Contes nocturnes/La Maison déserte

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Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (13p. 123-200).


LA MAISON DÉSERTE.


Après avoir long-temps causé, nous étions tombés d’accord, et nous avions reconnu que les apparitions de la vie réelle se présentaient souvent sous une forme plus merveilleuse que toutes les créations de l’imagination la plus dévergondée.

— Je pense, dit Lélio, que l’histoire nous fournit des preuves irrécusables à cet appui ; et c’est là ce qui rend si fatigans et si absurdes les prétendus romans historiques, où l’auteur ose rattacher les folies de sa cervelle oisive, aux actions de la puissance éternelle qui régit le monde.

— C’est la vérité profonde de ces secrets impénétrables qui nous saisit avec tant de force, dit Franz, qu’elle nous fait reconnaître l’esprit auquel nous sommes tous soumis.

— Ah ! reprit Lélio, c’est justement cette connaissance qui nous manque ; c’est celle qui nous fut ravie après la chute de notre premier père.

— Beaucoup sont appelés, et peu sont élus, dit Franz, Ne penses-tu pas que la connaissance ou le pressentiment du merveilleux, qui est un plus beau sentiment encore, est accordée à quelques-uns, comme un sens particulier ? Pour moi, il me semble que ces hommes, doués d’une seconde vue, sont assez semblables à ces chauves-souris, en qui le savant anatomiste Spallanzani a découvert un sixième sens plus accompli à lui seul que tous les autres.

— Oh ! oh ! s’écria Franz, en riant, alors les chauves-souris seront les véritables somnambules. Mais pour abonder dans ton sens, j’ajouterai que ce sixième sens, si admirable, consiste à saisir instantanément dans chaque objet, dans chaque personne, dans chaque événement, le côté excentrique, pour lequel nous ne trouvons pas de point de comparaison dans la vie commune, et que nous nous plaisons à nommer le merveilleux. Mais qu’est tout cela, sinon la vie ordinaire ?

— Tourner toujours dans un cercle étroit, contre lequel on se cogne sans cesse le nez, quand on a l’envie de faire quelques bonds qui rompent un peu cet exercice monotone. Je sais quelqu’un en qui l’esprit de vision dont nous parlions tout-à-l’heure semble une chose toute naturelle. De là vient qu’il court des journées entières après des inconnus qui ont quelque chose de singulier dans leur marche, dans leur costume, dans leur ton ou dans leur regard ; qu’il réfléchit profondément sur une circonstance contée légèrement, et que personne ne trouve digne d’attention ; qu’il rapproche des choses complètement antipodiques, et qu’il en tire des comparaisons extravagantes et inouïes.

Lélio s’écria à haute voix : — Arrêtez ! c’est là notre Théodore. Voyez, il semble avoir quelque chose de tout particulier dans l’esprit, à en juger par la manière dont il regarde le bleu du ciel.

— En effet, dit Théodore, qui jusque-là avait gardé le silence, mes regards doivent porter le reflet d’une pensée singulière, du souvenir d’une aventure passée depuis long-temps.

— Ô, raconte, raconte-nous la ! s’écrièrent à la fois tous les amis.

— Volontiers, dit Théodore. À ces mots, il tira son portefeuille, où il recueillait toutes sortes de notes sur ses voyages, et raconta l’histoire suivante, en jetant de temps en temps un regard sur ses feuillets, comme pour aider à sa mémoire :


CHAPITRE PREMIER.


Vous savez, (ainsi commença Théodore), vous savez que je passai tout l’été dernier à Berlin. Le grand nombre de vieux amis et de connaissances que j’y trouvai, la vie libre et commode, l’attrait diversifié des arts et des sciences, tout cela me retenait puissamment. Jamais je n’avais été plus satisfait, et plus disposé à me livrer à mon ancien penchant de me promener seul dans les rues, de me réjouir à la vue des images suspendues aux boutiques, des affiches, ou de contempler les tournures des gens qui passaient et de faire leur horoscope, sans compter que j’avais encore pour compléter mon plaisir, la vue des ouvrages des arts, et celle des magnifiques édifices. L’allée, ceinte de constructions de ce genre, qui mène à la porte de Brandenbourg, est le rendez-vous du monde appelé par son rang ou par sa richesse, à jouir de tous les avantages de la vie. Dans les bas-étages de tous ces beaux palais sont des magasins où l’on débite tous les objets de luxe, tandis que les étages supérieurs sont habités par la classe de gens dont je viens de parler. Les plus belles hôtelleries sont dans cette rue, presque tous les ambassadeurs y demeurent, et un mouvement tout particulier se fait remarquer dans ce quartier qui semble plus populeux que tout le reste de la ville. L’affluence qui s’y porte, fait que chacun se contente d’une demeure très-étroite, et que plus d’une de ces maisons, habitée par différentes familles, ressemble à une ruche d’abeilles. Je m’étais souvent promené dans l’allée, lorsqu’un jour mes yeux furent frappés par une maison qui se distinguait des autres d’une façon bien singulière. Représentez-vous une maisonnette à quatre croisées, resserrée entre deux hauts édifices, dont tout l’étage s’élevait à peine au-dessus du rez-de-chaussée de la maison voisine. Le toit délabré les vitres remplacées par du papier collé, et les murs décolorés, attestaient l’extrême négligence du propriétaire. Imaginez combien une telle maison devait ressortir entre tous ces bâtimens décorés avec tout le luxe du goût moderne. Je m’arrêtai ; et en l’examinant avec plus d’attention, je remarquai que les fenêtres étaient hermétiquement fermées, qu’un mur avait été élevé devant celles du bas étage, et que la porte, où manquait la sonnette, n’offrait pas une serrure, ni même un bouton. J’étais bien convaincu que cette maison était inhabitée, car jamais, jamais, à quelque heure du jour que je vinsse à passer, une trace de créature humaine ne s’était offerte à mes yeux. Une maison inhabitée dans ce quartier de la ville ! Merveilleuse apparition, et cependant elle pouvait avoir un motif bien naturel et bien simple, si le propriétaire se trouvait entraîné dans un long voyage ou s’il habitait des propriétés éloignées, et qu’il tînt à se conserver cette habitation pour son retour. Ainsi pensais-je, et cependant je ne sais comment il se faisait que je m’arrêtais involontairement chaque fois que je passais devant la maison déserte, et que je m’enfonçais dans des méditations bizarres. — Vous savez, chers compagnons de mon enfance, que j’ai toujours passé pour un visionnaire, et que vous avez été sans cesse occupés à me retirer du monde imaginaire ou je suis toujours plongé. Eh ! prenez vos airs frondeurs et intelligens, si vous le voulez, j’avouerai franchement que je me suis souvent mystifié moi-même, et que je craignais encore une déception de ce genre, avec cette maison vide ; mais la morale viendra à son tour, marchons au fait !

Un jour, et à l’heure même où le bon ton ordonne de se promener de long en large dans l’allée, j’étais arrêté, comme d’ordinaire, devant la maison déserte, et je me livrais à mes réflexions. Tout-à-coup, je remarquai que quelqu’un s’était placé près de moi et me regardait. C’était le comte P., en qui j’avais déjà reconnu, sous plus d’un rapport, quelque sympathie avec moi, et aussitôt je fus assuré que le mystère de cette maison l’avait également frappé. Lorsque je lui parlai de la singulière impression que ce bâtiment désert, au milieu du quartier le plus animé de la résidence, avait produite sur moi, il se mit à sourire ironiquement. Le comte P. s’était avancé beaucoup plus loin que moi ; il avait déjà fait maintes suppositions sur cette maison, et son histoire allait bien au-delà de tout ce que j’aurais pu inventer. Je devrais vous rapporter l’histoire du comte, dont je me souviens encore parfaitement ; mais je préfère ne pas interrompre le fil de mon récit. Après avoir fait son histoire, le comte s’était ensuite informé. Quel avait été son étonnement, en apprenant que la maison vide n’était autre chose que le laboratoire du pâtissier-confiseur, dont la magnifique boutique était tout proche. C’est pourquoi les fenêtres du rez-de-chaussée où se trouvait le four avaient été murées, et celles des chambres hautes garnies d’épais rideaux, pour préserver les sucreries du soleil et des insectes. Lorsque le comte me fit cette communication, j’éprouvai à mon tour un désappointement cruel.

