Conversations de Goethe/Année 1826

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Conversations de Goethe, pendant les dernières années de sa vie : 1822-1832
Traduction par Émile Delerot.
G. Charpentier et E. Fasquelle, Éditeurs (Bibliothèque-Charpentier) (Tome premierp. 231-260).

Dimanche soir, 29 janvier 1826.

Le premier improvisateur allemand, le docteur Wolff, de Hambourg, est ici depuis plusieurs jours, et il a montré déjà au public son rare talent. Vendredi soir il a, en présence de la cour de Weimar et devant de nombreux auditeurs, donné une belle séance d’improvisation. Goethe, ce soir-là même, l’invita à venir le voir le lendemain matin. Il improvisa devant Goethe pendant cette matinée. Le soir je le vis, il paraissait très-heureux, disant que cette heure ferait époque dans sa vie, parce que Goethe, en quelques paroles, avait ouvert une nouvelle route devant lui, et parce que dans ses critiques il avait touché juste le point délicat.

Quand j’allai chez Goethe, nous parlâmes tout de suite de Wolff, et je dis : « Le docteur Wolff est très-heureux d’avoir reçu de Votre Excellence un bon conseil. »

« — J’ai été sincère avec lui, dit Gothe, et si mes paroles ont produit sur lui de l’effet et l’ont stimulé, c’est très-bon signe. Il a décidément du talent, il ne faut pas mettre cela en doute, mais il souffre de la maladie universelle du temps actuel : l’excès de retour sur soi-même, et de cela je voudrais le guérir. Je lui ai donné un sujet pour l’éprouver. Peignez-moi, lui dis-je, votre Retour à Hambourg. Il fut prêt immédiatement, et il commença à parler en vers pleins d’harmonie. Il me fallait l’admirer, mais je ne pus le louer. Vous ne m’avez pas peint, lui dis-je, le Retour à Hambourg, mais les sentiments d’un fils revenant vers ses parents, ses amis, et cette poésie pourrait aussi bien convenir pour un retour à Mersebourg ou à Iéna que pour un retour à Hambourg. Et cependant quelle ville remarquable, originale, que Hambourg ! et quel champ riche elle offrait aux descriptions les plus intéressantes par leurs détails, s’il avait su et osé saisir l’objet comme il le fallait ! »

J’observai que le public devait porter la faute des penchants si personnels des poëtes, puisqu’il accordait son approbation sans réserve à toutes les peintures de sentiments.

« Cela peut être, dit-il, mais, quand on donne au public quelque chose de meilleur, il est encore plus content. Je suis sûr que si un grand improvisateur tel que Wolff réussissait à peindre la vie des grandes villes, comme Rome, Naples, Vienne, Hambourg et Londres, avec une vérité si frappante et tant de vie que l’on pût croire les avoir devant les yeux, il entraînerait et ravirait tout le monde. S’il peut arriver à peindre les objets en dehors de lui, il est sauvé ; cela dépend de sa volonté, car il n’est pas sans imagination ; mais il faut qu’il se décide vite et qu’il ose s’emparer de ce qu’il voit. »

« Je crains, dis-je, que cela ne lui soit plus difficile qu’on ne pense, car cela demande un changement complet dans sa manière de concevoir. S’il réussit, il y aura en tout cas un temps d’arrêt momentané dans ses productions, et il aura besoin d’un long exercice pour que la peinture des objets extérieurs lui soit familière et soit en lui comme une seconde nature. »

« Oui, il est vrai que ce passage est immense, mais il ne faut que du courage et une prompte décision. C’est comme la crainte de l’eau avant le bain ; sautez vite, et l’élément est à vous. Un chanteur aussi a d’abord de la peine à se rendre maître des notes qui ne sont pas dans sa voix ordinaire, il faut cependant qu’il arrive à les rendre dociles comme les autres. De même pour le poëte. On ne mérite pas le nom de poëte tant qu’on ne sait exprimer que ses quelques sentiments personnels ; celui-là est un poète qui sait s’assimiler le monde et le peindre. Il est alors inépuisable, et peut toujours être nouveau, mais une nature personnelle a bientôt exprimé le peu qu’elle a en elle, et elle se perd alors dans la manière. On parle toujours de l’étude des anciens ; qu’est-ce que cela veut dire, sinon : tourne-toi vers le monde réel et cherche à le peindre ; car c’est là ce que firent les anciens lorsqu’ils vivaient. »

