Contes secrets Russes/Les deux frères

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Contes secrets Russes (Rousskiia Zavetnia Skazki)
Isidore Liseux (p. 213-219).

LXIX

LES DEUX FRÈRES


Un paysan avait deux fils déjà en âge de s’établir. Le vieillard tint conseil à ce sujet avec sa femme. « Lequel de nos fils marierons-nous ? » demanda-t-il à la vieille, « Gritzka ou Lavr ? — « Marions l’aîné, » répondit-elle. Et pendant les jours gras ils fiancèrent Lavr à une jeune fille d’un autre village. Arriva la semaine sainte, puis, le carême fini, Lavr se disposa à aller voir sa future en compagnie de son frère Gritzka ; ils montèrent dans un chariot attelé de deux chevaux : en sa qualité de fiancé, Lavr occupait, dans l’équipage, la place du maître, tandis que son frère remplissait l’office de cocher. À peine venaient-ils de quitter le village que Lavr, qui s’était trop largement dédommagé des abstinences du carême, éprouva le besoin de mettre culotte bas. « Gritzka, mon frère, » dit-il, « arrête les chevaux. — Pourquoi ? — J’ai un besoin à satisfaire. — Quel imbécile tu es ! se peut-il que tu fasses cela sur ta terre ? Attends un peu, nous allons avoir à traverser le champ d’un autre, là tu pourras déposer tout ce que tu as dans le ventre. » Force fut à Lavr de patienter ; le visage ruisselant de sueur, il se résigna à attendre.

Voilà que le chariot pénètre dans le champ du voisin. « Allons, mon frère, » dit Lavr, « fais-moi le plaisir d’arrêter les chevaux, je ne puis plus y tenir, c’est un besoin plus fort que moi ! — Que tu es bête ! » réplique Gritzka, « tu te mettrais dans de beaux draps ! Pourquoi ne m’as-tu pas dit cela quand nous traversions notre champ ? Là, tu n’aurais pas eu à te gêner. Mais maintenant ce n’est plus ça, tu sais toi-même qu’il n’est pas permis de déposer des immondices sur les terres d’autrui. D’ailleurs quelque diable peut nous apercevoir, il nous battra tous les deux et il emmènera nos chevaux. Retiens-toi un moment ; quand nous arriverons dans la cour de ton beau-père, saute en bas du chariot et va droit au privé, là tu pourras te soulager ; moi, pendant ce temps-là je détellerai les chevaux. » Lavr reste dans le chariot et ronge son frein.

Les voici arrivés au village, ils entrent dans la cour du beau-père ; tout près de la grand’porte la mère de la fiancée accueille son futur gendre par les mots : « Bonjour, mon fils, mon chéri ! Nous t’attendions depuis longtemps déjà ! » Sans proférer une parole, le fiancé sauta à terre et fila vers le privé. Pensant qu’il était intimidé, la vieille le saisit par le bras et lui dit : « Pourquoi es-tu honteux, mon fils ? Que Dieu t’assiste, n’aie pas peur, il n’y a chez nous aucun étranger, je te prie humblement d’entrer dans la maison. » Elle l’entraîna à sa suite dans l’izba et le fit asseoir au haut bout de la table. Ne pouvant plus se contenir, Lavr laissa tout aller dans ses chausses, puis il se tint immobile à sa place, n’osant faire le moindre mouvement. Cependant la maîtresse de la maison s’empressait autour de ses hôtes ; elle leur servit une collation, prit un carafon d’eau-de-vie et remplit un verre qu’elle présenta au fiancé. Celui-ci se leva pour le prendre, mais en ce moment les matières fécales que recélait le fond de sa culotte glissèrent le long de ses cuisses et descendirent dans ses bottes : ce fut une infection par toute l’izba. « D’où vient qu’il pue ainsi ? » La belle-mère va fureter dans tous les coins : les mioches n’auraient-ils pas fait des ordures quelque part ? Non, on n’en voit aucune trace ; la vieille s’adresse aux visiteurs : « Ah ! mes amis, notre cour est fort malpropre ; l’un de vous a peut-être mis le pied dans un étron ; levez-vous, je vais voir si vos bottes ne sont pas sales. » Elle visita d’abord Gritzka et, n’ayant pas trouvé sur lui ce qu’elle cherchait, elle s’approcha de Lavr : « Eh bien ! mon gendre, à peine arrivé dans la cour, tu t’es dirigé vers le privé, ne t’es-tu pas embrené ? » Elle se mit à tâter les vêtements du jeune homme et, en lui touchant les genoux, elle se salit toute la main. Alors elle se répandit en injures contre Lavr : « Tu as perdu l’esprit, sans doute ? Que diable as-tu donc ? Assurément c’est pour te moquer de nous, et non pour nous faire une visite amicale, que tu es venu, polisson ! Il n’a encore rien bu ni mangé et il fait sous lui à table ! Va-t-en au diable, sois son gendre et non le nôtre ! » Ensuite la vieille appela sa fille et lui dit : « Eh bien, ma chère enfant, je ne te permets pas d’épouser ce cochon, épouse son frère : voilà le mari qu’il te faut ! » On relégua Lavr à l’écart, on donna sa place à Gritzka, puis le repas commença, la société but et mangea jusqu’au soir.

