Contes nocturnes/Les Maîtres-chanteurs

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Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (13p. 3-120).


LES
MAÎTRES CHANTEURS.



— 1208. —


Au temps où l’hiver et le printemps se divisent, dans la nuit de l’équinoxe, un homme était retiré dans une chambre solitaire, et il tenait ouvert devant lui le livre de Jean Christophe Wagenseil, traitant de l’art merveilleux des maîtres chanteurs. Le vent passait en sifflant sur les plaines, et chassait de grosses gouttes de pluie contre les vitraux ébranlés ; les adieux retentissans du terrible hiver murmuraient dans toutes les cheminées de la maison, tandis que les derniers rayons de la lune se jouaient sur les murailles comme des spectres blafards. Mais l’homme ne faisait nulle attention à tout cela, il referma son livre et regarda devant lui, dans une méditation profonde, livré tout entier aux images du temps passé, qui se représentaient à lui au milieu de la flamme pétillante du foyer. Il lui semblait qu’un être invisible étendît plusieurs voiles sur sa tête, en sorte que tout ce qui l’entourait se couvrait d’un nuage de plus en plus épais. Le mugissement sauvage de la tempête, le pétillement du feu devint un murmure doux et harmonieux, et une voix secrète lui annonça le songe dont les ailes se déploient si joyeusement, lorsqu’il vient s’abattre comme un enfant flatteur, sur le sein de l’homme, et qu’il l’appelle par un baiser à la contemplation de la vie idéale, si brillante et si magnifique. Une lumière éclatante scintilla comme un éclair ; l’homme voilé ouvrit les yeux. — Plus de voiles, plus de ces nuages qui obscurcissaient son regard ! Il était couché sur des gazons fleuris, dans un bois épais, aux premières lueurs du jour. Les ruisseaux murmuraient, les buissons frémissaient avec mystère, et de temps en temps un rossignol chantait ses douces langueurs. Le vent du matin se levant ouvrit la route aux rayons du soleil, en balayant et en roulant les nuages : le vert feuillage brilla de mille étincelles, les oiseaux se réveillèrent et portèrent leurs joyeux chants de branche en branche ; on entendit retentir au loin le bruyant son du cor ; les daims, les cerfs passèrent leurs têtes sous les feuilles, lançant autour d’eux des regards curieux et prudens, et s’enfoncèrent précipitamment dans les taillis. Le son des cors cessa, et une musique céleste se fit entendre. Ces doux accens devinrent de plus en plus distincts ; et des chasseurs, l’épieu à la main, la trompe passée sur l’épaule, poussèrent leurs chevaux dans les avenues de la forêt. Ils précédaient un homme de bonne mine, couvert d’un riche manteau à l’antique mode allemande, et monté sur un coursier isabelle ; près de lui, sur une haquenée, s’avançait une dame d’une beauté éblouissante et richement parée. Alors, derrière eux, on vit, montés sur six chevaux de couleurs diverses, six personnages, dont les traits expressifs ressemblaient aux portraits des temps passés. Ils avaient laissé flotter la bride sur le cou de leurs chevaux, et chantaient des airs merveilleux, en s’accompagnant de luths et de harpes, tandis que leurs coursiers, soumis et guidés par le charme de cette douce musique, suivaient le noble couple en piaffant et en courbettant. Après que le chant eut duré quelques instans, les chasseurs sonnèrent une fanfare ; le hennissement des chevaux y répondit joyeusement ; et des pages nobles et des écuyers accoururent rejoindre le cortège qui s’enfonça dans la forêt.

L’homme qui était resté plongé dans un étonnement profond, à la vue de ce merveilleux spectacle, se releva du gazon sur lequel il était couché, et s’écria avec enthousiasme : — Ô créateur du ciel ! la magnificence des temps passés est-elle sortie de son tombeau ? Qui donc étaient ces brillans personnages ? Une voix forte se fit entendre derrière lui : — Eh quoi ! dit-elle, ne reconnaissez-vous pas ceux que vous portez depuis si long-temps dans votre âme et dans vos pensées ? Il se retourna et aperçut un homme grave et sévère, la tête couverte d’une grande perruque noire bouclée, et vêtu comme on l’était vers l’an mil six cent quatre-vingt. Il reconnut aussitôt le vieux et savant professeur Jean-Christophe Wagenseil[1], qui ajouta : — Vous eussiez dû vous apercevoir tout de suite, que ce seigneur en long manteau n’était nul autre que le digne landgrave Hermann de Thuringe. Auprès de lui chevauchait l’astre de sa cour, la noble comtesse Mathilde, la belle et jeune veuve du vieux comte Cuno de Falkenstein. Les sept personnages qui venaient derrière lui en chantant, en jouant du luth et de la harpe, sont les grands-maîtres du chant que le noble landgrave, dans son amour pour ce bel art, a rassemblés à sa cour. En ce moment, la chasse s’ouvre joyeusement, mais bientôt les maîtres se réuniront sur une belle prairie au milieu du bois, et commenceront un concours de chant. Acheminons-nous de ce côté, afin de nous y trouver quand la chasse sera finie.

Ils marchèrent, tandis que le bois et les cavernes voisines retentissaient du son des cors, des aboiemens des chiens, et des cris des chasseurs. Ce que le professeur Wagenseil avait annoncé, arriva ; à peine se trouvaient-ils sur la verte prairie dont les émeraudes étaient dorées par les feux du soleil, qu’on vit de loin s’avancer lentement le landgrave, la comtesse et les six maîtres. — Je veux maintenant, dit Wagenseil, je veux vous montrer chaque maître en particulier, et vous le nommer par son nom. Voyez-vous cet homme qui regarde d’un air satisfait autour de lui, et qui tend la main à son cheval bai-clair pour l’exciter ? — Voyez comme l’électeur lui fait signe avec bienveillance. Il laisse échapper un éclat de rire. C’est le joyeux Walther de la Vogelweid. Celui-là aux larges épaules, à la barbe épaisse et crépue, couvert de belles armes et monté sur un cheval tigré, c’est Reinhard de Zwekhstein. Eh ! eh ! et celui-ci sur son petit cheval, qui rentre dans le bois. Il leva les yeux et sourit comme si de ravissantes apparitions s’élevaient de terre devant lui. C’est le digne professeur Henri Schreiber. Celui-là est tout-à-fait absent d’esprit, il ne pense ni à la plaine où l’on se rend, ni au concours du chant ; voyez, mon digne sire, quels circuits il fait dans cette allée et comme les branchages lui battent les oreilles. — Voilà Jéhan Bitterolff qui galope de son côté. Vous le voyez bien, un grand homme à barbe rouge, sur un cheval fauve. Il appelle le professeur qui sort enfin de ses rêveries. Tenez, ils reviennent ensemble. — Quel est donc le bruit fou qui se fait là-bas dans ces épais buissons ? Eh ! c’est un fougueux cavalier qui éperonne si vigoureusement son cheval qu’il bondit et vomit l’écume. Regardez donc ce beau jeune homme pâle, comme ses yeux étincèlent, comme tous les muscles de son visage sont contractés par la douleur, on dirait qu’un être invisible s’est élancé derrière lui et le harcèle. — C’est Henri de Ofterdingen. Que peut-il donc lui être arrivé ? Il chevauchait d’abord si paisiblement, unissant sa voix à celle des autres maîtres. — Oh ! voyez, voyez donc ce magnifique cavalier sur un cheval arabe d’une blancheur de neige ! comme il saute à terre légèrement. Il passe sa bride autour de son bras et vient offrir avec courtoisie sa main à la comtesse Mathilde pour l’aider à descendre de son palefroi. Avec quelle grâce il se tient devant elle, arrêtant ses beaux yeux bleus sur ceux de la comtesse. C’est Wolfframb de Eschinbach. — Mais les voilà tous qui prennent place ; sans doute le concours va commencer. —

Chaque maître, l’un après l’autre, chanta un bel air. Il était facile de reconnaître que chacun s’efforçait de surpasser celui qui avait chanté avant lui. Mais aucun d’eux ne parvint à l’emporter, et comme on ne savait à qui donner la préférence, dame Mathilde sembla pencher vers Wolfframb de Eschinbach la couronne qu’elle balançait dans ses mains. Alors Henri de Ofterdingen se leva de sa place ; ses yeux sombres lançaient des éclairs ; en s’avançant rapidement vers le milieu de la pelouse, le vent fit tomber sa barette, et l’on vit ses cheveux noirs se dresser sur son front pâle et uni. — « Arrêtez, s’écria-t-il, arrêtez ! Le prix n’est pas encore gagné. Il faut d’abord que je chante, et alors le landgrave décidera à qui doit appartenir la couronne. » À ces mots, il se trouva dans ses mains, on ne sut comment, un luth d’une structure singulière, qui avait la forme d’un animal inconnu. Il le toucha si puissamment que toute la forêt en retentit. Puis, il se mit à chanter d’une voix forte. Sa chanson faisait l’éloge du roi inconnu qui est plus puissant que tous les autres, et à qui tous les maîtres doivent rendre hommage s’ils ne veulent vivre dans l’obscurité. Quelques accords moqueurs accompagnaient son chant. Le landgrave lança un regard de colère au chanteur ; alors les autres maîtres se levèrent et chantèrent ensemble. Mais Ofterdingen continua son chant qui couvrait celui des autres et toucha si violemment son instrument que toutes les cordes se brisèrent avec un grand fracas. Tout-à-coup au lieu du luth qu’il portait, une longue figure noire s’éleva devant lui et l’emporta dans l’espace. Le chant des maîtres se perdit dans les airs, des nuées sombres couvrirent la forêt et enveloppèrent tout dans une nuit profonde. On vit alors s’élever au milieu d’un nuage lumineux, une brillante étoile qui traversa le ciel et les maîtres suivirent sa trace en chantant…

Tu t’aperçois sans doute, lecteur chéri, que celui qui a rêvé toutes ces choses est le même qui se dispose à te conduire parmi les maîtres que le professeur Jehan Christophe Wagenseil lui a fait connaître. — Il arrive souvent qu’en apercevant dans le lointain quelques figures incertaines, l’impatience nous saisit ; nous brûlons de savoir ce qu’elles sont et ce qu’elles peuvent faire : elles approchent de plus en plus, nous reconnaissons les couleurs de leurs vêtemens, leurs traits, nous entendons leur langage, bien que leurs paroles s’échappent en vains sons dans les airs. Mais tout-à-coup, elles plongent dans le brouillard bleu d’une vallée profonde ; nous respirons à peine, tant nous avons hâte qu’elles reparaissent, qu’elles nous rejoignent, que nous puissions les saisir et les comprendre…

Puisse le songe que je viens de te raconter, lecteur chéri, exciter en toi des émotions semblables, et puisses-tu me savoir gré de t’introduire sans plus te faire attendre, dans le beau château de la Wartbourg, à la cour du landgrave Hermann de Thuringe.


CHAPITRE PREMIER.

Les Maîtres Chanteurs à la Wartbourg.