En dépit de cette explication prosaïque, je ne pouvais m’empêcher de regarder en passant la maison vide ; et toujours des images bizarres semblaient en sortir, et me causaient un léger frisson. Je ne pouvais pas à toute force m’accoutumer à l’idée des tourtes, des bonbons, des massepains et des fruits confits. Une singulière combinaison d’idées me faisait prendre toutes ces choses pour des paroles de douceur, à peu près comme celles-ci : — N’ayez pas peur, mon cher ami, nous sommes des créatures tout de sucre et de miel ; mais un coup de tonnerre donnera un peu de vigueur à tout cela. Puis, je me disais : — N’es-tu pas bien insensé de mêler toujours les merveilles aux choses les plus ordinaires, et tes amis n’ont-ils pas raison lorsqu’ils te traitent d’incurable visionnaire ? — La maison restait toujours la même ; mon regard s’y accoutuma peu à peu, et, les images folles qui semblaient sortir de ces murailles s’évanouirent insensiblement. Un hasard réveilla en moi toutes les idées qui commençaient à s’assoupir.

Vous pouvez imaginer que je ne laissais pas que de regarder la maison avec attention, chaque fois que je passais dans l’allée. Il arriva de la sorte qu’un jour, comme je me promenais de ce côté vers l’heure de midi, mes regards s’arrêtèrent sur une des fenêtres voilées de la maison vide. Je remarquai que le rideau de la fenêtre la plus voisine de la boutique du confiseur, commençait à s’agiter. Je tirai ma lunette de spectacle de ma poche, et j’aperçus alors distinctement une main de femme d’une blancheur éclatante et d’une forme gracieuse. Un brillant étincelait à son petit doigt et un riche bracelet entourait l’extrémité de son bras voluptueusement arrondi. La main posa devant la fenêtre un flacon de cristal d’une forme bizarre, et disparut derrière le rideau. Je m’arrêtai tout ébloui, un singulier sentiment agitait tout mon être, je ne pouvais me détacher de la contemplation de cette fenêtre et j’éprouvais quelque peine à respirer. Enfin je revins à moi et je me trouvai entouré d’un grand nombre de gens de toute espèce qui me regardaient d’un air de curiosité. Cela me chagrina fort, mais je pensai aussitôt que le peuple est le même dans toutes les grandes villes, je m’enfuis doucement, et le démon prosaïque me glissa fort distinctement à l’oreille que j’avais vu la femme du confiseur, dans son habit des dimanches, posant une bouteille d’eau rose devant la fenêtre. — Tout-à-coup, il me vint une pensée fort raisonnable ! — Je revins sur mes pas, et j’entrai dans la belle boutique ornée de glaces qui avoisinait la maison vide.

Tout en soufflant sur l’écume brûlante d’une tasse de chocolat que j’avais demandée[1], je me mis à dire d’un air distrait : — Vous avez bien agrandi votre établissement en prenant la maison voisine.

Le confiseur jeta encore quelques bonbons sur le gâteau qu’attendait une jolie fille, et me regarda en souriant d’un air interrogatif, comme s’il n’eût pas compris mes paroles. Je répétai qu’il avait agi fort judicieusement en plaçant son laboratoire dans la maison voisine, bien que ce bâtiment désert fît un fâcheux contraste avec les brillans édifices de cette rue.

— Eh ! monsieur, me dit le confiseur, qui vous a dit que la maison voisine m’appartienne ? Malheureusement, toutes les tentatives que j’ai faites pour l’acquérir ont été inutiles, et après tout je n’en suis pas fâché, parce qu’il se passe de singulières choses dans cette maison.

Vous pouvez imaginer combien la réponse du confiseur me frappa. Je le priai en grâce de m’en dire davantage sur cette maison.

— Monsieur, me dit-il, je ne suis pas moi-même fort bien instruit à ce sujet ; tout ce que je sais, c’est que la maison appartient à la comtesse de S*** qui habite ses terres et qui n’est pas venue à Berlin depuis nombre d’années. On m’a dit que la maison était déjà dans l’état de délabrement où elle se trouve aujourd’hui, avant même qu’on n’eût élevé tous les beaux édifices qui ornent notre rue. Il n’y demeure que deux créatures vivantes, un vieil intendant misanthrope, et un misérable chien las de la vie qui passe les nuits dans la cour, à aboyer après lune. On croit généralement qu’il apparaît des spectres dans ce bâtiment vide ; et véritablement, mon père et moi, nous avons souvent entendu des gémissemens plaintifs, surtout au temps de Noël où les commandes nous forcent souvent de travailler toute la nuit. C’étaient des bruits étranges qui nous faisaient frissonner. Il n’y a pas longtemps non plus, que dans le silence de la nuit, j’ai entendu un chant si singulier que je ne pourrais pas vous en donner une idée. C’était évidemment la voix d’une vieille femme, mais les tons étaient si éclatans, les cadences si variées, que moi, qui ai entendu tant de cantatrices en Italie, en France et en Allemagne, je n’ai jamais rencontré rien de semblable. Il me semblait qu’on chantait des paroles françaises, mais je n’ai jamais pu les entendre distinctement ; et d’ailleurs je n’ai pas écouté long-temps cette folle chanson de revenant, car mes cheveux se dressaient sur ma tête. Quelquefois, lorsque le bruit de la rue vient à cesser, nous entendons du fond de la chambre, de profonds soupirs, et puis un rire étouffé qui semble venir du plancher ; mais en plaçant son oreille contre la muraille, on s’aperçoit facilement que ce rire et ces soupirs viennent de la maison voisine. — Remarquez, (il me conduisit dans son arrière-boutique, et me plaça près d’une fenêtre), remarquez bien ce tuyau de fonte qui sort de la muraille, il en sort quelquefois une fumée si épaisse, même dans l’été, que mon frère a souvent querellé le vieil intendant, en lui disant qu’il mettra un jour le feu à la maison. Celui-ci s’excuse en disant qu’il fait sa cuisine, mais pour ce qu’il mange, Dieu le sait ; car il sort de là une odeur endiablée.

La porte de la boutique s’ouvrit, et le confiseur courut à son comptoir en m’indiquant par un regard significatif la figure qui entrait.

Je le compris parfaitement. Cette bizarre tournure pouvait-elle appartenir à quelque autre qu’à l’intendant de la maison mystérieuse ? — Figurez-vous un petit homme sec, un visage couleur de momie, le nez pointu, les lèvres serrées, des yeux de chat, verts et étincelans, le sourire perpétuel d’un fou, un toupet étagé à la mode antique avec des ailes poudrées et une grande bourse, un habit couleur de café, vieux et pâli, mais bien brossé, des bas gris et de grands souliers à boucles. Cette petite figure a des mains énormes et des doigts extrêmement longs et nerveux, elle s’avance avec raideur vers le comptoir, regarde en souriant les friandises renfermées dans des bocaux de cristal, et dit d’une voix faible et plaintive : — Deux oranges confites, deux macarons, deux marrons glacés, etc.