Arriva la nuit, il fallut aller se coucher. La maîtresse de la maison dit aux visiteurs : « Vous coucherez dans la nouvelle izba ; toi, ma fille, dresse là un lit pour ton futur ; quant à ce salaud, pas besoin de lui en préparer un, il n’a qu’à dormir sur le banc ! » Les deux jeunes gens vont se coucher ; tandis que Gritzka a un lit de plume, Lavr est réduit à s’étendre sur un banc ; il ne dort pas et ne songe qu’au moyen de se venger du tour que lui a joué son frère. Entendant Gritzka ronfler, il se lève, prend la table et va tout doucement la placer contre la porte, après quoi il se recouche sur le banc. À minuit, Gritzka s’éveilla, il quitta son lit et, pris d’un besoin, voulut sortir, mais au moment où il croyait arriver à la porte, il se heurta contre la table. « Qu’est-ce que cela veut dire ? Où est donc la porte ? » se demanda-t-il. Il revint sur ses pas et se mit à chercher, mais il eut beau se tourner de tous les côtés, il ne rencontra partout que des murs. « Qu’est-ce que la porte est donc devenue ? » Cependant le besoin qu’il éprouvait le tourmentait de plus en plus. Que faire ? Gritzka s’assit près de la table et se déchargea du fardeau qui l’oppressait. Ensuite il réfléchit : « Voilà qui ne vaut rien, il faut faire disparaître cela d’ici à demain matin ! » En regardant autour de lui, il remarqua dans le mur une grande fente ; il voulut la boucher, mais il manqua son coup, lança la matière fécale à côté de la lézarde, et le mur la lui renvoya en plein museau. Gritzka s’essuya avec ses mains, il prit encore une jointée et fit une nouvelle tentative, mais sans plus de succès que la première fois. Il ne réussit qu’à barbouiller les murs et à se barbouiller lui-même. Il fallait se laver : le pauvre jeune homme se mit à chercher de l’eau ; en tâtonnant il découvrit sur le poêle une marmite qui contenait de la teinture : celle dont on se sert pour colorier les œufs de Pâques. Après avoir retiré la marmite de dessus le poêle, il commença à se laver les mains et le visage. « Allons, maintenant le mal est réparé ! » Sur cette réflexion, Gritzka se recoucha ; dès qu’il se fut endormi, son frère alla sans bruit prendre la table et la remit à son ancienne place.

Il faisait grand jour quand la fiancée vint réveiller son prétendu. « Lève-toi, mon âme ! » dit-elle, « le déjeuner est servi ! » Mais quelle ne fut pas sa frayeur quand, jetant les yeux sur son futur, elle vit qu’il ressemblait à un diable ! Épouvantée, la jeune fille s’enfuit et, toute en larmes, courut retrouver sa mère : « Pourquoi pleures-tu ? » lui demanda la vieille. — « Et comment ne pleurerais-je pas ? Je suis perdue : va donc voir toi-même ce qui se passe chez nous dans la nouvelle izba ! — Mais qu’est-ce qui peut s’y passer ? Ton fiancé est là avec son frère. — Comment, mon fiancé ? C’est le diable et non un fiancé ! » Tous trois, le père, la mère et la jeune fille, se rendirent à l’izba où le futur avait passé la nuit. En les voyant entrer, Gritzka eut un sourire joyeux : ses dents seules étaient blanches, mais tout son visage avait une teinte gros bleu qui lui donnait l’air d’un véritable diable.

Les maîtres de la maison s’enfuirent. Le vieillard ferma avec soin la porte de l’izba et alla trouver le pope. « Batouchka, viens bénir notre nouvelle izba et chasses-en l’esprit impur : le maudit en a pris possession ! — Comment, mon cher, il y a des diables chez toi ? Mais, moi aussi, mon cher, j’ai peur des diables. — N’en aie pas peur, batouchka ! j’ai une jument : s’il arrive quelque chose, enfourche-la et file au galop, ce n’est pas un diable, ni même un oiseau qui pourrait la rattraper. — Allons, soit, mon cher, j’irai chasser l’esprit impur, seulement il faut que la jument soit à moi ! — Elle sera à vous, batouchka, à vous ! » répondit le moujik en s’inclinant devant le prêtre. Celui-ci se rendit à l’izba, accompagné d’un chantre et d’un sacristain ; il avait revêtu ses ornements sacerdotaux et tenait dans ses mains un encensoir où brûlaient quelques grains d’encens ; les trois hommes font le tour de l’izba en chantant : « Dieu saint ! » « Allons, » pensa Gritzka, « le pope arrive avec la croix ; je vais me mettre près de la porte et, quand il entrera, je lui demanderai sa bénédiction. » Il se plaça près de la porte et attendit. Ayant fait trois fois le tour de l’izba, le pope se mit en devoir d’y pénétrer, mais dès qu’il en eut franchi le seuil, il recula brusquement : Gritzka venait de lui tendre sa main bleue. L’ecclésiastique s’enfuit aussitôt, sauta sur le dos de la jument et, faute de fouet, se mit à lui cingler les flancs avec l’encensoir. L’animal partit au galop ; le pope alors essaya de modérer la fougue de sa monture, mais il s’y prit mal et ne fit que l’exciter davantage. Dans sa course folle, la jument rencontra un obstacle contre lequel elle buta. Le pope vida les étriers et, dans sa chute, se fracassa la tête. Quant aux deux frères, ils retournèrent chez eux sans avoir mieux réussi l’un que l’autre.