Contes secrets Russes/Nicolas l’ermite

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Contes secrets Russes (Rousskiia Zavetnia Skazki)
Isidore Liseux (p. 208-212).

LXVIII

NICOLAS L’ERMITE


Un vieux paysan avait une jeune femme. Chez elle venait souvent en visite un jouvenceau, Térékha Gladkoï. Le vieillard en eut connaissance et dit à sa femme : « La maîtresse ! J’ai été au bois et j’y ai trouvé Nicolas l’ermite ; quoi que tu lui demandes, il te l’accordera ! » Le lendemain matin, lui-même courut au bois, il y trouva un vieux pin et s’introduisit dans le creux de cet arbre. La femme se mit à la besogne et, après avoir fait bon nombre de pâtés, de petits pains ronds et de blines savoureux, elle alla au bois pour invoquer Nicolas l’ermite. Arrivée près du pin, elle aperçut le vieillard : « Voilà Nicolas l’ermite ! » pensa-t-elle, et elle se mit à le prier : « Batouchka Nicolas, fais que mon mari devienne aveugle ! — Retourne chez toi, femme, » répondit le vieillard, « ton mari perdra la vue, mais laisse ici tes pâtés. » La paysanne déposa sa corbeille au pied de l’arbre et revint chez elle. Aussitôt le vieillard sortit de sa cachette, mangea les pâtés, les petits pains et les blines, puis se coupa un gourdin et reprit le chemin de sa demeure. Il arriva, marchant à tâtons, comme un aveugle. « Pourquoi vas-tu si doucement, vieux ? » lui demanda sa femme, « est-ce que tu ne vois pas clair ? — « Hélas ! ma mie, le malheur m’a atteint, j’ai perdu la vue ! » La paysanne prit son mari par le bras, le guida dans la maison et l’aida à se coucher sur le poêle.

Le soir de ce même jour, elle reçut la visite de son bon ami, Térékha Gladkoï. « À présent n’aie plus peur, » lui dit-elle, « viens me voir quand tu voudras. Aujourd’hui j’ai été au bois, j’ai prié Nicolas l’ermite d’ôter la vue à mon vieux ; eh bien ! il est rentré tout à l’heure à la maison et il ne voit plus clair du tout ! » Ensuite la jeune femme fit des blines et, quand ils furent sur la table, Térékha se mit à les manger goulument. « Prends garde, Térékha, de t’étrangler avec les blines, » lui dit la maîtresse du logis, « je vais t’apporter de quoi les arroser ! » Dès qu’elle fut sortie pour aller chercher du beurre, le vieillard prit une arbalète, l’arma, visa Térékha Gladkoï et le tua net. Puis, sautant en bas du poêle, il roula un bline en forme de boulette et le fourra dans la bouche de Térékha pour donner à croire que ce dernier s’était étouffé en mangeant ; cela fait, le vieillard alla reprendre sa place sur le poêle. La femme revint avec le beurre et, à la vue de Térékha qui ne donnait plus aucun signe de vie, elle s’écria : « Je t’avais dit qu’il ne fallait pas manger les blines sans beurre, qu’autrement tu t’étranglerais ; tu ne m’as pas écoutée, et voilà que maintenant tu es mort ! » Elle prit le corps du jeune homme, le traîna sous l’escalier et se mit au lit. Comme elle ne pouvait dormir seule, elle appela son mari auprès d’elle, mais le vieillard répondit : « Je me trouve bien ici. » Au bout d’un certain temps, il commença à crier comme en songe : « Femme, lève-toi, Térékha Gladkoï est étendu mort sous notre escalier ! — Tu as vu cela en rêve, vieux ! » répliqua-t-elle. Le mari descendit du poêle, il poussa hors de la maison le corps de Térékha Gladkoï et le traîna jusqu’à la demeure d’un riche moujik. Devant la porte se trouvait un tonneau de miel ; le vieillard plaça le cadavre tout contre et lui mit dans les mains une petite pelle : disposé de la sorte, Térékha avait l’air de puiser du miel dans le tonneau. Le moujik, l’ayant aperçu, le prit pour un voleur, s’élança vers lui et lui asséna sur la tête un coup qui le renversa à terre. Le vieillard se tenait caché dans un coin ; il accourut aussitôt et saisit au collet le moujik : « Pourquoi as-tu tué ce jeune homme ? — Je te donnerai cent roubles, seulement ne parle de cela à personne ! » répondit le moujik. — « Donne-m’en cinq cents, ou je te livre à la justice ! » Le moujik donna les cinq cents roubles. Le vieillard prit le mort et le traîna au presbytère, il fit sortir un cheval de l’écurie du pope, mit Térékha sur le dos de l’animal, lui attacha les rênes aux mains, et lâcha le cheval dans les dépendances de l’église. Le pope sort précipitamment, invective Térékha et veut l’arrêter ; le cheval rentre au galop dans son écurie où le cavalier se heurte à une solive, ce qui a pour effet de le désarçonner : il roule en bas de sa monture. Alors surgit le vieillard, qui saisit le pope par sa barbe : « Pourquoi as-tu tué ce jeune homme ? Viens avec moi à la police ! » Que faire ? le pope lui donne trois cents roubles, à condition qu’il se taira, et inhume le défunt.