Le confiseur mit à part tout ce que cet homme lui demandait. — Pesez, pesez, mon digne voisin, dit l’intendant en tirant de sa poche une petite bourse de cuir. Je remarquai que l’argent, qu’il posait sur le comptoir, se composait de diverses sortes de monnaies hors de cours. Il les compta en murmurant tout bas : — Très-doux, très-doux. Il faut que tout cela soit très-doux. Je le veux bien. Que le diable emmielle sa femme, je ne m’y oppose pas.

Le confiseur me regarda en riant, et dit au vieil intendant : — Vous ne me paraissez pas bien portant ; oui, oui, l’âge ôte les forces petit à petit.

Sans changer de visage, le vieil intendant répondit d’une voix forte : — L’âge ? l’âge ? Perdre mes forces ? Oh ! oh ! oh !

En parlant ainsi, il frappa si violemment ses mains l’une contre l’autre, que les vitraux en retentirent, et fit un bond si vigoureux que toute la boutique et les verres placés sur le comptoir en tremblèrent long-temps. Mais au même moment, un grand cri se fit entendre, le vieil intendant avait marché sur son chien noir qui s’était glissé derrière lui, et qui se tenait couché à ses pieds.

— Maudite bête ! chien d’enfer ! dit-il avec son premier ton de voix doux et affaibli ; et ouvrant son cornet, il en tira un macaron qu’il présenta au pauvre animal. Le chien dont les cris avaient dégénéré en gémissemens, se tut aussitôt, et se dressant sur ses pattes de derrière, se mit à manger le macaron dans l’attitude d’un écureuil.

— Bonne nuit, mon voisin, dit l’intendant en tendant la main au confiseur, et en lui serrant la sienne si fortement qu’il en poussa un cri de douleur. — Le pauvre vieillard affaibli vous souhaite une bonne nuit, mon cher voisin. — Et il sortit avec son chien qui le suivit, la bouche pleine de macarons.

— Voyez-vous, dit le confiseur, voilà comme il vient ici de temps en temps ce vieux diable, mais je ne puis rien tirer de lui, si ce n’est qu’il était autrefois valet-de-chambre du comte de Z***, qu’il a soin de la maison où il est, et qu’il attend chaque jour la famille du comte (il l’attend depuis je ne sais combien d’années). Mon père lui parla une fois du bruit qui se fait dans la nuit, mais il lui répondit fort tranquillement : — Oui, oui, on dit qu’il y a des revenans dans la maison ; mais ne le croyez pas, il se peut bien que l’on mente.

L’heure où le bon ton amène le beau monde chez les confiseurs en vogue était arrivée, une foule d’élégans se précipita dans la boutique et je ne pus en apprendre davantage.


CHAPITRE II.


Il m’était bien prouvé que les renseignemens du comte P… étaient inexacts, que le vieux intendant ne demeurait pas seul dans la maison, en dépit de toutes ses dénégations, et qu’il cherchait à dérober quelque mystère aux yeux du monde. Le chant dont on m’avait parlé, me fit souvenir du bras gracieux que j’avais aperçu à la fenêtre. Ce bras ne pouvait appartenir au corps d’une vieille femme ; et cependant, le chant dont m’avait parlé le confiseur ne pouvait, disait-il, être que celui d’une jeune personne. Je pensai alors à la fumée, à cette singulière odeur, à cette carafe bizarrement taillée, et bientôt il se forma devant moi l’image d’une créature ravissante, mais dangereuse et entourée de charmes magiques. Le vieil intendant devint un magicien qui exerçait ses sortilèges dans cette maison déserte. Mon imagination était en travail, et dans la même nuit, je revis, non pas en rêve, mais dans le délire de l’assoupissement, la main blanche avec son diamant au doigt, et le bras arrondi avec son riche bracelet. Peu à peu sortant d’épais nuages, un charmant visage aux yeux bleus et douloureusement supplians, m’apparut, et aussitôt se forma devant moi l’image merveilleuse d’une jeune fille, dans tout l’éclat de la jeunesse. Bientôt je remarquai que ce que j’avais pris pour un nuage, était la vapeur qui s’échappait de la carafe de cristal que tenait la jeune beauté, et qui s’élevait en spirales légères.

— Ô charmante apparition ! m’écriai-je, dis-moi où tu résides, et pourquoi l’on te retient captive ? Oh ! comme tes regards sont pleins de douleur et d’amour ! Je sais qu’un art infernal te rend l’esclave d’un démon qui erre dans les boutiques de sucreries, sous un costume café, avec une bourse à poudre, suivi d’un chien infernal qu’il nourrit de macarons. Oh ! je sais tout cela, ravissante et délicieuse créature. Le diamant est le reflet du feu de l’âme ! Et si tu n’avais pas teint celui-ci du sang de ton cœur, il n’étincèlerait pas ainsi de mille couleurs. Je sais que le bracelet qui entoure ton bras, est l’anneau d’une chaîne magnétique, qui te lie au sorcier que tu suis ; mais je te délivrerai ! Ô parle, dis un seul mot, jeune vierge, ouvre tes lèvres de rose !

En ce moment, une main osseuse saisit, par dessus mon épaule, la carafe de cristal, qui éclata en mille morceaux dans les airs, et la figure merveilleuse disparut dans les ténèbres, en poussant un long soupir. — Je vois déjà, à votre rire, que vous retrouvez en moi le rêveur visionnaire, mais je puis vous assurer que tout ce rêve, si vous tenez absolument à lui donner ce nom, avait le caractère accompli d’une vision. N’importe, continuons. À peine le jour fut-il venu, que je courus dans la grande allée et que je me postai devant la maison vide. Outre les rideaux intérieurs, les fenêtres étaient fermées par d’épaisses jalousies. La rue était encore déserte, je m’approchai fort près de la fenêtre du rez-de-chaussée, et j’écoutai ; mais aucun bruit ne se fit entendre, tout était silencieux comme dans un tombeau. La rue devint animée, les boutiques s’ouvrirent et je fus forcé de m’éloigner. Je ne vous dirai pas combien de fois je passai devant la maison sans rien découvrir, ni les informations inutiles que je pris de toutes parts, et comme enfin ma vision commença à s’effacer de mon esprit. Enfin, un soir en passant devant la maison, je remarquai que la porte était à demi-ouverte, je m’approchai, le vieil intendant était sur le seuil. Mon parti fut aussitôt pris.

— Le conseiller de finances Binder ne demeure-t-il pas dans cette maison ? Telle fut la question que je lui fis en le repoussant en quelque sorte dans un petit vestibule faiblement éclairé par une lampe. Il me lança un regard étincelant, et me dit d’une voix douce et traînante : — Non, il ne demeure pas ici, il n’y a jamais demeuré, il n’y demeurera jamais, il n’a même jamais demeuré dans toute l’allée. — Mais les gens disent qu’il vient des revenans dans cette maison ? — Je puis vous assurer que cela n’est pas vrai, que c’est une jolie maison fort tranquille, et que la comtesse de S… y arrive demain. Bonne nuit, mon cher monsieur.

À ces mots, le vieil intendant me repoussa poliment, et ferma la porte derrière moi. Je l’entendis murmurer et tousser, puis s’éloigner, autant que j’en pus juger, et descendre plusieurs marches. Durant le peu de momens que j’étais resté dans le vestibule, j’avais remarqué qu’il était tendu de vieilles tapisseries, et meublé comme une salle, de grands fauteuils couverts de damas rouge.

