Contes nocturnes/Le Vœu

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Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (14p. 139-211).


LE VŒU.


CHAPITRE PREMIER.


Le Jour de Saint-Michel, à l’heure où l’on sonnait vêpres chez les Carmélites, une belle voiture, attelée de quatre chevaux de poste, roula à grand bruit à travers les rues de la petite ville de L*, sur la frontière de la Pologne, et s’arrêta devant la porte du vieux bourguemestre allemand. Les enfans passaient leur tête à la fenêtre d’un air curieux, mais la maîtresse de la maison se leva de son siège, et jetant avec humeur son point de couture sur la table, cria au vieux magistrat qui accourait de la chambre voisine : Encore des étrangers qui prennent notre maison pour une auberge ; aussi pourquoi as-tu fait redorer la colombe de pierre qui est au-dessus de la porte ?

Le vieillard sourit finement sans répondre ; en un moment il se fut débarrassé de sa robe de chambre, et il eut endossé son habit de gala qui était étendu sur une chaise ; avant que sa femme étonnée eût pu ajouter un seul mot, il se trouvait déjà à la portière de la voiture, son bonnet de velours à la main, laissant voir sa tête blanche qui brillait comme de l’argent à la clarté du crépuscule. Une femme d’un certain âge, enveloppée d’un manteau de voyage, descendit de la voiture ; une autre femme, d’une tournure élégante, et le visage voilé, en descendit à son tour, et entra dans la maison, appuyée sur le bras du bourguemestre. À peine fut-elle entrée dans la salle, qu’elle se laissa tomber sur un fauteuil que la vieille maîtresse de la maison lui présenta, à un signe de son mari.

— La pauvre enfant ! dit la plus âgée des deux dames au bourguemestre, il faut que je reste encore quelques instans auprès d’elle. En même temps elle se débarrassa, à l’aide de la fille aînée de la maison, du manteau de voyage qui la couvrait entièrement, et l’on aperçut alors qu’elle portait un habit de nonne, avec une brillante croix sur la poitrine, qui la fit reconnaître pour l’abbesse d’un couvent de religieuses de l’ordre de Cîteaux. Pendant ce temps, la jeune dame ne donna d’autres signes de vie qu’un profond soupir. On apporta des essences dont la femme du bourguemestre vanta fort les effets, en suppliant la dame de permettre qu’on la débarrassât du voile épais qui l’empêchait de respirer ; mais la malade, baissant la tête avec tous les signes de l’effroi, repoussa de la main l’hôtesse, et ne consentit à respirer un flacon que sous son voile sans en lever un seul pli.

— Vous avez, je l’espère, tout préparé, mon cher monsieur, dit l’abbesse au bourguemestre.

— Sans doute, répondit le vieillard, j’espère que mon gracieux prince sera content de moi, ainsi que la dame pour qui j’ai tout préparé aussi bien que j’ai pu le faire.

— Laissez-moi donc encore quelques momens seule avec ma pauvre enfant, dit l’abbesse.

La famille quitta la chambre, et l’on entendit l’abbesse parler avec onction à la dame qui répondit d’un ton qui pénétrait au fond du cœur. Sans précisément écouter, la femme du bourguemestre était restée à la porte de la chambre. Les deux dames parlaient italien, et cette circonstance augmentait encore le mystère de toute cette aventure. Le bourguemestre vint ordonner à la mère et à la fille de donner des rafraîchissemens aux deux étrangères. La jeune dame agenouillée, les mains jointes, devant l’abbesse, semblait un peu raffermie ; celle-ci ne dédaigna pas d’accepter les rafraîchissemens qu’on lui offrit, puis elle dit : Allons, il est temps ! La dame voilée retomba à genoux, l’abbesse mit ses mains au-dessus d’elle et pria à voix basse, puis elle serra la jeune femme dans ses bras en versant des larmes qui témoignaient une douleur profonde, donna avec dignité sa bénédiction à la famille, et, accompagnée du vieillard, regagna rapidement sa voiture à laquelle on avait attelé des chevaux frais. Le postillon repartit comme un trait en poussant des houras et en faisant retentir son cor dans les rues de la ville.


CHAPITRE II.


Lorsque la femme du bourguemestre vit que la dame voilée, pour qui on avait apporté de la voiture deux grands coffres, se disposait à faire un long séjour dans sa maison, elle ne put dissimuier son impatiente curiosité et son ennui. Elle s’avança dans le vestibule, et barra le passage au vieillard qui se disposait à rentrer dans la chambre.

— Au nom du Christ, lui dit-elle a voix basse, quel hôte nous as-tu amené dans la maison ; car enfin tu savais tout, et tu ne m’as rien dit.

— Tu sauras tout ce que je sais moi-même, répondit tranquillement le vieillard.

— Ah ! ah ! reprit la femme d’un air plus inquiet ; mais tu ne sais peut-être pas tout toi-même. Que n’étais-tu tour à l’heure dans la chambre ! Dès que l’abbesse fut partie, la dame se trouva peut-être trop à l’étroit sous son grand voile. Elle ôta le long crêpe noir qui la couvrait depuis la tête jusques aux pieds, et que vis-je !

— Eh bien ! que vis-tu ? dit le vieil homme à sa femme qui regardait autour d’elle en tremblant, comme si elle eût craint d’apercevoir un spectre.

— Non, dit la femme, je ne pus reconnaître ses traits sous ce voile, mais c’était la couleur d’un mort. Remarque aussi qu’il est bien facile de voir que la dame est sur le point de… dans peu de semaines tout au plus…

— Je le sais, femme, dit le vieillard d’un ton grondeur. Et afin que tu ne périsses pas d’inquiétude et de curiosité, je te dirai tout en deux mots. Sache donc que le prince Z***, notre protecteur, m’écrivit, il y a quelque temps, que l’abbesse du couvent de Cîteaux à O*** m’amènerait une dame, qu’il me priait de recueillir dans ma maison. La dame, qui ne veut être connue que sous le nom de sœur Célestine, doit attendre chez moi le terme de son accouchement ; puis on reviendra la chercher avec l’enfant qu’elle aura mis au monde. Si j’ajoute à cela que le prince m’a recommandé d’avoir les plus grands égards pour la dame, et qu’il m’a envoyé un grand sac de ducats que tu trouveras dans ma commode, je pense que toutes tes craintes se dissiperont.

— Il faut ainsi que nous prêtions la main aux péchés que commettent les grands ! dit la vieille ; mais avant que son mari pût lui répondre, la fille aînée sortit de la chambre et vint dire que la dame demandait à être conduite dans l’appartement qu’on lui destinait, afin d’y prendre du repos.