Goethe, en parlant ainsi, se promenait dans la chambre, pendant que moi je restais comme il aime me voir, assis sur ma chaise près de la table. Il se tint un instant près du poêle, puis, avec le geste de quelqu’un qui vient d’avoir une idée, il vint vers moi et me dit, le doigt placé sur ses lèvres : « Je vais vous apprendre quelque chose, et vous verrez que dans votre existence vous en trouverez souvent la confirmation. À toutes les époques de recul ou de dissolution les âmes sont occupées d’elles-mêmes, et à toutes les époques de progrès elles s’occupent du monde extérieur. Notre temps est un temps de recul, il est personnel[1]. Vous voyez cela non-seulement en poésie, mais en peinture et en bien d’autres choses. Dans tout effort sérieux et solide, au contraire, il y a un mouvement de l’âme vers le monde, comme vous le constaterez à toutes les grandes époques qui ont vraiment marché en avant par leurs œuvres ; elles sont toutes tournées vers le monde extérieur. »

Ces mots furent le point de départ des considérations les plus intéressantes, qui portaient surtout sur les quinzième et seizième siècles. Puis l’entretien arriva sur le théâtre, et sur la sensiblerie débile et larmoyante des nouvelles productions. « Je me console et je me fortifie maintenant avec Molière, dis-je. J’ai traduit son Avare et je m’occupe à présent de son Médecin malgré lui. Quel homme que Molière ! quelle âme grande et pure ! » — « Oui, dit Goethe, c’est là le vrai mot que l’on doit dire sur lui : c’était une âme pure ! en lui rien de caché, rien de difforme. Et cette grandeur ! Il gouvernait les mœurs de son temps ; au contraire, Iffland et Kotzebue se laissaient gouverner par les mœurs du leur ; ils n’ont pas su les franchir et s’élancer au delà. Molière montrait aux hommes ce qu’ils sont pour les châtier. »

« — Cela serait ainsi, dis-je, si l’on pouvait voir les pièces de Molière sur la scène dans toute leur pureté ; mais pour le public, tel que je le connais, elles ont beaucoup trop d’énergie et de naturel. Est-ce que ce raffinement excessif ne serait pas dû à ce qu’on appelle l’idéalisme de certains écrivains ? »

