andrès courut à son fils, le détacha et courut en l’emportant vers sa maison. L’enfant n’était qu’évanoui. Andrès voulut se convaincre de la mort de Trabacchio, il réveilla le vieux chasseur du sommeil léthargique dans lequel ce misérable l’avait sans doute plongé, et tous deux se rendirent au lieu désigné, avec une lanterne, des pioches et des cordes. Le corps de Trabacchio s’y trouvait, mais dès qu’Andrès s’approcha, il se releva à demi, et lui dit d’une voix sourde : Meurtrier du père de ta femme, les démons te poursuivront ! Et il rendit son âme.

Le lendemain, Andrès se rendit chez le comte, et l’instruisit de ce qui s’était passé. Le comte approuva sa conduite, et fit écrire toute cette aventure dans les archives du Château. Cet effroyable événement avait tellement frappé Andrès, qu’il ne pouvait plus dormir. La nuit il entendait dans sa chambre de singulières rumeurs, et une lueur rougeâtre lui apparaissait de temps en temps, et une voix sourde murmurait : — Te voilà maître. — Tu as le trésor. — Il est à toi !

Il semblait à Andrès qu’un sentiment de bien-être inconnu, et une volupté singulière s’emparaient de lui à ces paroles, mais dès que l’aurore paraissait, il se mettait à prier Dieu, et à le supplier d’éclairer son âme.

Un jour après sa prière, il s’écria : Je sais maintenant comment bannir le tentateur et gagner mon salut !

À ces mots, il alla chercher la cassette de Trabacchio, et courut la jeter, sans l’ouvrir, dans un gouffre profond.

Dès ce moment, Andrès jouit d’un calme, que nul esprit malin ne vint plus troubler.


FIN D’IGNACE DENNER.