Contes secrets Russes/Le rire et le chagrin

La bibliothèque libre.
Contes secrets Russes (Rousskiia Zavetnia Skazki)
Isidore Liseux (p. 143-148).

LI

LE RIRE ET LE CHAGRIN


Dans certain pays vivait un pope qui, demeurant près d’un cours d’eau, passait les voyageurs d’une rive à l’autre. Un jour un bourlak[1] arriva au bord de la rivière : « Eh ! batouchka, passe-moi ! » cria-t-il au pope qui se trouvait du côté opposé. — « Est-ce que tu me paieras ton passage, mon cher ? — Je te paierais si j’avais de l’argent, mais je n’en ai pas. — Alors je ne te passerai pas. — Si tu me passes, batouchka, je te montrerai « le rire et le chagrin ». Le pope devint pensif, il eut envie de voir « le rire et le chagrin » ; qu’est-ce que cet homme a voulu dire par là ? se demanda-t-il ; bref, il embarqua, alla prendre le bourlak et le passa de l’autre côté de la rivière. « Eh bien ! batouchka, mets ton bachot sens dessus dessous ! » dit le voyageur. Le pope retourna son canot, curieux de voir ce qui allait arriver. Le bourlak tira de sa culotte un membre remarquablement vigoureux, en frappa le fond du canot et, d’un seul coup, brisa celui-ci en deux. À la vue d’un instrument si bien conditionné, le pope s’était d’abord mis à rire ; mais ensuite, quand il songea à la destruction de son canot, il se sentit si triste que les larmes lui vinrent aux yeux. « Eh bien ! es-tu content de moi, batouchka ? » demanda le bourlak. — « Que le diable t’emporte ! Passe ton chemin ! » Le bourlak dit adieu au pope et s’éloigna.

L’ecclésiastique revint chez lui. En franchissant le seuil de sa demeure, il se rappela le membre du bourlak et se mit à rire, mais à la pensée de son canot il fondit en larmes. « Qu’est-ce que tu as, batouchka ? » interrogea sa femme. — « Tu ne connais pas mon malheur, matouchka, » et il raconta naïvement tout ce qui lui était arrivé. Dès qu’elle eut appris la rencontre de son mari avec le bourlak, la popadia éclata en reproches : « Ah ! vieux diable que tu es ! Pourquoi l’as-tu lâché ? Pourquoi ne l’as-tu pas ramené à la maison ? Ce n’est pas un bourlak, c’est mon frère ! Pour sûr, mes parents l’ont envoyé nous faire visite, et tu ne t’es pas douté de cela… Attelle vite le cheval et mets-toi à sa recherche ; autrement le pauvre homme va faire bien des pas inutiles, il est même dans le cas de retourner chez lui sans nous avoir vus. Ce cher frère, si je pouvais seulement le contempler une minute et lui demander des nouvelles de mes parents ! » Le pope attela son cheval et partit à la recherche du moujik ; l’ayant rejoint, il lui dit : « Écoute, brave homme ! Pourquoi m’as-tu caché que tu étais le frère de ma femme ? Quand je lui ai raconté ton exploit, elle t’a reconnu tout de suite et m’a ordonné de te ramener chez nous. » Le bourlak devina immédiatement le fin mot de l’histoire. — « Oui, » répondit-il, « c’est la vérité, je suis le frère de ta femme, mais toi, batouchka, je ne t’avais jamais vu auparavant, par conséquent je ne pouvais pas te reconnaître. » Le pope le prit par le bras et le fit monter dans sa charrette : « Assieds-toi, mon cher, assieds-toi ! Allons à la maison ! ma femme et moi, grâce à Dieu, nous vivons dans l’aisance et le bien-être, nous avons le moyen de te régaler. » Lorsque la charrette fut arrivée devant le presbytère, la popadia courut à la rencontre du bourlak, se jeta à son cou, l’embrassa : « Ah ! cher frère, qu’il y a longtemps que je ne t’ai vu ! Et comment va-t-on chez vous ? — Comme à l’ordinaire, ma sœur ! Nos parents m’ont envoyé chez toi pour avoir de tes nouvelles. — Eh bien ! nous, mon frère, jusqu’à présent Dieu est indulgent pour nos péchés, nous vivotons. » Elle l’invita à se mettre à table, lui offrit divers hors-d’œuvre, une omelette, de l’eau-de-vie. « Mange, cher frère, » répétait-elle à chaque instant. Le repas fut fort gai et se prolongea jusqu’à la nuit.

