Contes secrets Russes/Les moujiks et le barine

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Contes secrets Russes (Rousskiia Zavetnia Skazki)
Isidore Liseux (p. 36-38).

XXI

LES MOUJIKS ET LE BARINE


Un barine était allé un dimanche à la messe. Pendant qu’il priait Dieu, un moujik vint tout à coup se placer devant lui, et ce fils de chien lâcha un vent des plus fétides. « Quel drôle ! Comme il pue ! » pensa le barine et, s’approchant du paysan, il lui dit après avoir tiré de sa poche un rouble d’argent : « Écoute, moujik ! C’est toi qui as si bien vessé ? » Le moujik, voyant un rouble dans la main du gentilhomme, n’hésita pas à répondre : « Oui, barine. — Eh bien ! à la bonne heure, mon ami. Tiens, voici un rouble pour toi ! » Le moujik prit l’argent et se dit : « Pour sûr, le barine aime beaucoup cette odeur-là ; il faudra que j’aille à l’église tous les dimanches et que je me mette à côté de lui, chaque fois il me donnera un rouble. » La messe finie, les fidèles regagnèrent leurs logis. Le paysan alla chez son voisin et lui raconta son aventure. « Eh bien ! mon ami, » fit l’autre, « dimanche prochain, j’irai à l’église avec toi ; à deux, nous puerons encore plus fort et il nous donnera de l’argent à tous deux. »

Le dimanche suivant, ils allèrent ensemble à la messe, se placèrent devant le barine, et l’église se trouva bientôt remplie d’une odeur infecte. « Écoutez, mes enfants, » leur dit le barine en s’approchant d’eux, « c’est vous qui avez si bien vessé ? — Oui, monsieur. — Eh bien ! je vous remercie ; je regrette de n’avoir pas d’argent sur moi en ce moment, mais vous n’y perdrez rien, mes enfants. Quand la messe sera finie, dînez copieusement et venez ensuite vesser chez moi : je vous payerai alors le tout ensemble. — C’est bien, barine ; tout à l’heure nous irons tous deux chez Votre Grâce. »

L’office terminé, les moujiks allèrent dîner et, après s’être empiffrés, se rendirent chez le barine. Mais celui-ci leur réservait pour cadeau des verges et des bâtons. En voyant paraître les deux paysans, il leur dit : « Eh bien ! mes enfants, vous venez vesser ? — Précisément, monsieur. — Merci, merci ! Mais auparavant, mes gaillards, il faut vous déshabiller, car vous êtes fort couverts et vos vêtements pourraient intercepter l’odeur. » Les moujiks se dépouillèrent de tout ce qu’ils avaient sur le corps : sarrau, gilet, pantalon, chemise. Puis le barine fit un signe à ses domestiques : ils saisirent les visiteurs, les couchèrent sur le parquet et administrèrent à chacun d’eux cinq cents coups de baguette sur le dos. Ce ne fut pas sans peine que les deux paysans purent retourner chez eux ; ils déguerpirent avec tant de précipitation qu’ils ne pensèrent même pas à reprendre leurs vêtements.