C’est alors que la maison mystérieuse se remplit pour moi d’aventures. Or, figurez-vous qu’à force de passer et de repasser, je vois un jour briller quelque chose à la dernière fenêtre de l’étage supérieur, le diamant scintillait à mes yeux. Ô ciel ! la figure de ma vision me regarde douloureusement appuyée sur son bras. S’il était possible de rester quelques momens immobile au milieu de cette foule qui passe et qui repasse ! J’aperçois un banc placé vis-à-vis de la maison, mais de telle sorte qu’en s’y asseyant, il faut tourner le dos à l’édifice. Je m’appuie sur le dossier, et je puis continuer mes observations à mon aise.

Oui, c’est elle, c’est elle trait pour trait, la céleste créature ! Mais son regard paraît incertain. Il me semble qu’elle ne regarde pas de mon côté, ses yeux ont quelque chose de vide ; je serais tenté de croire que ce que je vois est un portrait, si je n’avais remarqué un mouvement du bras et de la main. Entièrement perdu dans la contemplation de cette créature merveilleuse, je n’avais pas entendu la voix du brocanteur italien qui m’offrait sans relâche sa marchandise. Enfin il me tira par le bras, et me retournant je le repoussai avec colère. Il ne cessa pas toutefois de me prier et de me tourmenter. — Je n’ai encore rien gagné aujourd’hui, monsieur. Une paire de crayons. Un paquet de cure-dents. — Plein d’impatience, et jaloux de me débarrasser de cet importun, je cherche quelques pièces de monnaie dans ma bourse. — J’ai encore ici de jolies choses, me dit-ii, et il me montre à distance un petit miroir de poche. En y apercevant la maison qui était derrière moi et la fenêtre où se tenait la personne mystérieuse, je me hâtai de l’acheter, et il me fut possible d’observer commodément assis et le dos tourné sans attirer l’attention des voisins. Mais en regardant de plus en plus ce miroir, je tombai dans un état que je serais tenté de nommer un songe éveillé. Je ne pouvais détacher mes regards de ce miroir qui semblait me fasciner ; et j’avoue que je ne pus m’empêcher de songer à un conte que me faisait ma nourrice, lorsque je me plaisais le soir à me regarder dans le grand miroir de la chambre de mon père. Elle me disait que lorsque les enfans se mettaient la nuit devant une glace, un horrible visage étranger s’y plaçait devant eux. Une fois, je crus voir deux yeux terribles briller dans le miroir ; je poussai un grand cri et je tombai évanoui. Je fus long-temps malade, et maintenant encore, je crois fermement que ces yeux m’avaient en effet regardé. Bref, toutes ces folies de mon enfance me revinrent à l’esprit, un froid glacial parcourut toutes mes veines ; je voulus jeter le miroir loin de moi, tout-à-coup deux yeux célestes se tournèrent de mon côté, leur regard était dirigé vers le mien et pénétrait jusqu’au fond de mon cœur. J’étais plongé dans une mer de délices !

— Vous avez là un joli miroir, dit une voix près de moi. Je me réveillai comme d’un songe ; plusieurs personnes avaient pris place sur le banc, et je leur avais sans doute donné un spectacle réjouissant par mon regard égaré et mes paroles entrecoupées.

— Vous avez là un joli miroir, répéta l’homme en voyant que je ne répondais pas. Mais pourquoi donc y regardez-vous si singulièrement ? Apercevez-vous des esprits ?

Cet homme déjà âgé, bien vêtu, avait dans le ton de ses paroles et dans ses regards quelque chose de bienveillant, qui attirait la confiance. Je n’hésitai pas à lui dire que je regardais dans ce miroir une charmante fille qui se tenait derrière la fenêtre de la maison abandonnée. Je demandai même au vieillard s’il ne la voyait pas.

— Là-bas ? dans la vieille maison ? à la dernière fenêtre, me demanda-t-il d’un air tout étonné.

— Sans doute, sans doute, lui dis-je. Le vieillard se mit à sourire. — C’est une singulière illusion. Que Dieu fasse honneur à mes vieux yeux. Eh ! eh ! monsieur, j’ai bien vu sans lunettes cette jolie figure à la croisée, mais il m’a bien semblé que c’est un bon portrait, peint à l’huile.

Je me tournai vivement vers la fenêtre ; tout avait disparu ; la jalousie était baissée.

— Oui, monsieur, oui, continua le vieillard, mais il est trop tard pour s’en assurer ; car je viens de voir le domestique qui est, je le sais, l’intendant de la comtesse de S***, secouer la poussière du tableau et baisser la jalousie.

— Était-ce donc vraiment un portrait ? demandai-je tout stupéfait.

— Croyez en mes yeux, répondit le vieillard. Comme vous ne regardiez dans votre miroir que la réflexion du portrait, vous avez été abusé par un effet d’optique ; mais à votre âge, j’aurais été plus clairvoyant.

— Mais la main et le bras remuaient, lui répondis-je.

— Oui, oui, ils se remuaient, tout remuait, dit le vieillard en souriant et en me frappant doucement sur l’épaule. Alors il se leva, et prit congé de moi en me saluant et me disant : — Gardez-vous des miroirs qui mentent si bien.

Votre très-humble serviteur.


CHAPITRE III.


Je rentrai chez moi, avec la résolution de ne plus songer à cette maison, et d’éviter de me promener dans l’allée durant quelques jours. Je tins fidèlement cette promesse, et je passai les journées à écrire et le soir avec quelques amis. Cependant il m’arrivait de m’éveiller, quelquefois, subitement comme frappé d’un coup électrique, et alors je m’apercevais que c’était le souvenir de ma vision et de la croisée mystérieuse qui me faisait tressaillir. Même pendant mon travail, au milieu de mes entretiens les plus animés avec mes amis, cette pensée traversait subitement mon âme comme une étincelle électrique. Mais ce n’était-là qu’un moment passager. J’avais consacré le petit miroir de poche qui m’avait tant abusé, à un usage domestique, bien prosaïque. Je le plaçais devant moi, lorsque je voulais attacher ma cravate. Un jour comme je me disposais à vaquer à cette importante affaire, il me parut un peu terne, et j’essayai de lui rendre son éclat en le frappant de mon haleine et le frottant ensuite ; tous mes nerfs tremblèrent, je frissonnai, car dès que mon souffle eut répandu une vapeur sur la glace, j’aperçus au milieu d’un nuage bleuâtre, le charmant visage qui m’avait déjà blessé au cœur par ses regards douloureux ! — Vous riez ? — Vous voilà unanimes sur mon compte, vous me tenez pour un rêveur incurable ; mais, dites, pensez tout ce que vous voudrez, n’importe, cette beauté me regardait du fond de ce miroir, et dès que la vapeur se dissipa, ses traits disparurent sous les feux prismatiques que lançaient les rayons du soleil qui se réfléchirent dans la glace. Je ne veux point vous fatiguer, je ne veux point vous décrire toutes les sensations que j’éprouvai ; sachez seulement que je renouvelai sans cesse l’épreuve du miroir, qu’il m’arriva souvent de rappeler par mon haleine l’image chérie, mais que souvent aussi toutes mes tentatives furent infructueuses. Alors je courais comme un insensé vers la maison déserte, j’en contemplais les fenêtres durant des heures entières ; mais pas une créature humaine ne consentait à s’y montrer. Je ne vivais que dans mes pensées à elle ; tout le reste était mort pour moi ; je négligeais mes amis, mes études. Souvent quand cette image commençait à pâlir, une douleur violente s’emparait de moi, alors elle reparaissait avec plus ne force et de vivacité que jamais. Une apathie totale résultait de cet état pénible qui me laissait toujours dans un épuisement affreux. Dans ces momens-là, tous les essais que je tentais avec le miroir étaient inutiles, mais dès que j’avais repris mes forces, l’image y reparaissait avec de nouveaux charmes. Cette tension continuelle agissait sur moi d’une manière funeste ; j’errais sans cesse pâle comme un mort et l’air défait ; mes amis me regardaient comme un homme fort malade, et leurs avertissemens continuels me portèrent à réfléchir sérieusement sur ma position. Fut-ce à dessein ou par hasard qu’un de mes amis qui étudiait la médecine, laissa chez moi l’ouvrage de Reil sur les aberrations mentales, je l’ignore ; mais je me mis à le lire, et cette lecture m’attacha irrésistiblement. Que devins-je en reconnaissant en moi-même tous les symptômes de la monomanie ! L’horrible effroi que je ressentis en me voyant sur le chemin de la maison des fous, me fit prendre promptement une résolution. Je mis mon miroir dans ma poche, et je courus chez le docteur R***, médecin célèbre par son habileté à traiter les maladies cérébrales, par ses vues profondes sur le principe intellectuel qui fait naître tant de maladies physiques. Je lui racontai tout ; je ne lui cachai pas la plus petite circonstance, et je le conjurai de me sauver du sort affreux dont je me croyais menacé ! Il m’écouta fort tranquillement, mais je remarquais bien dans son regard une surprise profonde.