Le vieux bourguemestre avait fait disposer aussi bien qu’il avait été possible, deux chambres de l’étage supérieur ; et il ne fut pas peu embarrassé lorsque sœur Célestine lui demanda, si, outre les deux chambres, il n’en avait pas une dont les fenêtres donnassent sur la partie postérieure de la maison. Il répondit négativement, et ajouta cependant qu’il se trouvait à la vérité une petite chambre sur le jardin, mais qu’à peine elle méritait ce nom, car ce n’était qu’un réduit, une cellule, où se trouvait tout au plus la place d’un lit, d’une table et d’une chaise. Célestine demanda à voir sur-le-champ cette chambre, et dès qu’elle l’eut visitée, elle déclara qu’elle était parfaitement conforme à ses désirs et à ses besoins, et que jusqu’à ce que son état en exigeât une plus spacieuse, elle n’en voulait pas d’autre. Le vieillard avait comparé cette chambre à une cellule, mais le lendemain elle avait déjà cet aspect. Célestine avait attaché une image de la Vierge à la muraille, et placé un crucifix sur la table vermoulue qui était près du lit. Ce lit consistait en un sac de paille, et une couverture de laine, et Célestine ne permit pas qu’on lui donnât d’autres meubles qu’un escabeau en bois. La vieille maîtresse de la maison, réconciliée avec l’étrangère, à cause de la douleur profonde qui se peignait dans toute sa manière d’être, crut devoir lui tenir société pour la distraire ; mais celle-ci la supplia de ne point troubler sa solitude.

Chaque matin, dès que le jour commençait à grisonner, Célestine se rendait au couvent des carmélites pour entendre la première messe ; et le reste du jour elle le passait sans doute en occupations pieuses, car on la trouvait en prières ou en méditations chaque fois qu’il était nécessaire de monter dans sa chambre. Elle refusait tout autre mets que des légumes, d’autre boisson que l’eau, et les instances de la vieille, qui lui représenta que son état exigeait une nourriture plus succulente, la décidèrent seulement à adoucir la rigueur de ce régime. Tout le monde dans la maison regardait cette conduite comme la pénitence d’une faute grave, mais elle excitait en même temps la commisération et un respect qu’augmentaient la noblesse des manières de la dame, et la grâce qui régnait dans ses moindres mouvemens. Mais l’obstination qu’elle mettait à ne jamais déposer son voile mêlait à ces sentimens quelque chose de terrible. Personne n’approchait d’elle que le vieillard et les femmes ; et celles-ci, qui n’étaient jamais sorties de leur petite ville, n’auraient pu reconnaître les traits d’une personne étrangère ; à quoi servait donc ce voile qu’elle portait sans cesse ? L’imagination occupée des femmes leur fit bientôt trouver une histoire effroyable. Un signe terrible (ainsi le disait le bruit qui se répandait), la marque des griffes du diable, avait défiguré les traits de l’étrangère, et c’était pour ce motif qu’elle se tenait rigoureusement voilée ; le vieux bourguemestre eut peine à maîtriser les bavardages, et à empêcher qu’ils ne se répandissent dans la ville où l'on connaissait déjà l’arrivée de l’étrangère. On avait aussi remarqué ses courses au couvent des carmélites, et bientôt on ne la désigna plus que sous le nom de la femme noire, sobriquet auquel on attachait quelque idée d’apparition. Le hasard voulut qu’un jour au moment où la fille du bourguemestre apportait le repas de l’étrangère, une bouffée de vent soulevât le voile mystérieux ; la dame se retourna rapidement pour échapper aux regards de la jeune fille, et celle-ci devint pâle et tremblante de tous ses membres, en disant qu’elle avait vu un masque blafard et des yeux étincelans. Le bourguemestre traita cette vision de folie de jeune fille ; mais il ne laissa pas que d’en être frappé, et de désirer l’éloignement de cette personne dont la piété ne le rassurait pas. Bientôt après, il réveilla sa femme dans la nuit, et lui dit qu’il entendait déjà depuis quelque temps des gémissemens et des coups redoublés qui venaient de la chambre de Célestine. La femme se leva, et courut auprès d’elle. Elle trouva la dame habillée et couverte de son voile, à demi évanouie sur son lit, et se convainquit bientôt que son accouchement était proche. Bientôt en effet naquit un bel et charmant garçon. Cet événement rapprocha l’étrangère de ses hôtes ; l’état de Célestine ne lui permit pas de se livrer à ses occupations ascétiques, et les soins dont elle avait sans cesse besoin l’accoutumèrent peu à peu avoir les personnes de la famille. La femme du bourguemestre oubliait aussi, au milieu des occupations que lui donnait la malade, toutes les pensées fâcheuses qu’elle avait conçues contre elle ; le vieillard semblait rajeuni et jouait avec l’enfant comme s’il eût été son petit-fils ; et tous s’étaient tellement accoutumés à voir Célestine voilée qu’ils n’y songeaient plus. Elle avait fait jurer à la sage-femme qui l’avait assistée de ne pas lever ce voile, quelque chose qui arrivât, excepté en cas de mort. Il était bien certain que la femme du bourguemestre avait vu les traits de Célestine, mais elle ne disait rien, et s’écriait seulement quelquefois : — La pauvre jeune dame, il faut bien qu’elle se voile !

Quelques jours après, le moine carmélite qui avait baptisé l’enfant reparut. On l’entendit parler avec chaleur et prier. Lorsqu’il fut parti, on trouva Célestine assise dans son fauteuil, l’enfant sur ses genoux ; il avait un scapulaire sur ses petites épaules et un Agnus Dei sur la poitrine. Des semaines, des mois s’écoulèrent sans qu’on vînt chercher Célestine et son enfant, comme le prince l’avait annoncé au bourguemestre. Elle eût entièrement vécu comme une personne de la famille, sans le voile fatal qui empêchait toujours les dernières effusions de l’amitié. Le bourguemestre prit un jour sur lui d’en parier à la jeune dame, mais lorsque celle-ci lui répondit d’une voix sourde, que ce voile ne tomberait qu’à sa mort, il garda le silence, et désira de nouveau que l’abbesse revînt avec son carrosse.

Le printemps était arrivé, et la famille du bourgnemestre revenait de la promenade avec des bouquets dont les plus beaux étaient destinés à la pieuse Célestine. Au moment où ils se disposaient à rentrer dans la maison, un cavalier accourut à toute bride, et demanda le bourguemestre. Le vieillard répondit que c’était lui-même, et qu’il se trouvait devant sa demeure. L’étranger sauta à bas de son cheval, qu’il attacha à un poteau, et se précipita dans la maison, en s’écriant : Elle est ici ! Elle est ici ! — On entendit une porte s’ouvrir et Célestine pousser un cri. Le vieillard plein d’effroi courut à elle. Le cavalier, — c’était un officier des chasseurs français de la garde, décoré de plusieurs ordres, — avait arraché l’enfant de son berceau ; il le tenait de son bras gauche enveloppé de son manteau, et de la droite, il repoussait Célestine, qui voulait le lui reprendre. Dans la lutte, l’officier arracha le voile, un visage pâle comme le marbre, ombragé de boucles noires, s’offrit aux yeux du bourguemestre, qui reconnut que Célestine portait un masque très-mince, adhérent à la peau.

