Contes nocturnes/Maître Jean Wacht, le charpentier

La bibliothèque libre.
Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (15p. 5-141).


MAÎTRE JEAN WACHT
LE CHARPENTIER.


CHAPITRE PREMIER.


Vers la fin du siècle dernier, à l’époque où les habitans de Bamberg vivaient sous la crosse, c’est-à-dire selon le proverbe connu, qu’ils vivaient heureux, se trouvait parmi la bourgeoisie de cette belle et riante cité un homme rare et distingué sous tous les rapports.

Il se nommait Jean Wacht, et il était charpentier de son métier.

La nature en pesant et en fixant les destinées de ses enfans suit une voie secrète, impénétrable ; et ce que les convenances, ce que, dans cette vie étroite, les égards et les opinions dominantes prétendent établir, comme le vrai but de l’existence, n’est à ses yeux qu’un jeu d’enfans présomptueux qui prennent leur sottise pour de la sagesse. La vue de l’homme est trop limitée pour ne pas trouver souvent une ironie funeste entre la conviction de son esprit et les arrêts incompréhensibles d’une puissance mystérieuse. Cette ironie le remplit d’horreur et d’effroi, parce qu’elle menace sa propre existence.

Ce ne sont pas toujours les palais des grands ni les appartemens somptueux des princes que la mère de la vie choisit pour ses favoris. Elle voulut que notre Jean, qui pouvait passer pour un de ses enfans gâtés, reçût le jour sur un misérable grabat, dans l’atelier d’un pauvre tourneur d’Augsbourg. Sa mère mourut de chagrin et de misère aussitôt après la naissance de l’enfant et le mari la suivit de près au tombeau.

Le magistrat d’Augsbourg fut obligé de prendre soin du pauvre orphelin, pour qui les premières lueurs d’un heureux avenir commencèrent à poindre, lorsque le charpentier de la ville, homme bienfaisant et respectable, s’opposa à ce que le petit Jean, dont les traits, quoique défigurés par la faim, lui plaisaient, fût placé dans un établissement public, et le recueillit dans sa maison pour l’élever lui-même avec ses enfans.

Les traits de Jean se développèrent avec une rapidité incroyable, et l’on avait peine à croire que cet être, si chétif et si frêle au berceau, chrysalide sans forme et sans couleur, eût laissé échapper, comme un beau papillon, ce garçon si gracieux, si plein de vie, aux cheveux d’or bouclés. Mais outre les grâces extérieures, on remarqua bientôt en lui une supériorité d’esprit qui étonna son père adoptif et ses maîtres. Le charpentier de la ville, étant constamment chargé des entreprises les plus considérables, l’atelier dans lequel Jean fut élevé fournissait tout ce que le métier peut produire de plus grandiose. D’après cela, il n’est pas surprenant que l’enfant, qui saisissait tout avec vivacité, se sentît entraîné de toute son âme vers cette profession. On conçoit combien cette inclination dut faire plaisir à son père adoptif ; elle le détermina à lui enseigner lui-même la partie mécanique de sa profession, en maître attentif et zélé, et de plus, lorsque Wacht fut devenu grand, il le fit instruire par les maîtres les plus habiles dans la théorie et la pratique la plus élevée du métier, dans le dessin, l’architecture, la mécanique, etc.

À la mort du vieux charpentier, Jean n’avait que vingt-quatre ans, et son expérience dans toutes les parties de son état en faisait déjà un compagnon consommé, qui n’avait point son égal à vingt lieues à la ronde. Il commença à voyager, selon l’usage, de compagnie avec Engelbrecht, son camarade et son ami intime.

Vous en savez assez, cher lecteur, sur la jeunesse de notre brave Wacht, et il ne me reste plus qu’à dire, en peu de mots, comment il se fit qu’il s’établit à Bamberg et qu’il y devint maître.


CHAPITRE II.


Lorsque de retour après de longs voyages, Jean vint à passer par Bamberg, on y était précisément occupé de la réparation générale du palais de l’évêque. À l’endroit où, du fond d’une étroite ruelle, les murs de l’édifice s’élèvent jusqu’aux nues, il fallait construire une charpente entièrement neuve en énormes et lourdes solives. Il s’agissait d’une machine, dont les forces, concentrées dans le plus petit espace possible, fussent suffisantes pour enlever ces pesantes masses. L’architecte du prince-évêque, qui expliquait fort savamment comment on s’y était pris pour dresser la colonne Trajane à Rome, et comment on y avait commis cent fautes dont il ne se serait jamais rendu coupable, avait fait construire une machine, espèce de grue d’assez belle apparence, que tout le monde vantait comme un chef-d’œuvre de mécanique. Mais lorsque les ouvriers voulurent la mettre en mouvement, il se trouva que monsieur l’architecte n’avait compté que sur des Hercules et des Samsons ; les rouages rendirent un son affreux, un cri lamentable et déchirant, et restèrent immobiles ; et les manœuvres, le front en sueur, déclarèrent qu’ils aimeraient mieux transporter des arbres de Hollande au haut de l’escalier le plus rapide, que de consumer ainsi leurs forces en efforts inutiles.

Assis à quelques pas de là, Wacht et Engelbrecht étaient témoins de ces faits ou plutôt de ces méfaits, et il se peut que l’ignorance de l’architecte ait fait sourire le premier.

Un vieux compagnon aux cheveux gris, reconnut la profession des étrangers à leur costume. Il les accoste sans autres formalité, et dit, en s’adressant à Wacht, qu’à en juger d’après son air capable, il se connaissait sans doute mieux en ces sortes de machines.

— Eh mais, répondit Wacht sans hésiter, c’est toujours une prétention hasardée que de se vouloir connaître en quoi que ce soit, et chaque fou croit tout mieux savoir que les autres, ce qui m’étonne, c’est que dans ce pays-ci vous ne connaissiez point le procédé si simple qui procure avec facilité les résultats pour lesquels monsieur l’architecte tourmente en vain ses gens.

La réponse hardie du jeune homme piqua vivement le vieux compagnon ; il le quittai en grognant entre ses dents, et bientôt tout le monde sut qu’un jeune ouvrier étranger avait persiflé l’architecte ainsi que sa machine, et s’était vanté de connaître un mécanisme plus efficace. Cependant, comme il arrive d’ordinaire, personne n’y fit attention, et le digne architecte ainsi que l’honnête corporation des charpentiers se bornaient à dire que l’étranger n’avait pas sans doute mangé toute la science à lui seul, et qu’il ne lui appartenait pas de faire la leçon à de vieux maîtres expérimentés.

— Tu vois bien, dit Engelbrecht à son camarade, que tu viens d’irriter contre toi des gens que, par surcroît de malheur, nous devons aller voir comme étant du métier.

— Et, répliqua Jean les yeux étincelans, peut-on voir de sang froid des pauvres aides tourmentés outre mesure et sans nécessité ! Qui sait, d’ailleurs, quelles suites heureuses mon imprudence pourra bien avoir ? — Il en fut réellement ainsi.

Un seul homme, doué d’un esprit supérieur, et au regard pénétrant duquel la moindre étincelle de talent ne pouvait échapper, jugea différemment les paroles du jeune homme, qui lui furent rapportées par l’architecte lui-même comme une jactance ridicule.

Cet homme était le prince-évêque. Ayant fait venir le jeune étranger pour le questionner, il fut vivement frappé de son extérieur et de ses manières. Il faut que le lecteur bienveillant apprenne ce qui occasionna l’étonnement de l’évêque, et il est temps d’en dire davantage sur les qualités physiques et morales de Jean Wacht. C’était un jeune homme d’une beauté remarquable, très-bien fait de toute sa personne, et cependant ce ne fut que lorsqu’il eut atteint l’âge viril que ses traits nobles et sa taille majestueuse se développèrent entièrement. Les professeurs qui s’occupaient d’esthétique nommaient Jean Wacht une ancienne tête romaine, et un jeune docteur qui, au fort de l’hiver le plus rigoureux, s’habillait de soie noire, et qui venait de lire Fiesque, de Schiller, prétendait que Jean Wacht était Verrina en personne ; mais ni la beauté ni les grâces de la figure n’exercent ce charme mystérieux par lequel certains hommes distingués captivent au premier regard quiconque les approche. On sent en quelque sorte leur supériorité, mais ce sentiment n’a rien d’importun, comme on devrait le croire ; au contraire, il fait naître en nous un bien-être, un plaisir indicibles ; cette harmonie produit une grâce inimitable, et donne au moindre mouvement une aisance dans laquelle se révèle le véritable sentiment de la dignité humaine. Il n’y a point de maître de danse ni de gouverneur de pages qui puissent enseigner cette grâce que l’on pourrait appeler à juste titre le bon ton, puisque c’est la nature elle-même qui imprime ce cachet de noblesse. Je dois ajouter ici que maître Wacht, par sa générosité, par une bonne foi et un patriotisme inébranlables, acquit chaque année plus de popularité. Il possédait toutes les vertus, mais il nourrissait aussi tous les préjugés qui forment d’ordinaire le côté faible de pareils hommes. Le lecteur saura bientôt en quoi consistaient ces préjugés.

Je crois avoir suffisamment expliqué l’impression extraordinaire que la présence du jeune homme fit sur le prince-évêque. Il regarda long-temps en silence le jeune et bel ouvrier avec une satisfaction visible ; ensuite il le questionna sur toute sa vie passée. Jean répondit à tout avec franchise et modestie, et prouva enfin au prince, par des raisons aussi claires que convaincantes, pourquoi la machine de l’architecte, fort bonne d’ailleurs peut-être, pour obtenir d’autres résultats, n’aurait jamais pu produire l’effet qu’on s’en promettait.

À la demande du prince, si Wacht oserait prendre sur lui d’indiquer une machine plus propre à enlever ces grosses masses, celui-ci répondit que pour construire une telle machine, il lui fallait seulement un jour, avec l’assistance de son camarade Engelbrecht et de quelques manœuvres adroits et de bonne volonté.

On s’imagina facilement quelle fut la joie maligne de l’architecte et de ses gens ; ils pouvaient à peine attendre la matinée, où l’étranger présomptueux se ferait huer et chasser avec sa courte honte. Mais les choses se passèrent autrement que ces bonnes gens n’avaient pensé et peut-être espéré.

Trois crics, dont l’action était habilement combinée, conduits chacun par huit ouvriers, élevèrent les pesantes solives jusqu’à la hauteur du toit avec tant de facilité, qu’elles paraissaient danser dans les airs. Dès ce moment, la réputation de l’habile et brave ouvrier se trouva faite. Le prince le pria instamment de rester à Bamberg et d’y acquérir le droit de maîtrise, lui promettant toutes les facilités possibles. Wacht hésita, quoiqu’il se plût beaucoup dans une ville si riante, où l’on vit à si bon marché. Des constructions considérables, auxquelles on travaillait dans ce moment, étaient un puissant motif pour l’engager à rester ; mais ce qui l’y détermina entièrement, ce fut une circonstance qui exerce bien souvent une influence décisive dans la vie.

Jean Wacht retrouva inopinément à Bamberg une belle et vertueuse fille, qu’il avait vue, quelques années auparavant, à Erlangen, et avec laquelle, déjà à cette époque, il avait souvent échangé de doux regards. En deux mots, — Jean Wacht devint maître, épousa la jeune fille d’Erlangen, et par son habilité et son travail assidu, se procura bientôt les moyens d’acheter une jolie maison, située sur le Kaulberg, avec une vaste cour donnant sur les montagnes.


CHAPITRE III.


Pour quel mortel l’étoile du bonheur brille-t-elle d’un éclat invariable ! Le ciel avait résolu de soumettre notre brave Jean Wacht, à une épreuve, à laquelle tout autre homme d’un esprit moinS ferme, eût peut-être succombé. Le premier fruit de son mariage fut un fils, un charmant jeune homme, qui paraissait vouloir suivre les traces de son père. Il avait dix-huit ans, lorsqu’un violent incendie éclata durant la nuit, non loin de la maison de Wacht. Le père et le fils y coururent par devoir d’état, pour chercher à maîtriser le feu. Le fils grimpa hardiment sur les toits avec d’autres charpentiers, pour abattre autant que possible la charpente qui était toute en flammes. Le père, qui était resté en bas pour diriger, comme de coutume, les travaux de démolition et les pompes, ayant levé les yeux, reconnut l’effroyable danger que couraient Jean son fils et les ouvriers, et leur cria : Descendez, descendez. — Il était trop tard. — Le mur mitoyen s’écroula avec un fracas épouvantable, et le fils de Wacht fut écrasé au milieu des flammes, qui poussaient comme en triomphe, leurs tourbillons bruyans vers les cieux.