Ce fut en l’an mil deux cent huit, que le noble landgrave de Thuringe, ami zélé et chaud protecteur du divin art des chanteurs, rassembla six maîtres illustres à sa cour, là se trouvèrent Wolfframb de Eschinbach, Walther de la Vogelweid, Reinhard de Zweckhstein, Henri Schreiber, Jean Bitterolff, tous de l’ordre des chevaliers, et Henri de Ofterdingen, bourgeois de Eizenach. Les maîtres vivaient dans une douce union, comme les prêtres d’une même église, et tous leurs efforts tendaient à maintenir en honneur l’art du chant, le plus beau don que le ciel ait fait aux hommes. Chacun sans doute avait sa manière propre ; ainsi que chaque ton d’un accord résonne d’une façon différente, et tend néanmoins à compléter l’harmonie de l’ensemble ; ainsi tout en résonnant de façons diverses, les chants des différens maîtres semblaient les astres harmonieux d’une même constellation. Il arriva donc que nul d’entr’eux ne regardait sa manière comme la meilleure, et que tous étaient convaincus qu’ils perdraient à se faire entendre l’un sans l’autre, comme les accords pleins, qui n’acquièrent de force et d’éclat qu’autant qu’ils sont soutenus et relevés par d’autres.

Si les chansons de Walther de la Vogelweid étaient agréables et bien tournées, celles de Reinhard de Zweckhstein étaient nobles et chevaleresques ; Henri Schreiber se montrait profond et savant, mais Jean Bitterolff était plein d’éclat, riche en habiles comparaisons et en tournures gracieuses ; les chants de Henri de Ofterdingen allaient à l’âme, il savait éveiller une profonde douleur, ranimer de touchans souvenirs, mais souvent des sons aigres et déchirans s’échappaient du milieu de ses accords, et semblaient partir d’un cœur déchiré. Personne ne pouvait savoir ce qui inspirait à Henri ces sombres pensées.

Wolfframb de Eschinbach était né dans la Suisse. Ses chansons pleines de clarté et de douceur, ressemblaient au ciel pur et bleu de sa patrie ; ses refrains retentissaient comme les sons rians des clochettes du troupeau et de la flûte des bergers, mais il s’y mêlait aussi quelque chose de semblable au bruit du tonnerre sur les montagnes, des torrens furieux et des avalanches. En dépit de sa jeunesse, Wolfframb de Eschinbach pouvait passer pour le plus expérimenté des maîtres qui se trouvaient à cette cour. Dès son enfance il s’était adonné à l’art du chant, et quand il eut atteint à l’adolescence, il s’en alla parcourir beaucoup de pays pour rencontrer un grand maître nommé Friedebrand. Celui-ci l’instruisit soigneusement, et lui fit connaître beaucoup de poésies manuscrites des maîtres, qui formèrent sa jeune âme. Maître Friedebrand lui montra surtout quelques histoires qu’il mit en poésies, particulièrement celles de Gamurret et de son fils Parcivall, du margrave Guillaume et du fort Rennewart, lesquelles poésies un autre maître chanteur, Ulrich de Turckheim mit plus tard en rimes allemandes, à la prière des gens de distinction, qui ne comprendraient certainement pas les chansons de Eschinbach. — Il arriva donc que Wolfframb devint fort célèbre et gagna la faveur de beaucoup de princes et de grands seigneurs. Il visita bon nombre de cours, et y reçut de grands honneurs, jusqu’à ce qu’enfin le landgrave Hermann de Thuringe qui l’avait entendu louer en tous lieux, l’appela à la sienne. Le talent de Wolfframb et plus encore sa modestie et sa douceur, lui gagnèrent en peu de temps le cœur du landgrave, et Henri de Ofterdingen qui jouissait dans tout leur éclat des émanations de l’astre ducal, se trouva ainsi un peu rejeté dans l’ombre. Cependant aucun des maîtres ne témoigna plus de tendresse à Wolfframb que cet Henri ; Wolfframb le paya de retour et ils se trouvèrent étroitement liés, tandis que les autres maîtres se groupaient autour d’eux, et les environnaient comme une belle et lumineuse auréole.


CHAPITRE II.

Le Secret de Henri de Ofterdingen.


L’État tumultueux de Ofterdingen s’aggravait de jour en jour. Son regard devenait de plus en plus sombre, son visage plus pâle ; au lieu de se joindre aux autres maîtres qui chantaient la louange des dames et du noble landgrave, Henri n’exprimait dans ses vers que les tourmens d’une âme oppressée, et ses chants semblaient souvent l’expression d’un cœur blessé qui n’espère de salut et de guérison que dans la mort. Tout le monde pensait qu’il souffrait d’un amour malheureux ; mais tous les efforts qu’on fit pour lui arracher son secret furent inutiles. Le landgrave lui-même, tout dévoué au jeune homme, entreprit de l’interroger sur la cause de sa douleur. Il lui donna sa parole de prince qu’il userait de tout son pouvoir pour remédier au mal qui l’accablait, et satisfaire à ses vœux secrets, mais il réussit aussi peu que les autres à pénétrer le mystère caché dans le sein du jeune maître.

— Ah, monseigneur ! s’écria Henri, les yeux baignés de larmes ; ah, monseigneur ! sais-je moi-même quel démon d’enfer m’a saisi de ses griffes chaudes et me tient entre ciel et terre, si bien que je n’appartiens plus à celle-ci, et que je soupire vainement pour les joies de l’autre ? Les poètes païens parlent des ombres des morts qui ne peuvent entrer ni dans les champs élyséens, ni dans le trou d’enfer. Ils vont et viennent sur les rives de l’Achéron, et les airs ténébreux, où ne brille pas une petite étoile consolante, retentissent de leurs gros soupirs et des plaintes de leur tourment sans nom. Leurs gémissemens, leurs prières dolentes sont vaines, le vieux batelier les repousse impitoyablement lorsqu’ils veulent entrer dans sa terrible nef. L’état de ces misérables damnés est le mien.

Bientôt, après avoir parlé de la sorte au landgrave, Henri de Ofterdingen, véritablement malade, quitta la Wartbourg et se rendit à Eizenach. Les maîtres se plaignirent fort de ce qu’une si belle fleur tombait de leur couronne avant le temps, comme flétrie par un souffle empoisonné. Cependant Wolfframb de Eschinbach ne renonçait pas à toute espérance, et il prétendait au contraire que le mal de Ofterdingen, s’étant changé en souffrance physique, approchait de sa guérison.

Wolfframb partit aussi bientôt pour Eizenach. Lorsqu’il entra dans la chambre de Ofterdingen, celui-ci était étendu sur un lit de repos, affaibli à en mourir et les yeux à demi clos. Son luth, tout poudreux, était appendu à la muraille, et presque toutes les cordes étaient cassées. Dès qu’il aperçut son ami, il se souleva un peu, et lui tendit la main en souriant. Wolfframb s’assit, lui donna les complimens du landgrave son maître, et lui adressa toutes sortes de paroles consolantes. Alors Henri lui dit d’une voix éteinte : — Il m’est arrivé beaucoup de choses bizarres. Il se peut que je me sois conduit parmi vous comme un insensé, sans doute vous pensez tous qu’un funeste secret, que je cache en mon sein, m’agite et me tourmente ainsi. Hélas ! mon état désespérant était un secret pour moi-même. Une douleur violente déchirait mon cœur, mais il m’était impossible d’en savoir la cause. Tous mes efforts me semblaient misérables ; les chants, que j’avais tenus autrefois pour chefs-d’œuvre, ne me paraissaient plus que faibles, faux, indignes du dernier écolier. Un délire inconnu, une joie du ciel, étaient suspendus au-dessus de ma tête comme une étoile d’or, il fallait y parvenir ou tomber. J’élevais mes regards, j’étendais mes bras avec ardeur, et un ange passait devant moi en me battant le visage de ses ailes glacées, et il me disait : — À quoi tendent tes désirs, toutes tes espérances ? ton œil est-il aveuglé, ta force brisée, que tu ne puisses supporter l’éclat de ton espérance, saisir ta félicité ! — Ah ! maintenant mon secret est à moi, je l’ai découvert. Il me donne la mort, mais une mort digne des anges.

— J’étais étendu sur ce lit, malade et impotent. Vint la nuit, et le délire de la fièvre qui m’avait jeté là, m’abandonna. Je me sentis calme, une douce chaleur se répandit dans tous mes membres. Il me sembla que je planais dans le ciel, porté sur des nuages. Une voix tonnante frappa mes oreilles et s’écria : — Mathilde ! — Je m’éveillai, le cœur me battait avec une violence extraordinaire. Je savais que j’avais crié à haute voix : Mathilde ! et j’en tremblai, car je croyais que les bois, les plaines, les cavernes devaient répéter ce doux nom, que mille voix devaient lui dire à elle-même de quel amour inexprimable je l’aimais. — Tu as maintenant mon secret, Wolfframb, ensevelis-le dans ton sein. Tu vois que je suis paisible et calme, et tu te fieras à ma parole, quand je te promettrai de ne jamais me rendre méprisable par une folle audace. Oh, toi ! oh, toi ! qui aimes Mathilde, que Mathilde aime aussi, j’ai pu tout te dire. Dès que je serai rétabli, je partirai pour les pays étrangers. Si un jour tu apprends que j’ai cessé de vivre, alors tu pourras dire à Mathilde que…

Henri ne put en dire davantage ; il retomba sur son coussin et tourna son visage du côté de la muraille. Ses gémissemens annonçaient la lutte qu’il se livrait. Wolfframb de Eschinbach ne fut pas peu étonné de ce que Henri lui avait découvert. Ses regards baissés vers la terre, il avisait silencieusement aux moyens d’arracher son ami au délire de la folle passion qui devait le perdre.

Il essaya de lui tenir des propos consolans, l’engagea même à revenir à la Wartbourg, et à chercher hardiment des consolations dans la douce et éclatante atmosphère que Mathilde répandait autour d’elle. Il prétendit que lui-même n’avait pas gagné la faveur de Mathilde autrement que par ses chants, et que Ofterdingen pouvait employer avec succès le même moyen pour obtenir d’elle un doux regard. Le pauvre Henri le regarda d’un œil terne et lui répondit : — Vous ne me reverrez jamais à la Wartbourg. Faut-il donc que j’aille me précipiter dans les flammes ? Ne mourrai-je pas assez-tôt loin d’elle, consumé par mes désirs ?

Wolfframb le quitta, et Henri resta à Eizenach.


CHAPITRE III.

Ce qui advint de Henri de Ofterdingen.