— Femme effroyable, veux-tu donc que je partage ta folie ! s’écria l’officier en repoussant Célestine qui tomba sur le parquet. Alors elle embrassa ses genoux, et lui dit d’une voix déchirante : — Laisse-moi cet enfant ! Au nom de la Sainte-Vierge ! — du Christ ! — Laisse-moi cet enfant !

Et au milieu de ces douloureuses supplications, aucun muscle ne se mouvait, les lèvres de ce visage mort ne bougeaient pas ; et cet aspect glaçait le sang du vieillard, de sa femme et de tous ceux qui l’avaient suivi.

— Non, s’écriait l’officier dans un violent désespoir ; non, femme inhumaine et impitoyable, tu as pu arracher mon cœur de mon sein, mais tu ne perdras pas cette innocente créature. À ces mots, l’officier pressait plus fortement l’enfant contre sa poitrine, et Célestine s’écria hors d’elle : Vengeance ! — Vengeance du ciel sur toi, meurtrier !

— Loin de moi, apparition infernale ! s’écriait l’officier ; et repoussant Célestine d’un mouvement convulsif du pied, il essaya de gagner la porte. Le vieillard voulut lui barrer le chemin ; mais il tira rapidement un pistolet de sa poche, et lui en présenta l’embouchure en s’écriant : — Une balle dans la cervelle à qui essaiera d’arracher l’enfant à son père ! — Puis s’élançant au bas de l’escalier, il se jeta en selle avec l’enfant, et partit en plein galop.

La femme du bourguemestre, pleine d’effroi, s’efforça de courir auprès de Célestine, mais quel fut son étonnement en la trouvant immobile au milieu de la chambre, les bras pendans et les yeux fixes. — Elle lui parla ; point de réponse. Ne pouvant supporter les regards de ce masque, elle lui remit son voile qui était tombé sur le parquet ; point de mouvement, point de geste. Célestine était tombée dans un état d’insensibilité totale qui effraya tellement la bonne femme qu’elle souhaita de toute son âme de la voir loin de sa maison. Son désir fut exaucé, car on entendit s’arrêter la même voiture qui avait amené Célestine. L’abbesse en descendit, et avec elle, le prince Z***, le protecteur du bourguemestre. Lorsque le prince apprit ce qui s’était passé, il dit avec douceur : — Ainsi nous arrivons trop tard, et il faut bien nous conformer à la volonté de Dieu.

On descendit Célestine, toujours immobile, sans signe de volonté ; on la plaça dans la voiture, et on l’emporta. Le vieillard et toute la famille semblaient sortir d’un mauvais rêve qui les avait long-temps tourmentés.


CHAPITRE III.


Bientôt après ce qui s’était passé dans la maison du bourguemestre de L., on enterra en grande solennité une religieuse dans le couvent de Cîteaux, et le bruit courut que cette sœur était la comtesse Hermenegilde de C., qu’on croyait en Italie avec la princesse de Z*. sa tante. À la même époque, le père d’Hermenegilde, le comte Népomucène de C., vint à Varsovie, et fit donation de tous ses biens aux deux fils du prince de Z* ses neveux, ne se réservant qu’un petit domaine dans l’Ukraine. On l’avertit de pourvoir à sa fille ; il leva les yeux au ciel, et dit d’une voix sourde : — Elle est pourvue !

Il ne fit aucune disposition pour confirmer la mort d’Hermenegilde dans le couvent de O., et pour dissiper les bruits mystérieux qui la représentaient comme une victime prématurément descendue au tombeau. Quelques patriotes, courbés mais non pas brisés sous la chute humiliante de la Pologne, songèrent à faire entrer le comte dans un complot qui avait pour but la délivrance du sol ; ils ne trouvèrent plus en lui l’homme ardent et épris de la liberté tel qu’il était jadis, mais un vieillard impuissant, consumé par la douleur, devenu étranger à toutes les affaires du monde, et qui ne songeait plus qu’à s’ensevelir dans la solitude.

Autrefois, à l’époque où l’insurrection se propagea après le premier partage de la Pologne, le domaine héréditaire du comte de C. avait été le lieu secret de réunion des patriotes. Là, les esprits s’enflammaient dans des repas animés où l’on jurait de délivrer la patrie. Hermenegilde apparaissait comme un ange céleste au milieu des jeunes guerriers dont elle animait le courage. Selon le caractère des femmes de sa nation, elle prenait part à tout, même aux délibérations politiques, et souvent elle, qui avait à peine dix-sept ans, émettait une opinion contraire à celle de tous les autres, et à laquelle s’attachaient tous les suffrages, tant elle portait l’empreinte d’une sagacité profonde et d’une vue étendue. Après elle, personne ne montrait un sens plus droit et plus rapide, une connaissance plus approfondie de l’état des choses, que le comte Stanislaws de R., jeune homme de vingt ans, plein de feu, et d’une grande beauté. Il arriva souvent qu’Hermenegilde et Stanislaws traitaient seuls les questions dans les vives discussions qui avaient lieu, qu’ils examinaient les propositions, les accueillaient, les rejetaient, en émettaient d’autres, et que les résultats de ces conférences entre un jeune homme et une jeune fille étaient souvent reconnus par les hommes les plus prudens comme des décisions de la plus haute sagesse. Était-il rien de plus naturel que de songer à marier deux personnes qui semblaient réunir tous les talens nécessaires pour sauver la patrie ? D’ailleurs l’alliance des deux familles semblait nécessaire sous le point de vue politique ; car elles étaient divisées d’intérêt comme la plupart des maisons polonaises. Hermenegilde, pénétrée de ces vues, accepta son époux comme un présent du pays, et les réunions politiques qui avaient lieu au château de son père, se terminèrent par leurs fiançailles. On sait que les Polonais succombèrent, et qu’avec Koszinsko s’écroula une entreprise trop uniquement basée sur la confiance et une fidélité chevaleresque. Le comte Stanislaws, à qui sa précédente carrière assignait une place distinguée dans l’armée, combattit avec le courage d’un lion. Il revint grièvement blessé, ayant échappé avec peine à la captivité. Hermenegilde seule l’attachait à la vie. Il espérait trouver quelque consolation dans ses bras. Dès qu’il fut un peu rétabli de ses blessures, il courut au château du comte Népomucène, où il devait recevoir des blessures plus graves. Hermenegilde le reçut avec froideur, et presque avec mépris.

— Vois-je le héros qui voulait mourir pour la patrie ? lui dit-elle en le relevant. Il lui semblait dans son exaltation que son fiancé dût être un de ces paladins des temps fabuleux dont l’épée anéantissait des armées entières. Toutes les protestations, toutes les prières d’un amour ardent furent inutiles, Hermenegilde jura qu’elle ne donnerait sa main au comte que lorsque les étrangers auraient été chassés du pays. Le comte vit trop tard que Hermenegilde ne l’avait jamais aimé, et il se convainquit aussi bientôt que la condition qu’elle lui imposait ne pouvait s’accomplir avant de longues années. Il lui jura de l’aimer jusqu’à sa mort, et prit du service dans l’armée française avec laquelle il passa en Italie.