Ce coup terrible ne fut pas le seul qui devait frapper notre pauvre Jean Wacht. Une imprudente servante se précipita en poussant des cris lamentables dans la chambre où était couchée la maîtresse de la maison, qui, à peine rétablie d’une violente maladie nerveuse, tremblait de frayeur à la vue du feu dont le reflet rougeâtre se réfléchissait sur le mur.

— Votre fils Jean a été écrasé : le mur mitoyen l’a enseveli dans les flammes avec ses camarades !

Ainsi criait la servante.

Comme soulevée par une force soudaine, la femme de Wacht s’élance hors de son lit ; au même instant elle retomba en poussant un profond soupir.

Une apoplexie nerveuse l’avait frappée ; elle était morte.

— Voyons maintenant, se dirent les bourgeois de Damberg, comment maître Wacht supportera son malheur. Assez souvent il nous a prêché que l’homme ne doit pas se laisser abattre, même par les plus grandes pertes ; mais qu’il doit toujours tenir la tête haute, et opposer à son malheur la force que le créateur lui a donnée. Voyons maintenant quel exemple il nous donnera.

Wacht ne parut point dans l’atelier, mais on fut surpris d’y voir régner la même activité qu’auparavant, de sorte qu’il n’y eut pas la moindre interruption dans les travaux. Les ouvrages, qui avaient été commencés, furent achevés comme si nul malheur ne fût arrivé au maître.

Wacht, avec un courage inébranlable, d’un pas ferme, portant sur son visage calme et sérieux toute la consolation, tout l’espoir que lui donnait la foi, avait accompagné au tombeau les restes de sa femme et de son fils. — Engelbrecht, dit-il, il est nécessaire maintenant que je reste seul avec ma douleur qui menace de me briser le cœur ; je veux me familiariser avec elle. Je me retire dans ma chambre pour huit jours : toi, frère, toi mon actif et zélé maître ouvrier, tu sais ce qu’il y a à faire pendant ce temps.

En effet, pendant huit jours, maître Wacht ne quitta pas sa chambre. La servante remportait souvent les mets sans qu’il y eût touché, et l’on entendait souvent du vestibule cette douce plainte qui pénétrait l’âme : — Ô ma femme ! Ô mon Jean !

Un grand nombre de ses amis était d’avis qu’il fallait l’arracher à la solitude, où le chagrin, auquel il s’abandonnait sans cesse, finirait par l’accabler. Mais Engelbrecht leur répliqua : — Laissez-le faire, vous ne connaissez pas mon Jean. Si le ciel lui a envoyé cette dure épreuve, il lui a aussi donné la force de la surmonter et toute consolation ne pourrait que lui faire mal. Au reste, je sais fort bien de quelle manière il parviendra à se vaincre.

Engelbrecht prononça ces dernières paroles d’un air presque rusé, sans expliquer ce qu’il voulait dire. Il fallut donc s’en contenter, et laisser le malheureux Wacht en repos.

Huit jours s’étaient écoulés. Le neuvième, un beau jour d’été, à cinq heures du matin, maître Wacht parut tout-à-coup dans la cour, au milieu des compagnons qui étaient en plein travail. Les haches, les scies s’inclinèrent dans leurs mains, et ils s’écrièrent ; — Maître Wacht, notre bon maître Wacht !

Il s’avança au milieu d’eux avec un visage serein, où les traces de l’affliction vaincue donnaient à l’expression de la bonté le caractère le plus touchant, et leur annonça que le ciel en sa miséricorde lui avait envoyé l’esprit de grâce et de consolation, qu’il avait repris sa force et qu’il allait se remettre à ses travaux avec fermeté et courage. Puis il se dirigea vers le bâtiment situé au milieu de la cour servant de dépôt pour les outils et où l’on tenait registre des ouvrages à faire.

Engelbrecht, les compagnons, les apprentis, le suivirent en cortège. En entrant, il s’arrêta comme pétrifié. Dans les décombres de la maison incendiée, on avait retrouvé la hache du pauvre Jean, reconnaissable à des marques certaines, et dont le manche était à moitié brûlé. Ses camarades l’avaient suspendue au mur, en face de la porte ; à l’entour ils avaient peint avec un art assez grossier une guirlande de roses et de cyprès. Au dessous de la guirlande était marqué le nom de leur cher camarade, ainsi que l’année de sa naissance, et la date de la malheureuse nuit où il avait péri.

— Pauvre Jean ! s’écria maître Wacht, en voyant ce monument, et un torrent de larmes s’échappa de ses yeux ; pauvre Jean, c’est pour le bien de tes semblables que tu levas cet instrument pour la dernière fois : maintenant tu reposes dans la tombe, et tu ne travailleras plus à mes côtés, et tu ne m’aideras plus dans mes fatigues.

Ensuite maître Wacht fit le tour des ouvriers, serrant avec cordialité la main de chaque compagnon, de chaque apprenti et dit : — Pensez à lui ! Alors tous retournèrent à leur besogne, excepté Engelbrecht que Wacht pria de rester avec lui.

— Vois, mon vieux camarade, lui dit Wacht, quelle voie miraculeuse la puissance éternelle a choisie pour me faire surmonter ma grande affliction. Dans le jour où le chagrin d’avoir perdu ma femme et mon fils d’une manière si cruelle faillit m’accabler, Dieu m’inspira l’idée d’une machine de la construction la plus ingénieuse et la plus artistement combinée, qui depuis long-temps était l’objet de mes réflexions, sans que j’eusse pu la trouver jusque là. Regarde !

Et maître Wacht déroula le dessin auquel il avait travaillé pendant ses derniers jours de douleur. Engelbrecht ne fut pas moins frappé de la hardiesse et de l’originalité de l’invention, que de l’extrême netteté de l’exécution. Le mécanisme était si ingénieux, si compliqué qu’Engelbrecht, malgré sa grande expérience, ne put d’abord le comprendre ; sa joie et son étonnement éclatèrent avec d’autant plus de vivacité, lorsque Wacht, lui ayant expliqué jusqu’aux moindres détails, il fut convaincu que l’exécution ne pourrait manquer de réussir.


CHAPITRE IV.


La famille de Wacht n’était plus composée que de deux filles, mais elle devait bientôt être augmentée.

Quelque laborieux, quelque habile que fût Engelbrecht, il n’avait pu réussir à s’élever à cette aisance qui dès long-temps avait couronné les entreprises de Wacht. Le plus funeste ennemi de la vie, contre lequel toutes les forces humaines sont impuissantes, s’était déchaîné contre lui pour le perdre, et le perdit en effet : c’était l’infirmité du corps. Il mourut, et laissa sa femme et deux enfans dans un état voisin de la misère. La femme retourna dans son pays, et maître Wacht eût volontiers pris les deux fils, mais cela ne pouvait se faire ainsi que pour l’aîné, Sébastien. C’était un garçon vigoureux et intelligent, plein de goût pour le métier de son père, et qui promettait de devenir un fort bon charpentier. Wacht espérait que la raideur intraitable de son caractère qui paraissait quelquefois dégénérer en méchanceté, ainsi que son humeur un peu rude, qui devenait souvent de la violence, céderaient à une éducation conduite avec prudence. Le frère cadet, Jonathan, était en tout contraire à l’aîné : c’était un joli petit enfant d’une complexion faible ; la douceur et la bonté se peignaient dans ses yeux bleus, et comme il montrait un esprit éminent et un goût décidé pour les sciences, le sensible docteur en droit, Théophile Eichheimer, le premier et le plus ancien avocat de la ville, l’avait pris dans sa maison, du vivant de son père, pour l’initier à la science du droit.

C’est ici que se manifesta un de ces invincibles préjugés de Wacht dont il a déjà été question plus haut. Wacht portait en lui l’entière conviction que tout ce que l’on entendait par jurisprudence n’était qu’une doctrine artificieuse, d’invention humaine, qui ne servait qu’à embrouiller les vrais principes du droit qui sont gravés dans le cœur de tout homme vertueux. S’il ne pouvait condamner intérieurement l’institution des tribunaux, il avait rejeté toute sa haine sur les avocats qu’il regardait tous, sinon comme de misérables trompeurs, du moins comme des hommes méprisables, qui faisaient un honteux trafic de ce qu’il y a de plus saint et de plus vénérable au monde. On verra que Wacht, d’ailleurs fort sensé, et qui avait des vues si justes sur toute chose, ressemblait en ce point à la plus grossière populace. Si, d’un autre côté, il n’acordait aucune pitié, aucune vertu aux partisans de l’église catholique, s’il se méfiait de tout catholique, on pouvait le lui pardonner plus facilement, vu qu’il s’était nourri à Augsbourg des principes d’un protestantisme fanatique. On conçoit combien son cœur dut être navré lorsqu’il vit le fils de son plus fidèle ami entrer dans une carrière qu’il détestait si profondément.

Toutefois la volonté du défunt lui était sacrée, d’ailleurs Jonathan était trop faible pour qu’on pût l’élever pour un métier qui eût exigé les moindres forces corporelles ; et lorsque le vieux Théophile Eichheimer, dans ses entretiens avec le maître, faisait l’éloge de la piété et de l’intelligence du petit Jonathan, maître Wacht oubliait pour un moment l’avocat, la jurisprudence et ses préjugés. Il avait fondé tout son espoir sur ce que Jonathan, qui portait dans son cœur toutes les vertus du père, quitterait une telle profession dès qu’il serait parvenu à l’âge de maturité, et en état de sentir tout ce qu’elle a d’infâme.

Si Jonathan était un jeune homme paisible, studieux, livré à l’étude, Sébastien se laissait aller sans contrainte à la fougueuse pétulance de son naturel. Mais comme il montrait dans le métier toute l’habileté de son père, et qu’on n’avait jamais eu à le reprendre ni sur son application, ni sur la netteté de son travail, Wacht attribuait ses espiègleries, parfois un peu trop fortes, à l’emportement d’une jeunesse bouillante et impétueuse, et il les lui pardonnait, espérant, comme il le disait, que, dans ses voyages, Sébastien userait ses cornes.

Sébastien commença de bonne heure à voyager, et maître Wacht n’en reçut plus de nouvelles jusqu’au moment où, devenu majeur, il lui réclama de Vienne son petit héritage paternel. Maître Wacht le lui fit remettre jusqu’au dernier denier, et il en reçut un acquit qui lui fut expédié par les tribunaux autrichiens.

La même différence de caractère, qui distinguait les frères Engelbrecht, se manifestait chez les deux filles de Wacht, dont l’aînée se nommait Rettel et la cadette Nanni.

Il est à propos de remarquer que, selon l’opinion généralement répandue à Bamberg, le prénom de Nanni est le plus beau et le plus gracieux qu’une jeune fille puisse porter. Si donc, cher lecteur, vous demandez à une jolie enfant, à Bamberg : — Comment vous appelez-vous, mon ange ? La belle baissera les yeux toute confuse, tirera légèrement avec sa main son tablier de soie noire, et rougissant un peu, vous répondra à voix basse avec une grâce charmante : — Eh mais, Nanni, monsieur !

Rettel, la fille aînée de Wacht, était petite, rondelette, haute en couleurs, avec de petits yeux noirs toujours rians. Quant à son instruction et à toute sa manière d’être, elle ne s’était pas élevée au-dessus de sa condition. Elle jasait avec les commères, aimait beaucoup la toilette, s’habillait avec plus de recherche et de luxe que de goût, mais son véritable élément, l’objet de toutes ses pensées et de toute son activité, c’était la cuisine. Aucune cuisinière, pas même la plus expérimentée, ne savait donner un goût aussi exquis au civet de lièvre, aux abattis d’oie. Elle exerçait un empire illimité sur les gelées ; sa main habile accommodait en perfection les légumes, tels que les choux de Savoie, les choux verts, un tact délicat et infaillible ne la laissant pas un moment indécise sur le plus ou le moins de graisse ; et ses gaufres défiaient les productions les plus parfaites des plus luxurieuses hermès.

Le père Wacht était fort satisfait du talent culinaire de sa fille, et alla jusqu’à dire un jour, qu’il était impossible que le prince-évêque eût sur sa table des macaronis au jambon plus succulens. La bonne Rettel en éprouva une joie si vive au fond du cœur, qu’elle fut sur le point d’envoyer au prince-évêque un énorme plat de ces macaronis, et cela un jour maigre. Heureusement maître Wacht éventa la mine à temps, et empêcha, en riant de bon cœur, l’exécution d’un si hardi projet.