Il arrive quelquefois que les peines d’amour pénètrent si profondément dans notre cœur, qu’elles deviennent pour nous une nécessité, et que nous nous plaisons à les nourrir. C’est ce qui arriva à Henri de Ofterdingen ; il conserva toute l’ardeur de son amour, mais ses regards ne se portèrent plus sur un abîme sans fond, ils s’élevèrent vers le ciel pour y chercher l’espérance. Alors sa bien-aimée lui apparaissait dans les plaines lumineuses, et lui inspirait les plus beaux chants qu’il eût jamais composés. Il détachait son luth suspendu à la muraille, y mettait de nouvelles cordes, et sortait pour aller dans la campagne qu’embellissait une belle matinée de printemps. Ses pas l’entraînaient irrésistiblement vers la Wartbourg ; mais lorsqu’il apercevait les toits éclatans du château, lorsqu’il pensait qu’il n’y reverrait plus Mathilde ; que son amour était un mal sans fin, que Wolfframb de Eschinbach avait gagné le cœur de la belle comtesse par la puissance de ses chants, toutes ses espérances s’abîmaient à-la-fois, et le désespoir s’emparait de son âme. Puis il s’enfuyait comme poursuivi par les démons, courait se renfermer dans sa chambre, et là, il se mettait à chanter des mélodies qui lui donnaient de doux rêves, et le ramenaient à sa bien-aimée.

Il avait long-temps réussi à éviter les environs de la Wartbourg ; mais un jour, sans qu’il sût lui-même comment, il se trouva dans le bois qui avoisinait le château, et l’aperçut tout-à-coup devant ses yeux. Ses pas l’avaient conduit sur une éminence chargée de mousses, de branchages, et il gravit avec effort jusqu’à l’extrémité de ce monticule, d’où il découvrit les pointes des tours du château. Là, il se tint couché sur l’herbe, et se perdit dans ses rêves, s’abandonnant à-la-fois au tourment et à l’espoir.

Le soleil était couché depuis longtemps, les rayons de la lune perçaient la masse des nuages noirs qui se balançaient au-dessus des montagnes, le vent murmurait et agitait le sommet des grands arbres, et les feuillages, bercés par son souffle, rendaient des bruits étranges et prolongés. Les oiseaux de nuit étaient sortis de leurs retraites, et les torrens coulaient avec plus de fracas. Tout-à-coup, un chant éloigné se fit entendre. Henri se leva précipitamment, il pensait que les maîtres, rassemblés à la Wartbourg, commençaient leurs cantiques du soir ; il croyait voir Mathilde attachant ses regards pleins de tendresse sur son cher Wolfframb, au moment de se séparer. — Henri, dont le cœur se brisait de désir et d’ardeur, saisit son luth et fit entendre des accens pleins de douceur. Un silence profond régnait autour de lui, il semblait que toute la nature devînt silencieuse pour l’entendre ; mais au moment où ses chants allaient expirer en langoureux soupirs, un grand éclat de rire se fit entendre près de lui. Il tressaillit, se retourna vivement, et aperçut une grande figure sombre qui lui dit d’une voix rauque : — J’ai fait bien des tours dans ce bois pour chercher celui qui chantait ainsi. Ainsi, c’est bien vous qui êtes Henri de Ofterdingen ? J’aurais dû m’en apercevoir tout de suite ; car vous êtes le plus mauvais des maîtres rassemblés à la Wartbourg, et cette folle chanson, sans pensée, sans harmonie, ne pouvait sortir que de votre bouche.

Transporté d’effroi et de colère, Henri s’écria : — Qui êtes-vous donc, vous qui me connaissez, et qui venez ici me poursuivre de vos injures ?

À ces mots, il porta la main sur son épée. L’homme noir poussa encore un grand éclat de rire, et un rayon de la lune étant tombé sur son visage pâle, Ofterdingen put distinguer ses yeux étincelans et sauvages, ses joues pendantes, sa barbe rouge et pointue, sa bouche contractée par un ricanement féroce, et le riche costume noir de l’étranger.

— Eh, mon jeune compagnon ! vous n’emploierez pas l’épée contre moi, je pense, parce que je blâme vos chansons. Je sais que vous autres chanteurs, vous n’aimez pas trop les critiques, et que vous voudriez qu’on admirât tout ce qui vient de vous. Mais justement, parce que je vous dis franchement qu’au lieu d’être un maître, vous êtes un écolier fort médiocre dans l’art du chant, vous devriez reconnaître que je suis votre ami véritablement, et que j’ai de bons desseins à votre égard.

— Comment seriez-vous mon ami, dit Ofterdingen, saisi d’une terreur muette ; comment seriez-vous mon ami, vous que je ne me souviens pas d’avoir jamais vu ?

Sans répondre à cette question, l’étranger continua : — C’est ici un lieu admirable ; la nuit est belle, je vais m’asseoir auprès de vous, et puisque vous ne retournez pas encore à Eizenach, nous pourrons un peu jaser ensemble. Écoutez mes paroles, vous pourrez y trouver quelques enseignemens.

À ces mots, l’étranger prit place sur une grande pierre couverte de mousse, fort près de Ofterdingen. Celui-ci luttait avec les sentimens les plus singuliers. Quelque intrépide qu’il fût, dans la solitude de ce bois, il ne pouvait se défendre d’une horreur profonde que lui inspirait la voix de cet homme et toute sa conduite. Il lui semblait que cet étranger allât le précipiter dans le torrent qui coulait au pied de la montagne ; et il se sentait comme privé de l’usage de ses membres. L’étranger se rapprocha encore de lui, et lui dit presque à l’oreille : — Je viens de la Wartbourg. J’y ai entendu les mauvaises chansons des prétendus maîtres ; mais dame Mathilde est peut-être la plus ravissante créature qui soit sur terre !

— Mathilde ! s’écria douloureusement Offterdingen.

— Oh ! oh ! dit l’étranger en riant, est-ce là qu’est votre mal, jeune compagnon ? Mais parlons en ce moment de choses plus graves, ou plutôt de choses plus élevées, du noble talent de chanter. Il se peut que vous tous, là-bas, vous ayez de bonnes intentions avec vos chansons, et qu’elles vous viennent fort naturellement, mais vous n’avez pas la moindre idée de l’art véritable, et vous ignorez toute sa profondeur. Je veux vous en dire seulement peu de chose, et vous verrez qu’en suivant la route que vous avez prise, vous ne parviendrez jamais au but que vous vous êtes proposé. — L’homme noir se mit alors à vanter l’art du chant en discours singuliers qui ressemblaient à des mélodies étrangères. Tandis que cet homme parlait, les images s’amoncelaient dans l’âme de Henri, et se dissipaient comme chassées par un vent d’orage ; il lui semblait qu’une contrée remplie de formes voluptueuses s’offrît à ses regards. La lune était au haut du ciel, l’étranger et Henri recevaient tout l’éclat de sa lumière, et celui-ci commençait à remarquer que le visage de l’inconnu n’était pas aussi horrible qu’il lui avait paru d’abord. Si un feu extraordinaire brillait dans ses yeux, un sourire agréable voltigeait sur ses lèvres, et son grand nez d’aigle, son front élevé donnaient une forte énergie à ses traits.

— Je ne sais, dit Ofterdingen lorsque l’étranger eut cessé de parler, je ne sais quel sentiment singulier excitent en moi vos paroles. Il me semble que l’idée du chant s’éveille en moi pour la première fois, et que ce que j’ai tenu jusqu’à ce jour pour l’art, soit devenu tout-à-coup à mes yeux, aride et pitoyable. Vous êtes certainement un maître habile, et vous me prendrez, peut-être, pour votre élève, si je vous supplie de m’accueillir en cette qualité.

L’étranger fit de nouveau un de ses fâcheux éclats de rire, se leva et parut si gigantesque et si brusque que Ofterdingen éprouva de nouveau la terreur qu’il avait ressentie en l’apercevant d’abord.

— Vous croyez que je suis un maître habile, dit l’étranger d’une voix retentissante. Eh bien, oui ! dans le temps il en pouvait être ainsi, mais je ne puis pas m’occuper à donner des leçons. Cependant je me plais à donner de bons conseils aux gens avides de savoir, comme vous paraissez l’être. Avez-vous jamais entendu parler d’un maître chanteur versé dans toutes les sciences, nommé Klingsohr ? on dit que c’est un grand nécromancien, et qu’il a des rapports avec quelqu’un qu’on ne voit avec plaisir nulle part. Mais ne vous laissez pas induire en erreur, car ce que les bonnes gens ne comprennent pas leur semble toujours surnaturel, et doit, selon eux, appartenir au ciel ou à l’enfer. Eh bien ! maître Klingsohr vous montrera le chemin qui doit vous conduire au but. Il demeure dans la Transylvanie. Allez le trouver. Là vous apprendrez comment la science et l’art dispensent au maître tout ce qu’il y a de délicieux sur la terre ; les honneurs, les richesses, la faveur des femmes. Oui, jeune homme ! si maître Klingsohr était ici, il saurait bien enlever la belle comtesse Mathilde au tendre et langoureux Wolfframb de Eschinbach.

— Pourquoi prononcez-vous ce nom ? s’écria Ofterdingen avec colère. Laissez-moi ! Votre présence me cause un frisson involontaire.

— Oh ! oh ! dit l’étranger en riant ; ne vous fâchez pas, mon petit ami. C’est la fraîcheur de la nuit et la légèreté de votre pourpoint qui vous causent ce frisson, dont vous vous plaignez, et non pas moi. Ne vous sentiez-vous pas plus à l’aise lorsque j’étais auprès de vous et que je vous échauffais. Que parlez-vous de frisson et d’effroi, je puis vous sauver la vie. Je vous parlais de la comtesse Mathilde ! Eh ! sans doute, les femmes peuvent être gagnées par le chant, surtout par ces doux chants que sait si bien maître Klingsohr. J’ai d’abord méprisé vos chansons, pour vous faire sentir votre inexpérience. Mais en comprenant de suite la vérité de mes discours sur l’art, vous avez fait preuve de dispositions véritables. Peut-être êtes-vous destiné à marcher sur les traces de maître Klingsohr, et alors vous pourriez aspirer avec succès aux faveurs de Mathilde. Levez-vous et partons pour la Transylvanie ! Cependant, attendez ; si vous ne pouvez vous mettre tout de suite en chemin, je puis vous donner un petit livre que maître Klingsohr a fait et qui ne contient pas seulement les véritables règles du chant, mais qui renferme encore quelques excellentes chansons du maître.

À ces mots l’étranger tira de sa poche un petit livre, dont la couleur rouge étincela aux rayons de la lune. Il le présenta à Henri de Ofterdingen et disparut aussitôt dans l’épaisseur du bois.

Henri ne put s’empêcher de céder au sommeil. Lorsqu’il se réveilla, le soleil était levé. Si le livre rouge ne se fût pas trouvé sur ses genoux, il eût douté de la réalité des événemens de la nuit.


CHAPITRE IV.

La comtesse Mathilde. — Événemens à la Warbourg.