« — Non, dit Goethe, il est dû à la société elle-même. Et d’ailleurs, que viennent faire nos jeunes filles au théâtre ? Ce n’est pas là leur place, leur place est au couvent, et le théâtre n’est fait que pour les hommes et les femmes qui connaissent les choses humaines ! Quand Molière écrivait, les jeunes filles restaient au couvent, et il n’avait aucune précaution à prendre. Mais puisqu’il est difficile de ne pas mener nos jeunes filles au théâtre, et puisqu’on donnera toujours ces pièces affaiblies et par là excellentes pour elles, soyez sage, faites comme moi, et restez chez vous. — Je n’ai, quant à moi, porté un vrai intérêt au théâtre qu’autant que j’ai pu y agir d’une façon pratique. C’était ma joie d’élever cette institution à un haut degré de perfection, et aux représentations, j’avais moins d’attention pour les pièces que pour la manière bonne ou mauvaise dont les acteurs jouaient leurs rôles. Le lendemain matin, j’envoyais au régisseur la note écrite de mes critiques, et j’étais bien sûr à la représentation suivante de voir les défauts évités. Mais maintenant que je ne peux plus agir ainsi d’une façon pratique, je ne me sens plus aucun désir d’aller au théâtre. Je serais obligé de laisser les vices se produire sans pouvoir les corriger, et cela ne me va pas. Il en est de même pour la lecture des pièces. Les jeunes poètes allemands continuent toujours à m’envoyer leurs tragédies ; qu’est-ce que je peux en faire ? Je n’ai jamais lu les pièces allemandes que pour voir si je pourrais les faire jouer ; pour le reste, elles m’étaient indifférentes. Et maintenant, dans ma situation actuelle, qu’ai-je à faire des pièces de ces jeunes gens ? Pour moi-même, je ne gagne rien à lire comment on n’aurait pas dû composer une pièce, et je ne suis pas plus utile aux jeunes poëtes, puisque la chose est faite. S’ils m’envoyaient, au lieu de leurs pièces imprimées, le plan d’une pièce, je pourrais dire au moins : Continue, arrête-toi, fais ceci, fais cela, et mes paroles auraient un sens et une utilité. — Tout notre mal vient de ce que l’éducation poétique est tellement générale en Allemagne, que personne ne fait plus un mauvais vers. Les jeunes poètes qui m’envoient leurs œuvres ne sont pas au-dessous de leurs prédécesseurs, et comme ils voient ceux-ci si prisés, ils ne conçoivent pas pourquoi on ne les prise pas aussi. Et cependant on ne doit rien faire pour les encourager, car de pareils talents il y en a maintenant par centaines, et il ne faut pas provoquer la production d’œuvres superflues quand il y en a tant de nécessaires qui ne sont pas accomplies. Il faudrait un homme qui s’élevât au-dessus de tous ; lui seul pourrait faire du bien, car il n’y a que les œuvres extraordinaires qui soient utiles au monde. »

Jeudi, 16 février 1826.

Je suis allé ce soir à sept heures chez Goethe, que je trouvai seul dans sa chambre. Je m’assis près de lui à sa table, et lui appris que la veille j’avais vu à l’hôtel le duc de Wellington qui va à Saint-Pétersbourg.

« Eh bien, dit Goethe s’animant, comment est-il ? Parlez-moi de lui ! Ressemble-t-il à son portrait ? »

« — Oui, dis-je ; mais il a quelque chose de mieux, de plus original. Quand on a jeté un coup d’œil sur son visage, tous ses portraits ne sont plus rien. Et le voir une fois suffit pour ne pas l’oublier ; une telle impression ne s’efface pas. Son œil foncé a l’éclat le plus serein, et on se sent frappé par son regard. Sa bouche est parlante, même quand elle est fermée. Il a l’air de quelqu’un qui a beaucoup réfléchi, qui a eu la vie la plus grande, et qui maintenant traite le monde avec une grande sérénité et un grand calme, et que rien n’inquiète plus, il m’a semblé dur et résistant comme une épée de Damas. Il paraît approcher de la soixantaine ; il se tient droit, il est élancé sans être très-grand, et plutôt un peu maigre que gros. Je le vis au moment où il allait repartir et où il montait en voiture. Le salut qu’il a fait en s’inclinant fort peu et en portant la main à son chapeau, lorsqu’il a passé à travers la foule rangée, avait quelque chose de très-aimable. »

Goethe écoutait ma description avec un intérêt visible. « Eh bien, dit-il, vous avez vu un héros de plus ! C’est quelque chose ! » Nous en vînmes à Napoléon, et je regrettais de n’avoir pas vu ce héros-là. « Oui, dit Goethe, cela aussi méritait d’être vu… cet abrégé du monde ! » « — Il avait un grand air, n’est-ce pas ? demandai-je. » « — Il était lui, dit Goethe, et on le regardait parce que c’était lui, voilà tout ! »