La grosse petite Rettel était, non-seulement une fort bonne ménagère, une cuisinière accomplie, mais en même temps la bonté, la fidélité et la piété filiale même. Wacht la chérissait tendrement.

Toutefois des esprits tels que Wacht ont, malgré leur gravité, une certaine malice ironique, qui s’exerce en maintes circonstances.

Il était impossible que Rettel n’excitât pas, par sa manière d’être, la causticité de son père, de sorte que ses rapports avec sa fille prenaient souvent une couleur assez bizarre. Je n’en citerai qu’un seul exemple. Dans la maison de maître Wacht se présenta un jeune homme d’humeur fort paisible, joli garçon, qui avait un emploi dans la chambre des finances du prince-évêque, et qui vivait fort à son aise. Selon la loyale coutume allemande, il s’adressa au père pour lui demander la main de sa fille aînée, et maître Wacht ne put faire autrement que de lui accorder l’entrée de sa maison, afin qu’il lui fût loisible de gagner l’affection de sa fille. Celle-ci, instruite des vues de ce jeune homme, le regarda avec les yeux les plus rians du monde, dans lesquels on lisait distinctement : — Cher époux, que ne puis-je déjà cuire nos gâteaux de noce !

Maître Wacht n’éprouvait pas la même inclination pour l’employé de l’évêque.

D’abord, et cela s’entend, il était catholique ; puis, quand Wacht le connut mieux, il crut remarquer en lui quelque chose de réservé, de cauteleux, qui annonçait un esprit préoccupé, et il eût volontiers éloigné de sa maison un amant si peu de son goût. Maître Wacht observait avec beaucoup de sagacité, et savait tirer parti de ses observations avec adresse et intelligence. C’est ainsi qu’il avait remarqué que M. Rastner faisait peu de cas des mets bien assaisonnés, mais qu’il faisait honneur à tous les plats sans montrer le moindre goût. Un dimanche, M. Rastner dînait comme à l’ordinaire chez maître Wacht ; celui-ci se mit à vanter et à priser avec affectation chaque mets que l’active Rettel faisait servir, et engagea non-seulement Rastner à faire chorus avec lui, mais lui demanda son avis sur tel ou tel plat en particulier. Rastner assura sèchement qu’il était un homme fort sobre et fort modéré, accoutumé dès son enfance à une extrême frugalité ; qu’à dîner, une cuillerée de soupe lui suffisait avec une tranche de bœuf ; qu’à son soupé, il se contentait d’une petite portion d’œufs brouillés et d’une goutte d’eau-de-vie ; qu’au reste, à six heures du soir, un verre de bière, qu’il prenait autant que possible en plein air, au sein de la belle nature, était tout son régal. On peut se figurer quels regards la petite Rettel lança au malheureux Rastner, mais ce ne fut pas tout. On servit des dampfnoudle à la bavaroise, qui avaient parfaitement levé, et qui faisaient l’ornement de la table, le frugal Kastner prit son couteau et coupa la dampfnoudle qu’il avait eu pour sa part, en plusieurs morceaux avec la plus froide indifférence. À cette vue, Rettel sortit précipitamment en jetant des cris lamentables.

Le lecteur qui ne connaît pas la manière dont il faut manger cette espèce de pâtisserie, saura qu’on doit la rompre avec la main, parce que si on la coupe, elle perd tout son goût et compromet l’honneur de la cuisinière.

Depuis ce moment Rettel regarda le frugal Kastner comme un homme affreux. Maître Wacht se garda bien de la contredire, et le terrible iconoclaste culinaire perdit pour jamais sa fiancée.

Si les diverses nuances du portrait de la petite Rettel ont presque coûté trop de paroles, quelques traits suffiront au bienveillant lecteur pour se représenter le visage, la figure, le maintien, enfin l’image complète de la gracieuse Nanni.

Dans l’Allemagne méridionale, surtout en Franconie, et presqu’exclusivement dans la classe bourgeoise, on trouve des tailles si élégantes, si sveltes, des figures d’ange, si pieuses et si ravissantes, avec une expression de si douce langueur, des yeux si bleus, un sourire si céleste sur des lèvres de rose, que l’on s’aperçoit facilement, que les anciens peintres n’avaient pas besoin de chercher bien loin les originaux de leurs madones. Tels étaient les traits, la taille de la vierge d’Erlangen, lorsque maître Wacht l’épousa ; et Nanni était son portrait fidèle.

Une modestie pudique, une douceur exquise, un tact sûr et fin, avaient été l’apanage de sa mère. Nanni moins grave et moins réservée, était en revanche la grâce même ; et le seul reproche qu’on pouvait lui faire, c’était une sensibilité, qui dégénérait facilement en une sensiblerie larmoyante, et qui la rendait trop impressionnable.

Maître Wacht ne pouvait regarder la chère enfant sans émotion, et l’aimait d’une manière d’ordinaire peu commune aux âmes fortes.

Il se peut qu’il eût gâté, dès les premières années, ce cœur trop sensible, et qu’il eût ainsi puissamment contribué à éveiller et à nourrir cette facilité à s’émouvoir qui lui était propre.

Nanni aimait à se mettre simplement, mais elle s’habillait d’étoffes très-fines, et suivait des modes qui dépassaient de beaucoup la sphère de sa condition. Wacht la laissait faire, parce que, ainsi vêtue, l’aimable enfant était ravissante de grâce et de beauté.

Ici je dois me hâter d’effacer une image, qui pourrait se présenter au lecteur qui s’est trouvé à Bamberg il y a longues années, et qui se rappelle la coiffure affreuse et sans goût, qui défigurait alors les plus jolis visages. Elle consistait en un bonnet uni, adhérent à la tête, qui ne laissait pas paraître la moindre petite boucle, et un ruban noir, pas trop large, qui collait exactement au front, et qui allait se joindre par derrière au bas de la nuque, en un nœud fort grossier. Par la suite, le ruban devint plus large, au point d’atteindre à la largeur démesurée de près d’une aune et demie, de sorte qu’il fallait le commander exprès dans les fabriques et qu’avec la doublure de carton il s’élevait dans les airs comme la pomme d’un clocher. Le nœud, qui par sa largeur, dépassant de beaucoup les épaules, ressemblait aux ailes déployées d’un aigle, était attaché précisément au-dessus de la fossette de la nuque. Sur les tempes et près des oreilles serpentaient de petites boucles, et cependant parmi les Bambergeoises il y avait plus d’une belle à qui ce costume bizarre allait assez bien.

C’était un aspect des plus pittoresques que de voir passer un convoi funèbre, au moment où il se mettait en marche. C’est l’usage à Bamberg de faire inviter les bourgeois au convoi d’un défunt, par la femme des morts, comme on la nomme, qui, d’une voix glapissante crie cette invitation dans la rue devant la maison de chacun : — monsieur ou madame N., vous prie de lui rendre les derniers honneurs ; les commères et lesjeunes filles, qui ont assez rarement occasion de prendre l’air, ne manquent pas d’accourir en foule, et de former un cortège qui ressemble à une armée entière de noirs corbeaux et d’aigles prêts à prendre la bruyante volée.

Maitre Wacht, quelque contrarié qu’il fût de ce que Jonathan devait appartenir à un état qui lui était odieux, ne le lui fit point sentir, ni dans son enfance, ni plus tard dans sa jeunesse. Au contraire, il voyait avec plaisir que le pieux et paisible Jonathan vînt tous les soirs chez lui, après avoir terminé le travail de la journée, pour passer la veillée avec ses deux filles et la vieille Barbara. D’ailleurs Jonathan avait la plus belle écriture du monde, et maître Wacht qui aimait beaucoup une belle main, éprouva une vive satisfaction, lorsque sa Nanni, dont Jonathan s’était établi de son plein gré le professeur d’écriture, commença peu à peu à tracer les caractères avec la même élégance que son maître.

Le soir, maître Wacht était occupé dans son cabinet ; quelquefois il allait à la brasserie, où il trouvait ses collègues, ainsi que les membres du conseil, et où il égayait à sa manière la société par ses saillies spirituelles. Pendant ce temps la vieille Barbara faisait bourdonner son rouet, Rettel achevait les comptes du ménage, ou réfléchissait sur l’assaisonnement de mets nouveaux, ou bien racontait avec de grands éclats de rire, à la vieille Barbara, ce que les commères lui avaient confié pendant la journée. Et notre jeune homme ?

— Il était assis à une table près de Nanni, qui écrivait ou dessinait sous sa direction. Mais écrire ou dessiner pendant toute une soirée est une chose fort ennuyeuse : il arrivait donc souvent que Jonathan tirât de sa poche un livre fort proprement relié, et d’une voix douce et mélodieuse, il faisait une lecture à la sentimentale Nanni.

Par le moyen du vieux Eicheimer, Jonathan avait obtenu les bonnes grâces du jeune docteur, qui nommait Wacht son vrai Verrina. Le comte de Koesel était un bel esprit, qui dévorait nuit et jour les ouvrages de Goethe et de Schiller qui commençaient à s’élever à l’horizon littéraire, comme des météores lumineux dont l’éclat effaçait tout. Il croyait avec raison découvrir une tendance pareille dans le jeune clerc de son avocat, et trouvait un plaisir particulier non-seulement à lui prêter ces ouvrages, mais aussi à les lire en commun avec lui. Mais ce qui acheva de concilier à Jonathan l’affection du comte, c’est qu’il trouvait excellens les vers que le comte fabriquait à la sueur de son front. Au reste, la culture de Jonathan gagna réellement par sa liaison avec le comte un peu trop exalté sans doute, mais qui ne manquait pas d’esprit.

Le lecteur sait maintenant quels étaient les livres que Jonathan tirait de sa poche, et lisait avec la belle Nanni ; et il peut juger par lui-même quelle vive impression cette espèce d’ouvrage devait faire sur une jeune fille organisée comme Nanni.

Comme les larmes de Nanni coulaient, lorsque l’aimable clerc commençait d’une voix triste et solennelle : — Étoile de la nuit, etc.

L’expérience a prouvé souvent que des jeunes gens, qui chantent ensemble de tendres duos, se mettent facilement à la place des personnages, et qu’ils regardent ces duos comme le texte et la mélodie de la vie : de même que le jeune homme qui lit un roman passionné à une jeune fille, devient aisément le héros du poème, tandis que la jeune fille prend peu à peu dans ses rêveries le rôle de son amante.

Chez des cœurs qui sympathisaient aussi vivement ensemble que Jonathan et Nanni, il n’eût pas même été besoin de pareilles émotions, pour en venir à s’aimer.

Ces deux enfans étaient un seul cœur et une seule âme. Le jeune homme et la jeune vierge étaient déjà unis par l’amour le plus pur, et Wacht ne se doutait nullement de cette liaison de sa fille : mais il devait bientôt en être instruit.


CHAPITRE V.


Par une application infatigable, et par un vrai talent, Jonathan avait fait en peu de temps de si rapides progrès, qu’on pouvait regarder ses études en droit comme achevées, et qu’on le jugea suffisamment instruit pour le faire passer avocat.

Un dimanche il voulut surprendre maître Wacht par la nouvelle de cet avancement, qui lui assurait une position dans le monde. Mais quel fut son effroi lorsque Wacht lui lança un regard irrité, tel qu’il n’en avait jamais vu jaillir de ses yeux.

— Quoi ! s’écria Wacht, d’une voix qui fit retentir l’appartement, misérable vaurien, la nature t’a refusé les forces du corps, mais elle t’a richement orné des dons les plus précieux de l’esprit, et tu veux en abuser comme un traître et un méchant, d’une manière infâme, et tourner ainsi le couteau contre ta propre mère ? Tu veux trafiquer du droit comme d’une vile marchandise, sur la place publique, et le peser à faux poids au pauvre paysan, au citoyen opprimé, qui s’est en vain lamenté devant le fauteuil d’un juge impassible, et prendre pour salaire le denier ensanglanté que le pauvre te présentera baigné de ses larmes ?

Tu veux remplir ton cerveau de fausses doctrines, œuvres mensongères des hommes, faire de la ruse un métier, et t’engraisser par la fraude ? Toute vertu a-t-elle donc abandonné ton cœur ?

Ton père — tu t’appelles Engelbrecht. Non, quand je t’entends nommer ainsi, je ne veux pas croire que c’est le nom de mon camarade Engelbrecht, qui était la vertu et la droiture même ; je veux me figurer que c’est satan, qui par un prestige infernal prononce ton nom de dessus son tombeau, et fascine les hommes au point de faire passer un vil apprenti de la chicane pour le fils du brave charpentier Godfréed Engelbrecht. — Sors d’ici ! — tu n’es plus mon fils adoptif ! — tu es un serpent que j’arrache de mon sein. — Je te chasse !

