Contes secrets Russes/La fille sans tête

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Contes secrets Russes (Rousskiia Zavetnia Skazki)
Isidore Liseux (p. 219-228).

LXX

LA FILLE SANS TÊTE


Un paysan vivait avec sa femme. Il mena une vache à la foire et la vendit à un moujik d’un autre village ; après avoir bu ensemble un pot de vin, les deux hommes se mirent à fraterniser. « Eh bien ! copain, à présent nous voilà amis pour toujours ! — Certainement, copain, comment donc ! » Dès lors, chaque fois qu’ils se rencontraient, il se traitaient de copains gros comme le bras et s’offraient réciproquement des petits verres. Un jour le hasard les fit se rencontrer dans une gargote. « Ah, bonjour, copain ! — Bonjour, copain ! Comment va ta vache ? — Grâce à Dieu, elle va bien. — Allons, tant mieux, Dieu soit loué ! Mais, voyons, copain, est-ce que nous ne pourrions pas devenir parents l’un de l’autre ? — Pourquoi pas ? Tu as un fils en âge de s’établir et moi j’ai une fille à marier. — Eh bien ! c’est une affaire conclue, n’est-ce pas ? — Affaire conclue ! » Ils causèrent encore un moment, puis se quittèrent. De retour chez lui, le paysan qui avait vendu la vache dit à son fils : « Allons, mon garçon, remercie-moi : je t’ai trouvé une femme, je veux te marier ! — Où donc l’as-tu ainsi trouvée, père ? — Te rappelles-tu le copain à qui j’ai vendu une vache dernièrement ? — Oui, père. — Eh bien ! ce copain a une fille, une beauté ! — Est-ce que tu l’as vue ? — Non, mais son père me l’a dit. — Si tu ne l’as pas vue, tu ne peux pas vanter sa beauté. Tu le sais toi-même, on n’achète pas chat en poche. Laisse-moi aller à leur village, je verrai de quoi il retourne et je m’assurerai de ce qu’est cette fille. — Eh bien ! va et que Dieu te protège ! »

Le jeune homme s’habilla le plus misérablement qu’il put, mit une bride sur son épaule, prit en main un fouet et se rendit chez l’ami de son père. Il arriva dans la soirée et cogna à la fenêtre de l’izba : « Bonjour, patron ! — Bonjour, brave homme, » répondit le maître du logis, « qu’est-ce qu’il te faut ? — Accorde-moi un gîte pour cette nuit ! — Mais d’où viens-tu ? — Je viens de loin, je demeure à cent verstes d’ici. Je cherche les chevaux de mon maître, diadiouchka ; on me les a volés dans un endroit où je m’étais arrêté pour passer la nuit et voilà trois jours que je les cherche sans pouvoir les retrouver. — Soit, loge chez nous. » Le jeune homme entra dans la maison, ôta la bride de dessus son épaule et la pendit à un clou ; ensuite il s’assit sur un banc et se mit à examiner la jeune fille. — « Et chez vous, qu’est-ce qu’on dit de bon ? » demanda le paysan à son hôte. — « Les nouvelles de chez nous ne sont pas bonnes, diadiouchka, on n’entend parler que de malheur. — Quoi donc ? — Eh bien, chaque nuit il y a des gens mangés par les loups ; depuis deux semaines, il ne se passe guère de nuit où les loups ne dévorent de cinq à dix personnes ! » La conversation se prolongea pendant quelques instants, ensuite on se coucha : le vieillard et sa femme dans la chambre, leur fille et le voyageur dans le vestibule, mais la première sur un lit et le second sur un tas de foin.

Quand il fut couché, le gars ne cessa de prêter l’oreille, pensant que la jeune fille allait peut-être recevoir la visite de quelque amant. Une heure, deux heures se passèrent, tout à coup quelqu’un frappa à la porte : « Ouvre, chérie ! » fit une voix. La jeune fille se leva sans bruit, alla ouvrir la porte, et son amant entra ; il se déshabilla et se mit au lit avec elle. Après qu’ils eurent causé un moment ensemble, le visiteur accola son amie et la chevaucha à deux reprises. « Écoute, mon âme, des femmes m’ont dit que, si on a les jambes liées avec une corde et ramenées tout contre le cou, le κον est alors mis tout à découvert, et c’est si bon, paraît-il, d’être φουτυε comme cela ! on n’a pas même un mouvement à faire. — Essayons un peu, mon ami ! » L’autre ne se le fit pas répéter deux fois : il lia avec sa ceinture les jambes de la jeune fille, les lui ramena tout près du cou et commença à la βαισερ dans cette position.