On dit des femmes polonaises qu’une humeur toute particulière les distingue. Un sentiment profond, une étourderie sans égale, un dévouement stoïque, une froideur glaciale, une passion ardente, tous ces sentimens divers se mêlent dans leur âme sans paraître à la surface, comme le jeu des ondes au fond d’un ruisseau dont elles ne troublent pas le paisible cours. — Hermenegilde vit avec froideur son fiancé s’éloigner ; mais à peine quelques jours se furent-ils écoulés qu’elle se sentit dévorée de désirs inexprimables, tels que les produit la passion la plus ardente. — Les désordres de la guerre ayant cessé, une amnistie fut proclamée, et les officiers polonais qui étaient prisonniers furent mis en liberté ; et bientôt quelques-uns des frères d’armes de Stanislaws reparurent au château du comte. On rappela avec une profonde douleur le souvenir de ce jour malheureux, et l’on parla avec enthousiasme du courage de ceux qui avaient combattu, et surtout de la conduite du jeune comte. Il avait ramené sur le champ de bataille les bataillons qui pliaient, et il avait réussi à enfoncer avec sa cavalerie la ligne ennemie. Le sort de la bataille était indécis, lorsqu’une balle l’atteignit ; il tomba de cheval, baigné dans son sang, en prononçant le nom d’Hermenegilde.

— Non, j’ignorais que je l’aimais inexprimablement ! — Quel aveuglement a été le mien ! comment ai-je pu songer à vivre sans lui qui est ma vie !… — Je l’ai envoyé à la mort. — Il ne reviendra pas ! Ainsi gémissait Hermenegilde en donnant cours aux pensées qui oppressaient son âme. Sans sommeil, inquiète, tourmentée, elle parcourait le parc pendant la nuit, et comme si le vent eût pu porter ses paroles à son ami éloigné, elle s’écriait dans les airs : Stanislaws. — Stanislaws ! — Reviens. — C’est moi, c’est Hermenegilde qui t’appelle. — Ne m’entends-tu pas ? — Reviens ou je mourrai de désespoir !

L’état d’exaltation d’Hermenegilde touchait à la folie, et elle commit mille extravagances. Le comte Népomucène, rempli de soucis et d’inquiétudes pour sa chère enfant, crut que les soins de l’art lui étaient nécessaires, et il trouva un médecin qui consentit à passer quelque temps au château pour traiter la jeune comtesse. Quelque judicieuse que fût sa méthode, quelques bons effets qu’elle amenât, il resta douteux qu’Hermenegilde pût retrouver tout l’usage de sa raison. Elle éprouvait les paroxismes les plus extraordinaires, et une circonstance singulière vint changer sa position. Hermenegilde, dans ses accès, avait jeté au feu une petite poupée qu’elle avait habillée en uhlan et à laquelle elle avait donné le nom de Stanislaws, parce qu’elle avait refusé de chanter la chanson polonaise : « Podrosz twoia nam n’iemila milsza przyaszn’w kraiwbyla, etc. » Au moment où elle revenait de faire cette exécution, elle entendit dans le vestibule des pas retentissans, et aperçut un officier vêtu de l’uniforme des chasseurs français de la garde, le bras en écharpe. Aussitôt elle s’élança vers lui en s’écriant : — Stanislaws, mon Stanislaws ! et tomba évanouie dans ses bras. L’officier, pétrifié de surprise, d’étonnement, eut peine à soutenir Hermenegilde avec le seul bras qu’il eût libre. Il la pressa involontairement sur son sein, et il dut s’avouer que le moment où il sentit le cœur d’Hermenegilde battre sur le sien, était un des plus doux momens de sa vie. Les instans s’écoulaient dans cette situation, l’officier sentait son sang s’allumer, et il ne put se défendre de couvrir de baisers ces deux lèvres qui se pressaient sur les siennes. C’est dans cette situation que le trouva le comte qui sortait de ses appartemens ; celui-ci s’écria aussi avec joie : Stanislaws ! — En ce moment, Hermenegilde revint à elle, et serra plus ardemment l’officier dans ses bras, en s’écriant de nouveau : Stanislaws ! — Mon bien-aimé ! — Mon époux ! — L’officier, le visage brûlant, tremblant, hors de lui-même, recula d’un pas en cherchant à se soustraire aux embrassemens d’Hermenegilde.

— C’est le plus beau moment de ma vie, mais je ne veux pas jouir plus long-temps d’une félicité que me vaut une erreur ; je ne suis pas Stanislaws ! Hélas ! je ne le suis pas…

Ainsi parla l’officier d’ime voix altérée ; Hermenegilde recula avec effroi en le regardant fixement dans les yeux, et reconnaissant qu’une ressemblance singulière l’avait abusée, elle s’enfuit en pleurant et en gémissant. Le comte Népomucène pouvait à peine croire que l’officier qui s’annonça comme le comte Xavier de R., cousin du comte Stanislaws, eût grandi en si peu de temps. Les fatigues et les exercices de la guerre avaient ainsi développé ses traits et lui avait donné si rapidement l’air mâle qu’il avait alors. Le comte Xavier avait quitté la Pologne avec son cousin, et combattu avec lui en Italie. À peine âgé de dix-huit ans alors, il s’était si bien distingué que le général en chef l’avait nommé son aide-de-camp, et âgé de vingt ans qu’il était, il avait déjà le grade de colonel. Les blessures qu’il avait reçues le forçaient de se reposer pendant quelque temps. Il était revenu dans son pays, et un message de Stanislaws à sa bien-aimée l’amenait au château du comte. Le comte Népomucéne et le médecin s’efforcèrent vainement de décider Hermenegilde à quitter sa chambre où la retenait la honte et la confusion ; elle jura de ne pas se montrer tant que le comte Xavier serait au château.

Il lui écrivit qu’il expiait bien rudement une ressemblance dont il n’était pas coupable ; mais que cette rigueur ne l’atteignait pas seul, qu’elle frappait aussi Stanislaws dont il apportait une lettre, et un message qu’elle l’empêchait de lui communiquer. La femme de chambre d’Hermenegilde, que Xavier avait mise dans ses intérêts, promit de remettre ce billet, qui opéra ce que n’avaient pu faire le père et le médecin ; Hermenegilde consentit à voir Xavier. Elle le reçut dans sa chambre, les yeux baissés, et dans un profond silence. Xavier s’approcha d’un pas chancelant, prit place près du sopha sur lequel elle était assise, mais en se baissant sur sa chaise il s’agenouilla plutôt qu’il ne s’assit devant Hermenegilde, et la supplia en cette posture, dans les termes les plus touchans, et comme s’il eût commis le plus grand crime, de ne point le charger d’une faute involontaire qui lui avait fait connaître tout le bonheur de son ami. Ce n’était pas lui, non, c’était Stanislaws lui-même qui avait reçu ses baisers dans l’ivresse du revoir. Il lui remit la lettre et lui parla longuement de Stanislaws qu’il peignit comme la fidélité même, comme un véritable chevalier qui pensait sans cesse à sa dame au milieu des combats, et dont le cœur battait toujours pour la liberté de son pays. Xavier contait avec un feu entraînant, il entraîna Hermenegilde qui, surmontant bientôt sa honte, fixa sur lui ses regards célestes avec tant de douceur que le jeune officier put à peine continuer son récit. Comme Calaf lorsque le regardait la princesse Turandot[1] ; sans le savoir lui-même, entraîné par sa distraction, il se perdit dans quelques descriptions de bataille ; il parla d’attaques de cavalerie, de masses entamées, de batteries enlevées… Enfin Hermenegilde l’interrompit avec impatience : — Cessez de me peindre ces scènes de carnage ; dites ! dites-moi plutôt qu’il m’aime, que Stanislaws m’aime.