Nanni se jeta aux genoux de maître Wacht, en poussant des cris douloureux et déchirans.

— Mon père, s’écria-t-elle en proie au plus affreux désespoir, mon père, si vous le chassez vous me chasserez aussi, moi votre fille chérie ; il est à moi, c’est mon Jonathan, je ne puis vivre sans lui dans le monde !

La pauvre fille tomba évanouie, et sa tête frappa la muraille ; des gouttes de sang rougirent son front pur et blanc. Barbara et Rettel accoururent et la portèrent sur un sopha. Jonathan était resté stupéfait, comme frappé par la foudre, et incapable du plus léger mouvement.

Il serait difficile de décrire l’émotion qui se révélait sur la figure de Wacht. Au lieu d’un rouge enflammé, une pâleur mortelle couvrait ses traits : seulement dans ses yeux hagards luisait encore un feu sombre, la sueur froide de la mort paraissait inonder son front. Pendant quelque temps il regarda fixement et en silence devant lui ; enfin sa poitrine oppressée se soulagea, et il dit d’un ton de voix singulier : — C’était donc cela ! Puis il marcha à pas lents vers la porte, où il s’arrêta, et se retournant à moitié, il cria aux femmes :

— N’épargnez point l’eau de Cologne, et toutes ces simagrées auront bientôt cessé.

Peu de temps après, on vit le maître sortir précipitamment de la maison et s’acheminer vers les montagnes.

On peut se figurer dans quelle profonde affliction la famille fut plongée. Rettel et Barbara ne pouvaient concevoir ce qui s’était passé de si épouvantable, et leur inquiétude et leur effroi furent au comble lorsque le maître ne rentra pas pour le souper, ce qu’il n’avait encore jamais fait, et qu’il resta dehors jusque fort avant dans la nuit.

Alors on l’entendit venir, ouvrir la porte de la maison, la fermer avec bruit, monter à grands pas l’escalier, et s’enfermer dans sa chambre.


CHAPITRE VI.


La pauvre Nanni reprit bientôt l’usage de ses sens, et laissa couler ses larmes en silence, mais Jonathan fit éclater son désespoir en violentes explosions, et parla plusieurs fois de se brûler la cervelle. Fort heureusement les pistolets ne sont point une partie indispensable du mobilier d’un jeune avocat sentimental, ou, s’ils s’y trouvent, il y manque ordinairement la platine ou toute autre pièce.

Après que Jonathan eut couru au hasard dans quelques rues, comme un homme éperdu, ses pas le conduisirent comme par instinct vers son noble patron, auquel il peignit sa peine inouïe au milieu des éclats de la plus farouche douleur. Il n’est pas besoin d’ajouter que le jeune avocat amoureux était, à en croire son désespoir, le premier et le seul homme sur la terre à qui chose si monstrueuse fût arrivée ; aussi accusait-il le destin et toutes les puissances ennemies de ne s’être conjurés que contre lui.

Le juge l’écouta tranquillement, et avec un certain intérêt.

— Mon cher et jeune ami, lui dit-il en prenant l’avocat avec amitié par la main, et le conduisant vers un fauteuil ; mon cher et jeune ami, jusqu’à présent j’ai toujours regardé le maître charpentier Wacht comme un grand homme dans son genre, mais je vois aujourd’hui que c’est en même temps un grand fou. Les fous font comme les chevaux rétifs, on a de la peine à les faire tourner ; mais une fois qu’on y est parvenu, ils trottent gaîment dans le chemin battu. La scène fâcheuse d’aujourd’hui, malgré la colère insensée du vieillard, ne doit point vous faire renoncer à la main de Nanni.

Mais avant de nous entretenir plus au long de votre délicieuse et romanesque intrigue, prenons ici un petit déjeuner. Vous en avez été pour votre dîner chez le vieux Wacht, et moi, je ne dîne qu’à quatre heures au séehof[1].

Sur la petite table où le juge et l’avocat étaient assis, on servit un déjeuner fort appétissant. Du jambon de Baïonne, garni d’oignons du Portugal, une perdrix rouge, des truffes au vin rouge, un pâte de foie d’oies de Strasbourg, et du beurre aussi jaune et aussi luisant que le muguet. Avec cela perlait, dans une belle carafe de cristal, un généreux vin de Champagne de l’espèce non mousseuse. Le juge, qui n’avait point quitté sa serviette au moment où il reçut le jeune avocat, servit, après que le valet de chambre eut promptement apporté un deuxième couvert, les plus beaux morceaux à l’amant désespéré, et celui-ci ne se laissa pas faire faute. Quelqu’un a eu l’insolence de prétendre que l’estomac était au pair avec tout le reste de l’organisation physique et psychique de l’homme. C’est une assertion impie, abominable ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que l’estomac, en tyran despotique ou en mystificateur ironique, sait souvent faire triompher sa volonté.

C’est ce qui arriva dans cette occasion.

Car, machinalement et sans y penser, l’avocat eut avalé en quelques minutes une tranche énorme de jambon, exercé de terribles ravages dans la garniture portugaise, fait main-basse sur une perdrix, et dévoré plus de truffes et plus de pâté de foie d’oies qu’il ne sied à un avocat rempli de douleur. De plus, le juge et l’avocat trouvèrent le Champagne tellement à leur goût, que le valet de chambre fut obligé de remplir une seconde fois la carafe de cristal.

L’avocat sentit une chaleur bienfaisante pénétrer dans tout son intérieur, et son désespoir ne le saisissait plus qu’avec des élancemens extraordinaires, assez semblables aux secousses électriques, douloureuses et agréables en même temps. Il fut accessible aux consolations de son patron, qui, après avoir savouré lentement la dernière goutte de son vin, se crut en position de le faire, et commença ainsi :

— D’abord, mon cher et bon ami, vous ne devez pas être assez sot pour croire que vous êtes le seul homme sur la terre à qui un père refuse la main de sa belle. Au reste, ceci ne fait rien du tout à l’affaire, comme je vous l’ai déjà dit. La raison pour laquelle le vieux fou vous hait est si insensée qu’elle ne saurait durer, et que cela vous paraisse absurde ou non, je puis à peine supporter l’idée que tout cela finira tout prosaïquement, et que l’on ne dira autre chose de toute cette aventure, sinon que Pierre a demandé la main de Marguerite, et que Pierre et Marguerite sont devenus mari et femme.

La situation est d’ailleurs neuve et superbe, puisque la haine contre l’état que le cher fils adoptif a embrassé est l’unique levier que puisse mettre en mouvement l’élément tragique et choisi de l’action ; mais venons à l’essentiel. Vous êtes poète, mon ami, et ceci change tout ; votre amour, vos souffrances doivent vous apparaître comme un morceau poétique dans tout l’état de la sainte poésie. Vous entendez les accords que la muse descendue vers vous, fait jaillir de sa lyre, et dans un divin enthousiasme vous recueillerez ses paroles ailées qui peignent votre amour et vos souffrances. Comme poète vous êtes dans ce moment l’homme le plus heureux de la terre, puisque vous êtes blessé réellement dans le plus intime de votre être, et que le sang de votre cœur coule à flots ; vous n’avez donc pas besoin d’excitans artificiels pour vous mettre en verve, et faites-y bien attention, ces temps d’affliction vous feront produire de grandes et de magnifiques choses.

Je dois vous faire remarquer que dans ces premiers momens un sentiment singulier et très-désagréable se mêlera aux douleurs de votre amour, sentiment qui ne se laisse point encadrer dans la poésie, mais qui s’évanouira bientôt : et afin que vous me compreniez, je vous donnerai un exemple. Un malheureux amant a été roué de coups par un père courroucé, et mis à la porte. Si la maman offensée enferme la fillette dans sa chambre et met la maison sous les armes pour repousser l’assaut de l’amant désespéré, si même les poings les plus plébéiens ne respectent point le drap le plus fin (ici le juge se mit à soupirer légèrement), il faut que cette prose fermentée d’une misérable trivialité se soit d’abord évaporée, pour que la douleur poétique se dépose librement dans toute sa pureté. On vous a vertement tancé, mon cher et jeune ami, c’était la prose amère qu’il fallait vaincre ; vous l’avez vaincue, livrez-vous maintenant tout entier à la poésie.

Voici les sonnets de Pétrarque, les élégies d’Ovide, prenez, lisez, faites des vers, récitez-moi ceux que vous aurez faits ; et en attendant, ajouta-t-il en le poussant par les épaules, courez à la forêt, comme il convient à un amant.


CHAPITRE VII.


Il serait fort ennuyeux de peindre tout au long, ce que firent Nanni et Jonathan dans leur affliction ; cela se trouve dans tout mauvais roman, et il est parfois très-plaisant de voir les grimaces que fait un malheureux auteur pour paraître neuf.

Mais ce qui me paraît fort important c’est de suivre Wacht dans la marche de ses idées.

Il doit paraître très-digne de remarque qu’un homme d’une âme forte et puissante telle que celle de maître Wacht qui supportait avec un courage inébranlable et une inflexible fermeté ce qui lui arrivait de plus affreux, et ce qui eût anéanti des cœurs moins fermes, se trouvât entièrement hors de lui par un accident que tout autre père de famille eût regardé comme un événement ordinaire et facile à surmonter.

Wacht avait appris à connaître le cœur féminin d’un côté simple mais sublime ; sa propre femme l’avait mis à même de jeter un regard sur la nature véritable de son sexe, comme dans un lac aussi clair qu’une glace. Il connaissait le courage héroïque de la femme. La sienne, orpheline, avait perdu la succession d’une tante immensément riche, l’amour de tous ses parens ; elle avait résisté avec un courage inébranlable aux cruelles tentatives des prêtres, qui remplirent sa vie de tourmens et d’amertumes, lorsque après avoir été élevée dans la religion catholique, elle épousa Wacht qui était protestant, et que, par suite d’une ardente conviction, elle eut peu de temps après adopté elle-même cette croyance. Toutes ces pensées se présentaient à l’esprit de Wacht, et il versa des larmes brillantes lorsqu’il se rappela avec quelle émotion il avait conduit la vierge à l’autel. Nanni était en tout sa mère ; Wacht aimait cette enfant avec une ardeur à laquelle rien ne pouvait être comparé, et cela était plus que suffisant pour lui faire rejeter comme abominable toute mesure qui eût la moindre apparence de la violence. Si d’un autre côté il repassait toute la vie de Jonathan, il était forcé de s’avouer que toutes les vertus d’un jeune homme pieux, appliqué, modeste, ne pouvaient pas aisément se trouver réunies avec autant de bonheur qu’en celui-ci, dont la figure belle et expressive, avec des traits peut-être un peu trop délicats, presque féminins, dont le corps petit et faible, mais bien pris, annonçaient une âme tendre et spirituelle ; si de plus il songeait que les deux enfans avaient toujours été ensemble, qu’il existât une sympathie manifeste entre leurs caractères, il ne pouvait concevoir, comment il n’avait pas pu prévoir ce qui était arrivé, pour prendre à temps les mesures nécessaires ; — mais il était trop tard.

Il marchait au milieu des montagnes poussé par une agitation violente, et telle qu’il n’en avait jamais éprouvée ; il ne pouvait parvenir à maîtriser son trouble et encore moins à prendre une résolution. Déjà le soleil commençait à baisser, lorsqu’il arriva au village de Buch : il entra à l’hôtellerie, et se fit servir quelques mets avec une bouteille d’excellente bière de roche.

— Eh, bon soir ! Quelle singulière apparition, maître Wacht au joli village de Buch, par une si belle soirée de dimanche ? En vérité, j’en croyais à peine mes yeux. Probablement la chère famille est à la campagne ?

C’est ainsi que maître Wacht fut apostrophé par une voix glapissante et piaillarde. Ce n’était nul autre que M. Picard Leberfinck, vernisseur et doreur de sa profession, qui interrompait ainsi maître Wacht dans ses méditations.

L’extérieur bizarre de Leberfinck frappait au premier aspect ; il était petit, trapu, son corps était un peu trop long, et ses petites jambes arquées ; une assez jolie figure, bonne et ronde, avec de petites joues vermeilles, et des yeux gris, mais assez vifs et pétillans. Les jours ordinaires, il était, selon l’ancienne mode française, frisé et poudré ; mais le dimanche, son accoutrement était remarquable sous tous les rapports. Il portait un habit de soie rayé de lilas et de jaune, avec d’énormes boutons en filigranes d’argent, une veste brodée en diverses couleurs, des culottes de satin vert cerise, des bas de soie à raies blanches et bleues très-minces, des souliers noirs vernissés et luisans, sur lesquels brillaient de grandes boucles de stras. Si l’on joint à cet extérieur la démarche élégante d’un maître à danser, la souplesse du chat, une merveilleuse prestesse de jambes qui le faisait sauter par-dessus un ruisseau, en battant un entrechat, on conviendra que le petit vernisseur était une créature à part. Le lecteur le connaîtra bientôt mieux.