Aussitôt le voyageur qui couchait dans le vestibule se dresse sur ses pieds et crie de toutes ses forces : « À la garde ! Lève-toi, patron ! Tu n’as plus de fille : les loups lui ont dévoré la tête. » Le galant ne fait qu’un saut jusqu’à la porte, mais le voyageur le saisit au collet : « Non, mon ami, halte là ! Attends une minute ! » Aux cris de leur hôte, le paysan et sa femme sortent précipitamment de la chambre et s’élancent vers le lit de leur fille. Le vieillard tâte : sa main, dans l’obscurité, rencontre un κον et un κυλ ; la frayeur s’empare de lui ; ce n’est que le tronc, pense-t-il, il n’y a plus de tête. « Va vite chercher de la lumière ! Notre enfant n’est plus de ce monde ! » crie-t-il à sa femme, et il pleure sur sa fille dont il tient toujours en main le κον et le κυλ. La vieille revient avec une chandelle. « Vois donc, elle est garrottée ! Seigneur, mon Dieu, qu’est-ce que c’est que cela ? — Tenez, le voilà, le loup, diadiouchka ! » dit le voyageur en montrant son prisonnier. « Oh ! fils de chienne que tu es ! » vociféra la mère, « est-ce que tu ne pouvais pas la βαισερ tout uniment ? » Le galant fut mis dehors par les deux épaules et on délia la jeune fille. « Je t’en prie, mon ami, » dit le vieillard à son hôte, « ne parle de notre malheur à personne : pour prix de ton silence voici vingt-cinq roubles ! — Non, diadiouchka, je n’en parlerai pas ; que Dieu vous assiste ! ce n’est pas mon affaire ! »

Le lendemain matin, le paysan régala le jeune homme et lui fit la conduite jusqu’au delà du village. En retournant chez lui, le gars rencontra sur son chemin toute une bande de mendiants qui portaient des besaces. « Écoutez, pauvres gens, » leur dit-il, « allez dans tel endroit, tout au bout de ce village habite un riche paysan ; il a fait célébrer aujourd’hui un service pour sa fille qui a eu la tête mangée par les loups. C’est un bon homme, il vous recevra, vous donnera à boire et à manger, et mettra même encore quelque chose dans vos besaces. » Les mendiants se rendirent incontinent à l’adresse qui leur avait été indiquée. Arrivés dans la cour du paysan, ils se formèrent en rang et attendirent le dîner. « Oh ! combien il y en a ! » dit, en les apercevant, le maître de la maison. Il prit un grand pain rond et en coupa un morceau pour chacun des mendiants ; mais ceux-ci, la distribution terminée, ne bougèrent pas de leur place. « Qu’attendez-vous donc ? » leur demanda le moujik, « on vous a fait l’aumône. » — « Mais, diadiouchka, ne serait-ce pas un effet de ta bonté de nous donner à dîner en mémoire de ta fille. — Quelle fille ? — Eh bien ! celle que les loups ont dévorée. — Quel diable vous a dit cela ? il n’est rien arrivé de pareil chez moi. — C’est tel gars qui nous a envoyés chez toi. — Allons, allons, décampez ! » cria le paysan. Les mendiants se retirèrent et le moujik dit à sa femme : « Eh bien ! vieille, je suis refait ! C’est en pure perte que j’ai donné de l’argent à ce fils de chienne : il m’avait promis de ne rien dire à personne, et à peine sorti d’ici il a envoyé chez nous toute une bande de mendiants ! Pour sûr, il a maintenant répandu l’histoire dans tout le pays ! Si le copain vient à l’apprendre, voilà qui gâtera notre affaire ! »

Pendant ce temps le jeune homme continuait son chemin. Quand il arriva chez lui, ses parents lui demandèrent : « Eh bien ! mon fils, as-tu vu ta future ? — Ah ! père, ne renouvelez pas mon chagrin, il aurait bien mieux valu que je ne la visse jamais ! — Pourquoi cela ? — Celle que vous me destiniez pour femme (Dieu lui fasse paix !) a eu la tête dévorée par les loups, ils n’ont laissé que le tronc ; on l’enterre demain ! — Quel malheur pour cette pauvre famille ! Il faut, vieille, que nous allions dire adieu à la défunte avant qu’on l’enterre. Ces gens-là ont été bons pour nous ! Mon fils, attelle les chevaux, ta mère et moi nous allons nous rendre chez le copain… » Le jeune homme attela, les deux vieillards montèrent dans leur charrette et partirent. L’équipage approchait de la cour quand le maître de la maison, apercevant ses amis, court au devant d’eux. « Bonjour, copain, comment vas-tu ? Donnez-vous la peine d’entrer dans l’izba, chers visiteurs ! — Merci, copain ! » répondirent-ils tristement ; « ce n’est pas une visite que nous te faisons, nous sommes venus dire le dernier adieu à ta fille. Évidemment, il était écrit qu’il n’y aurait pas d’alliance entre nos deux familles. — Pourquoi donc, copain ? — Mais le malheur est entré dans ta maison, les loups ont dévoré la tête de ta fille ! — Quand ? Qui vous a dit cela ? — C’est mon fils, il a logé chez vous la nuit dernière, il a tout vu de ses yeux. — Ah ! par exemple, en voilà une ! Ainsi, c’était ton fils ? Il n’y a pas à dire, quoique ma fille soit encore vivante, c’est une affaire ratée. » Après quelques moments d’entretien on se sépara et, depuis lors, les deux paysans cessèrent de s’appeler copains.