— Le danger n’est nullement aussi proche que vous le pensez, me dit-il, et je puis vous affirmer avec certitude qu’il me sera possible de le détourner. Il n’est pas douteux que votre esprit ne soit attaqué d’une manière inouie, mais la connaissance même de votre mal vous fournit les moyens de vous en défendre. Laissez-moi votre miroir, ne vous contraignez à aucun travail qui irrite votre imagination ; évitez la grande allée, ne travaillez que le matin et sans vous fatiguer, puis allez faire une longue promenade, et passez la journée avec vos amis que vous évitez depuis si long-temps. Nourrissez-vous de mets succulens, et buvez des vins vigoureux. Vous voyez que je m’attache uniquement à éloigner votre idée fixe, c’est-à-dire l’image que vous voyez dans cette glace ou à la fenêtre de la maison déserte, et que je veux surtout fortifier votre corps. Secondez-moi donc activement.

J’avais peine à me séparer du miroir ; le docteur qui l’avait déjà pris parut le remarquer, il fit naître en aspirant une vapeur à sa surface, et me dit en me le présentant :

— Voyez-vous quelque chose ?

— Rien, répondis-je ; ce qui était exact.

— Aspirez donc vous-même, me dit le médecin en mettant le miroir dans ma main.

Je fis ce qu’il me disait, et l’image merveilleuse m’apparut distinctement.

— C’est elle ! m’écriai-je à haute voix.

Le médecin regarda la glace et me dit :

— Je ne vois pas la moindre chose, mais je ne veux pas vous cacher qu’au moment où je regardais le miroir j’éprouvais une certaine terreur qui se dissipa aussitôt. Vous voyez que je suis sincère, et que je mérite toute votre confiance. Recommencez donc cet essai ?

Je le fis, et pendant ce temps le médecin me tint sa main placée sur l’épine dorsale. La figure reparut, le docteur qui regardait avec moi dans la glace, pâlit ; puis, il prit le miroir, le regarda encore, le renferma dans un pupitre, et revint à moi, après être resté quelques secondes à méditer, la main sur son front.

— Suivez exactement mes prescriptions, me dit-il. Je dois convenir que ces momens où vous vous trouvez hors de vous-même, sont encore fort mystérieux pour moi ; mais j’espère pouvoir bientôt vous en dire davantage.

Dès ce moment, quoiqu’il m’en coûtât, je vécus exactement comme me l’avait recommandé le médecin, et quoique je sentisse les effets bienfaisans de ce régime, je ne fus cependant pas totalement délivré de ces atteintes terribles auxquelles j’étais sujet, particulièrement à midi, et la nuit. Ainsi dans la plus joyeuse réunion, en buvant, en chantant, je me sentais tout-à-coup comme percé de mille poignards, et toutes les forces de mon esprit ne suffisaient pas pour rétablir l’équilibre ; il me fallait m’éloigner pour ne reparaître que lorsque l’accès aurait cessé.

Il arriva qu’un soir, je me trouvai dans une société où l’on parla des effets et des influences du magnétisme. On discuta surtout de la possibilité de l’influence d’un principe occulte, et on s’appuya de beaucoup d’exemples. Un jeune médecin fort zélé pour le magnétisme, prétendit que lui-même et tous les magnétiseurs agissaient de loin sur les somnambules par la seule force de leur volonté. On rappela tout ce que Kluge, Schubert, Bartels ont dit à ce sujet.

— Le plus important, dit un des assistans, médecin fort connu, le plus important, c’est que le magnétisme me semble nous révéler maint mystère que nous regardions comme une chose commune et prouvée. Maintenant on doit seulement procéder à l’œuvre avec prudence.

— Comment se fait-il que, sans motif connu, et brisant même la chaîne de nos idées, l’image d’une personne ou d’un événement s’empare subitement de notre pensée avec tant de force qu’elle nous frappe de surprise ? Les rêves surtout offrent des exemples merveilleux, et souvent même ils nous montrent des personnes qui nous sont complètement étrangères et que nous ne devons connaître que plusieurs années après. Ces paroles si communes : Mon Dieu ! cet homme, cette femme me sont connus depuis long-temps ; il me semble que je les ai vus quelque part, ne sont peut-être souvent que le souvenir confus d’un tel rêve. Ne serait-il pas possible qu’il y eût entre les esprits un rapport si énergique qu’on y obéisse contre sa volonté ?

— De la sorte, dit un autre, nous arriverions sans beaucoup d’efforts à la doctrine des sorcelleries, des enchantemens, des miroirs magiques, et à toutes les folies du vieux temps.

— C’est une chose singulière, reprit le médecin, que de vouloir nier ce qui est prouvé physiquement, et quoique je ne sois pas de l’avis qu’une seule lumière brille pour nous dans le royaume inconnu, qui est la patrie de nos âmes, je pense toutefois que la nature ne nous a pas refusé le talent et l’instinct des taupes. Nous cherchons, aveugles que nous sommes, à nous frayer un chemin sous ces voûtes sombres ; mais comme l’aveugle qui reconnaît au murmure des arbres, au bruit du ruisseau, le voisinage de la forêt qui le rafraîchit de son ombre, de la source qui apaise sa soif, et qui atteint de la sorte au but de ses désirs, ainsi nous pressentons au battement des ailes, au souffle de l’ange inconnu et invisible qui plane sur nos têtes, que ce pèlerinage nous conduit à la source de lumières où nos yeux s’ouvriront !

Je ne pus me contenir plus longtemps.

— Vous reconnaissez donc, dis-je au médecin, vous reconnaissez donc l’influence d’un principe intellectuel, étranger à nous, auquel nous sommes forcés d’obéir.

— Je ne reconnais pas seulement cet effet comme possible, me répondit-il, mais j’en reconnais beaucoup d’autres encore, qui résultent de l’état magnétique.

— Alors, repris-je, il serait possible aux esprits infernaux d’agir sur nous d’une manière funeste.