Sans doute, lecteur chéri, tu te trouvas une fois dans un cercle qu’une réunion de femmes charmantes, d’hommes polis pouvait faire passer pour une couronne composée de fleurs diverses, par leurs parfums et l’éclat de leurs couleurs. Mais, ainsi que la musique absorbe et efface toutes les autres sensations, ainsi le charme que répandait une de ces femmes, plus ravissante que les autres, remplissait tous les cœurs. Placées sous l’éclat de sa beauté, répondant à l’harmonie de ses paroles, les autres femmes paraissaient plus belles, plus aimables, les hommes sentaient leur poitrine élargie, et osaient se livrer à cet enthousiasme que l’on est ordinairement forcé de renfermer en soi. Quelques efforts que fît cette reine de la société, pour distribuer également sa faveur à tous, on s’apercevait cependant que son regard céleste se reposait plus long-temps sur un jeune homme silencieusement assis vis-à-vis d’elle, et dont le doux attendrissement manifesté par ses yeux humides de larmes, trahissait l’amour heureux. Plus d’un homme enviait sans doute son bonheur, mais aucun d’eux ne pouvait le haïr, et ceux qui lui étaient attachés par les liens de l’amitié, l’aimaient encore plus tendrement à cause de son amour.

C’est ainsi que la comtesse Mathilde, veuve du vieux comte Cuno de Falkenstein, était la plus belle des fleurs dont se composait la couronne de beautés et de poètes qui ornaient la cour du landgrave Hermann de Thuringe.

Wolfframb de Eschinbach, profondément touché de sa grâce et de sa beauté, devint ardemment épris d’elle, dès le premier jour qu’il l’aperçut. Les autres maîtres, ravis aussi des charmes de la comtesse, vantaient sa douceur et ses traits dans leurs vers. Reinhard de Zweckhstein la nommait la dame de ses pensées pour qui il voulait combattre dans le prochain tournoi ; Walther de la Vogelwied exprimait l’intention de faire pour elle un vœu chevaleresque, tandis que Henri Schreiber et Jean Bitterolff s’épuisaient en comparaisons merveilleuses en l’honneur de la belle comtesse. Mais les chansons de Wolfframb parties du fond du cœur, allaient seules frapper celui de Mathilde. Les autres maîtres n’avaient pas manqué de s’en apercevoir, mais il semblait que l’amour de Wolfframb leur fût nécessaire pour échauffer le leur, et qu’il donnât à leurs vœux plus de grâce et d’énergie.

Le premier nuage qui obscurcit le bonheur et l’éclat de la vie de Wolfframb, fut le mal mystérieux de Ofterdingen. Quand il pensait à l’amitié des autres maîtres qui le chérissaient, bien qu’ils portassent aussi en leur cœur l’image de Mathilde, et à la haine rancuneuse de Ofterdingen qui s’était banni dans la solitude, il ne pouvait s’empêcher de se défendre d’une douleur profonde. Souvent il pensait que Ofterdingen était saisi d’une folie passagère qui passerait bientôt, mais souvent aussi il pensait qu’il n’avait pas pu supporter le sort d’aimer la comtesse sans espoir. — Et, se disait-il, qui m’a donc donné plus de droits que lui ? ai-je quelque avantage réel sur Ofterdingen ? Suis-je meilleur que lui, plus sensé, plus aimable ? Où donc est la distance qui nous sépare ? Ainsi un destin ennemi qui eût pu me frapper aussi bien que lui, vient l’abattre, et moi, son ami, je passe avec indifférence sans lui tendre la main. Ces réflexions le déterminèrent à retourner à Eizenach pour tâcher de décider Ofterdingen à revenir à la Wartbourg. Mais lorsqu’il arriva à Eizenach, Henri de Ofterdingen avait disparu et personne ne savait où il était allé. Wolfframb de Eschinbach revint tristement à la Wartbourg, et annonça au landgrave la perte de maître Ofterdingen. Ce fut alors qu’on vit combien tous ses confrères l’avaient aimé, en dépit de sa parole amère et de son ton grondeur. On le pleura comme s’il était mort, et ce deuil jeta longtemps un voile funèbre, sur tous les chants des maîtres.

Le printemps était venu, et avec lui toutes les joies et la sérénité de la vie qui reprend alors de nouvelles forces. Les maîtres étaient rassemblés dans un bosquet des jardins du château, et ils saluaient de leurs chants les fleurs nouvelles. Le landgrave, la comtesse Mathilde et les autres dames avaient pris place sur des bancs, et Wolfframb de Eschinbach se disposait à chanter, lorsqu’un jeune homme sortit du bocage, un luth à la main. Tout le monde reconnut avec une joyeuse surprise, Henri de Ofterdingen qu’on avait cru perdu. Les maîtres vinrent à lui et lui firent mille caresses ; mais Henri, sans faire attention à ces témoignages de tendresse, s’approcha du landgrave, s’inclina devant lui et salua profondément la comtesse Mathilde. Il leur dit qu’il avait été atteint d’une fâcheuse maladie dont il se trouvait heureusement guéri, et demanda la permission de chanter un morceau comme les autres maîtres, bien qu’il ne pût prétendre encore à être compté dans leurs rangs. Le landgrave lui répondit que son absence ne lui avait rien fait perdre auprès de lui, et qu’il ne comprenait pas comment il pouvait se croire déchu de son rang de maître. À ces mots, il embrassa le jeune poète, et lui assigna sa place entre Walther de la Vogelweid et Wolfframb de Eschinbach, place qu’il avait toujours occupée. On remarqua bientôt que les manières de Ofterdingen avaient entièrement changé. Au lieu de tenir comme autrefois sa tête penchée sur son sein, d’abaisser son regard vers la terre, il portait le front haut et se redressait avec fierté. Son visage était aussi pâle que jadis, mais son regard, au lieu d’errer timidement, était ferme et étincelant ; une noble gravité avait fait place, dans ses traits, à la profonde mélancolie qui les obscurcissait, et un léger sourire donnait à ses lèvres une expression ironique. Il ne daigna parler à aucun maître, et prit place en silence. Tandis que les autres chantaient, il contemplait les nuages, s’agitait sur son siège, comptait sur ses doigts, bâillait, bref il témoignait le mécontentement et l’ennui par tous ses gestes et par tous ses mouvemens. Wolfframb de Eschinbach chanta un air en l’honneur du landgrave, et amena, sur le retour de cet ami qu’on avait cru perdu, quelques vers qui causèrent une émotion générale. Mais Henri de Ofterdingen fronça les sourcils, et se détournant de Wolfframb, toucha sur son luth quelques accords singuliers. Il se plaça alors au milieu du cercle, et commença un chant qui différait tellement de tout ce qui avait été chanté jusque-là, qu’il excita le plus grand étonnement et même une stupéfaction profonde. Il semblait que ces accords frappassent aux portes d’un empire inconnu, et conjurassent les secrets des puissances mystérieuses. Puis il invoqua les astres, et l’on crut entendre les sons des sphères célestes balancées dans l’espace. Puis ses accords devinrent plus tumultueux, et il évoqua toutes les images de l’amour heureux, et chacun se sentit pénétré de délices secrètes. Lorsque Ofterdingen eut achevé de chanter, il se fit un long silence auquel succéda un long murmure d’approbation. La comtesse Mathilde se leva vivement, s’avança vers Ofterdingen, et lui posa sur le front la couronne qui était le prix du concours.

Une rougeur éclatante couvrit les joues de Ofterdingen, il s’agenouilla et pressa avec ardeur, contre son sein, la main de la belle comtesse. En se relevant, son regard vif et pénétrant rencontra celui du fidèle Wolfframb de Eschinbach qui se disposait à s’approcher de lui, mais qui se recula comme repoussé par un pouvoir invisible. Une seule personne ne joignait pas ses éloges à ceux que tout le monde prodiguait au jeune maître ; c’était le landgrave qui était devenu de plus en plus sérieux et pensif, tandis que Ofterdingen chantait, et qui dit à peine quelques mots en sa faveur. Ofterdingen sembla fort irrité de la conduite du prince. Dans la soirée, lorsque l’ombre commençait à s’étendre, Wolfframb de Eschinbach qui avait en vain cherché son ami, le rencontra dans une des allées du jardin. Il courut à lui, le serra contre son cœur, et lui dit : — Te voilà donc devenu le premier maître du chant qui soit au monde, mon cher Henri. Comment es-tu donc parvenu à atteindre au but que nous soupçonnions à peine ? Quel esprit divin t’a enseigné les merveilles d’un autre monde ? Ô mon cher ami, que je t’embrasse encore !

— Il est heureux, dit Ofterdingen en cherchant à se dérober aux embrassemens de Wolfframb, il est heureux que tu reconnaisses combien je me suis élevé au-dessus de tous les prétendus maîtres qui usurpent ce titre ; car tu ne saurais m’en vouloir, si je trouve tous vos misérables chants fort absurdes et fort ennuyeux.

— Ainsi tu méprises ceux que tu honorais tant, dit Wolfframb, et tu ne veux plus avoir rien de commun avec eux ? Toute amitié, toute tendresse sont devenues étrangères à ton cœur, parce que tu es devenu plus habile que nous ! Et moi aussi, moi, tu ne me trouves plus digne de ton amour, parce que je ne puis, dans mes vers, m’élever aussi haut que toi. — Ah ! Henri, si je te disais ce que j’ai éprouvé en entendant tes chants…

— Il ne faut pas me le taire, dit Henri en riant ironiquement, cela sera peut-être fort instructif pour moi.

— Henri, dit Wolfframb d’un ton sévère, il est vrai que tes chants ont pris un essor extraordinaire et merveilleux, que ta pensée s’est élevée au-delà des nuages ; mais une voix secrète me disait que ce chant ne pouvait découler de ton âme, et qu’il devait être l’effet de forces étrangères, comme celles que donne le nécromancien, à l’aide de sucs et de plantes inconnues. Henri, tu es certainement devenu un grand maître, et tu as l’intelligence des grandes choses, mais !… comprends-tu encore le doux salut du vent du soir, quand tu te promènes sous les épais ombrages du bois ? Ton cœur peut-il encore bondir de joie au frémissement des feuillages, au fracas des torrens ? Jettes-tu encore sur les fleurs des regards enfantins ? Te sens-tu encore défaillir d’amour aux plaintes du rossignol ? Un désir infini remplit-il encore ton âme, en rêvant ? Ah ! Henri, il y avait dans tes chants certaines choses qui me saisissaient d’une terreur inconnue. Je ne pouvais m’empêcher de songer à ces âmes errantes sur les bords de l’Achéron, dont tu faisais le tableau au landgrave, lorsqu’il t’interrogeait autrefois sur la cause de ta douleur ; j’étais forcé de croire que tu avais renoncé à tous les amours, et que ce que tu avais gagné en revanche, n’était que le trésor stérile que trouve un voyageur égaré au milieu d’un désert. Il me semble, (je ne puis te le cacher) que tu as payé ta maîtrise, avec toutes les joies de la vie. Un sombre pressentiment m’agite en songeant à ce qui t’a fait fuir de la Wartbourg, et à la manière dont tu reviens ici. Tes souhaits peuvent s’accomplir. Peut-être l’astre brillant qui me souriait s’éloigne-t-il déjà de moi. Mais, Henri ! tiens, voici ma main ; je te le jure, jamais la haine ne prendra place dans mon cœur ! Malgré tout le bonheur qui t’environne, peut-être es-tu au bord de l’abîme, peut-être la tête te tourne-t-elle-déjà en voyant sa profondeur ; ne crains rien, tu me trouveras toujours près de toi, pour te soutenir et te recevoir dans mes bras.