Autre version

Un soldat qui revenait en congé reçut pour une nuit l’hospitalité chez un pope. Ce pope avait une fille dont le soldat avait entendu parler en chemin : on lui avait dit qu’elle était en relations intimes avec un jeune homme. Le souper fut servi et les maîtres de la maison se mirent à table avec leur hôte. « Où sers-tu, militaire ? » demanda le pope. — À Piter[1], batouchka. » — « Eh bien ! vois-tu souvent le tsar ? — À chaque instant. — Et qu’est-ce qu’on dit de nouveau chez vous ? — J’ai bien entendu parler de quelque chose, mais ça ne peut pas se répéter. — Dis-le donc, mon cher ! — Tu le sauras, quand l’oukaze aura été promulgué. — Allons, parle, je t’en prie ! — Eh bien ! batouchka, » répondit le soldat vaincu par les instances de l’ecclésiastique, « il va y avoir une tenue obligatoire pour les femmes qui se font βαισερ : elles ne pourront être φουτυες qu’avec la tête et les pieds passés dans un collier de cheval ! Quelle sévérité on introduit maintenant partout ! Même pour faire l’amour, il faudra être en uniforme ! — Il n’y a rien à dire, le tsar est le maître ! » observa le pope. Sa fille, présente à cette conversation, n’en avait pas perdu un mot. Quand fut venu le moment de se coucher, elle prit place sur le poêle et le soldat monta dans la soupente. « Donne-moi une bûche, batouchka, » dit-il au pope. — Qu’est-ce que tu en feras, cavalier ? — C’est que la nuit, sans doute, les loups viennent chez vous. » Le pope se mit à rire, lui donna une bûche et dit à sa fille : « Vois-tu, on prétend qu’à Piter il n’y a pas d’imbéciles : eh bien ! ce soldat n’en est-il pas un, lui qui croit que les loups entrent comme ça dans une izba ? »

À minuit arriva l’amant de la jeune fille ; il s’approcha du poêle sur lequel elle était couchée et voulut faire l’amour avec elle, mais elle n’y consentit pas : « Apporte-moi un collier de cheval, » dit-elle, « le tsar vient d’instituer pour cela une nouvelle tenue, un soldat l’a dit aujourd’hui à mon père. — Et où trouverai-je un collier de cheval ? — Il y en a un pendu à un clou dans le vestibule. » L’amant courut chercher l’objet demandé, il passa le collier aux jambes de son amie, les lui releva en l’air le plus raide qu’il put, puis lui engagea la tête dans le collier. À peine avait-il commencé à βαισερ que le soldat sauta en bas de sa soupente, appliqua un violent coup de bûche sur le κυλ de l’amant et se mit à crier de toutes ses forces : « Batouchka, les loups ! » Le galant décampa sans finir son affaire, le pope et sa femme s’élancèrent vers le poêle, pour voir si, en effet, des loups n’étaient pas en train de dévorer leur fille ; le père l’empoigna par le κον, la mère par le κυλ : « Ah ! pauvre enfant, » s’écrièrent-ils, « les loups t’ont mangé la tête ! » Sur ces entrefaites, le soldat s’approcha du poêle avec une lumière ; les parents s’aperçurent alors que leur fille était vivante, mais qu’elle avait la tête et les jambes prises dans un collier de cheval. Le soldat, à cette vue, commença à crier : « Comment donc a-t-elle osé faire cela sans attendre l’ordre de l’empereur ? — N’en parle pas, militaire, » supplia le pope ; « voici cent roubles pour toi. » Le soldat prit l’argent et dit : « Allons, soit, batouchka, je lui pardonne à cause de sa bêtise, mais si c’était toi-même qui eusses ainsi φουτυ ta femme, tu n’en aurais pas été quitte pour mille roubles ! »


  1. Nom populaire de Saint-Pétersbourg.