Maître Wacht ne fut pas absolument fâché d’être interrompu dans ses douloureuses réflexions.

Le vernisseur et doreur, Picard Leberfinck, était un grand fat, mais en même temps l’ami le plus fidèle et le plus probe du monde, ayant les sentimens les plus généreux, libéral envers les pauvres, et officieux envers ses amis ; il ne faisait son métier qu’en amateur, car il avait de l’aisance.

Il était riche même, son père lui avait laissé une belle terre avec une superbe cave dans les rochers, qui n’était séparée des possessions de Wacht que par un grand jardin.

Maître Wacht ainiait assez cet original, à cause de sa probité, et parce qu’il était membre de la petite comnumauté protestante à laquelle on permettait l’exercice de son culte. Leberfinck accepta avec un empressement remarquable la proposition de Wacht, de s’asseoir à côté de lui, et de boire une autre bouteille de bière. Leberfinck lui dit que, depuis long-temps, il avait voulu aller voir maître Wacht dans sa maison, qu’il avait à lui parler de deux choses, dont l’une lui pesait fortement sur le cœur. Wacht lui répliqua que Leberfinck le connaissait suffisamment pour savoir qu’on pourrait lui parler franchement de quoi que ce fût. Leberfinck confia donc à maître Wacht que le négociant en vins avait offert de lui vendre son beau jardin avec le pavillon qui séparait les possessions de Wacht et de Leberfinck ; qu’il croyait se rappeler que Wacht avait manifesté un jour combien la possession du jardin lui serait agréable ; que s’il se présentait dans ce moment l’occasion de satisfaire ce désir, lui, Leberfinck, s’offrait à terminer l’affaire.

En effet, depuis long-temps Wacht avait souhaité d’étendre ses domaines en y joignant un beau jardin, surtout parce que les beaux bosquets et les arbres odorans qui s’élevaient dans ce jardin avec tout l’éclat d’une végétation vigoureuse, avaient constamment été admiré par Nanni. Dans ce moment il lui sembla de plus que c’était par une faveur spéciale du sort, que précisément dans un temps où Nanni était si profondément affligée, il s’offrait une occasion de la surprendre agréablement.

Le maître régla sur-le-champ les points les plus essentiels avec l’officieux vernisseur, qui lui promit que dès le dimanche suivant il pourrait se promener dans le jardin comme dans sa propriété.

— Maintenant, s’écria maître Wacht, maintenant, ami Leberfinck, déchargez votre cœur du poids qui l’oppresse.

Leberfinck se prit à soupirer de la manière la plus lamentable, à faire les grimaces les plus singulières, à baragouiner des phrases incohérentes et dont il était assez malaisé de deviner le sens ; toutefois maître Wacht comprit sa pensée, et lui secoua la main en disant : — Cela pourra se faire !

Tout cet épisode avec Leberfinck avait fait du bien à maître Wacht. Il crut même être parvenu à prendre une résolution par laquelle il voulait combattre et même vaincre le plus grand, le plus terrible malheur, qui l’eût encore frappé ; ce qu’il fit peut seul nous apprendre l’arrêt qu’il porta. Qu’il me soit permis de faire ici une courte remarque, qui ne pourrait peut-être pas trouver sa place plus tard.

La vieille Barbara s’était glissée auprès de maître Wacht, et avait accusé le couple amoureux de lire ensemble des livres mondains. Le maître se fit remettre quelques-uns des livres de Nanni, c’était un ouvrage de Goethe : malheureusement, on ignore lequel. Après l’avoir feuilleté, il le remit à la vieille, pour le replacer à l’endroit ou elle l’avait pris furtivement. Jamais il ne lui échappa une seule parole au sujet des lectures de Nanni : une seule fois, l’occasion s’étant présentée, il dit à table : — Un esprit extraordinaire s’élève au milieu de nous autres Allemands ; que Dieu le fasse prospérer ! Mes années sont passées, ce n’est plus de mon âge, ni de mon état ; mais toi, Jonathan, je t’envie beaucoup de choses qu’apprécieront les temps futurs !

Jonathan comprit les paroles mystérieuses de Wacht d’autant plus clairement que, peu de jours auparavant, il avait découvert par hasard sur le bureau de Wacht, Goetz de Berlichingen caché à moitié parmi différens papiers. La grande âme de Wacht avait reconnu toute l’étendue de ce genre extraordinaire.

Le jour suivant, la pauvre Nanni laissait tomber sa petite tête comme une colombe malade. — Qu’a ma chère enfant, dit maître Wacht de son ton affectueux, qui lui était propre, et par lequel il savait entraîner tous les cœurs. — Qu’a ma chère enfant, est-elle malade ? Je ne veux pas le croire ! Tu ne viens pas assez souvent au grand air ; depuis long-temps je désire que tu m’apportes mon goûter à l’atelier. Viens aujourd’hui : nous avons à espérer une belle soirée. N’est-ce pas, Nanni, ma chère, tu le feras. Tu m’apprêteras toi-même les tartines de beurre, je les trouverai meilleures. Puis maître Waclit prit sa chère enfant dans ses bras, écarta de la main les boucles brunes de son front, l’embrassa, la serra sur son cœur, la caressa, enfin il exerça tout le pouvoir des manières affectueuses qu’il avait à sa disposition, et dont il connaissait très-bien le charme irrésistible.

Un torrent de larmes s’échappa des yeux de Nanni, et ce ne fut qu’avec peine qu’elle balbutia ces paroles : — Mon père, mon père ! — Allons, allons, dit Wacht, (il était facile de remarquer quelque altération dans le ton de sa voix), tout peut encore s’arranger.

Huit jours s’étaient écoulés. On pense bien que pendant ce temps Jonathan ne s’était pas montré, et que le maître n’avait pas dit un mot sur son compte. Le dimanche, la soupe fumait déjà et toute la famille étant prête à se mettre à table, maître Wacht demanda d’un air serein — où reste donc notre Jonathan ? Rettel dit tout bas pour ménager la pauvre Nanni. — Mon père, ne savez-vous donc pas ce qui est arrivé ? Jonathan ne doit-il pas craindre de paraître à vos yeux ?

— Voyez le sot, dit Wacht d’un ton rieur, que Christian coure tout de suite le chercher. On peut bien penser que le jeune avocat ne manqua pas de se présenter aussitôt, mais dans les premiers momens de son arrivée, un nuage orageux semblait planer sur tous ; néanmoins les manières aisées, l’air content de Nanni, ainsi que l’originalité de Leberfinck parvinrent à ramener une certaine gaîté qui entretint la société en bonne humeur.

— Prenons un peu l’air, dit maître Wacht après le dîner, allons à mon atelier.

M. Picard Leberfinck s’attacha à dessein à la petite Rettel qui était de la meilleure humeur du monde ; le galant vernisseur s’épuisa en éloges, et avoua que de sa vie il n’avait fait une chère plus délicate, pas même chez messieurs les Bénédictins de Bauz. Maître Wacht, un gros paquet de clefs à la main, marchait en avant, et traversait à grands pas la cour de l’atelier. Le jeune avocat se trouva tout naturellement dans le voisinage de Nanni. Des soupirs furtifs, des plaintes d’amour exhalées à voix basse, ce fut tout ce que les amans osèrent.

Maître Wacht s’arrêta devant une porte nouvellement construite, que l’on avait pratiquée dans le mur qui séparait l’atelier de Wacht du jardin du négociant.

Il ouvrit la porte et entra, en priant la famille de le suivre. Tous, excepté M. Picard Leberfiuck qui ne cessait de ricaner, ne savaient trop que penser de cette invitation. Au milieu du jardin était un pavillon très-spacieux ; maître Wacht l’ouvrit aussi, y entra, s’arrêta au milieu du salon d’où l’on découvrait de chaque fenêtre un autre site romantique.

— Je me trouve ici dans ma propriété, dit maître Wacht, d’un ton qui annonçait la joie dont son cœur était pénétré ; ce beau jardin est à moi, j’ai voulu qu’il fût à moi, non pas pour accroître mon domaine, non pas pour augmenter la richesse de mes possessions, non ; mais parce que je sais qu’une certaine petite personne souhaitait ardemment ces arbres, ces bocages, ces parterres parfumés.

Nanni se jeta dans les bras du vieillard, en s’écriant : — Ô mon père, mon père, tu déchires mon cœur par ta douceur, par ta bonté, aie pitié de moi.

— Silence, silence, dit Wacht en interrompant la malheureuse enfant, tout peut encore s’arranger d’une manière miraculeuse ; dans ce petit paradis on peut vrouver beaucoup de consolation.

— Oh oui, oh oui, s’écria Nanni comme inspirée, ô vous, arbres, bocages, fleurs et vous montagnes lointaines, belles et fugitives nuées du soir, toute mon âme respire en vous ; je me retrouve moi-même, lorsque votre aimable vue me console.

Nanni s’élança dans le jardin en bondissant comme une jeune biche, et le jeune avocat, qu’aucune puissance humaine n’eût retenu en ce moment, la suivit en toute hâte. M. Picard Leberfinck demanda la permission de faire un tour dans la nouvelle propriété de Wacht avec la petite Rettel. Pendant ce temps, le maître fit apporter de la bière et du tabac de Hollande sous les arbres, près du penchant de la montagne, d’où ses regards plongeaient dans la vallée, et d’un air gai et satisfait, il soufflait dans les airs des bouffées de nuages bleuâtres. Le lecteur s’étonnera sans doute de la disposition d’âme où était maître Wacht, et il ne sait sans doute s’expliquer comment il n’était point parvenu à prendre une résolution ; mais il avait acquis la conviction intime que la puissance éternelle ne pourrait jamais lui faire éprouver l’effroyable malheur de voir sa chère enfant unie à un avocat, espèce d’homme qui lui semblait tenir du diable.

— Il arrivera, se disait-il, il arrivera nécessairement quelque événement qui rompra cette funeste liaison, ou qui arrachera Jonathan à l’enfer ; et ce serait témérité, et une tentative criminelle et pernicieuse que d’essayer d’arrêter d’une main impuissante la roue du destin.

On aurait peine à croire quelles misérables, quelles sottes raisons l’homme se forge quelquefois pour se persuader qu’il est possible de détourner un malheur qui le menace. C’est ainsi qu’il y avait des momens où Wacht comptait que l’arrivée du brutal Sébastien, qu’il se figurait comme un jeune homme vigoureux, dans toute la fleur de la jeunesse, au moment d’atteindre à l’âge viril, produirait un changement dans l’état actuel des choses. Il lui vint à l’esprit une idée très-répandue, quoique souvent fausse, qu’une virilité fortement prononcée imposait trop à une femme pour ne point finir par la vaincre. Lorsque le soleil commença à baisser, M. Picard Leberfinck invita toute la famille à prendre une petite collation dans son jardin, qui était contigu à celui de Wacht.

Le jardin du noble vernisseur et doreur formait le plus étrange et le plus risible contraste avec la nouvelle propriété de Wacht. Il était si petit qu’on ne pouvait guère en priser que la hauteur ; on l’avait aligné à la manière hollandaise, et les arbres et les haies étaient soigneusement tenues sous le joug pédantesque des ciseaux. Les troncs bleu de ciel, roses et jaunes des arbres fruitiers très-élancés qui se trouvaient au milieu des parterres, faisaient un merveilleux effet. Leberfinck les avait vernissés, et avait ainsi embelli la nature, mais il y eut encore bien d’autres surprises. Leberfinck pria ces demoiselles de se composer un bouquet, mais à mesure qu’elles cueillaient les fleurs, elles remarquèrent, à leur grand étonnement, que les tiges et les feuilles étaient dorées. Ce qui était de plus très-remarquable, c’est que toutes les feuilles qui tombèrent entre les mains de Rettel avaient la forme d’un cœur.

La collation dont Leberfinck régala ses hôtes consistait en gâteaux exquis, en sucreries fines, avec du vieux vin du Rhin et du Muscat délicieux. Rettel était tout extasiée des pâtisseries, et prétendait qu’il était impossible que les sucreries, en partie magnifiquement dorées et argentées, eussent été fabriquées à Bamberg. M. Picard Leberfinck lui confia alors en souriant d’un air satisfait qu’il s’entendait lui-même un peu en pâtisserie et en confitures, et qu’il était l’heureux auteur de toutes ces douceurs. Peu s’en fallut que Rettel, saisie d’étonnement et de respect, ne tombât à ses pieds ; et cependant la plus grande surprise lui était encore réservée.