Henri de Ofterdingen avait écouté Wolfframb dans un profond silence. Il se cacha le visage dans son manteau, et s’élança brusquement dans l’épaisseur du bois. Wolfframb l’entendit s’éloigner en gémissant et en poussant de profonds soupirs.


CHAPITRE V.

La guerre de la Wartbourg.


L’enthousiasme et l’admiration des maîtres, pour le chant du fier Henri de Ofterdingen, fit bientôt place à un sentiment plus calme ; et l’on ne tarda pas à parler du clinquant et de la viduité de cette poésie. La comtesse Mathllde resta seule partisan dévoué du poète qui avait chanté sa beauté et sa grâce, d’une façon que tous les maîtres (à l’exception de Wolfframb de Eschinbach, qui ne se permettait aucun jugement), traitaient d’hérétique et de barbare. En peu de temps, les manières de la comtesse Mathilde changèrent entièrement. Elle ne traitait plus les autres maîtres qu’avec mépris, et elle retira même ses bonnes grâces au pauvre Wolfframb de Eschinbach. Les choses en vinrent au point que Henri fut appelé pour enseigner à la belle comtesse l’art du chant, et qu’elle commença à faire des chants dans le goût de celui de Ofterdingen. Depuis ce temps, elle sembla perdre chaque jour de sa grâce et de son charme. Négligeant tout ce qui contribue au mérite de la femme, elle devint un être équivoque, haï d’un sexe et ridicule pour l’autre. Le landgrave craignant que la folie de la comtesse n’entraînât les autres femmes de sa cour, leur défendit sous peine de bannissement, de s’occuper de poésie. La comtesse Mathilde quitta alors la Wartbourg, et se retira dans un château près d’Eizenach où Henri de Ofterdingen l’eût suivie, si le landgrave ne lui eût pas ordonné de rester, pour répondre au défi que lui avaient porté les maîtres.

— Vous avez, dit le landgrave à l’arrogant chanteur, vous avez vilainement troublé le beau cercle que j’avais formé ici. Pour moi, vous ne pouviez m’abuser ; car je reconnus dès le premier moment que vos chants ne découlaient pas du fond de l’âme d’un véritable maître chanteur, mais qu’ils étaient le fruit des leçons d’un faux maître. Que sont l’éclat, la magnificence, s’ils ne servent qu’à parer un cadavre. Vous parlez des effets cachés, des secrets de la nature, non pas tels qu’ils s’offrent à l’âme de l’homme qui contemple une plus belle vie, mais tels qu’ils se présentent à l’audacieux astrologue qui veut les mesurer et les scruter au moyen de son art. Ayez honte, Henri de Ofterdingen, du changement subit qu’a produit en vous la doctrine d’un indigne maître.

— Je ne sais, répondit Henri, en quoi j’ai mérité votre colère et vos reproches, noble seigneur. Peut-être seriez-vous d’une autre opinion, si vous saviez quel est le maître qui m’a dévoilé les trésors du chant. J’avais quitté votre cour dans une douleur et dans un découragement profond, lorsqu’un petit livre tomba dans mes mains, d’une façon singulière. C’était l’ouvrage du plus habile des maîtres chanteurs ; il renfermait quelques chants de sa composition et les principales règles de l’art. Plus je lisais dans ce livre, plus je voyais clairement que c’est une chose misérable que de s’attacher à rendre uniquement ce qu’on a dans le cœur ; bref, je me sentis soumis à une influence inconnue. Mon désir de voir le maître lui-même et d’entendre de sa bouche les principes de la sagesse et de l’intelligence devint irrésistible. Je me mis en chemin et je partis pour la Transylvanie. Oui ! sachez-le, mon noble seigneur ! C’est maître Klingsohr, lui-même, que j’ai visité, et à qui je dois l’élan hardi de mes vers. Maintenant, je pense que vous jugerez plus favorablement de mes efforts.

— Le duc d’Autriche, répondit le landgrave, m’a dit et m’a écrit beaucoup de choses à la louange de votre maître. Maître Klingsohr est un homme profondément versé dans les sciences occultes. Il calcule le cours des astres, et reconnaît les rapports merveilleux de leur marche avec celle de nos destinées. Les secrets des métaux, des plantes, des minéraux, lui sont connus, et en outre, il est expérimenté dans les affaires de ce monde, et assiste le duc d’Autriche de son bras et de ses conseils. Comment toutes ces choses peuvent-elles s’accorder avec l’âme pure et naïve d’un véritable maître-chanteur, je l’ignore ; et je pense bien que c’est justement pour cela que les chants de maitre Klingsohr, si bien tournés et si ingénieusement pensés, ne vont jamais à mon cœur. — Mais aujourd’hui, il s’agit de toi, Henri. Les maîtres presque irrités de ta conduite orgueilleuse, te défient et veulent te disputer quelques jours durant, le prix du chant. Il faut les satisfaire.

La lutte des maîtres eut lieu. Mais soit que les leçons que Henri avait reçues, eussent égaré son esprit, soit que l’enthousiasme eût donné des forces à ses adversaires, il perdit le prix contre chacun d’eux. Irrité de sa défaite, Henri se mit à chanter des airs pleins d’allusions moqueuses contre le landgrave Hermann, et enflés d’éloges pour le duc Léopold VII qu’il nommait l’astre brillant, sous lequel s’étaient réfugiés tous les arts. Il ne s’en tint pas là, et tourna en dérision toutes les femmes de la cour qu’il immola impitoyablement à la comtesse Mathilde. Ce fut alors que tous les maîtres irrités, sans en excepter le doux Wolfframb de Eschinbach, s’emportèrent violemment et l’accablèrent de chansons satiriques. Henri Schreiber et Jean Bitterolff, montrèrent le faux éclat des poésies de Ofterdingen et la maigreur de ses pensées, qui se cachait sous ce fluant langage. Mais Walther de la Vogelweid et Reinhard de Zweckhstein allèrent plus loin, ils prétendirent que la méchante conduite de Henri demandait une vengeance plus sévère, et ils voulurent se la faire l’épée à la main.

Ainsi, Henri de Ofterdingen vit à la fois son talent foulé aux pieds et ses jours mis en danger. Plein de rage et de désespoir, il alla supplier le landgrave de protéger sa vie, et le pria de faire juger la question du chant par le plus célèbre maître de l’époque, par maître Klingsohr.

— Les choses sont venues au point qu’il ne s’agit plus guère de chant entre les maîtres et vous, dit le landgrave. Dans vos vers insensés, vous m’avez insulté gravement, ainsi que les nobles dames de ma cour. De votre lutte ne dépend donc plus seulement votre réputation, mais encore mon honneur et celui des dames. Cependant tout se passera paisiblement, et je vous promets que maître Klingsohr décidera du concours. Un de mes maîtres chanteurs que le sort désignera, concourra avec vous ; et tous deux, vous choisirez vous-même le sujet sur lequel vous devez chanter. Mais le bourreau sera derrière vous, le fer nu, et celui qui succombera aura la tête tranchée aussitôt. Allez, faites que maître Klingsohr vienne dans le cours de l’année, et qu’il soit juge de cette lutte à vie et à mort.

Henri de Ofterdingen se retira, et la tranquillité fut ainsi rétablie, pour quelque temps, à la Wartbourg.

Les chansons que les maîtres avaient composées contre Henri de Ofterdingen, furent rassemblées dans un recueil qu’on nomma : la Guerre de la Wartbourg[2].


CHAPITRE VI.

Maître Klingsohr vient à Eizenach.


Un an s’était presqu’écoulé lorsque la nouvelle vint à la Wartbourg, que maître Klingsohr était réellement arrivé à Eizenach, et qu’il était descendu chez un bourgeois nommé Helgrefe, devant la porte St.-Georges. Les maîtres se réjouirent fort de voir que le moment de décider de leur querelle avec Ofterdingen approchait ; mais personne n’avait plus d’impatience de voir ce célèbre maître étranger, que Wolfframb de Eschinbach. — Il se peut, se disait-il, que maître Klingsohr soit adonné à une science damnable, comme disent les gens, et que les puissances infernales soient à ses ordres. Mais le vin le plus généreux ne croît-il pas sur une lave brûlante ? Qu’importe au voyageur altéré que les grappes, dont il se désaltère, aient mûri au feu de l’enfer ? C’est ainsi que je veux de la science et des talens du maître, sans en examiner la source, et sans plus approfondir qu’il ne convient à une âme pieuse et pure.

Wolfframb se rendit bientôt à Eizenach. Lorsqu’il arriva devant la maison du bourgeois Helgrefe, il trouva un grand nombre de gens rassemblés qui regardaient tous vers le balcon. Il reconnut parmi eux beaucoup de jeunes gens de l’école de chant, qui ne cessaient de s’entretenir du célèbre maître. L’un avait écrit les paroles que Klingsohr avait prononcées lorsqu’il était entré chez Helgrefe ; les autres savaient au juste ce que le maître avait mangé à dîner ; un troisième prétendait que le maître lui avait souri et parlé, parce qu’il l’avait reconnu pour un chanteur, à sa barette qu’il portait toute semblable à celle de maître Klingsohr ; et un quatrième entonnait une chanson qu’il disait écrite à la manière du poète transylvanien. Bref, c’était partout un tumulte étrange. Wolfframb perça à grand’peine toute cette cohue, et pénétra dans la maison. Helgrefe vint amicalement au-devant de lui, et courut l’annoncer, selon son désir, au maître qu’il venait visiter ; mais il revint en disant que maître Klingsohr étudiait et qu’il ne pouvait voir personne. Il fallait se présenter de nouveau dans deux heures. Wolfframb fut forcé de se soumettre à ce retard. Après être revenu deux heures plus tard, et avoir attendu une heure encore, Helgrefe eut enfin la permission de l’introduire. Un laquais, singulièrement vêtu de soie de diverses couleurs, lui ouvrit la porte de la chambre, et Wolfframb entra. Il aperçut un homme de haute taille, couvert d’une longue robe de velours rouge avec de larges manches, et richement bordée de martre, qui se promenait gravement dans sa chambre. Ses traits ressemblaient à ceux du Jupiter tonnant, tant son front offrait de majesté et tant ses grands yeux lançaient des regards étincelans. Une barbe noire et frisée couvrait ses joues et son menton, et une barette bizarre ou un turban, car on ne pouvait distinguer cette coiffure, recouvrait sa tête. Le maître tenait ses bras croisés sur sa poitrine, et prononçait d’une voix sonore, tout en se promenant, des paroles que Wolfframb ne comprit pas. En regardant autour de lui dans la chambre qui était remplie de livres et d’instrumens de toute espèce, Wolfframb aperçut dans un coin un petit homme âgé, pâle, à peine haut de trois pieds, qui était assis devant un pupitre sur une chaise élevée, et qui écrivait soigneusement avec une plume d’argent, sur une grande feuille de parchemin, ce que lui dictait maître Klingsohr. Après quelques momens, les regards sévères du maître tombèrent enfin sur Wolfframb de Eschinbach ; et, cessant de parler, il s’arrêta au milieu de la chambre. Wolfframb salua alors le maître en vers agréables ; il lui dit qu’il était venu pour se délecter dans ses savans entretiens, et le supplia de lui répondre dans le langage poétique, afin de lui procurer quelques instans de délices. Le maître le toisa d’un regard irrité et lui dit : — Qui êtes-vous, jeune homme, pour oser venir me troubler par vos vers absurdes, et me défier comme s’il s’agissait d’une lutte de chant ? Ah ! vous êtes sans doute Wolfframb de Eschinbach, le plus inhabile, le plus ignorant des compagnons qui se donnent à la Wartbourg pour maîtres-chanteurs. Non, mon cher garçon, il faut que vous grandissiez encore un peu avant que je me mesure avec vous.