Lorsqu’il commença à faire sombre, la popadia dressa un lit et dit à son époux : « Je vais coucher ici avec mon frère, nous causerons de nos parents, des vivants et des morts ; toi, batouchka, tu coucheras seul sur le banc du poêle, ou dans la soupente. » Quand on fut couché, le bourlak assaillit si vigoureusement la popadia qu’elle ne put se contenir et poussa un cri qui retentit dans toute la maison. Le pope l’entendit et demanda : « Qu’est-ce qu’il y a ? — Eh ! batouchka, tu ne connais pas mon malheur : mon père est mort ! — Eh bien ! que Dieu ait son âme ! » observa le pope, et il fit le signe de la croix. Mais bientôt la popadia laissa échapper un nouveau cri encore plus perçant que le premier ; son mari voulut en avoir l’explication : « Pourquoi pleures-tu encore ? — Eh ! batouchka, ma mère est morte aussi ! — Que Dieu lui fasse paix ! Qu’elle repose avec les saints ! » Ainsi se passa toute la nuit[2].

Le lendemain matin, le bourlak se disposa à retourner chez lui, mais la popadia n’eut garde de le laisser partir à jeun, elle lui offrit du pâté, lui versa de l’eau-de-vie, se montra fort empressée : « Allons, cher frère, quand tu reviendras dans nos parages, n’oublie pas de passer chez nous ! » L’ecclésiastique se joignit à sa femme : « Viens nous voir, nous te recevrons toujours avec plaisir. » Le bourlak dit adieu à ses hôtes. La popadia voulut faire un pas de conduite à son prétendu frère et le pope tint aussi à accompagner le voyageur. Tous trois se mirent en route et, chemin faisant, la conversation ne languit pas entre eux. Quand on fut arrivé dans la campagne, la popadia dit à son mari : « Retourne à la maison, batouchka, tu n’as pas besoin d’aller plus avant, maintenant je reconduirai seule mon frère. » L’ecclésiastique rebroussa chemin ; après avoir fait trente pas, il s’arrêta et se retourna pour voir à quelle distance ils étaient. Pendant ce temps, le bourlak, voulant faire à sa soi-disant sœur des adieux dignes de lui, l’avait couchée sur le talus de la route et s’était mis en devoir de la βαισερ ; mais, pour mieux tromper le mari, il avait passé son bonnet au pied droit de la popadia et ordonné à celle-ci de lever la jambe en l’air. Durant le déduit, le pied coiffé du bonnet ne cessait de s’agiter ; ce que voyant, le pope se dit : « Quel parent affectueux ! Il est déjà bien loin, et il n’en continue pas moins à m’envoyer des saluts avec son bonnet. » Lui-même ôta sa chapka et commença à l’agiter en criant « Adieu, beau-frère, adieu ! » Après avoir reçu les adieux chaleureux du bourlak, la popadia, toute heureuse, rejoignit son époux ; dans sa joie, elle chantait des chansons. « Depuis tant d’années que je vis avec elle, » remarqua le pope, « c’est la première fois que je l’entends chanter. » — « Eh bien ! batouchka, » dit-elle, « je viens de faire la conduite à mon cher frère, me sera-t-il donné de le revoir encore une fois ? — Dieu est miséricordieux, tu auras peut-être encore ce bonheur. »


  1. On appelle ainsi les ouvriers employés au halage sur le Volga.
  2. Variante. — Quand la popadia eut régalé le moujik, elle lui dit : « Maintenant, viens dans ma chambre ; nous causerons de nos parents ; toi, mon frère, tu me mettras au courant de ton existence et je te raconterai la mienne. » Le bourlak la suivit dans la chambre, mais un soupçon entra dans l’âme du pope ; il s’approcha de la porte et regarda par la fente : le moujik était couché avec la popadia et la pressait à faire trembler le lit. À cette vue, le pope ne douta plus de son infortune conjugale, toutefois il n’osa pas surprendre les coupables : « Si je les dérange, » se dit-il, « le moujik me tuera avec son υιτ. Évidemment il n’y a rien à faire. »