Contes secrets Russes/Le paysan qui fait la besogne de sa femme

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Contes secrets Russes (Rousskiia Zavetnia Skazki)
Isidore Liseux (p. 47-51).

XXVII

LE PAYSAN QUI FAIT LA BESOGNE DE SA FEMME


On était au moment de la moisson ; un paysan et sa femme allaient chaque jour faucher leur blé. Tous les matins, à la première heure, la femme éveillait son mari, il partait travailler dans son champ ; quant à l’épouse, elle restait au logis pour allumer le poêle, faire la cuisine, vaquer aux soins du ménage ; ensuite elle portait à dîner à son homme, et travaillait avec lui jusqu’au soir. À la nuit tombante, les deux époux revenaient chez eux, et le lendemain c’était encore la même chose.

Le paysan finit par se fatiguer de son travail. Un matin, sa femme l’ayant éveillé comme de coutume pour l’envoyer sur la campagne, il refusa de se lever et lui répondit par des injures : « Non, putain ! Désormais c’est toi qui iras moissonner et je resterai à la maison. Pendant que je fauche là-bas, toi tu fais ici la grasse matinée et tu ne viens me donner un coup de main que quand j’ai déjà travaillé tout mon soûl ! » Sa femme eut beau insister, à toutes les observations qu’elle lui adressa le moujik se borna à répliquer : « Je n’irai pas. » — « Aujourd’hui, » dit-elle, « c’est samedi, il y a beaucoup à faire à la maison : il faut laver les chemises, piler le millet pour le gruau, cuire le pain, battre le beurre… — Je ferai cela moi-même ! » répondit le paysan. — « Eh bien, fais-le ! Je vais t’apprêter la besogne. » Alors la femme alla chercher un gros paquet de linge sale, puis elle apporta à son mari la farine pour faire le pain, la crème pour faire le beurre, le millet à piler pour le gruau ; enfin, après lui avoir recommandé d’avoir l’œil sur la poule et les poulets, elle prit une faucille et partit moissonner. « Je vais encore faire un somme, » décida le paysan. Il s’enfonça dans ses couvertures et dormit jusqu’à l’heure du dîner.

En s’éveillant, à midi, il vit devant lui l’ouvrage que sa femme lui avait préparé, et il ne sut par quoi commencer. Finalement il prît les chemises, les porta à la rivière et, quand il les eut mises dans l’eau, retourna chez lui en se disant : « Bah ! je puis bien les laisser tremper un moment, je reviendrai les étendre tout à l’heure et elles sécheront. » Mais la rivière était fort rapide et toutes les chemises furent emportées par le courant. Rentré à la maison, le moujik mit de la farine dans le pétrin et y versa de l’eau. « Je vais laisser la farine s’humecter ! » Ensuite il mit du millet dans le mortier et commença à le piler ; mais, sur ces entrefaites, il aperçut la poule qui vagabondait dans le vestibule, tandis que ses poussins s’étaient dispersés de divers côtés. Aussitôt le paysan s’empara de ces derniers et les attacha tous ensemble, en leur liant les pattes avec un cordon qu’il noua ensuite à la patte de leur mère ; après quoi, il se remit à piler le millet. Mais l’idée lui vint qu’il fallait aussi faire le beurre. Il prit la platole contenant la crème et se l’attacha au κυλ. « Comme cela, » pensa-t-il, « pendant que je broierai le millet, la crème sera secouée et le beurre se fera tout seul. »

Tandis qu’il est en train d’exécuter ce programme, la poule va rôder dans la cour, traînant ses poussins à sa suite ; tout à coup un autour fond sur elle, la saisit dans ses serres et l’enlève avec tous les petits poulets. Aux cris poussés par la malheureuse famille, le moujik s’élance hors de l’izba, mais dans la précipitation de ce mouvement, la platole heurte violemment contre la porte, se brise et toute la crème se répand par terre. Ne songeant qu’à courir au secours de la poule, le paysan oublie de fermer la porte de la maison, les cochons y entrent, culbutent le pétrin, dévorent toute la pâte et en font autant du millet. Après avoir vainement essayé d’arracher la poule et les poussins aux serres de l’autour, le moujik revient chez lui et trouve l’izba pleine de cochons qui l’ont transformée en une étable infecte ; il les chassa non sans peine : « Que faire maintenant ? » se demanda-t-il ; « quand ma femme arrivera, elle sera furieuse ! J’ai fait de bel ouvrage, il n’y a pas à dire ! Allons, je vais rechercher les chemises qui trempent dans l’eau, » Il attela sa jument et se rendit avec sa charrette à la rivière ; mais là, il eut beau promener ses yeux de tous côtés : le linge avait disparu ! « Je vais chercher dans l’eau ! » Il se déshabilla, ôta sa chemise et son pantalon, puis entra dans la rivière, qu’il explora inutilement dans tous les sens. De guerre lasse, il regagna la rive, mais il n’y retrouva plus ni sa chemise, ni son pantalon : quelqu’un les avait pris. Que faire ? Impossible de se rhabiller et pas moyen de retourner tout nu au village ! « Je vais arracher de hautes herbes, » se dit-il, « et j’en couvrirai mon υιτ ; ensuite je remonterai dans la charrette et je reviendrai à la maison : comme cela, ce sera toujours moins indécent ! » Il arracha des herbes et s’en fit une sorte de petit tablier. La vue de cette verdure mit le cheval en appétit : l’animal la happa d’un coup de dent sans même épargner les parties génitales du moujik. Celui-ci commença à pousser des cris épouvantables. Tant bien que mal il arriva à sa demeure et alla s’asseoir dans un coin.

« Eh bien ! tu as fait tout l’ouvrage ? » lui demanda sa ménagère. — « Oui, chère femme. — Où sont donc les chemises ? — Elles ont été emportées au fil de l’eau. — Et la poule, et les poussins ? — Un autour les a pris. — Et la pâte ? Et le millet ? — Les cochons les ont mangés. — Et la crème ? — Je l’ai toute répandue par terre. — Et ton υιτ, où est-il ? — La jument l’a dévoré. — Ah, fils de chien, tu en as fait de belles ! »