J’avais apporté pour Goethe une très-curieuse poésie dont je lui avais parlé il y a quelques soirs, une poésie de lui-même que cependant il ne se rappelait pas, tant elle est ancienne. Imprimée au commencement de l’année 1766 dans les Visibles, journal qui paraissait alors à Francfort, elle avait été apportée à Weimar par un ancien domestique de Goethe, et, par lui, elle était arrivée entre mes mains. C’était, selon toute apparence, la plus ancienne de toutes les poésies connues de Goethe. Elle avait pour sujet la descente du Christ aux enfers, et il était curieux de voir combien les scènes religieuses étaient familières à l’esprit du jeune auteur. L’inspiration semblait venir de Klopstock, mais l’exécution était tout autre ; elle était plus forte, plus libre, plus légère, et avait plus d’énergie et plus de mouvement. Son feu extraordinaire faisait penser à la fermentation d’une vigoureuse jeunesse ; le manque d’idées la faisait revenir plusieurs fois sur elle-même et elle était trop longue. Je présentai à Goethe le vieux journal tout jauni, dont les feuilles ne tenaient plus qu’à peine, et en voyant le journal, il se rappela la poésie. « Il est possible, dit-il, que j’aie composé cette poésie pour mademoiselle de Klettenberg. Il y a dans le titre : « Ébauché sur une prière faite à l’auteur ; » et il n’y a qu’elle parmi mes amis qui pût me demander un pareil sujet. Je manquais alors de sujets, et j’étais heureux de trouver quelque chose à chanter. Encore ces jours-ci, il m’est tombé entre les mains une poésie de ce temps écrite en anglais[2] et dans laquelle je me plains de manquer de sujets. C’est là aussi un grand malheur pour nous autres, Allemands ; notre histoire primitive est dans un lointain trop obscur, et plus tard, l’absence d’une dynastie nationale lui ôte tout intérêt général. Klopstock s’est essayé à Arminius, mais c’est un sujet trop éloigné ; on n’a rien de commun avec ce temps, on ne sait ce qu’il vient nous dire, et sa peinture est restée sans effet, sans popularité. J’ai fait un essai heureux avec mon Gœtz de Berlichingen ; c’était déjà nous-mêmes que nous voyions-là, et on pouvait tirer un bon parti de cette époque.

« Avec Werther et Faust au contraire, c’est dans mon cœur qu’il me fallut de nouveau tout puiser, ce que l’on me donnait ne me menait pas loin ; je me servis une fois du diable et des sorciers, puis, satisfait d’avoir ainsi mangé mon héritage d’enfant du Nord, j’allai m’asseoir à la table des Grecs. Mais si j’avais connu, comme je les connais maintenant, toutes les œuvres parfaites qui existent chez eux depuis des centaines et des milliers d’années, je n’aurais jamais écrit une seule ligne ; j’aurais employé autrement mon activité. »

Jour de Pâques, 26 mars 1826.

Goethe était aujourd’hui à dîner de l’humeur la plus sereine et la plus cordiale. Il avait reçu un envoi précieux : c’était le manuscrit de la dédicace du Sardanapale de Byron, Il nous la montra pour dessert, en pressant en même temps sa fille de lui rendre la lettre écrite de Gênes par Byron[3]. « Tu vois, chère enfant, dit-il, j’ai là maintenant ensemble tout ce qui a trait à mes relations avec Byron ; aujourd’hui je reçois d’une façon singulière cette page curieuse ; il ne me manque plus que cette lettre. »

Mais l’aimable admiratrice de Byron ne voulait pas se priver de la lettre. « Cher père, vous me l’avez donnée, et je ne vous la rendrai pas : si vous voulez absolument que tout ce qui se ressemble se rassemble, donnez-moi encore cette page précieuse d’aujourd’hui, et je garderai les deux trésors l’un à côté de l’autre. » C’était ce que Goethe voulait encore moins ; la discussion se prolongea gaiement encore pendant quelque temps, jusqu’à ce qu’elle se perdit dans la vivacité de la conversation générale.