Autre version

Un pope avait une femme qui le trompait avec un amant. L’ouvrier de l’ecclésiastique s’était aperçu de cette intrigue et la traversait par tous les moyens possibles. « Comment me défaire de lui ? » pensa l’épouse infidèle, et elle alla demander conseil à une vieille sorcière ; mais depuis longtemps l’ouvrier s’était entendu avec celle-ci. « Ma chère, » commença l’épouse infidèle, « aide-moi à me débarrasser du pope et de son ouvrier. — « Va au bois, » répondit la vieille, « tu y trouveras Nicolas l’ermite ; adresse-toi à lui, il te viendra en aide. » La femme du pope courut au bois et se mit à la recherche de Nicolas l’ermite. Or l’ouvrier, parfaitement grimé, la barbe enfarinée, s’était glissé dans le creux d’un sapin ; il fit entendre un gémissement qui attira l’attention de la jeune femme ; elle tourna les yeux de ce côté, et, apercevant, dans l’intérieur du sapin, un vieillard tout blanc, elle s’approcha de l’arbre. « Batouchka Nicolas l’ermite, » dit-elle, « comment faire périr le pope et son ouvrier ? — « Ô femme, femme ! » répondit Nicolas l’ermite, « les faire périr ce serait un péché, mais on peut les priver de la vue. Fais demain un grand nombre de blines au beurre, ils les mangeront et deviendront aveugles ; si, de plus, tu leur fais cuire des œufs, ils perdront l’ouïe après en avoir mangé. »

De retour chez elle, la femme prépara des blines ; le lendemain elle les mit au feu et fit cuire des œufs. Comme le pope et son ouvrier étaient sur le point d’aller travailler dans la campagne, elle les invita à déjeuner avant de partir ; puis elle leur servit des blines et des œufs, apporta du beurre, n’épargna rien. « Mangez cela avec du beurre, mes chers amis, » dit-elle, « ce sera meilleur ! » L’ouvrier avait fait la leçon au pope. Quand ils eurent mangé, ils commencèrent à dire : « Comme il fait sombre ! » et ils tentèrent de grimper sur le mur. — « Qu’est-ce que vous avez, mes amis ? — « Dieu nous a punis : nous ne voyons plus clair du tout. » La femme les aida à se coucher sur le poêle ; après quoi elle appela son bon ami, avec qui elle se mit à boire et à rigoler. « Laisse-moi te βαισερ, » lui dit le visiteur, « mais par derrière, comme le bouc fait à la chèvre. » La jeune femme tendit sa croupe et son amant monta sur elle. Aussitôt le pope et l’ouvrier, quittant la place qu’ils occupaient sur le poêle, tombèrent à bras raccourcis sur les deux coupables.