Dans l’obscurité du soir, M. Picard Leberfinck sut fort adroitement attirer Rettel au petit berceau. À peine fut-il seul avec elle, que, sans égard pour ses culottes de satin, qu’il avait mises ce jour-là, il tomba lourdement sur ses genoux au milieu de l’herbe humide, et avec de bizarres et inintelligibles lamentations, assez semblables aux élégies nocturnes du chat Hinz, il lui présenta un énorme bouquet, au milieu duquel éclatait tout épanouie la plus belle rose que l’on pût voir.

Rettel fit ce que chacun fait quand il reçoit un bouquet, elle le porta à son nez ; mais dans le même moment, elle ressentit une piqûre assez vive. Effrayée, elle voulut le jeter loin d’elle. Quel aimable prodige s’était opéré pendant ce temps ! Un gentil amour, bien vernissé, s’était élancé du calice de la rose, et de ses deux mains offrait un joli cœur enflammé ; à sa bouche était suspendue une petite bande de papier, sur laquelle se trouvaient ces mots en français : « Voilà le cœur de monsieur Picard Leberfinck que je vous offre. »

— Ô doux Jésus, s’écria Rettel tout effrayée, ô doux Jésus ! que faites-vous, mon cher monsieur Leberfinck, ne vous mettez donc pas à genoux devant moi comme devant une princesse. Vos belles culottes de satin seront tachées dans l’herbe humide, et vous, vous aurez un rhume de cerveau, contre lequel une infusion de sureau avec du sucre candi blanc est un bon remède.

— Non, dit l’impétueux amant, non, ô Marguerite ! Picard Leberfinck, qui vous adore, ne se lèvera pas de dessus cette verdure humide avant que vous ne lui ayez promis d’être à lui.

— Vous voulez m’épouser, lui dit Rettel, eh bien, levez-vous hardiment. Parlez à mon père, mon cher petit M. Leberfinck, et surtout prenez ce soir quelques tasses d’infusion de sureau.

Mais pourquoi fatiguer plus longtemps le lecteur des propos de ces deux êtres si bien faits l’un pour l’autre. Ils furent fiancés ; et le père Wacht en éprouva en lui-même une joie pleine de malice.

Les fiançailles de Rettel causèrent quelque mouvement dans la maison ; le couple amoureux, lui-même moins observé, y gagna plus de liberté ; mais il se préparait un événement extraordinaire, qui devait troubler la douce tranquillité dans laquelle ils vivaient.

Tout-à-coup le jeune avocat parut singulièrement distrait, et préoccupé d’une affaire qui s’était entièrement emparée de son esprit. Il commença même à visiter plus rarement la maison de Wacht, et surtout à ne plus venir le soir, où il ne manquait jamais auparavant.

— Qu’est-il donc arrivé à notre Jonathan ? Il est tout distrait, est il devenu tout autre qu’il n’était.

C’est ainsi que parla maître Wacht, quoiqu’il connût fort bien la raison, ou plutôt l’événement, qui avait une influence si visible sur le jeune avocat.


CHAPITRE VIII.


Il y avait quelques mois qu’une jeune dame inconnue était arrivée à Bamberg. Elle logeait à l’Agneau Blanc ; son domestique (blanchi par l’âge) et une vieille femme de chambre composaient toute sa suite.

Les opinions étant partagées à cet égard. Les uns prétendaient que c’était une noble comtesse de Hongrie, immensément riche, que des dissensions domestiques forçaient à se retirer pour le moment à Bamberg ; d’autres au contraire en faisaient tout simplement une Didone abandonnata ; selon d’autres, enfin, c’était une cantatrice sans emploi, qui probablement n’avait pas de lettres de recommandation pour le prince évêque. La plupart des Bambergeois s’accordaient pour regarder l’étrangère, qui, au dire de ceux qui l’avaient vue, était d’ailleurs d’une beauté remarquable, comme une personne fort équivoque. Or, on avait remarqué que le vieux serviteur de l’étrangère s’était glissé sur les traces de l’avocat, jusqu’à ce qu’il l’eut enfin arrêté un jour près de la fontaine du marché, ornée d’une statue de Neptune, que les bons Bambergeois appellent communément l’homme à la fourche. Il eut une conversation fort longue avec lui. Des gens curieux qui ne peuvent rencontrer personne sans demander avec vivacité : « Où a-t-il été, où va-t-il, que fait-il ? » étaient parvenus à découvrir, que très-souvent, le jeune avocat se glissait pendant la nuit chez la belle inconnue, et qu’il passait plusieurs heures avec elle : ce fut bientôt un bruit général dans la ville, que le jeune avocat s’était laissé prendre dans les filets de la jeune aventurière.

Il dut répugner au caractère de Wacht de se servir de cet égarement apparent du jeune avocat comme d’une arme contre la pauvre Nanni. Il abandonna à dame Barbe et à toute sa séquelle de commères le soin de l’instruire des moindres détails avec des circonstances exagérées. Mais ce qui acheva de confirmer les soupçons c’est qu’un jour le jeune avocat partit à l’improviste avec la dame, sans que personne sût où ils étaient allés.

— Voilà où mène la légèreté, c’en est fait de la clientèle du jeune avocat, dirent les gens sensés. Mais ce n’était point le cas ; car, au grand étonnement de tout le monde, le vieux Eicheimer soigna les affaires de son fils adoptif avec la dernière exactitude, et parut approuver ses relations mystérieuses avec la dame étrangère.

Maître Wacht garda le silence sur toute cette affaire, et quand parfois Nanni, ne pouvant plus cacher sa douleur, s’écriait d’une voix plaintive et étouffée par ses larmes : — Pourquoi Jonathan nous a-t-il abandonnés ? Maître Wacht disait d’un ton de dédain : — Les avocats n’en font pas d’autres : qui sait quelle intrigue lucrative et avantageuse pour lui il a trouvée avec l’étrangère ?

Mais alors M. Picard Leberfinck avait coutume de prendre le parti de Jonathan, et d’assurer que pour lui il était persuadé que l’étrangère était tout au moins une princesse, qui, dans une affaire très-délicate, avait eu recours au jeune avocat, déjà renommé en tous lieux. En même temps il débitait un si grand nombre d’histoires sur les avocats, qui par une singulière sagacité, par une pénétration et une habileté extraordinaires, avaient débrouillé les cartes les plus compliquées, mis au grand jour les choses les plus secrètes, que maître Wacht le priait au nom du ciel de se taire, tandis que Nanni se délectait en son âme de tout ce Leberfinck avançait, et conservait de nouvelles espérances.

À la douleur de Nanni se mêlait quelque peu de dépit, dans les instans où il ne lui paraissait pas tout-à-fait impossible que Jonathan pût lui devenir infidèle, car il n’avait pas cherché à se disculper et il avait gardé un silence obstiné sur son aventure.

Quelques mois s’étaient écoulés lorsque le jeune avocat revint à Bamberg, et les regards que lui lança Nanni durent faire présumer, à maître Wacht, que Jonathan s’était pleinement justifié. C’est ici le lieu de faire connaître ce qui s’était passé entre la dame étrangère et le jeune avocat.


CHAPITRE IX.


Le comte hongrois Z., en possession de plus d’un million, avait épousé par pure inclination une pauvre demoiselle, qui s’attira ainsi la haine de la famille du comte, car outre sa naissance obscure, elle ne possédait d’autres trésors que sa vertu, et qu’une beauté, une grâce célestes.

Le comte avait promis à sa femme que par son testament il l’instituerait héritière de toute sa fortune.

Un jour que des affaires diplomatiques l’avaient appelé de Paris à Pétersbourg, et qu’il venait de retourner à Vienne où elle résidait, il lui raconta que, dans une petite ville, dont le nom lui avait échappé, il avait été attaqué d’une maladie grave, et qu’il avait profité des premiers momens de sa convalescence pour faire un testament en sa faveur et le remettre aux tribunaux ; mais à quelques lieues plus loin il avait été saisi d’une nouvelle et plus forte attaque de cette maladie maligne, et le nom du lieu, du tribunal et de celui chez lequel il avait resté, s’était entièrement effacé de sa mémoire. Il avait aussi perdu le certificat qui lui avait été remis de la part des tribunaux sur la déposition du testament. Comme il arrive quelquefois, le comte différa de jour en jour de faire un nouveau testament, jusqu’à ce que la mort le surprit. Ses parens ne manquèrent pas de réclamer toute la succession, de sorte que la pauvre comtesse ne conserva de tout cet immense héritage que quelques cadeaux précieux que le comte lui avait faits et que les parens ne pouvaient lui enlever. Plusieurs notices sur cette affaire se trouvaient parmi les papiers du comte ; mais ces notices qui indiquaient qu’il existait un testament, ne pouvant suppléer au testament même, ne furent d’aucune utilité pour la comtesse.

La comtesse avait consulté plusieurs jurisconsultes sur cette malheureuse affaire, jusqu’à ce qu’elle vînt enfin à Bamberg, où elle eut recours au vieux Eicheimer ; celui-ci l’adressa au jeune Engelbrecht, qui moins occupé, doué d’une singulière perspicacité et plein de zèle, pourrait peut-être découvrir les traces du malheureux testament, ou établir quelque autre preuve ingénieuse pour en démontrer l’existence réelle.

Le jeune avocat commença par requérir, de la part de l’autorité compétente, une nouvelle et exacte recherche parmi les papiers du comte laissés au château. Il s’y rendit lui-même avec la comtesse, et sous les yeux des magistrats se trouva dans une armoire de noyer, à laquelle on n’avait pas fait attention jusqu’alors, un vieux portefeuille, qui à la vérité ne contenait pas le reçu des tribunaux, mais un papier, qui devait être de la plus grande importance pour le jeune avocat.

Ce papier renfermait l’exacte description jusqu’au moindre détail des circonstances dans lesquelles le Comte avait testé en faveur de son épouse, et du lieu où il avait remis le testament aux tribunaux. Son voyage diplomatique de Paris à Pétersbourg avait amené le comte à Kœnigsberg en Prusse, où il avait trouvé par hasard quelques gentilshommes de la Prusse orientale, qu’il avait autrefois rencontrés en Italie, Malgré la hâte avec laquelle le comte voyageait, il s’était laissé entraîner à faire une petite excursion dans la Prusse orientale, parce que cette contrée abonde en gibier, et que le comte était un chasseur passionné. Il indiquait les villes de Wehlau, Allenbourg, Friedland, où il avait été. Il s’était proposé de partir immédiatement pour la frontière de la Russie, sans retourner à Kœnigsberg.

Mais dans un bourg, dont le comte dépeignait l’extérieur comme très-misérable, il fut attaqué subitement de la maladie nerveuse, qui pendant plusieurs jours le priva de l’usage de tous ses sens. Heureusement il se trouva dans cette ville un jeune et habile médecin, qui opposa au mal une résistance si vigoureuse, que non-seulement le comte revint à lui, mais qu’il fut en état de continuer son voyage. Cependant c’était une pénible pensée pour lui, que l’idée qu’une seconde attaque pourrait le tuer en route et plonger son épouse dans la plus profonde misère. À son grand étonnement il apprit du médecin que le bourg, malgré son peu d’étendue et son aspect misérable, était néanmoins le siège d’une cour de justice, et qu’il pouvait y déposer son testament, avec toutes les formalités, dès qu’il serait parvenu à prouver l’identité de sa personne, mais c’était là le point difficile, car, qui connaissait le comte dans le pays ? Le hasard voulut qu’au moment le comte descendit de voiture dans la petite ville, il se trouva sous la porte de l’auberge un vieil invalide d’environ quatre-vingts ans, qui demeurait dans un village voisin, gagnait sa vie à tresser des paniers, et qui ne venait que rarement à la ville. Dans sa jeunesse, il avait servi dans l’armée autrichienne, et avait été pendant quinze ans palefrenier chez le père du comte. Au premier aspect, il se rappela le fils de son maître, et lui et sa femme devinrent les témoins de l’identité du comte. Le jeune avocat s’occupa aussitôt de découvrir les traces de l’endroit où le comte était tombé malade.