Xavier prit la main d’Hermenegilde qu’il pressa avec ardeur contre son sein.

— Écoute-le donc lui-même, ton Stanislaws ! s’écria-t-il, et il s’abandonna aux protestations de l’amour le plus brûlant, que lui inspirait le délire de la passion. Il était tombé aux pieds d’Hermenegilde, il l’avait entourée de ses deux bras ; mais au moment où il voulut la presser sur son cœur, il se sentit violemment repoussé. Hermenegilde le regardait avec égarement et lui dit d’une voix sourde : — Vaine poupée, quand même je t’animerais de toute la chaleur de mon sein, tu n’es pas mon Stanislaws, et tu ne le seras jamais !

À ces mots, elle quitta la chambre à pas lents. Xavier vit trop tard quelle inconséquence il avait commise. Il ne sentait que trop vivement qu’il était épris jusqu’à la folie de la fiancée de son parent, de son ami, et que chaque pas qu’il ferait serait une affreuse trahison. Partir rapidement sans revoir Hermenegilde, ce fut l’héroïque résolution qu’il exécuta à l’heure même jusqu’à faire atteler sa voiture. Le comte Népomucène fut fort étonné lorsque ; Xavier vint prendre congé de lui ; il fit tous ses efforts pour le retenir, mais celui-ci allégua des affaires qui le forçaient de s’éloigner, et se défendit de rester avec une sorte de chaleur nerveuse qui venait au secours de sa fermeté. Le sabre au côté, le bonnet de campagne en tête, il était au milieu du salon ; son domestique au dehors tenait son manteau ; au pied de l’escalier, les chevaux frappaient du pied avec impatience. — Tout-à-coup la porte s’ouvrit, Hermenegilde entra, s’avança vers le comte avec une grâce indicible, et lui dit en souriant : Vous voulez partir, cher Xavier ? — Et moi qui espérais vous entendre conter encore tant de choses de mon Stanislaws ! — Savez-vous bien que vos récits me consolent merveilleusement ?

Xavier baissa les yeux en rougissant extrêmement ; on prit place. Le comte Népomucène assura que depuis plusieurs mois, il n’avait pas vu Hermenegilde dans une disposition aussi sereine. Sur un signe qu’il fit on servit le souper dans le salon, car l’heure était venue de prendre ce repas. Le plus noble vin de Hongrie brillait dans le cristal, et Hermenegilde porta un verre à ses lèvres en l’honneur de son bien aimé, de la patrie et de la liberté. — Cette nuit, je partirai, se disait Xavier ; et en effet, lorsque le repas toucha à la fin, il demanda à son domestique si sa voiture attendait. Celui-ci lui répondit qu’il l’avait dételée et conduite sous la remise par ordre du comte Népomucène, que les chevaux étaient dans l’écurie, et que Woyciech le cocher dormait à leurs pieds, sur la litière. Xavier accepta cet ordre de choses. L’opposition inopinée d’Hermenegilde l’avait convaincu qu’il était à la fois doux et convenable de rester, et de cette conviction il en vint à cette autre qu’il ne s’agissait que de se vaincre, c’est-à-dire de se défendre des explosions de tendresse qui excitaient l’esprit d’Hermenegilde et pouvaient lui nuire. Le lendemain, en revoyant Hermenegilde, Xavier réussit enfin à réprimer tout mouvement qui pût agiter son sang ; restant dans les limites étroites des convenances, et même d’un cérémonial glacé, il ne donna à sa conversation que le cachet de ces galanteries, dont la douceur couvre un venin dangereux. Xavier, jeune homme de vingt ans, inexpérimenté en amour, déploya toute la tactique d’un maître consommé. Il ne parla que de Stanislaws, que de son amour pour sa fiancée ; mais dans le feu qu’il alluma, il sut adroitement faire briller sa propre image, si bien qu’Hermenegilde, malicieusement égarée, ne savait plus comment séparer ces deux figures, celle de Stanislaws absent, et celle de Xavier qui se trouvait-là.

La société du jeune comte devint bientôt un besoin pour Hermenegilde, et bientôt on les vit sans cesse ensemble causant intimement. Cette habitude effaça de plus en plus la timidité d’Hermenegilde, et de plus en plus aussi Xavier se mit à se soustraire aux façons cérémonieuses qu’il avait prudemment adoptées. Hermenegilde se promenait dans le parc, appuyée sur le bras de Xavier, et laissait sans inquiétude sa main dans la sienne, lorsqu’assis dans sa chambre avec elle, il lui parlait de Stanislaws. Quand il n’était pas question d’affaires d’état, de la cause de la patrie, le comte Népomucène n’était pas en état de pénétrer dans la pensée des autres ; son âme morte au monde et abattue ne réfléchissait alors les objets que comme un miroir, un moment d’une manière fugitive, puis ils s’effaçaient sans laisser de traces. Sans soupçonner les sentimens d’Hermenegilde, il trouva bon qu’elle eût changé contre cet adolescent vivant la poupée que, dans son égarement, elle avait prise pour représenter son époux, et il crut voir avec beaucoup de plaisir que Xavier, qu’il aimait autant pour gendre que Stanislaws, prendrait la place de celui-ci. En effet, Xavier concevait de vives espérances. — Un matin, on vint dire qu’Hermenegilde s’était enfermée dans son appartement avec sa femme de chambre, et qu’elle ne voulait voir personne. Le comte Népomucène pensait que c’était un nouveau paroxisme de la maladie qui cesserait bientôt, et il pria Xavier de se servir de l’influence qu’il avait acquise sur elle pour la guérir ; mais quel fut son étonnement lorsque Xavier se refusa non-seulement à voir Hermenegilde, mais se montra entièrement changé. Au lieu de se montrer hardi et assuré selon sa coutume, sa voix était tremblante comme s’il eût aperçu son spectre, sa parole faible et incohérente ; il dit qu’il fallait qu’il retournât à Varsovie sans revoir Hermenegilde ; que, dans ces derniers jours, elle lui avait causé un effroi sans égal ; qu’il renonçait à tout espoir d’amour ; que la fidélité d’Hermenegilde lui avait rappelé celle qu’il devait lui-même à son ami ; enfin qu’il n’avait de ressource que dans la fuite. Le comte pensa que la folie d’Hermenegilde avait gagné Xavier. Il chercha à le calmer, mais ce fut en vain. Xavier résista d’autant plus violemment, que le comte le priait plus vivement de voir sa fille : et il termina la discussion en se jetant dans sa voiture, comme poussé par une force irrésistible. Les chevaux partirent rapidement et l’entraînèrent.