Wolfframb de Eschinbach ne s’était pas attendu à une telle réception, son sang bouillonna en entendant les paroles insultantes de Klingsohr, il sentit plus vivement que jamais la force et l’énergie que le ciel lui avait départies. Il regarda gravement le maître et lui répondit : — Maître Klingsohr, vous n’avez pas bien agi en répondant aussi amèrement à mon salut bienveillant et amical. Je sais que vous êtes fort versé dans les sciences et dans l’art du chant ; mais cela ne vous autorise pas à cette vaine outre-cuidance que vous devriez mettre de côté, comme indigne de vous. Je vous le dis librement, maître Klingsohr ; je crois maintenant ce que le monde dit de vous. On assure que vous avez subjugué les esprits infernaux, et que vous avez des rapports avec eux au moyen des sciences occultes que vous pratiquez. C’est de-là, dit-on, que vient votre talent, mais ce n’est pas l’émotion naturelle du cœur qui produit vos triomphes ; aussi êtes-vous orgueilleux et dur comme ne l’est jamais le chanteur, dont l’âme est pure.

— Oh ! oh ! répondit Klingsohr, ne vous montez pas ainsi, jeune compagnon. Quant à ce qui concerne mes rapports avec les esprits, silence là-dessus, vous n’y comprenez rien ; et pour la source de mon talent, ce que vous avez dit est un bavardage d’enfant. Dites-moi donc d’où vous vient l’art de chanter ? Pensez-vous que je ne sache pas comment maître Friedbrand vous prêta en Écosse quelques livres que vous eûtes l’ingratitude de ne pas lui rendre, et d’où vous avez tiré toutes vos chansons ? Et ! si le diable a fait mes vers, vous devez les vôtres à un méchant cœur.

Wolfframb tressaillit à ces affreux reproches. Il posa sa main sur sa poitrine et dit : — Aussi vrai que Dieu me soit en aide, l’esprit du mensonge est puissant en vous, maître Rlingsohr ! Comment, j’aurais trompé mon digne maître Friedbrand ! Sachez, maître Klingsohr, que je n’ai gardé ces écrits qu’autant que mon maître l’a permis, et que je les ai lus et tous rendus. Ne vous êtes-vous jamais aidé des préceptes des autres maîtres ?

— Quoiqu’il en soit, dit Klingsohr, sans répondre aux paroles de Wolfframb, où auriez-vous acquis votre talent, vous qui osez vous comparer à moi ? Savez-vous point que j’ai fait laborieusement mes études à Rome, à Paris et à Cracovie, que j’ai parcouru tous les pays d’Orient, recherché les secrets des Arabes, gagné des prix dans toutes les écoles de chant et que j’ai été nommé maître des sept sciences libérales. Et pendant ce temps, vous étiez dans votre pays de Suisse à déchiffrer les vers d’un maître mal habile.

Pendant que Klingsohr parlait ainsi, la colère de Wolfframb s’était apaisée, car, en dépit de toutes les rodomontades du maître, il était impossible de méconnaître la grandeur de son talent. Il répondit avec calme et en souriant :

— Eh ! mon cher maître, je pourrais bien vous répondre que si je n’ai pas étudié à Rome et à Paris, si je n’ai pas cherché la sagesse des Arabes dans leur patrie, j’ai profité des leçons de mon maître Friedbrand que j’ai suivi jusqu’au fond de l’Écosse, ainsi que de l’exemple d’autres maîtres habiles que j’ai trouvés dans les cours des princes d’Allemagne. Mais je pense que toutes les leçons, que tous les enseignemens des plus grands maîtres, m’eussent été inutiles, si le ciel tout puissant n’eût mis dans mon sein l’étincelle sacrée, si j’avais repoussé loin de moi, avec une âme ardente, tout ce qui est faux et méchant, et si encore je ne m’efforçais de ne chanter que des sentimens purs et tendres.

Et sans y songer lui-même, Wolfframb ne put s’empêcher de dire un chant qu’il avait composé récemment.

Maître Klingsohr se promenait çà et là, plein de rage ; enfin il s’arrêta devant Wolfframb, et le regarda comme s’il eût voulu le percer de ses regards de feu. Mais lorsque Wolfframb eut achevé de chanter, Klingsohr posa doucement sa main sur l’épaule du jeune maître. — Wolfframb, lui dit-il, puisque vous le voulez absolument, j’accepte la lutte que vous m’offrez. Mais allons dans un autre lieu, cette chambre ne vaut rien pour un semblable exercice, et d’ailleurs il faut que vous goûtiez un verre de noble vin avec moi.

En cet instant, le petit homme, qui jusque-là n’avait cessé d’écrire, sauta lourdement de sa chaise sur le plancher qui rendit un son plaintif. Klingsohr se retourna vivement, poussa du pied le petit homme dans une armoire qui se trouvait sous le pupitre, et la ferma à clef. Wolfframb entendit le nain pleurer doucement et gémir. Klingsohr referma ensuite les livres qui étaient ouverts autour de lui, et chaque fois que la couverture chargée de lourds fermoirs retombait sur elle-même, un son plaintif, comme le dernier soupir d’un mourant, se faisait entendre dans la chambre. Klingsohr prit alors à la main des plantes merveilleuses, qui ressemblaient à des créatures humaines, et dont les filamens et les branches s’agitaient comme des bras et des jambes, du milieu desquels grimaçait un visage hideux, et pendant ce temps un bruit confus se faisait entendre dans les armoires, et un énorme oiseau volait dans la chambre en agitant ses ailes dorées. La nuit était venue, et Wolfframb se sentit saisi d’une horreur profonde. Le maître s’aperçut de son trouble, et tira d’une boîte une pierre qui répandit autour de lui une clarté égale à celle des rayons du soleil. Tout devint calme, et Wolfframb n’entendit plus rien. Deux valets vêtus d’étoffes de soie bariolée, comme celui qui avait ouvert la porte, entrèrent en portant un costume magnifique, dont ils couvrirent maître Klingsohr.

Puis maître Rlingsohr et Wolfframb de Eschinbach se rendirent ensemble à la taverne de la Cave-du-Conseil…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ils avaient bu ensemble à leur amitié et à leur réconciliation, et chanté sur différens modes. Aucun maître ne se trouvait là pour adjuger le prix au vainqueur, mais tous eussent déclaré que maître Klingsohr avait été surpassé ; car, quelque grande que fut son habileté, il ne pouvait s’élever jusqu’à la grâce et à l’énergie des simples chansons de Wolfframb de Eschinbach.

Wolfframb venait d’achever un air admirable, lorsque maître Klingsohr renversé dans son fauteuil, les yeux baissés, lui dit d’une voix sourde : — Vous m’avez regardé comme un homme vain et orgueilleux, maître Wolfframb, mais vous vous tromperiez fort si vous pensiez que mon regard, aveuglé par l’amour-propre, ne peut reconnaître le talent quelque part qu’il se trouve, dans un désert ou dans une salle de maîtrise. Il n’est ici personne pour juger entre nous ; mais, je vous le dis, vous m’avez vaincu, et dans cet aveu vous devez reconnaître la réalité de ma vocation.

— Eh, mon cher maître ! répondit Wolfframb, il se peut qu’un enthousiasme extraordinaire ait rendu aujourd’hui mes chants meilleurs que d’ordinaire ; mais loin de moi la pensée de me placer au-dessus de vous. Peut-être aujourd’hui votre inspiration ne découlait-elle pas facilement. Quelquefois un nuage sombre pèse sur notre tête, mais assurément demain vous remporteriez la victoire.

— À quoi sert tant de modestie ! dit maître Klingsohr en s’élançant de sa chaise, et se plaçant le dos tourné à Wolfframb, sous la haute croisée d’où il contempla en silence les pâles rayons de la lune.

Il garda cette attitude quelques instans, puis se retourna, alla à Wolfframb, et lui dit d’une voix forte : — Vous avez raison, Wolfframb de Eschinbach, ma science commande aux puissances cachées ; nos penchans doivent nous séparer. Vous m’avez vaincu ; mais dans la nuit qui suivra celle-ci, je vous enverrai quelqu’un nommé Nasias. Vous aurez une lutte de chant avec lui, et prenez garde qu’il ne vous surpasse.

À ces mots, maître Klingsohr se précipita hors de la Cave-du-Conseil.


CHAPITRE VII.

Nasias vient trouver, dans la nuit, Wolfframb de Eschinbach.


Wolfframb demeurait à Eizenach, dans la maison d’un bourgeois nommé Gottschalk. C’est un homme pieux et jovial, qui tenait son hôte en honneur. Il se pouvait bien que Klingsohr et Eschinbach, qui se croyaient seuls et retirés dans la Cave-du-Conseil, eussent été écoutés par les jeunes élèves de l’école de chant, qui suivaient pas à pas le célèbre maître, car il ne fut question dans toute la ville que de la victoire remportée par Wolfframb sur maître Klingsohr. Gottschalk l’apprit aussi, il monta, plein de joie, chez son hôte, et lui demanda comment l’orgueilleux maître avait pu se décider à lutter avec lui dans la Cave-du-Conseil. Wolfframb raconta fidèlement comment tout s’était passé, et ne lui cacha pas que maître Klingsohr l’avait menacé de lui envoyer dans la nuit prochaine un antagoniste nommé Nasias. Gottschalk pâlit alors de frayeur, il joignit les mains et s’écria d’une voix douloureuse : — Ah ! Dieu du ciel, ne savez-vous pas, mon cher sire, que maître Klingsohr entretient un commerce avec les méchans esprits qui lui sont soumis et qui obéissent à ses volontés. Helgrefe, chez qui maître Klingsohr a pris son logement, raconte à ses voisins de merveilleuses choses. Dans la nuit, on dirait qu’il y a une grande société chez lui, bien qu’on n’ait vu entrer personne dans la maison, et alors commencent des chants singuliers, des bruits extraordinaires, et on voit briller une lumière éblouissante par les fenêtres. Peut-être ce Nasias est l’ennemi du genre humain lui-même. Partez, mon cher sire, n’attendez pas cette fâcheuse visite, je vous en conjure !