Il se rendit avec la comtesse dans la Prusse orientale, pour y découvrir, s’il était possible, en examinant les registres des postes, la route que le comte avait suivie. Après beaucoup de peines inutiles il apprit seulement que le comte avait pris des chevaux de poste à Eylau pour aller à Allenbourg. Au-delà d’Allenbourg on perdit ses traces, cependant il était hors de doute que le comte avait pris par la Lithuanie prussienne pour se rendre en Russie, et la chose était d’autant plus certaine qu’à Tilsitt on avait enregistré l’arrivée et le départ du comte. À partir de Tilsitt on perdit de nouveau ses traces ; toutefois il sembla au jeune avocat que c’était sur la petite pente d’Allenbourg à Tilsitt qu’il fallait chercher la solution de l’énigme.

Tout chagrin et plein de soucis, il arriva par une soirée pluvieuse avec la comtesse dans la petite ville d’Insterbourg. Là il fut saisi d’un singulier pressentiment en entrant dans les misérables chambres de l’auberge ; il lui sembla qu’elles lui étaient aussi connues que s’il était déjà venu en ce lieu ou qu’on le lui eût dépeint dans le plus grand détail. La comtesse se retira dans sa chambre à coucher, et le jeune avocat ne put dormir tant l’inquiétude l’agitait. Lorsque le soleil du matin éclaira sa chambre, ses regards tombèrent sur une tapisserie placée dans un coin de la chambre, il s’aperçut que la couleur bleue, dont la chambre était badigeonnée, s’était détachée sur une grande étendue où l’on avait barbouillé toutes sortes de figures hideuses, en guise d’arabesques dans le goût des tatouages de la Nouvelle-Zélande.

Le jeune avocat, transporté de joie et comme hors de lui, s’élança du lit ; il se trouvait dans la chambre où le comte Z** avait fait le testament fatal. La description s’accordait trop bien avec les lieux ; il n’y avait plus à en douter.

À quoi bon fatiguer le lecteur d’une foule de petites circonstances qui toutes se confirmèrent successivement ; il suffira de dire qu’Insterbourg était, comme il l’est encore aujourd’hui, le siège d’un tribunal supérieur prussien appelé alors tribunal de la cour. Le jeune avocat se rendit aussitôt avec la comtesse chez le président ; moyennant les papiers, expédiés dans les formes les plus authentiques, qu’il avait apportés avec lui, la légitimation de la comtesse fut complètement établie, et la publication du testament admise comme imprescriptible ; la comtesse, qui était partie de son pays dans la misère et l’affliction, y retourna en possession de tous les droits qu’un destin ennemi avait voulu lui enlever.


CHAPITRE X.


L’avocat parut aux yeux de Nanni comme un héros qui avait défendu victorieusement l’innocence en butte à la méchanceté des hommes.

Leberfinck se répandit également en éloges exagérés, admirant la pénétration et l’activité du jeune avocat. Maître Wacht lui-même loua avec quelque chaleur l’habileté de Jonathan, quoiqu’il n’eût fait qu’accomplir son devoir, et que lui, maître Wacht, pensât que des voies plus courtes auraient pu conduire au même résultat.

— Je regarde cet événement, dit Jonathan, comme l’étoile du bonheur qui s’est levée sur ma vie. L’affaire a fait du bruit. Tous les grands de la Hongrie étaient en mouvement. Mon nom est connu, et ce qui n’est pas le plus fâcheux de l’affaire, c’est que la comtesse a été assez généreuse pour me faire un cadeau de dix mille écus de Brabant.

Pendant tout le récit du jeune avocat, un jeu fort extraordinaire s’était prononcé dans la figure de Wacht, qui exprima le plus profond dépit.

Enfin il éclata : — Quoi ! dit-il les yeux enflammés et d’ne voix terrible, ne l’ai-je pas dit. Tu as vendu le bon droit et la justice ; la comtesse pour se faire restituer son héritage, par des parens trompeurs, a été obligée de sacrifier à Mammon ; quelle honte !

Les raisonnemens les plus sensés de l’avocat et des autres personnes qui étaient présentes furent inutiles, quoique pendant une seconde il parût céder à la remarque qu’on lui fit, que probablement jamais personne n’avait offert un cadeau de meilleur gré que la comtesse au moment de la décision de son procès, et que si le gain et les honoraires n’avaient pas été plus considérables ce n’avait été que par la faute du jeune avocat lui-même, comme Leberfinck prétendait très-bien le savoir. Maître Wacht s’en tint à ce qu’il avait dit, et en même temps il revint à son ancien et opiniâtre dicton : Dès qu’il est question de droit, il ne peut être question d’argent.

— Il est vrai, continua Wacht quelque temps après avec plus de calme, il est vrai que cette affaire présente plusieurs circonstances qui peuvent bien t’excuser, et qui ont pu t’inspirer un vil désir de gain, mais fais-moi le plaisir de garder le silence sur la comtesse, sur le testament et les dix mille écus ; sans cela il pourrait quelquefois me venir à l’idée que tu es indigne de la place que tu occupes là-bas à ma table.

— Vous êtes bien dur, bien injuste envers moi, mon père, dit le jeune avocat d’une voix tremblante de douleur. Nanni pleurait en silence, et Leberfinck, en homme adroit et social, se hâta de faire tomber la conversation sur les nouvelles dorures faites à Saint Gangolph.


CHAPITRE XI.


On se figure aisément la contrainte dans laquelle vécut désormais la famille Wacht. Qu’étaient devenues la liberté de la conversation, et la gaîté qui y régnaient autrefois ? Un chagrin mortel rongeait lentement le cœur de Wacht, et on lisait sa douleur sur son visage.

On n’avait pas reçu la moindre nouvelle de Sébastien Engelbrecht, et ainsi paraissait s’éteindre la dernière lueur d’espoir de maître Wacht.

Le chef d’atelier de Wacht, nommé André, était un homme fidèle, probe et simple, qui avait pour lui un attachement sans pareil.

— Maître, lui dit-il un matin, tandis qu’ils prenaient ensemble la mesure de quelque solives ; maître, je ne puis le supporter plus long-temps, cela me fend le cœur de vous voir ainsi souffrir ! mademoiselle Nanni ! le pauvre monsieur Jonathan !

Maître Wacht jeta rapidement le paquet de cordes, s’avança vers André et le saisissant à la gorge : — S’il était en ton pouvoir, s’écria-t-il, d’arracher de ce cœur la conviction de ce qui est vrai et juste, telle que la puissance éternelle l’y a gravée en traits de flammes, alors peut-être pourrais-tu me faire changer d’avis.

André qui n’était pas homme à s’engager dans de pareilles discussions avec maître Wacht, se gratta l’oreille, et dit en souriant avec quelque embarras que probablement la visite que certain grand seigneur allait faire à l’atelier, ne serait pas non plus d’un grand effet. Maître Wacht s’aperçut à l’instant qu’on s’était concerté pour un assaut contre lui, qui très-vraisemblablement serait dirigé par le comte de Koesel.

Au coup sonnant de neuf heures, Nanni, que suivait la vieille Barbara avec le déjeuner, vint à l’atelier. Wacht ne vit pas Nanni avec plaisir ; elle ne venait pas ordinairement, et sa présence trahissait suffisamment le projet qu’on avait arrêté.

En effet, bientôt parut M. le juge, peigné et léché comme une poupée. Immédiatement après lui venait le doreur et vernisseur Picard Leberfinck, habillé de toutes sortes de couleurs tranchantes, et assez semblable à un scarabée de mai. Wacht fit semblant d’être charmé de cette visite, à laquelle il se hâta de donner pour motif, que sans doute M. le juge désirait voir ses nouveaux modèles.

En effet maître Wacht se sentait la plus grande aversion pour les longs sermons, que sans doute il allait lui faire et en pure perte, dans l’intention d’ébranler sa résolution relativement à Nanni et a Jonathan.

Le hasard le sauva. Au moment où le juge, l’avocat et Leberfinck se trouvaient l’un auprès de l’autre et que déjà le premier commençait à débiter des phrases élégantes sur les plus douces relations de la vie, il arriva que le gros Hans cria : — Poussez la poutre par là, et que de son côté le grand Peters poussa avec tant de vigueur, que le juge reçut un coup violent à l’épaule et tomba sur Picard ; celui-ci alla rebondir contre le jeune avocat, et en un clin-d’œil tous les trois disparurent dans un tas immense de copeaux et de sciures de bois qui se trouvait derrière eux.

Les malheureux y furent tellement enfouis qu’on ne vit plus que quatre pieds noirs et deux jambes couleur de chamois, couleur des bas de cérémonie de M. Picard Leberfinck. Les compagnons et les apprentis ne purent s’empêcher de s’abandonner à de grands éclats de rire, quoique maître Wacht leur commandât de se taire et de garder leur sérieux.

M. le juge était le plus horriblement défiguré ; les copeaux s’étaient insinués dans tous les plis de son habit et même dans les boucles de son élégante coiffure : il s’enfuit tout honteux, comme emporté par les vents, et l’avocat le suivit à la piste. Il n’y eut que Picard Leberfinck qui resta gai et de belle humeur, quoiqu’il fût hors de doute, qu’il ne pourrait plus mettre ses bas couleur de chamois ; car les copeaux funestes en avaient totalement déchiré les coins magnifiques. C’est ainsi qu’un incident risible déjoua l’assaut que l’on allait tenter contre Wacht.

Le maître ne se doutait guère de l’événement affreux qui devait le frapper le même jour.

Il venait de terminer son dîner et descendait l’escalier pour retourner à l’atelier. Dans ce moment, il entendit devant la maison une voix brutale qui disait : — Holà ! n’est-ce pas ici que demeure ce vieux scélérat, ce coquin de Wacht ? Une voix lui répondit dans la rue : — Ce n’est pas un vieux coquin qui demeure ici ; c’est la maison de l’honnête bourgeois et maître charpentier, maître Jean Wacht.

Au même moment, la porte de la maison fut enfoncée d’un coup violent, et un homme grand et vigoureux et d’un air féroce se trouva en face du maître. Ses cheveux noirs se dressaient à travers les trous de son bonnet militaire, et la blouse qui tombait en lambeaux ne pouvait cacher toutes les parties de son corps nu et souillé de fange. Il avait à ses pieds des souliers de soldat, et les sillons bleuâtres tracés sur ses chevilles, indiquaient la marque des chaînes qu’il avait portées.

— Oh ! oh ! s’écria-t-il, sans doute vous ne me connaissez plus ? Vous ne connaissez plus Sébastien Engelbrecht, auquel vous avez volé sa succession paternelle ?

Maître Wacht s’avança d’un pas vers lui, avec l’air imposant qui lui était propre, et leva involontairement son bras armé d’une canne, on eût dit que la foudre venait de frapper l’étranger féroce : il recula en chancelant de quelques pas, puis levant le poing d’un air menaçant, il s’écria : — Je sais où est l’héritage qui me revient, je saurai bien me le procurer malgré toi, vieux pécheur que tu es !

Il descendit le Caulberg avec la rapidité de la flèche ; la populace le suivit.

Maître Wacht resta quelque temps immobile dans le vestibule : à la voix de Nanni qui s’écria avec frayeur : — Au nom du ciel, mon père ! c’était Sébastien. Il entra en chancelant dans sa chambre, se laissa tomber tout épuisé sur un fauteuil, et se couvrant le visage des deux mains, il s’écria d’une voix déchirante : — Miséricorde éternelle du ciel, c’est Sébastien Engelbrecht ! Un grand bruit se fit entendre dans la rue, le peuple descendit rapidement le Caulberg, et dans le lointain quelques voix criaient : — Au meurtre ! — au meurtre !

Les plus affreux pressentimens s’emparèrent de Wacht ; il courut vers la demeure de Jonathan, qui était située précisément aux pieds de la montagne.

Une troupe épaisse de peuple s’agitait devant lui, et il aperçut Sébastien se débattant comme une bête féroce. Les gardes venaient de le terrasser et de s’en rendre maîtres ; ils l’emmenaient pieds et poings liés.

— Jésus ! Jésus ! Sébastien a assassiné son frère ! Ainsi se lamentait le peuple, qui se pressait en sortant de la maison. Maître Wacht écarta la foule, et trouva le pauvre Jonathan entre les mains des médecins, qui s’efforçaient de le rappeler à la vie. Trois coups de poing portés sur la tête avec toute la force d’un homme vigoureux, faisaient craindre pour ses jours.

Nanni avait tout appris par des amies officieuses, comme cela arrive d’ordinaire. Elle avait couru vers la demeure de son amant, et elle arriva dans le moment où le jeune avocat, grâce à la naphte qu’on lui avait prodiguée, venait de rouvrir les yeux, et où les chirurgiens parlaient de le trépaner ; on peut facilement se figurer son désespoir.