CHAPITRE IV.


Le comte Népomucène, irrité de la conduite d’Hermenegilde, ne s’occupa plus d’elle, et elle passa plusieurs jours enfermée dans sa chambre, n’ayant d’autre société que celle de sa camériste.

Un jour, le comte était plongé dans des réflexions profondes, tout rempli de la pensée de cet homme que les Polonais adoraient alors comme une idole, lorsque la porte de son appartement s’ouvrit, et Hermenegilde, couverte de longs habits de deuil, entra lentement. Elle vint s’agenouiller devant le comte, et lui dit d’une voix tremblante : — Ô mon père… le comte Stanislaws, mon époux chéri, n’est plus… Il est mort en héros sur le champ de bataille… Sa veuve plaintive est à genoux devant toi !

Le comte fut d’autant plus disposé à regarder cette scène comme un nouvel accès de la maladie mentale d’Hermenegilde, qu’il avait reçu la veille des nouvelles touchant le comte Stanislaws. Il releva Hermenegilde et lui dit : — Calme-toi, ma chère fille, Stanislaws est bien portant, il ne tardera pas à revenir dans tes bras.

À ces mots, Hermenegilde poussa un profond soupir, et tomba accablée de douleur, auprès de son père. Mais quelques momens après, elle se remit et dit avec calme : — Mon père, laisse-moi te raconter comme tout s’est passé ; car il faut que tu le saches, afin que tu m€ reconnaisses pour la veuve du comte Stanislaws. — Sache qu’il y a six jours, je me trouvai un soir dans le pavillon qui est à l’extrémité du parc. Toutes mes pensées se portaient vers celui que j’aime ; je sentis mes yeux se fermer involontairement, mais ce n’était pas un sommeil et je conservai l’usage de mes sens. Bientôt tout s’obscurcit autour de moi, j’entendis un grand tumulte et des coups de feu qui se succédaient sans interruption. Je me levai, et je ne fus pas peu étonnée de me trouver sous une tente. Il était agenouillé devant moi, — Mon Stanislaws ! je le serrai dans mes bras, je le pressai sur mon cœur. — Dieu soit loué, s’écria-t-il, tu vis, tu es à moi ! — il me dit que j’étais tombée dans un profond évanouissement aussitôt après la cérémonie des fiançailles ; et moi, folle créature, je ne me souvins qu’alors que le père Cyprien que je vis en ce moment dans la tente, nous avait unis dans une chapelle voisine, au moment de la bataille. L’anneau nuptial brillait à mon doigt. Le bonheur que j’éprouvai en embrassant mon époux, ne peut se décrire ; l’enivrement sans nom d’une femme au comble de ses vœux, agita tout mon être. — Je perdis mes sens, — et tout-à-coup un froid glacial me saisit. J’ouvris les yeux. Ciel, que vis-je ! Stanislaws attaqué par des cavaliers ennemis, et secouru, mais trop tard, par ses compagnons. — Trop tard ! D’un coup de sabre, un ennemi l’abattit de son cheval…

Ici Hermenegilde retomba sans mouvement. Le comte s’empressa de la ranimer. — La volonté du ciel soit faite, dit-elle en reprenant ses sens ; il ne me convient pas de me plaindre ; mais je serai fidèle à mon mari jusqu’à la mort, et le reste de mes jours se passera en priant pour lui.

Le comte pensa avec raison que cette vision était le résultat du dérangement des idées de sa fille, et il se résigna en pensant que le retour de Stanislaws mettrait fin à sa douleur. Quelquefois cependant il lui arrivait de rire un moment au sujet des rêves et des visions dangereuses, mais alors Hermenegilde se mettait à sourire, puis elle portait à sa bouche l’anneau d’or qu’elle avait au doigt et l’arrosait de larmes. Le comte remarqua avec surprise extrême que cet anneau ne s’était jamais trouvé au doigt de sa fille ; mais il n’attacha pas grande importance à cette circonstance. La nouvelle qu’il reçut de la captivité du comte Stanislaws le frappa plus vivement. La santé d’Hermenegilde s’affaiblit à cette époque, elle se plaignit d’éprouver un malaise singulier qu’elle ne pouvait regarder comme un état de maladie, mais qui changeait tout son être. Bientôt le prince de Z*** vint au château avec sa femme. La mère d’Hermenegilde était morte jeune, et la princesse lui en tenait lieu, Hermenegilde ouvrit son cœur à cette respectable dame, et se plaignit qu’on la traitât de folle et de visionnaire, bien qu’elle eût des preuves certaines de son union avec Stanislaws. La princesse, instruite de l’affection mentale de la jeune comtesse, se garda de la contredire, et se contenta de l’assurer que le temps éclaircirait tout ce mystère ; mais elle devint plus attentive lorsque Hermenegilde lui décrivit son état physique et les symptômes qui la troublaient. On vit la princesse la surveiller avec une sollicitude constante, et se montrer plus inquiète, à mesure que Hermenegilde semblait se calmer. En effet, les joues pâles de la jeune comtesse reprirent leurs couleurs, ses yeux perdirent leur éclair sombre, son regard fut plus doux et plus sérieux, ses formes amaigries s’arrondirent de plus en plus ; en un mot elle brilla de nouveau de tout l’éclat de sa jeunesse et de sa beauté. Et cependant la princesse sembla la regarder comme plus malade que jamais, car elle ne cessait de lui dire : — Comment te trouves-tu ? — Qu’éprouves-tu, mon enfant ? — Et ces questions se renouvelaient avec plus d’instances, dès que Hermenegilde éprouvait le moindre malaise.

Le comte, le prince et la princesse tinrent conseil pour savoir par quel moyen on pourrait détromper Hermenegilde qui se croyait toujours veuve de Stanislaws.

— Je crois malheureusement, dit le prince, que sa folie est incurable ; car elle se porte parfaitement bien et ses forces physiques entretiennent le désordre de son cerveau. — Oui, ajouta-t-il en regardant sa femme, elle est parfaitement bien portante, et cependant on la tourmente comme une malade, à son grand préjudice.

La princesse qui se sentit frappée par ces mots, regarda fixement le comte Népomucène et s’écria : — Non, Hermenegilde n’est pas malade ; mais s’il n’était impossible qu’elle se fût oubliée, je serais convaincue qu’elle est…

La princesse hésita.

— Parlez, parlez ! s’écrièrent à la fois le comte et le prince.

— Enceinte ! reprit la princesse, et elle quitta la chambre.


CHAPITRE V.


