Contes secrets Russes/Le pope avide

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Contes secrets Russes (Rousskiia Zavetnia Skazki)
Isidore Liseux (p. 141-143).

L

LE POPE AVIDE


Un pope avait une cure importante, mais il était si intéressé que, pendant le grand carême, il n’exigeait pas moins d’un grivennik[1] de tout fidèle qui se présentait au tribunal de la pénitence ; ceux qui ne lui apportaient pas cette somme, il refusait de les confesser et les accablait d’injures : « Quelle bête à cornes ! Pendant toute une année tu n’as pu mettre de côté un grivennik pour l’offrir à ton père spirituel quand tu viendrais à confesse ! Et il prierait Dieu pour des maudits comme vous !… » Un jour, un soldat vint pour se confesser à ce pope et, sur le rebord du confessionnal, il déposa un simple piatak[2] de cuivre. À cette vue, l’ecclésiastique entra dans une violente colère : « Écoute, maudit ! » vociféra-t-il, « comment l’idée t’est-elle venue d’apporter à ton père spirituel un piatak de cuivre ? C’est une plaisanterie, sans doute ? — Voyons, batouchka, est-ce que j’ai le moyen de vous offrir plus ? Je donne ce que j’ai. — Pour les putains et les cabarets je suis sûr que tu as de l’argent, mais à ton père spirituel tu te contentes d’apporter tes péchés ! Tu devrais, pour une circonstance pareille, voler quelque chose et le vendre ; tu apporterais au prêtre la somme voulue, tu lui confesserais ton vol avec tes autres péchés et il te les remettrait tous en bloc. » Cela dit, il renvoya le soldat sans vouloir le confesser. « Et ne reparais plus devant moi qu’avec un grivennik ! » ajouta-t-il.

« Comment faire avec ce pope ? » pensa le soldat, chassé du confessionnal. En promenant ses yeux autour de lui, il aperçut près du chœur une canne d’ecclésiastique surmontée d’un bonnet de castor. « Eh bien ! » se dit-il, « essayons de chiper ce bonnet. » Il s’en empara, sortit sans bruit de l’église et se rendit droit au cabaret. Là, le soldat vendit le bonnet pour vingt roubles, il fourra l’argent dans sa poche et mit en réserve un grivennik pour le pope, après quoi il revint à l’église et s’approcha du confessionnal. « Eh bien ! as-tu apporté un grivennik ? » lui demanda l’ecclésiastique. — « Oui, batouchka. — Et comment te l’es-tu procuré, mon cher ? — Je suis un pécheur, batouchka ! J’ai volé un bonnet fourré que j’ai vendu pour un grivennik. » Le confesseur prit la pièce de monnaie : « Allons, » dit-il à son pénitent, « Dieu te pardonne et je t’absous. » Le soldat se retira et le pope, ayant fini de confesser ses paroissiens, célébra les vêpres. Lorsqu’il eut terminé l’office, il se disposa à regagner sa demeure et courut à l’endroit où il avait déposé son bonnet, mais il ne l’y trouva plus. Force fut au pope de retourner chez lui nu-tête. Rentré au presbytère, son premier soin fut d’envoyer chercher le soldat. « Que me voulez-vous, batouchka ? » demanda celui-ci. — « Allons, mon cher, dis-moi la vérité : tu as volé mon bonnet ? — Je ne sais pas, batouchka, si c’est le vôtre que j’ai volé, mais ces bonnets-là, plus personne n’en porte excepté les popes. — Et où l’as-tu pris ? — Je l’ai trouvé dans votre église, accroché à une canne de pope, tout près du chœur. — Ah ! fils de chien, comment as-tu osé voler le bonnet de ton père spirituel ? — Mais vous-même, batouchka, m’avez absous de ce péché. »


  1. Le grivennik = 10 kopeks ou 40 centimes de notre monnaie.
  2. Pièce de cinq kopeks.