— Eh, mon cher hôte ! répondit Wolfframb, comment voulez-vous que j’évite la lutte qui m’est offerte ? Cela est tout à fait contraire aux règles des maîtres chanteurs. Que Nasias soit un esprit malin ou non, je l’attendrai tranquillement. Peut-être m’assourdira-t-il de chants infernaux, mais il ne troublera pas mes pieuses pensées, et il ne pourra nuire à mon âme immortelle.

— Je sais déjà que vous êtes un homme courageux, qui ne craint pas même le diable, dit Gottschalk. Si donc vous voulez absolument rester, permettez que mon serviteur Jonas passe la nuit prochaine avec vous. C’est un homme pieux et vigoureux, aux larges épaules, que le chant ne saurait engourdir. Si vous faiblissiez devant le diable, et que Nasias voulût vous faire quelque mal, Jonas pousserait un cri, et nous accourrions tous avec des cierges et de l’eau bénite. On dit que le diable ne peut supporter l’odeur du musc quand un capucin l’a porté dans un petit sac sur sa poitrine. J’en aurai, et dès que Jonas criera, nous le porterons sous le nez de maître Nasias.

Wolfframb ne put s’empêcher de rire des précautions de son hôte, et lui répondit encore qu’il était préparé à tout. Cependant il consentit à accepter la compagnie de Jonas, cet homme pieux, aux larges épaules, si bien armé contre l’influence du chant.

La nuit était venue. Tout était encore tranquille. Les poids de l’horloge de l’église montèrent et descendirent avec bruit, et minuit sonna. Un grand coup de vent ébranla la maison, des voix discordantes troublèrent le repos des airs, et le cri des oiseaux de nuit se fit entendre. Wolfframb avait donné cours à ses pieuses méditations, et presqu’entièrement oublié la visite de son adversaire. Un coup violent ébranla sa porte, et une grande figure, environnée d’une vapeur rouge, et les yeux ardens, se présenta devant lui. Cette apparition était si horrible, que tout autre que Wolfframb eût été renversé d’effroi, mais il garda une contenance assurée, et demanda d’une voix forte :

— Que venez-vous chercher en ce lieu ?

— Je suis Nasias, et je viens pour lutter avec vous dans l’art du chant.

À ces mots, Nasias ouvrit son grand manteau, et Wolfframb vit qu’il portait une grande quantité de livres qu’il déposa sur une table.

Nasias se mit alors à chanter les sept planètes et la musique céleste des sphères, comme il est dit dans le songe de Scipion, et entremêla son chant de variations fort habiles. Wolfframb s’était assis dans son grand fauteuil, et écoutait tranquillement, les yeux baissés, tout ce que chantait Nasias. Lorsque celui-ci eut fini, Eschinbach commença un chant pieux sur les choses sacrées. Nasias sautait çà et là et semblait vouloir jeter à la tête du chanteur tous les gros livres qu’il avait apportés ; plus le chant de Wolfframb devenait énergique et éclatant, plus l’éclat des yeux de Nasias pâlissait, plus sa taille se ramassait, si bien que, réduit à la stature d’un pied, il ne faisait plus que geindre et miauler, grimpant le long des armoires et traînant après lui son manteau rouge et sa large fraise. Quand Wolfframb eut achevé son chant, il voulut s’approcher de lui, mais Nasias, reprenant aussitôt sa haute taille et ses regards étincelans, lui cria : — Eh ! eh ! ne plaisante pas avec moi, compagnon. Il se peut que tu sois un bon théologien, et que tu t’entendes aux leçons et aux argumens de ton gros livre[3], mais tu n’es pas un chanteur capable de te mesurer avec moi et avec mon maître. Chantons une petite chanson d’amour, et prends bien garde à ta réputation.

Nasias se mit alors à entonner un chant en l’honneur de la belle Hélène et des plaisirs de Cythérée, et sa chanson était en effet si séduisante que les flammes qui l’entouraient semblaient les feux de l’amour sur lesquels se jouaient de petits Cupidons. Wolfframb écoutait encore en silence et les yeux baissés ; mais bientôt il lui sembla qu’il se promenait dans les sombres allées d’un beau jardin, et qu’une musique délicieuse, se faisant entendre au milieu des fleurs, couvrît les accens funestes du démon. Alors il s’approcha de celle qui était sa vie entière, dans tout l’éclat de sa beauté, et tandis qu’il la saluait de ses soupirs, les feuilles s’agitaient doucement et les jets d’eau s’élevaient en longues gerbes brillantes. Elle s’avança vers lui, aux doux chants des voix inconnues, comme portée sur des ailes, et son regard radieux ralluma tous les feux de l’amour dans le cœur de Wolfframb. Vainement il cherchait des paroles et des chants pour lui exprimer son ardeur, elle disparut et le laissa plongé dans une rêverie délicieuse. Et pendant ce temps, Nasias chantait, mais Wolfframb n’entendit rien de son chant et se mit à son tour à commencer une chanson où il dépeignit, en poète transporté, toutes les douceurs de l’amour.

Nasias devint de plus en plus impatient et recommença ses bonds désordonnés dans la chambre, en poussant des cris discordans. Wolfframb se leva alors de son fauteuil et ordonna, au nom du Christ et de son saint nom, au démon de s’éloigner. Nasias, vomissant des flammes autour de lui, ramassa alors tous ses livres, et poussa un grand éclat de rire en s’écriant : — Schnib, Schnab, qu’es-tu de plus qu’un grossier clerc ; cède donc la place à maître Klingsohr ? — À ces mots, il partit comme un coup de vent, et une étouffante vapeur de soufre se répandit dans la chambre.

Wolfframb ouvrit la fenêtre. La brise matinale pénétra dans l’appartement et effaça les traces du démon. Jonas se réveilla du profond sommeil dans lequel il était tombé, il ne fut pas médiocrement étonné en apprenant ce qui s’était passé. Il appela son maître, et Wolfframb lui raconta les évènemens de la nuit. Gottschalk honorait déjà le noble Wolfframb, cette fois il le regarda comme un saint qui venait de vaincre les puissances de l’enfer. Mais lorsque Gottschalk leva les yeux par hasard dans la chambre, sa surprise fut grande, car il aperçut ces mots inscrits au-dessus de la porte en lettres de feu : Schnib, Schnab, qu’es-tu de plus qu’un grossier clerc ; cède donc la place à maître Klingsohr !

Ainsi le malin avait écrit sur la porte, en disparaissant, les paroles qu’il avait prononcées, comme un défi pour l’avenir.

— Je n’aurai pas un moment de repos dans ma propre maison, dit Gottschalk, tant que ces paroles, insultantes pour mon digne sire Wolfframb de Eschinbach, luiront sur cette muraille !

Il courut droit chez un maçon, et le fit venir pour effacer l’inscription, mais tous ses efforts furent inutiles. On étendit sur le mur une couche de chaux d’un doigt d’épaisseur, mais l’inscription paraissait toujours, et même après qu’on eut enlevé le mortier, les lettres de feu reparurent sur les briques rouges. Gottschalk se plaignait fort, et pria messire Wolfframb de faire une bonne chanson pour forcer Nasias à venir lui-même effacer ses paroles. Wolfframb lui répondit en riant que la chose n’était peut-être pas en son pouvoir, mais il le tranquillisa en disant que l’inscription s’effacerait d’elle-même lorsque lui, Wolfframb, aurait quitté Eizenach.

La journée était avancée, lorsque Wolfframb de Eschinbach, joyeux et dispos comme un homme plein d’espoir, quitta la ville d’Eizenach. Non loin de la ville, le comte Meinhard de Muhlberg et l’échanson Walther de Vargel vinrent à sa rencontre, montés sur de beaux chevaux, avec une nombreuse suite. Ils lui dirent que le landgrave Hermann les envoyait à Eizenach pour chercher solennellement le célèbre maître Klingsohr, et le conduire à la Wartbourg. Klingsohr avait passé la nuit sur un grand balcon de la maison d’Helgrefe, d’où il avait observé les étoiles. Lorsqu’il tira ses lignes, deux élèves astrologues qui se trouvaient avec lui remarquèrent à ses regards singuliers, qu’il avait lu dans les astres un secret important, et ils osèrent l’interroger. Alors Klingsohr se leva et leur dit d’un ton solennel : — Sachez que, dans cette nuit, une fille est née à André II, roi de Hongrie. Elle se nommera Élisabeth, et sera un jour canonisée à cause de ses vertus et de sa piété par le pape Grégoire IX. Et sainte Élisabeth est destinée à devenir l’épouse de Louis, le fils de votre maître le landgrave Hermann.

Cette prophétie fut aussitôt rapportée au landgrave qui s’en réjouit fort. Elle changea aussi ses dispositions pour le célèbre maître, et il résolut de l’accueillir à la Wartbourg, avec une magnificence digne d’un prince.

Woifframb pensait que la lutte à vie et à mort n’aurait pas lieu, car Henri de Ofterdingen ne s’était pas encore présenté. Mais les chevaliers assuraient que le landgrave savait fort bien le jour de son arrivée. La cour intérieure du château avait été arrangée pour le champ-clos, et le bourreau Stempel avait, disait-on, été demandé d’Eizenach, à la Wartbourg.


CHAPITRE VIII.

Maître Klingsohr quitte la Wartbourg.


Le landgrave Hermann et maître Klingsohr s’entretenaient dans une belle chambre du château de la Wartbourg. Klingsohr assurait encore qu’il avait bien observé la constellation de la naissance d’Élisabeth, et il conseilla au landgrave d’envoyer aussitôt une ambassade au roi de Hongrie pour lui demander la main de la princesse nouvellement née, en faveur de son fils âgé de douze ans. Ce conseil plut fort au landgrave, et s’étant mis à louer le maître de sa science, celui-ci lui parla si savamment des secrets de la nature, du microcosme et du macrocosme, que le landgrave, qui n’était pas absolument inexpérimenté en de semblables choses, fut rempli d’une admiration profonde.

— Eh, maître Klingsohr ! dit le landgrave, je voudrais bien jouir toujours de vos instructions instructives. Abandonnez l’inhospitalière Transylvanie, et venez à ma cour, où les arts et les sciences sont plus en honneur qu’en aucun lieu. Les maîtres chanteurs vous accueilleront comme leur chef, car vous êtes aussi habile dans cet art que dans l’astrologie et les autres sciences. Ainsi donc, restez ici et ne pensez plus à retourner dans la Transylvanie.

— Permettez, noble seigneur, répondit maître Rlingsohr, permettez que je retourne encore à Eizenach, et de là en Transylvanie, le pays n’est pas aussi inhospitalier et aussi défavorable à mes études que vous le pensez. Songez que je ne saurais trop me rapprocher de mon roi André II, de qui je reçois, pour mes connaissances en minéralogie qui lui ont déjà valu plus d’un trésor, un traitement de trois mille marcs d’argent, dont j’ai besoin pour m’assurer le calme et le repos nécessaires à la méditation. Ici je n’aurais que bruit et querelles avec vos maîtres chanteurs. Mon art repose sur d’autres principes que les leurs, il se peut que leur âme pieuse leur suffise pour composer, je ne les méprise point à cause de cela, mais je ne saurais les imiter.