Le prince et le comte Népomucène se regardèrent frappés d’étonnement. Le prince retrouva le premier la parole et dit que sa femme était aussi quelquefois visitée par les plus singulières visions. Mais le comte répondit gravement que la princesse avait eu parfaitement raison de ranger une action semblable de la part d’Hermenegilde, dans la ligne des choses impossibles ; mais, ajouta-t-il, n’est-il pas singulier qu’une semblable idée me soit venue hier en regardant ma fille ; jugez donc combien les paroles de la princesse ont dû me causer d’inquiétude et de peine. — Il faut alors, répondit le prince, que le médecin ou la sage-femme en décident, et que le jugement précipité de la princesse soit anéanti ou que notre honte à tous soit constatée.

Plusieurs jours se passèrent en résolutions prises et abandonnées. La princesse rejeta l’intervention d’un médecin peut-être indiscret, et elle prétendit qu’il ne serait que trop prochainement nécessaire d’avoir recours à lui. — Et comment ? s’écria le comte hors de lui.

— Oui, continua la princesse en élevant la voix, Hermenegilde est la fille la plus trompeuse et la plus perfide qui fut jamais, ou elle a été étrangement abusée, car elle est enceinte !

Le comte Népomucène fut longtemps sans pouvoir répondre ; enfin, il supplia la princesse de savoir à tout prix d’Hermenegilde, quel était le malheureux qui avait couvert sa maison d’un opprobre éternel.

— Hermenegilde ne soupçonne pas encore que je connais son état, dit la princesse. Je me promets tout du moment où je lui dirai ce qui en est. Le masque dont sa fourbe se couvre tombera à l’improviste et son innocence éclatera d’une manière merveilleuse, bien que je ne puisse imaginer quelle justification elle pourra nous donner.

Ce soir-là même, la princesse se trouva seule avec Hermenegilde dont l’état de grossesse devenait de plus en plus visible. Elle prit les deux bras de la pauvre enfant, la regarda fixement et lui dit d’une voix brève : Ma chère fille, tu es mère !

À ces paroles, Hermenegilde leva les yeux vers le ciel avec ivresse, et s’écria avec attendrissement : Oui, je le suis ! Oh ! je le suis. — Il y a long-temps que j’ai senti que mon époux chéri n’était pas tombé tout entier sous le fer ennemi. — Oui ! Le moment du plus grand bonheur, que j’ai éprouvé sur terre, s’est prolongé pour moi ; je le retrouverai, mon Stanislaws, dans le gage précieux qu’il m’a laissé de notre douce alliance !

La princesse sentit toutes ses idées se troubler, elle crut qu’elle allait elle-même perdre l’esprit. Le ton de vérité qui régnait dans les paroles d’Hermenegilde, son ravissement, l’enthousiasme divin qui régnait dans ses pensées, tout éloignait l’idée d’une fourberie, et la folie la plus complète pouvait seule expliquer sa conduite. Saisie de cette dernière idée, la princesse repoussa Hermenegilde en s’écriant : Malheureuse ! Un rêve l’a mise dans cet état qui nous couvre tous d’opprobre et de honte. — Crois-tu m’échapper par des contes absurdes ? — Réfléchis, rassemble tes souvenirs. Ton aveu repentant et sincère peut seul te réconcilier avec nous.

Baignée de larmes, déchirée de douleurs, Hermenegilde tomba aux pieds de la princesse en gémissant : Ma mère, toi aussi, tu me traites de visionnaire, toi aussi tu ne veux pas croire que l’église m’a unie à mon Stanislaws, que je suis sa femme ! Mais vois donc cet anneau à mon doigt ! — Que dis-je, toi, toi tu connais mon état, n’est-ce pas assez pour te convaincre que je n’ai pas rêvé ?

La princesse connut à son grand étonnement, que l’idée d’une faute ne venait pas même à la pensée d’Hermenegilde, et qu’elle n’avait pas du tout compris les reproches qu’elle lui avait faits à ce sujet. Hermenegilde, pressant avec ardeur les mains de la princesse contre son cœur, ne cessait de la supplier de croire à son époux, maintenant que son état n’était plus douteux, et la pauvre femme toute stupéfaite, jetée hors d’elle-même, ne savait plus que dire à cette jeune fille et de quelle façon s’y prendre pour découvrir le mystère qui régnait sur elle. Ce ne fut que quelques jours plus tard qu’elle déclara au prince son mari et au comte Népomucène, qu’il était impossible d’apprendre autre chose d’Hermenegilde que ce qu’on avait déjà pressenti. Les deux seigneurs, pleins de colère, traitèrent cette naïveté de fourberie, et le comte jura qu’il emploierait des mesures rigoureuses pour lui arracher l’aveu de sa faute. La princesse s’opposa, de toutes ses forces, à un acte de cruauté qui, dit-elle, serait inutile ; car elle était convaincue de la sincérité de sa fille d’adoption.

— Il est encore dans le monde, ajouta-t-elle, maint secret que nous sommes hors d’état de comprendre. Que serait-ce si l’union des pensées avait une influence physique, et si une relation intellectuelle entre Stanislaws et Hermenegilde avait produit cet inexplicable état ?

En dépit de toute la colère, de toute la gravité de ce fatal moment, le prince et le comte ne purent se défendre de rire hautement à ces paroles de la princesse qu’ils déclarèrent la pensée la plus sublime et la plus éthérée qu’eût jamais produite un cerveau humain. La princesse rougit extrêmement en disant que la grossièreté de sens des hommes les empêchait de comprendre de semblables choses ; mais quant à sa pauvre enfant, elle avait dessein d’entreprendre avec elle un voyage qui la soustrairait à la honte de sa situation. Le comte approuva cette résolution. Car comme Hermenegilde ne faisait aucun mystère de son état, il importait de la dérober aux regards des gens de la maison.

Cette convention arrêtée, chacun se sentit plus calme. Le comte Népomucène se trouva fort rassuré en voyant la possibilité de celer ce fatal secret, et le prince jugea fort sensément qu’il fallait attendre du temps l’explication de tout ce mystère. On était sur le point de se séparer après cette conférence, lorsque l’arrivée subite du comte Xavier de R. vint causer de nouveaux embarras. Il entra échauffé par une course forcée, couvert de poussière, avec toute la précipitation d’un homme hors de lui, et s’écria, sans saluer, sans regarder personne : Le comte Stanislaws est mort ! — Il n’a pas été fait prisonnier. — Non. Il a été tué par l’ennemi. — En voici la preuve !

À ces mots, il mit dans la main du comte Népomucène plusieurs lettres qu’il tira de sa poche. La princesse les parcourut, mais à peine eut-elle lu quelques lignes, qu’elle leva les yeux au ciel en s’écriant : Hermenegilde ! — Pauvre enfant ! quel impénétrable mystère !

Elle avait vu que le jour de la mort du comte était le même que celui de sa prétendue rencontre avec Hermenegilde.

— Il est mort, reprit Xavier avec feu. Hermenegilde est libre de me donner sa main, à moi qui l’aime plus que ma vie. — Je la demande en mariage !