Quand nous fûmes levés de table et que les dames furent sorties, je restai seul avec Goethe. Il alla chercher dans sa chambre de travail un portefeuille rouge, et, s’approchant avec moi de la fenêtre, il l’ouvrit : « Vous voyez, dit-il, j’ai mis là tout ce qui se rapporte à mes relations avec Byron. Voici sa lettre de Livourne, voici une copie de sa dédicace, voici ma poésie, voici ce que j’ai écrit sur les Conversations de Medwin ; il ne me manque que la lettre de Gènes, mais elle ne veut pas la rendre. — Les Anglais peuvent penser de Byron ce qu’ils voudront, il n’en reste pas moins certain qu’ils ne peuvent pas montrer chez eux de poëte qui lui soit comparable. Il est différent de tous les autres, et presque en tout plus grand. »

Lundi, 15 mai 1826.

J’ai parlé avec Goethe de Schütze, dont il a dit beaucoup de bien. — « Dans mes jours maladifs de la semaine dernière, dit-il, j’ai lu ses Heures sereines ; et le livre m’a fait grand plaisir. Si Schütze eût vécu en Angleterre, il aurait fait époque, car, avec son don d’observer et de peindre, il ne lui a manqué que le spectacle d’une vie animée. »

Jeudi, 1er  Juin 1826.

Goethe m’a parlé du Globe[4]. « Les rédacteurs, a-t-il dit, sont des gens du monde enjoués, nets, hardis au suprême degré. Ils ont une manière de blâmer fine et galante ; au contraire, nos savants allemands croient toujours qu’il faut se dépêcher de haïr celui qui ne pense pas comme nous. Je mets le Globe parmi les journaux les plus intéressants, et je ne pourrais pas m’en passer. »

Mercredi, 26 juillet 1826.

Ce soir j’ai eu le bonheur de recueillir beaucoup d’idées de Goethe sur le théâtre. Je lui disais qu’un de mes amis avait l’intention d’arranger pour la scène les Deux Foscari de Byron ; il doutait du succès, et il dit : « C’est là une séduction trompeuse, en effet. Quand nous lisons une pièce, et qu’elle produit sur nous un grand effet, nous croyons que cet effet serait le même sur la scène, et nous nous imaginons que nous pourrons facilement l’y adapter. Mais il y a quelque chose de bizarre : une pièce que le poëte à l’origine n’a pas écrite en la destinant à la scène n’y voudra pas monter, et, quels que soient les moyens que l’on emploie, elle résistera toujours par des défauts de convenance. Quelle peine ne me suis-je pas donnée avec mon Gœtz de Berlichingen ; eh bien, ce n’est pas une vraie pièce pour le théâtre. C’est trop vaste ; il m’a fallu la partager en deux parties : la dernière a bien l’effet théâtral, mais la première ne peut être considérée que comme une exposition. Si l’on voulait donner une seule fois la première partie, pour montrer la marche du sujet, puis ne plus jouer ensuite que la seconde partie, cela pourrait aller. Il en est de même pour Wallenstein ; il ne faut pas jouer deux fois les Piccolomini, mais on revoit toujours avec plaisir la Mort de Wallenstein. »

Je lui demandai comment devait être une pièce pour être théâtrale.

« Il faut qu’elle soit symbolique, c’est-à-dire que chaque situation doit être importante par elle-même, et en même temps ouvrir une perspective sur une situation plus importante. Le Tartuffe de Molière est à ce point de vue un grand modèle. Pensez seulement à la première scène, quelle exposition ! Tout est intéressant dès le commencement, et fait pressentir des événements plus graves. L’exposition de Minna de Barnhelm de Lessing est aussi excellente, mais celle de Tartuffe est unique dans le monde ; c’est ce qui existe de plus grand et de meilleur en ce genre. »

Nous fûmes conduits aux pièces de Caldéron :

« Chez Caldéron, dit Goethe, vous trouvez la même perfection théâtrale. Ses pièces sont toutes prêtes à monter sur les planches ; il n’y a pas un trait qui ne soit calculé en vue de cet effet. Caldéron est le poëte qui a eu avec son génie le plus d’intelligence. »

« — Il est singulier, dis-je, que les pièces de Shakspeare ne soient pas de vraies pièces pour le théâtre, lorsque Shakspeare les a toutes écrites pour son théâtre. »