— Tour de passe-passe d’esprits déchus, répondit le médecin en riant. Non, non, ceux-là nous ne les reconnaissons pas. En général, je vous prie de ne prendre nos assertions que pour de simples conjectures, auxquelles j’ajouterai que je ne crois nullement à la puissance absolue d’un principe intellectuel sur un autre ; mais que j’admets seulement une dépendance, résultat d’une faiblesse de volonté, dépendance qui alterne, et réagit selon la disposition des sujets.

— Maintenant, dit un homme âgé, qui jusque là s’était contenté d’écouter avec attention, maintenant je puis, à l’aide de vos singulières pensées, m’expliquer des secrets qui devaient sembler impénétrables. Je veux parler des enchantemens amoureux, dont sont remplis toutes les chroniques, et des procès de sorcellerie. Dans le code d’un peuple fort éclairé, ne trouve-t-on pas des dispositions contre les breuvages d’amour, qui entraînaient irrésistiblement une personne vers une autre ? Vos discours me rappellent un événement tragique qui se passa, il y a peu de temps, dans ma propre maison. Lorsque Bonaparte inonda notre pays de ses troupes, un colonel de la garde noble italienne fut logé chez moi.

— C’était un de ces officiers, en petit nombre dans la prétendue grande armée, qui se distinguaient par une conduite noble et décente. Son visage pâle, ses yeux creusés, annonçaient une maladie d’un chagrin profond. Il ne logeait chez moi que depuis peu de jours, lorsque se trouvant dans ma chambre, il porta subitement, avec un grand soupir, la main sur son cœur ou plutôt sur son estomac, comme s’il y ressentait une douleur mortelle. Il ne pouvait pas articuler une parole ; il fut forcé de se jeter sur un sopha où ses yeux se fermèrent, et y resta quelque temps immobile comme une statue. Tout-à-coup, il se leva par un mouvement brusque ; mais il conserva une faiblesse extrême. Un médecin que je lui envoyai, ayant infructueusement employé divers remèdes, eut recours aux moyens magnétiques qui semblèrent plus efficaces. Il fallut cependant les abandonner aussi ; car le malade ne pouvait les supporter. Au reste, mon médecin avait gagné la confiance du colonel, et celui-ci lui raconta que, dans ce moment de faiblesse qu’il avait éprouvé, l’image d’une femme qu’il avait connue à Pise s’était offerte à ses yeux ; les regards brûlans qu’elle lui lançait, lui avaient causé une douleur si violente, qu’il en avait perdu l’usage de ses sens. Il lui resta de sourdes douleurs de tête, et un état d’abattement singulier. Jamais il ne fit connaître le genre de relations qu’il avait eues avec cette femme. Les troupes étaient sur le point de se mettre en marche, la voiture du colonel était déjà chargée de bagages et devant la porte ; pour lui, il déjeunait ; mais tout-à-coup il poussa un cri violent et tomba de sa chaise. Il était mort. Les médecins reconnurent qu’il avait été frappé d’apoplexie. Quelques semaines plus tard, une lettre adressée au colonel me fut apportée. Je n’hésitai pas à l’ouvrir dans l’espoir d’y trouver quelques renseignemens sur les parens de cet officier, et de pouvoir leur annoncer sa mort. La lettre venait de Pise, et ne renfermait que ces mots, sans signature : « Malheureux ! aujourd’hui le 7, à midi précis, Antonia, embrassant ton image trompeuse, est tombée morte ! » — J’avais noté le jour et l’heure de la mort du colonel ; il était mort au même moment qu’Antonia.

Je n’entendis plus rien de ce que raconta le vieillard, car dans l’effroi qui m’avait saisi, en reconnaissant que ma situation était semblable à celle du colonel, je m’élançai hors du salon et je courus vers la maison mystérieuse. Il me sembla de loin, que je voyais briller des lumières à travers les jalousies fermées ; mais la clarté disparut lorsque j’approchai. Éperdu de désirs et d’amour, je m’élançai vers la porte ; elle céda sous mon impulsion, et je me trouvai dans le vestibule faiblement éclairé, au milieu d’une atmosphère lourde et épaisse. Le cœur me battait violemment. Tout-à-coup un cri de femme prolongé et perçant, retentit dans la maison ; et je ne sais moi-même comment il se fit que je me trouvai dans un salon éclairé par un grand nombre de bougies, orné, avec tout le luxe antique, de meubles dorés et de vases du Japon. Des nuages bleus et épais remplissaient la chambre.

— Sois le bien venu ! — Bien venu mon fiancé. — L’heure est arrivée, la noce approche !

Ainsi cria une voix de femme, et aussi peu que je savais comment j’étais venu jusque-là, aussi peu sais-je comment il se fit qu’une charmante figure, richement vêtue, sortit du milieu de cette vapeur. Elle me répéta d’une voix perçante : « Sois le bien venu, mon doux fiancé ! » et s’avança vers moi les bras étendus. — Un horrible visage, vieux et jauni, me contemplait d’un air effaré. Je chancelai d’effroi, mais comme fasciné par un serpent, je ne pouvais détourner mes regards de cette horrible femme, ni reculer d’un pas. Elle s’avança si près, qu’il me sembla que cette hideuse face n’était qu’un mince masque de crèpe, sous lequel m’apparaissaient les traits charmans du miroir. Déjà je sentais ses mains osseuses, lorsqu’elle fondit en arrière et qu’une voix s’écria derrière moi : « Le diable fait-il déjà son jeu avec votre grâce ? Au lit, ma gracieuse dame, sans cela il y aura des coups ! »

Et je vis auprès de moi le vieil intendant en chemise, agitant un grand fouet au-dessus de sa tête. Il se disposait à battre la vieille qui se roula en hurlant sur le tapis ; j’arrêtai le bras prêt à frapper, mais le vieil intendant me repoussa en s’écriant : — Savez-vous, Monsieur, que ce vieux démon vous eût étranglé si je n’étais pas arrivé. — Partez, partez, partez !

Je m’élançai hors de la salle, cherchant en vain, dans les ténèbres, la porte de la maison. J’entendais les sifflemens du fouet et les cris plaintifs de la vieille. J’allais appeler du secours, lorsque le sol manqua sous mes pas ; je fis une chute de plusieurs marches sur une petite porte que mon poids fit ouvrir, et je tombai de tout mon long dans une petite chambre. Au lit, qu’on venait évidemment de quitter, à l’habit couleur de café étendu sur une chaise, je reconnus aussitôt l’appartement du vieil intendant. Quelques instans après, il descendit lourdement, entra et tomba à mes pieds.

— Au nom du Ciel, me dit-il les mains jointes, qui que vous soyez, et quel que soit le motif qui vous ait amené près de cette vieille diablesse, gardez le silence sur ce qui s’est passé, ou il m’en coûtera mon emploi et mon pain ! Son Excellence a été bien châtiée et je l’ai attachée dans son lit. Bonne nuit donc, mon cher Monsieur, je vous souhaite un bon sommeil, bien doux et bien paisible. — Oui, oui, allez vous coucher. — Voilà une belle nuit de juillet, bien chaude ; pas de clair de lune, il est vrai, mais des étoiles bien brillantes. Une bonne, une excellente nuit, Monsieur !

En parlant ainsi, le vieil homme s’était relevé, avait pris une lumière, m’avait emmené hors de la chambre, poussé sous le vestibule, puis sur le seuil, et avait refermé la porte.


CHAPITRE IV.