— Cependant, dit le landgrave, vous assisterez comme arbitre à la lutte qui doit avoir lieu entre votre élève Henri de Ofterdingen et les autres maîtres.

— Nullement, répondit Klingsohr, comment le pourrais-je ? Et si je le pouvais, encore ne le voudrais-je pas. Vous même, prince, vous pourrez juger de la lutte, en confirmant la voix du peuple qui se fera certainement entendre. Mais ne nommez plus Henri de Ofterdingen mon élève. Il semblait avoir de l’énergie et des forces, mais il s’est arrêté à l’écorce sans pouvoir goûter au noyau. — Fixez toutefois le jour de la lutte, je vous suis caution que Henri de Ofterdingen se présentera.

Toutes les prières du landgrave furent sans pouvoir sur le maître obstiné ; il persista dans sa résolution, et quitta la Wartbourg, comblé de magnifiques présens.

Le jour de la lutte arriva. On avait bâti un amphithéâtre dans la cour du château, comme s’il eût été question d’un tournoi. Au milieu de l’enceinte se trouvaient deux sièges tendus de noir pour les deux chanteurs qui devaient concourir, et derrière ces sièges s’élevait un échafaud. Le landgrave avait choisi pour juges du camp deux seigneurs versés dans l’art du chant, le comte Meinhard de Muhlberg et l’échanson Walther de Vargel, ceux-là même qui avaient accompagné maître Klingsohr, depuis Eizenach jusqu’à la Wartbourg. Leurs places étaient près de celle du landgrave et des dames, dans une tribune richement ornée, et un banc aussi tendu de noir était réservé pour les maîtres chanteurs à quelques pas de l’échafaud.

Des milliers de spectateurs se trouvaient dans la cour, aux fenêtres et même sur les toits du château. Le landgrave, accompagné des juges, vint au son des trompettes, et monta sur son estrade. Les maîtres défilèrent à leur tour, jusqu’à leurs bancs, ayant à leur tête Walther de la Vogelweid. Sur l’échafaud se tenait Stempel, le bourreau d’Eizenach, homme gigantesque, d’un aspect sauvage, enveloppé d’un grand manteau rouge sous les plis duquel brillait la poignée étincelante d’un énorme glaive. Le père Léonard, confesseur du landgrave prit place devant l’échafaud, afin d’assister à l’heure de la mort celui qui succomberait.

Un silence d’inquiétude et d’effroi, où l’on pouvait entendre jusqu’au plus léger soupir régnait sur cette multitude. On attendait avec une crainte singulière ce qui allait se passer. Le maréchal du landgrave, messire Franz de Waldstromer s’avança dans l’enceinte, revêtu des marques de sa dignité, et lut à haute voix les causes de la lutte et l’ordre du landgrave Hermann qui livrait au bourreau celui qui serait vaincu. Le père Léonard éleva son crucifix, et tous les maîtres s’agenouillèrent, la tête découverte, et jurèrent de se soumettre à cette ordonnance. Aussitôt le bourreau fit tournoyer trois fois son fer étincelant et cria d’une voix forte qu’il exécuterait avec conscience, et du mieux qu’il savait faire, celui qui tomberait en ses mains. Les trompettes se firent alors entendre, et le maréchal s’avançant dans l’enceinte appela à trois reprises Henri de Ofterdingen.

Et tout-à-coup Ofterdingen se trouva tout près de la barrière, au troisième appel du maréchal. Personne ne l’avait vu venir. Il s’inclina devant le landgrave, et dit, d’une voix ferme, qu’il était venu pour lutter avec le maître qu’on lui opposerait, et se soumettre à la décision des juges du camp. Le maréchal s’approcha alors des maîtres, avec une urne d’argent, d’où chacun d’eux devait tirer un billet. Des que Wolfframb de Eschinbach déroula le sien, il reconnut que c’était lui qui devait concourir avec Henri de Ofterdingen. Il tremblait d’effroi, en songeant qu’il allait combattre son ami ; mais bientôt il lui sembla que c’était le ciel lui-même qui l’avait choisi pour champion, lui qui eût marché avec joie à la mort, plutôt que de placer Henri sous le fer du bourreau. Il s’avança d’un air calme, mais il ne put se défendre d’un certain trouble, en contemplant les traits pâles et les yeux étincelans de Henri, qui lui rappelaient ceux de Nasias. Henri de Ofterdingen se mit à chanter, et Wolfframb se sentit près de défaillir, en reconnaissant le chant que Nasias lui avait fait entendre dans cette nuit mystérieuse. Il rassembla cependant ses forces, et répondit à son adversaire, par une magnifique cantate qui excita les acclamations du peuple. Sur l’ordre du landgrave, Henri de Ofterdingen se mit à chanter ; et il peignait si bien la volupté en ses vers, que chacun se sentit saisi d’une extase enivrante. Wolfframb de Eschinbach lui-même se sentit entraîné dans un monde inconnu, et ne put se rappeler ses chants. En ce moment, un grand bruit se fit entendre à l’extrémité de l’enceinte, où la foule s’ouvrit. Wolfframb s’éveilla comme frappé d’un coup électrique ; la comtesse Mathilde s’avançait dans tout l’éclat de sa beauté, comme au temps où il l’avait vue pour la première fois dans les jardins de la Wartbourg. Elle lui lança les regards les plus tendres, et ralluma en lui cette ardeur qui lui avait déjà fait vaincre le démon dans sa lutte nocturne. Le peuple lui décernait déjà la victoire par ses cris. Le landgrave se leva avec les juges, et le maréchal vint déposer la couronne sur sa tête. Le bourreau s’avança à son tour pour exécuter son office ; mais au moment où ses valets étendirent les mains pour s’emparer du vaincu, ils ne saisirent qu’un nuage noir qui se dissipa dans les airs, avec un sifflement singulier. Henri de Ofterdingen avait disparu. Chacun se retira pâle et effrayé ; on parlait de figures diaboliques et d’apparitions ; et quelques valets du landgrave, qui gardaient les portes, prétendirent qu’au moment où Wolfframb avait vaincu le prétendu Ofterdingen, une figure, semblable à celle de maître Klingsohr, s’était échappée du château, sur un cheval noir qui vomissait l’écume.


CHAPITRE IX.

Comment Wolfframb de Eschinbach se trouva heureux de sa victoire.


Pendant ce temps, la comtesse Mathilde s’était rendue dans les jardins de la Wartbourg où Wolfframb de Eschinbach l’avait suivie.

Il la trouva assise sous un bel arbre fleuri, les mains jointes, la tête languissamment penchée sur son sein, il se jeta à ses genoux, hors d’état de proférer une parole. Mathilde le regarda avec attendrissement, et tous deux versèrent des larmes. — Ah, Wolfframb ! dit enfin Mathilde, quel méchant rêve s’était emparé de moi ; je m’étais livrée au démon comme un enfant étourdi. Comment ai-je pu t’oublier ? me le pardonneras-tu jamais ?

Wolfframb la pressa dans ses bras, et osa, pour la première fois, imprimer ses lèvres sur celles de la belle comtesse. Il jura qu’il l’avait toujours aimée avec ardeur, qu’elle n’avait jamais cessé d’être la dame de ses pensées, et lui dit comment sa présence lui avait donné la force de vaincre l’esprit malin.

— Ô mon bien-aimé, dit Mathilde, laisse-moi te dire de quelle manière merveilleuse tu m’as sauvée moi-même des griffes du démon. Une nuit, il y a peu de temps de cela, des images affreuses et bizarres m’environnèrent. Je ne savais pas moi-même si c’était la joie ou le tourment qui oppressait si fort mon cœur, que je pouvais à peine respirer. Poussée par une impulsion irrésistible, je me mis à écrire un air d’après la manière de mon maître, mais une dissonnance singulière se mêlait à tous mes sons, et il me sembla qu’au lieu de chant, j’avais écrit la formule terrible avec laquelle on évoque les démons. Une horrible figure se présenta devant moi, me serra dans ses bras brûlans, et voulut m’entraîner dans l’abîme. Tout-à-coup un chant brillant éclata dans les ténèbres ; ces tons divins étincelaient dans l’ombre d’un doux éclat. La figure ennemie lâcha prise, et disparut en poussant des cris. Ce chant, c’était ton chant, c’était celui que tu as fait entendre aujourd’hui, le même qui fit fuir le démon qui voulait aussi m’assaillir !

À ces mots, elle tomba dans ses bras, et jura de lui consacrer tous ses jours.

Dans cette même soirée, Wolfframb de Eschinbach était retiré dans sa chambre, lorsque son hôte d’Eizenach, Gottschalk accourut d’un air joyeux, et lui dit : — Ô mon noble sire, vous avez vaincu l’enfer. Les paroles terribles se sont effacées. Mille grâces vous soient rendues. Mais je vous apporte quelque chose qu’on a remis dans ma maison, pour vous. C’était une lettre, scellée d’un grand cachet de cire. Elle était de Henri de Ofterdingen et renfermait ce qui suit :

« Je te salue, mon digne Wolfframb, comme un homme qui vient d’échapper à une funeste maladie qui menaçait ses jours. Il m’est arrivé beaucoup de choses, — mais laisse-moi garder le silence sur des jours qui sont encore pour moi un profond mystère. Tu te souviens sans doute encore des paroles que tu me dis, lorsque par mon fol orgueil, je me plaçais au-dessus de toi et des autres maîtres. Tu me dis alors que je me trouverais peut-être un jour au bord d’un abîme ; mais que tu serais auprès de moi pour me tendre la main et me retenir. Ta prédiction s’est accomplie. Je t’ai trouvé au bord de l’abîme pour me sauver ; et c’est ta victoire qui m’a rendu la vie. Oui, Wolfframb, à tes chants, le voile qui couvrait mes yeux est tombé, et m’a laissé voir le ciel. Ne dois-je donc pas t’aimer doublement. — Tu as reconnu Klingsohr pour le premier des maîtres. Il l’est en effet ; mais malheur à celui qui ne se contente pas de ses propres forces, et qui a recours aux puissances infernales pour soutenir son talent ! J’ai renoncé à ce maître, et je vis dans la solitude. — Mathilde ! — Non, ce n’était pas elle, c’était une apparition qui m’avait abusé. Oublie ce que j’ai fait dans mon délire. Salue les maîtres, et dis-leur combien je suis changé ! Adieu. Peut-être un jour entendras-tu parler de moi. »


Quelque temps après, on apprit que Henri de Ofterdingen vivait à la cour d’Autriche, auprès du duc Léopold VII, pour lequel il composait de belles chansons, et qu’il avait renoncé au faux éclat qui l’avait séduit.

C’est ainsi que Wolfframb de Eschinbach eut la gloire d’avoir sauvé sa bien-aimée et son ami, des griffes du démon.


FIN DES MAÎTRES CHANTEURS.
  1. Auteur de la Chronique de Nuremberg, où Hoffmann a puisé son conte intitulé : Mademoiselle de Scudéry, (t. v de notre Collection).
  2. Ce recueil se trouve dans la collection d’antiquités littéraires du chevalier Manesse. Tr.
  3. La Bible. Tr.