Nanni était désolée ; Rettel, malgré ses fiançailles, plongée dans l’affliction, et Picard Leberfinck assurait, en laissant couler des larmes de douleur le long de ses joues, que Dieu devait être en aide à celui sur la tête duquel tombait un poing de charpentier ; que la perte du jeune Jonathan était irréparable, mais que du reste, le vernis de son cercueil n’aurait point son pareil pour le noir et pour l’éclat, et que la dorure des têtes de morts et des emblèmes serait au-dessus de toute comparaison.


CHAPITRE XII.


On sut que Sébastien s’était échappé d’une troupe de vagabonds que des soldats bavarois conduisaient par le territoire de Bamberg, et qu’il était entré en courant dans la ville, pour exécuter un projet insensé qu’il avait formé depuis long-temps. Ce n’était point un malfaiteur vil et corrompu, mais sa vie avait été celle d’un homme léger, qui, malgré les dons les plus précieux que lui a prodigués la nature, se laisse aller à toutes les séductions du mal, jusqu’à ce que, parvenu au dernier degré du vice, il tombe dans la misère et dans la honte.

En Saxe, il était tombé entre les mains d’un saltimbanque qui lui avait fait croire que maître Wacht avait détourné une partie considérable de sa succession paternelle au profit de son frère Jonathan, auquel il avait promis sa fille en mariage. Apparemment, ce vieux fourbe avait fabriqué ce conte d’après plusieurs propos de Sébastien ; et l’on sait déjà comment Sébastien voulut se faire justice lui-même. Immédiatement après avoir quitté maître Wacht, il s’était précipité dans la chambre de Jonathan, où celui-ci, assis devant son bureau, était occupé à régler un mémoire et à compter des rouleaux d’argent, entassés devant lui.

Le clerc était assis dans l’autre coin de la chambre.

— Ah, misérable ! s’écrie Sébastien avec fureur, te voilà assez près de ton trésor, tu comptes ce que tu m’as volé. Allons, rends-moi ce que ce vieux coquin m’a enlevé pour te le donner, démon avare et luxurieux ! Sébastien se jeta sur lui, et Jonathan avança les deux mains pour se défendre, en criant : — Mon frère ! au nom de Dieu ! mon frère ! Mais Sébastien lui lança plusieurs coups avec le poing fermé, et Jonathan tomba sans connaissance ; puis Sébastien s’empara de quelques rouleaux d’argent et voulut s’enfuir, ce qui ne lui réussit pas.

Il se trouva, par bonheur, qu’aucune des blessures de Jonathan, qui paraissaient n’être que de fortes contusions, ne causa de secousse violente au cerveau ; et deux mois après, au moment où Sébastien devait être conduit dans la maison de correction, pour y subir la peine de son crime, le jeune avocat se sentit parfaitement rétabli.

Ce terrible accident avait fait une impression si funeste sur maître Wacht. Pour cette fois le chêne vigoureux avait été ébranlé depuis le sommet jusqu’à la racine.

Souvent, lorsqu’on le croyait occupé de toute autre chose, on l’entendait murmurer à voix basse : — Sébastien, fratricide, as-tu pu commettre ce crime ?.. Et alors il paraissait se réveiller d’un rêve profond. Ce n’était que par le travail le plus pénible et le plus assidu qu’il chassait ses soucis. Mais qui peut sonder les profondeurs d’une âme aussi bizarre que l’était celle de Wacht ? L’horreur que lui avaient inspirée Sébastien et son action atroce s’affaiblit peu à peu, tandis que la pensée du trouble que l’amour avait causé dans la vie du jeune avocat se présentait à lui sous les couleurs les plus vives.

Quelques propos brusques de Wacht révélaient ce qui se passait dans son âme : — Ainsi ton frère est dans les fers ? Le crime qu’il voulait commettre sur ta personne l’a conduit là ? — Il est bien dur d’être la cause qu’un frère ait fait mettre son frère en prison. Je ne voudrais pas être à la place de ce frère, mais les jurisconsultes pensent différemment, ils veulent avoir justice, c’est-à-dire ils veulent jouer avec la marotte qu’ils parent à leur gré, et à laquelle ils donnent le nom qui leur plaît.

Le jeune avocat n’était que trop souvent obligé d’entendre des paroles aussi amères et aussi absurdes. Il eût en vain essayé de les réfuter. Aussi ne répliquait-il pas, mais souvent lorsque les préjugés funestes du vieux Wacht, qui ruinaient tout son bonheur, menaçaient de lui briser le cœur, il s’écriait dans l’excès de sa douleur ! — Mon père, mon père, vous êtes injuste, cruellement injuste envers moi !

Un jour la famille se trouvait réunie chez le vernisseur Leberfinck et Jonathan était présent. Maître Wacht dit que quelqu’un avait prétendu que Sébastien Engelbrecht, quoique mis aux fers pour son erreur, pouvait néanmoins faire valoir ses réclamations contre Wacht, comme son ancien tuteur. — Ce serait, dit-il en se tournant vers Jonathan avec un rire plein de colère, ce serait un joli petit procès pour un jeune avocat ; tu feras bien, il me semble de t’en charger. Peut-être tes intérêts y sont-ils également en jeu, peut-être t’ai-je trompé aussi.

Le jeune avocat s’élança avec impétuosité de sa chaise, sa poitrine se levait et s’abaissait rapidement ; les mains tendues vers le ciel, il s’écria : — Non, vous n’êtes plus mon père, vous êtes un fou qui sacrifie sans scrupule le repos et le bonheur de ses enfans à un préjugé ridicule : vous ne me reverrez jamais ! J’accepte la proposition qui m’a été faite aujourd’hui par le consul américain, et je pars pour l’Amérique !

— Va donc s’écria Wacht, tout colère, va donc loin de moi, toi qui t’es vendu à satan, frère d’un fratricide.

L’avocat quitta brusquement le jardin en saluant sa Nanni à moitié évanouie, et lui lançant un regard où se peignaient tout son amour sans espoir, toute sa douleur, tout le désespoir d’un éternel adieu.


CHAPITRE XIII.


Il a déjà été remarqué dans le cours de cette histoire, lorsque le jeune avocat voulut se brûler la cervelle à la Werther, combien il est heureux, que l’on n’ait pas tout de suite des pistolets dans la main. Il est tout aussi à propos de remarquer ici, que, fort heureusement pour le jeune avocat, il n’est pas non plus facile de s’embarquer à toute heure sur le Regnetz[2] pour voguer en droite ligne vers Philadelphie.

Ainsi la menace de quitter pour toujours Bamberg et sa bien-aimée Nanni, était encore restée sans exécution deux années après, et pendant ce temps le jour de noce de M. Leberfinck était arrivé.

Leberfinck eût été inconsolable de ce retard apporté à son bonheur, et que les événemens affreux, qui s’étaient succédés coup sur coup dans la maison de Wacht, avaient dû nécessairement amener, s’il n’eût trouvé ainsi le temps de changer la décoration de son salon qui était blanc et argenté et d’un lilas sans tache, et qu’il enduisit d’un vernis ponceau avec la dorure convenable ; car il s’était aperçu que sa petite Rettel trouverait une table rouge, et des sièges rouges plus à son goût.

Maître Wacht ne résista pas un seul moment aux instances de l’heureux vernisseur qui désirait voir le jeune avocat à ses noces, et le jeune avocat ne se fit pas prier.

On peut se figurer avec quels sentimens se rencontrèrent les deux jeunes gens qui ne s’étaient pas revus depuis le fatal jour. L’assemblée était nombreuse ; mais aucun cœur ami n’était là pour les comprendre.

Ils étaient sur le point de se rendre au temple, lorsque maître Wacht reçut une grosse dépêche ; à peine en eut-il lu quelques lignes, qu’il sortit dans une violente agitation, au grand effroi des assistans qui pressentaient quelques nouveaux malheurs. Peu de temps après, maître Wacht appela Jonathan, et lorsqu’ils se trouvèrent tous les deux seuls dans le cabinet du maître, celui-ci, s’efforçant en vain de cacher sa profonde émotion : — Je viens, dit-il, de recevoir les nouvelles les plus extraordinaires de ton frère : voici une lettre du directeur de la maison de correction, qui donne les plus grands détails sur tout ce qui s’est passé. Toi, tu ne peux savoir tout cela, et il faudrait jusqu’aux moindres circonstances te raconter tout, mais le temps presse ; à ces mots, maître Wacht fixa un regard sur Jonathan, qui, tout honteux, baissa les yeux en rougissant.

— Oui, oui, continue le maître en élevant la voix, tu ne sais pas que ton frère, peu d’heures après son arrivée en prison fut saisi d’un repentir, comme jamais peut-être le cœur d’un homme n’en a éprouvé. Tu ne sais pas que le meurtre qu’il avait tenté sur toi l’avait anéanti. Tu ne sais pas que, livré à un désespoir furieux, il a hurlé nuit et jour, en suppliant le ciel de le détruire ou de le sauver, afin que dorénavant il se lavât de la dette de sang par une vie exemplaire. Tu ne sais pas, qu’à l’occasion d’un agrandissement considérable de la prison, auquel on avait employé des détenus comme manœuvres, ton frère se distingua tellement comme charpentier habile et instruit, que bientôt, il remplit les fonctions de surveillant. Tu ne sais pas que par ses manières douces et pieuses, sa modestie jointe à un jugement net et sain, il s’est concilié dans ces fonctions l’amitié de tout le monde. Tu ne sais pas tout cela, voilà pourquoi j’ai dû t’en instruire. Mais ce n’est pas tout. Le prince évêque a gracié ton frère, il est devenu maître. Mais comment a-t-on acheté sa maîtrise sans des secours pécuniaires ?

— Je sais, dit le jeune avocat à voix très-basse, je sais que vous, mon bon père, vous avez envoyé tous les mois de l’argent à la direction, afin de pouvoir séparer mon frère des autres prisonniers. Et plus tard vous lui avez envoyé des outils !

Maître Wacht s’avança vers le jeune avocat, le saisit par les deux bras et d’une voix dont l’expression flottait d’une manière indéfinissable entre une joie délirante, la tristesse et la douleur : — Tout cela, lui dit-il, supposé même que sa vertu naturelle ait éclaté puissamment, tout cela aurait-il pu lui rendre l’honneur, la liberté, les droits de citoyen, de propriété. Un philanthrope inconnu, qui paraît s’intéresser vivement au sort de Sébastien, a posé près des tribunaux dix mille gros écus, pour…

La violente émotion qu’éprouvait maître Wacht l’empêcha de continuer. Il pressa vivement l’avocat contre sa poitrine, et s’écria, avec effort : — Avocat, il faut que je pénètre dans la profondeur du droit tel qu’il est écrit dans ton cœur, et que je soutienne l’épreuve du jugement dernier comme tu la soutiendras.

Mais, continua maître Wacht après quelques secondes, en abandonnant le bras du jeune avocat ; mais, mon cher Jonathan, si Sébastien, devenu honnête et vertueux bourgeois, venait me rappeler une parole donnée, si Nanni…

— Alors je supporterai ma douleur jusqu’à ce qu’elle me tue, — je m’enfuirai en Amérique.

— Reste ici, s’écria maître Wacht, tout transporté de joie et de ravissement, reste ici, cher enfant de mon cœur. Sébastien épousera une jeune personne qu’il avait séduite et abandonnée jadis, Nanni est à toi !

Maître Wacht embrassa de nouveau le jeune avocat, en s’écriant :

— Jeune homme, je suis maintenant devant toi comme un écolier, et je voudrais te demander pardon de mes torts et de mon injustice, mais pas un mot de plus, on nous attend.

Et maître Wacht prit le jeune avocat, l’entraîna avec lui dans la salle de noces, et après s’être placé avec Jonathan au milieu du cercle, il dit d’une voix solennelle :

— Avant que nous procédions à l’acte saint, vous tous honnêtes époux et épouses, vous vertueux jeunes hommes et jeunes vierges, je vous invite dans six semaines à une pareille cérémonie dans ma demeure ; car je vous présente ici monsieur l’avocat Jonathan Engelbrecht, auquel je fiance en ce moment ma fille cadette Nanni.

Les amans ivres de bonheur tombèrent dans les bras l’un de l’autre.

Un léger murmure d’étonnement parcourut l’assemblée, et le vieux André dit à voix basse, en serrant contre sa poitrine son petit chapeau de charpentier, à trois cornes :

Le cœur de l’homme est bizarre ; mais la foi triomphe de tout, et tourne tout à bien, au gré de Dieu.


FIN DE MAÎTRE JEAN WACHT.
  1. Château de plaisance aux environs de Bamberg Tr.
  2. Petite rivière qui passe à Bamberg.