Plus tard, il arriva que dans une réunion nombreuse, je rencontrai le comte P. qui me prit à part, et me dit en riant : — Savez-vous bien que les mystères de notre maison déserte commencent à se dévoiler ? — Je me disposais à l’écouter, mais au moment où il allait continuer, les portes de la salle à manger s’ouvrirent, et l’on se rendit à table. Perdu dans la pensée des secrets que le comte allait me divulguer, j’avais offert machinalement le bras à une jeune dame et je suivais les rangs cérémonieux des convives. — Je conduis la dame à la première place qui s’offre à moi, alors je la regarde et j’aperçois les traits fidèles de l’image de mon miroir ! Vous ne doutez pas que je frissonnai involontairement, mais je puis vous assurer que je n’éprouvai pas le moindre symptôme de ce délire funeste qui s’élevait en moi lorsque cette image de femme m’apparaissait dans la glace obscurcie par la vapeur de mon haleine. — Mon étonnement ou plutôt mon effroi dut se peindre dans mon regard, car la jeune femme me regarda d’un air si surpris, que je crus nécessaire de me remettre aussi bien que je le pus, en lui disant que je croyais déjà l’avoir vue quelque part. La courte objection qu’elle me fit en répondant que la chose lui paraissait peu probable puisqu’elle était arrivée de la veille et qu’elle venait pour la première fois de sa vie à Berlin, me rendit stupéfait, dans toute l’étendue du mot. Je gardai le silence. Le regard angélique que me jeta la jeune personne, me rendit seul quelque force. Vous savez comme en telle occasion, on tâte doucement les touches intellectuelles, jusqu’à ce qu’on retrouve le ton convenable. Je fis ainsi, et je vis bientôt que j’avais auprès de moi une tendre et gracieuse créature, dont l’âme était malade d’exaltation. Quelque joyeuse tournure que prît notre conversation, surtout lorsque j’y jetais pour l’animer un mot hardi et bizarre, elle souriait, il est vrai, mais si douloureusement qu’il semblait qu’elle eût été touchée avec trop de rudesse.

— Vous n’êtes pas gaie, gracieuse dame. C’est peut-être la visite de ce matin, lui dit un officier qui était assis un peu plus loin ; mais en ce moment son voisin lui prit le bras, et lui dit quelque chose à l’oreille, tandis qu’à l’autre extrémité de la table, une femme parlait, les joues brûlantes, du bel opéra qu’elle avait vu représenter à Paris, et qu’elle comparait à celui du jour.

Les larmes vinrent aux yeux de ma voisine : — Ne suis-je pas un fol enfant ? dit-elle en se tournant vers moi.

Elle s’était déjà plaint de la migraine. — C’est l’effet d’un mal de tête nerveux, répondis-je d’un air détaché. Rien ne vous conviendrait mieux que l’esprit vif et léger qui jaillit de l’écume de ce breuvage de poète.

À ces mots, je lui versai du vin de Champagne qu’elle avait d’abord refusé, et tout en portant le verre à ses lèvres, elle laissa couler des larmes qu’elle ne s’efforçait plus de cacher. Tout semblait réparé, et le calme avait reparu dans son âme, lorsque je choquai par inadvertance le verre de cristal anglais placé devant moi, qui rendit un son prolongé et éclatant. Ma voisine fut aussitôt frappée d’une pâleur mortelle, et une horreur secrète s’empara aussi de moi, car ce son me rappelait la voix de la vieille femme folle de la maison déserte.

Tandis qu’on prenait le café, je trouvai moyen de me rapprocher du comte P. Il remarqua bien pourquoi.

— Savez-vous bien, me dit-il, que votre voisine était la comtesse Edwine de S*, et que la sœur de sa mère, qui est folle, est renfermée depuis plusieurs années dans la maison déserte. Ce matin, la mère et la fille sont ailées rendre visite à cette infortunée. Le vieil intendant, qui seul est en état de gouverner la vieille comtesse, est mortellement malade, et l’on dit que la sœur de la comtesse a enfin confié son secret au docteur R., qui s’est rendu auprès de la malade pour lui donner des soins. Je n’en sais pas davantage pour le moment.

D’autres personnes s’approchèrent, et notre conversation cessa. Le docteur R. était justement le médecin à qui j’avais confié mon singulier état. Je n’hésitai pas à me rendre auprès de lui et à lui demander ce qu’il savait. Il ne fit aucune difficulté de me confier ce qui suit.

« Angélique, comtesse de Z*, me dit le docteur, quoique âgée de trente ans, était encore dans tout l’éclat de sa beauté, lorsque le comte de S*, beaucoup plus jeune qu’elle, la vit à la cour de **, et se prit si bien à ses charmes qu’il s’empressa aussitôt auprès d’elle ; au printemps, lorsque la comtesse revint dans les terres de son père, il la suivit pour aller s’ouvrir au vieux comte. Mais à peine le comte était-il arrivé, qu’en apercevant Gabrielle, la sœur cadette d’Angélique, il crut sortir d’un songe. Angélique semblait fanée et décolorée auprès de sa sœur dont la beauté et la grâce entraînaient irrésistiblement le comte S* ; sans plus faire attention à Angélique, il demanda la main de Gabrielle que le vieux comte lui accorda d’autant plus volontiers que celle-ci témoignait déjà un vif penchant pour lui. Angélique ne témoigna pas le moindre chagrin de l’infidélité de son amant. — Il croit m’avoir abandonnée. Le pauvre garçon ! Il ne voit pas qu’il m’a servi de jouet, et que c’est moi qui l’ai laissé là ! C’est ainsi qu’elle parlait dans son orgueilleux mépris, et en vérité toutes ses manières témoignaient la plus parfaite indifférence pour le déloyal. Au reste, dès que l’union du comte avec Gabrielle fut déclarée, on vit très-peu Angélique.

Elle ne paraissait pas à table, et l’on dit qu’elle passait son temps dans un petit bois, qui avait été long-temps sa promenade favorite. Un singulier événement troubla la tranquillité qui régnait dans le château. Il arriva que les chasseurs du comte de Z**, soutenus par un grand nombre de paysans, réussirent enfin à prendre une bande de Bohémiens, qu’on accusait de tous les meurtres et de tous les brigandages qui se commettaient depuis quelque temps dans la contrée. On amena dans la cour du château, les hommes attachés à une chaîne et les femmes et les enfans garottés sur une charrette. Plus d’une figure audacieuse qui regardait autour d’elle avec des yeux sauvages et étincelans, comme un tigre enchaîné, trahissait le meurtrier et le brigand déterminé ; mais une femme surtout attirait les regards, elle était enveloppée, depuis les pieds jusqu’à la tête, d’un schall couleur de sang ; sa maigreur était extrême, sa taille très-élevée, et elle cria d’une voix impérative, qu’on la fît descendre de la charrette, ce qui fut exécuté. Le comte de Z* s’était rendu dans la cour du château, et il donnait des ordres pour renfermer la bande dans différens cachots, lorsque la comtesse Angélique accourut, les cheveux épars, et tombant à ses genoux, lui cria : — Délivrez ces gens ! délivrez ces gens ! Ils sont innocens ! mon père, délivrez-les ! Une seule goutte de leur sang et je me plonge ce couteau dans le sein.

En parlant ainsi, la comtesse agitait un long couteau au-dessus de sa tête, mais elle tomba évanouie.

— Eh, ma jolie pouponne, mon bel enfant, je savais bien que tu ne le souffrirais pas ! Ainsi causait la vieille. Puis elle se replia auprès de la comtesse, et couvrit son visage et son sein de baisers dégoutans, en répétant : — Belle enfant, belle enfant, réveille-toi, le fiancé vient, le fiancé va venir !