Le comte Népomucène n’eut pas la force de répondre. Le prince prit la parole et déclara que certaines circonstances empêchaient absolument d’avoir égard à sa demande, qu’il ne pouvait même voir Hermenegilde en ce moment, et que sa famille se voyait obligée de le prier de s’éloigner d’elle pour quelque temps. Xavier répondit qu’il connaissait parfaitement le dérangement d’esprit qu’éprouvait Hermenegilde, ce dont il était question sans doute ; mais que c’était là d’autant moins un obstacle, qu’il pensait que son mariage avec elle amènerait infailliblement sa guérison. La princesse répliqua que sa pupille resterait fidèle jusqu’à la mort à la mémoire de Stanislaws, et que d’ailleurs elle ne se trouvait plus au château. Xavier ne fit que rire de cette réponse, et dit que le consentement du comte lui suffirait, et qu’on lui laissât le soin du reste. Ces paroles irritèrent fort le comte Népomucène qui déclara à Xavier qu’il ne lui accorderait jamais sa fille, et qu’il pria en même temps de quitter le château. Xavier le regarda en silence, ouvrit la porte du salon, et cria que Woyciech apportât ses bagages et conduisît ses chevaux à l’écurie. Puis il revint, se jeta dans un fauteuil près de la fenêtre et annonça avec tranquillité qu’il ne quitterait pas le château avant d’avoir parlé à Hermenegilde. Le comte lui répondit avec le même sang-froid qu’il y ferait alors un long séjour, mais que pour lui, il prendrait alors le parti de se retirer dans un autre de ses domaines. En même temps, le comte, le prince et sa femme quittèrent le salon, et se rendirent dans l’appartement d’Hermenegilde afin de la faire partir au plus vite. Le hasard voulut que cette nuit là même, contre son habitude, elle fût allée se promener dans le parc. Xavier l’aperçut par la fenêtre, dans une allée éloignée, et descendit précipitamment. Il l’atteignit enfin au moment où elle allait entrer dans le pavillon mystérieux, à l’extrémité du parc.

— Ô puissance du ciel ! s’écria Xavier en s’apercevant de l’état d’Hermenegilde ; puis il se jeta à ses genoux, et la conjura, en lui faisant les sermens les plus tendres, de l’accepter pour époux. Hermenegilde, hors d’elle-même de frayeur et de surprise, lui dit qu’un démon ennemi l’envoyait pour troubler son repos, que jamais, jamais, elle ne deviendrait l’épouse d’un autre, après avoir été unie à son cher Stanislaws.

Mais Xavier ne cessa pas de la supplier, et, las enfin de ne pouvoir la fléchir, il lui dit qu’elle se trompait elle-même dans sa folle passion, que c’était à lui qu’elle avait donné les momens les plus doux, et en même temps il se releva et la serra dans ses bras. Hermenegilde, la pâleur de la mort dans les traits, le repoussa avec horreur, et s’écria : Misérable ! tu ne pourras pas plus me forcer à une trahison que tu ne saurais anéantir le fruit de mon union avec Stanislaws ! fuis loin de moi !

— Insensée ! ne l’as-tu pas détruite toi-même cette union ? s’écria Xavier en fureur ; l’enfant que tu portes dans ton sein est le mien ! c’est moi que tu as comblé de tes faveurs dans ce lieu même ! tu fus ma maîtresse, et tu la seras encore si tu ne consens à devenir ma femme !

Hermenegilde le regarda quelques instans d’un air égaré, et tomba sans mouvement sur le sol, en proférant ce mot : Misérable !


CHAPITRE VI.


Xavier courut au château, comme s’il eût été aiguillonné par toutes les furies, et prit avec violence la main de la princesse, qu’il rencontra.

— Elle m’a repoussé avec horreur, lui dit-il, moi, le père de son enfant !

— Toi ! Xavier ? — mon Dieu ! — parle, est-il possible ! s’écria la princesse avec effroi.

— Me condamne qui voudra, dit Xavier plus calme, mais quiconque sentira dans ses veines un sang aussi bouillant que le mien faillira comme moi en un semblable moment. Je trouvai Hermenegilde dans le pavillon ; elle était plongée dans un singulier état, que je ne saurais décrire, étendue sur le canapé, rêvant et comme endormie. À peine fus-je entré qu’elle se leva, vint à moi, me prit par la main, et me fit lentement traverser le pavillon ; puis elle s’agenouilla, je l’imitai ; elle se mit à prier, et je remarquai bientôt qu’elle croyait voir un prêtre devant nous. Elle tira un anneau de son doigt, qu’elle présenta au prêtre ; je le pris, et je lui substituai un anneau d’or que je portais ; alors elle se jeta dans mes bras avec tous les témoignages de l’amour le plus ardent…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque je m’enfuis, elle était plongée dans un profond sommeil, qui ressemblait à un évanouissement.

— Homme affreux ! misérable criminel ! s’écria la princesse hors d’elle-même.

Le comte Népomucène et le prince, qui venaient d’entrer, entendirent en peu de mots les aveux de Xavier. Combien l’âme délicate de la princesse fut blessée lorsqu’elle vit son mari et le comte trouver l’action de Xavier réparable par un mariage avec Hermenegilde !

— Non, dit-elle, jamais Hermenegilde ne donnera sa main à l’homme qui a empoisonné par un crime le plus beau moment de sa vie !

— Elle le fera, dit le comte Xavier d’un ton froid et orgueilleux ; elle me donnera sa main pour sauver son honneur. Je reste ici, et tout s’arrangera.

En ce moment, il s’éleva un sourd murmure : on apportait Hermenegilde, que le jardinier avait trouvée sans vie dans le pavillon. On la déposa sur un sopha. Avant que la princesse pût l’empêcher, Xavier prit sa main. Tout-à-coup elle se dressa en poussant un cri horrible qui semblait ne pas venir d’une voix humaine ; non, c’était celui d’une bête fauve ; puis elle regarda le comte avec des regards de feu qui devaient le pétrifier. Il ne put les soutenir, chancela, recula quelques pas, et murmura d’une voix à peine intelligible : Des chevaux ! Sur un signe de la princesse, on le conduisit dans le vestibule. —

Du vin ! du vin ! s’écria-t-il. Il en but quelques verres, s’élança avec vigueur sur l’étrier, et partit à bride abattue.

L’état d’Hermenegilde, qui semblait tourner en une folie furieuse, changea toutes les dispositions du comte Népomucène et du prince, qui virent toute l’horreur de l’attentat de Xavier. On voulut envoyer chercher un médecin, mais la princesse s’y opposa, en assurant que sa pupille n’avait besoin que de secours spirituels. On fit donc venir le père Cyprien, ancien carmélite, confesseur de la maison, qui réussit d’une manière merveilleuse à réveiller les pensées d’Hermenegilde. Il fit plus, il lui rendit quelque calme. Elle parla avec beaucoup de raison à la princesse, et lui exprima le désir de prendre le voile dans le couvent des religieuses de l’ordre de Cîteaux aussitôt après sa délivrance. Dès ce moment elle se couvrit déjà le visage avec un voile noir qu’elle

  1. Personnage d’une pièce italienne du Vénitien Gozzi. Tr.