La vieille tira une fiole où s’agitait un petit poisson doré dans une belle liqueur argentée, et la posa sur le cœur de la comtesse, qui reprit ses sens aussitôt. Dès qu’elle aperçut la vieille bohémienne, elle l’embrassa, vivement et s’enfuit dans l’intérieur du château. Le comte de Z*, Gabrielle et son fiancé qui étaient accourus, étaient frappés de surprise. Les Bohémiens restaient complètement indifférens et tranquilles ; on en détacha quelques-uns, et on les conduisit dans les prisons du château. Le lendemain matin on fit assembler la commune, les Bohémiens furent amenés, le comte déclara hautement qu’ils étaient innocens de tous les brigandages qui avaient eu lieu dans la contrée, et qu’il leur accordait libre passage sur son territoire. On les délivra alors de leurs chaînes, et au grand étonnement de tous, ils furent mis en liberté. La femme au schall rouge avait disparu. On prétendait que le capitaine des Bohémiens, reconnaissable à la chaîne d’or qu’il portait autour du cou, à son chapeau à plumes rouges, avait été admis pendant la nuit dans la chambre du comte. Quelque temps après, on eut en effet la certitude que les bohémiens n’avaient pris aucune part aux désordres du pays.

Le mariage de Gabrieile approchait. On vit un jour avec étonnement, que plusieurs chariots chargés de meubles, d’habits, de linge, enfin de tous les objets nécessaires à un ménage, quittaient le château. Le lendemain, on apprit qu’Angélique, accompagnée par le valet de chambre du comte S*** et par une femme voilée, qu’on crut reconnaître pour la bohémienne, était partie pendant la nuit. Le comte Z*** dévoila cette énigme, en déclarant qu’il s’était vu forcé par certaines raisons de céder aux désirs d’Angélique, et de lui donner en toute propriété sa maison de Berlin, avec la permission d’y vivre à part, et de ne le recevoir lui-même, qu’autant qu’elle le voudrait bien. Le comte ajouta qu’à la prière d’Angélique, il lui avait permis d’emmener un valet de chambre, qui était parti avec elle. Le mariage fut célébré, le comte S*** partit pour D***, avec sa jeune femme, et y passa une année dans une joie sans mélange ; mais alors la santé du comte commença à s’altérer ; il lui semblait qu’une secrète douleur lui ravît tous les plaisirs, toutes les forces de sa vie ; et il chercha vainement à cacher à la comtesse l’état funeste où il se trouvait. De longs évanouissemens l’affaiblirent bientôt davantage, et les médecins lui ordonnèrent d’aller résider quelque temps à Pise. La comtesse Gabrielle, qui était sur le point d’accoucher, ne put l’accompagner, mais dut le suivre quelque temps après. — Ici, me dit le docteur, les écrits de la comtesse Gabrielle de S* sont tellement irréguliers, qu’il est difficile d’ensuivre l’enchaînement. Bref, un enfant, sa fille, disparaît de son berceau d’une manière inconcevable ; toutes les recherches qu’on fait pour la retrouver sont inutiles. Son chagrin va jusqu’au désespoir, et pour l’accroître, le comte de Z*, son père, lui écrit que son gendre qu’il croyait sur la route de Pise, a été trouvé frappé d’apoplexie, dans la maison d’Angélique à Berlin ; il ajoute qu’Angélique est tombée dans un délire effrayant, et que lui-même il ne pourra long-temps supporter tous ces maux. Dès que Gabrielle eut repris quelques forces, elle courut se retirer dans les terres de son père. Durant une nuit sans sommeil, où les images de son enfant, de son mari perdus, se présentaient à ses pensées, elle croit entendre un léger bruit à la porte de sa chambre ; elle se lève précipitamment, allume une bougie à la flamme de sa lampe de nuit. Grand Dieu ! Roulée sur le plancher, enveloppée dans son schall rouge, la bohémienne lui lance des regards fixes et étincelans, et berce dans ses bras un petit enfant qui vagit douloureusement. Le cœur de la comtesse est prêt à se rompre dans son sein ! — C’est son enfant ! — C’est sa fille perdue ! Elle l’arrache des mains de la bohémienne, mais au même instant, celle-ci roule comme un automate sans vie. Aux cris de la comtesse, tout le monde se réveille ; on accourt, on trouve la femme morte ; rien ne peut la ranimer, et le comte la fait ensevelir. Que faire, sinon courir auprès de l’insensée Gabrielle, pour tâcher de lui arracher son secret ? La folie furieuse d’Angélique ne permettait de laisser approcher d’elle que le valet-de-chambre ; mais elle, devient tout-à-coup calme et raisonnable, lorsque le comte lui dit l’histoire de l’enfant de Gabrielle ; elle frappa ses deux mains l’une contre l’autre, et s’écria : — Votre pouponne est arrivée ? bien arrivée ? et l’autre enterré, enterrée ? Oh, le brave faisan, comme il agite ses ailes dorées ! Ne savez-vous rien du lion vert avec ses yeux de feu ?

Le comte remarqua avec humeur le retour de la folie de sa fille, et il voulait l’emmener dans ses terres. Mais le vieux valet-de-chambre lui conseilla de n’en rien faire, car la fureur d’Angélique augmentait chaque fois qu’on voulait lui faire quitter la maison. Dans un moment lucide, Angélique conjura le comte de la laisser mourir dans cette maison, et celui-ci lui accorda sa demande, bien que l’aveu qu’elle fit en même temps, lui semblât l’expression de sa folie qui reprenait son empire. Elle assura que le comte S* était revenu dans ses bras, et que l’enfant que la bohémienne avait porté dans la maison du comte de Z* était le fruit de cet amour. On croit encore à Berlin que le comte a emmené cette infortunée dans ses terres, tandis qu’elle est ici cachée à tous les yeux, dans cette maison abandonnée. Le comte de Z* est mort il y a quelque-temps, et la comtesse Gabrielle de S* est venue avec Edmonde pour régler ses affaires de famille. Elle n’a pu se défendre d’aller voir sa malheureuse sœur. Il faut qu’il se soit passé dans cette visite des choses merveilleuses, mais la comtesse ne me les a pas confiées ; elle m’a seulement dit qu’il était devenu indispensable d’éloigner le vieux valet-de-chambre. Il avait d’abord essayé de dompter ïa folie de la comtesse en la soumettant à des traitemens barbares ; puis il s’était laissé séduire par la promesse qu’elle avait faite de lui enseigner le secret de faire de l’or, et il s’était livré avec elle à toutes sortes d’opérations. — Il serait inutile, ajouta le médecin en terminant son récit, il serait inutile de vous faire remarquer le singulier enchaînement de toutes ces choses ; mais il m’est bien prouvé que c’est vous qui avez amené la catastrophe qui causera la guérison ou la mort prochaine de la comtesse. Au reste, je ne veux pas vous cacher que je n’ai pas éprouvé peu d’effroi, lorsqu’en me mettant en rapport magnétique avec vous, j’aperçus aussi une image dans le miroir. Nous savons maintenant tous deux que cette image était le portrait d’Edmonde.

Ainsi que le médecin, je crois inutile de m’appesantir sur les rapports mystérieux qui se trouvèrent entre Angélique, Edmonde, le vieux valet-de-chambre et moi. J’ajouterai seulement qu’un malaise accablant me chassa de la capitale, et ne me quitta que quelque temps après, je crois, à l’époque de la mort de la comtesse folle.

Théodore termina de la sorte son histoire. En nous séparant, François lui prit la main, et lui dit en la secouant doucement et en le regardant avec un sourire presque douloureux :

— Bonne nuit, chauve-souris spalanzanique !


FIN DE LA MAISON DÉSERTE.
  1. C’est chez les conditors ou confiseurs qu’on prend le café, etc. Ces conditors sont ordinairement des Italiens ou habitans de la Suisse italienne.