« — Shakspeare, répondit Goethe, écrivait ces pièces comme sa nature les lui dictait ; son temps, l’organisation de la scène d’alors, n’exigeaient rien autre chose de lui ; on acceptait et on approuvait ce que Shakspeare apportait. S’il avait écrit pour la cour de Madrid ou de Louis XIV, il se serait sans doute astreint à une forme plus sévère ; mais il n’y a aucun malheur qu’il ait écrit comme il l’a fait, car ce que Shakspeare a perdu comme poëte dramatique, il l’a regagné comme poëte pur et simple. Shakspeare est un grand psychologue, et, tout ce que peut éprouver le cœur de l’homme, on l’apprend dans ses pièces. »

Nous avons parlé de la difficulté d’une bonne direction de théâtre, et Goethe a dit :

« Le difficile, c’est de savoir rejeter l’accessoire, et ne pas le laisser nous détourner de nos grands principes. Ces grands principes consistent dans un bon répertoire de tragédies, d’opéras et de comédies, composé d’excellentes œuvres sur lesquelles on puisse compter, et qu’il faut considérer comme une base immuable. Par l’accessoire et l’accidentel, j’entends une pièce nouvelle que l’on est curieux de connaître, un acteur en représentation que l’on veut voir dans certains rôles, etc. Il ne faut pas que tout cela nous détourne de notre voie, et nous devons toujours revenir à notre répertoire. Notre temps est si riche en pièces vraiment bonnes, qu’il n’y a rien de plus facile à un connaisseur que de former un bon répertoire. Mais rien n’est plus difficile que de le maintenir. — Lorsque je dirigeais le théâtre avec Schiller, nous avions un avantage, c’était d’aller jouer l’été à Lauchstedt[5]. Nous avions là un public d’élite qui ne voulait que de l’excellent ; nous retournions à Weimar toujours familiarisés avec les meilleures pièces ; nous pouvions répéter l’hiver toutes les représentations de l’été. De plus, le public de Weimar avait confiance dans notre direction, et même, lorsqu’il ne comprenait pas tout ce que nous faisions, il était convaincu qu’une vue élevée nous dirigeait dans notre manière d’agir. À partir de 1790, le vrai temps de l’intérêt que je portais au théâtre était déjà passé, je n’écrivais plus pour la scène, je voulais me consacrer entièrement à l’épopée. Schiller a ranimé mon intérêt éteint, et, par amour pour lui et pour ses œuvres, je m’occupai de nouveau du théâtre. Au moment de mon Clavigo, il m’eût été facile d’écrire une douzaine de pièces de théâtre ; les sujets ne manquaient pas, et j’avais la production facile ; j’aurais toujours pu écrire une pièce en huit jours, et je suis fâché de ne pas l’avoir fait[6]. »

Mercredi, 8 novembre 1826.

Goethe a encore parlé aujourd’hui avec admiration de lord Byron : « J’ai lu de nouveau, m’a-t-il dit, sa Métamorphose du bossu, et je dois dire que son talent me semble toujours plus grand. Son Diable est issu de mon Méphistophélès, mais ce n’est pas une imitation, tout est entièrement original, nouveau, et tout est serré, riche de sens et spirituel. Il n’y a pas un passage faible ; il n’y a pas une place, fût-elle grande comme la tête d’une épingle, où manquent l’invention et l’esprit. Sans l’hypocondrie et la négation, il serait aussi grand que Shakspeare et les anciens. » — Je marquai de l’étonnement. — « Oui, dit Goethe, vous pouvez me croire, je l’ai de nouveau étudié, et je suis toujours forcé de lui accorder davantage. »

Dans un entretien précédent, Goethe m’avait dit : « Lord Byron a trop d’empirisme. » Je n’avais pas bien compris ce qu’il voulait dire, je ne demandai pas d’explication et je méditai en silence ce mot. N’ayant rien gagné par la méditation, je me dis que je devais attendre jusqu’à ce que mon développement fût plus avancé, ou jusqu’à ce qu’une heureuse circonstance me découvrît le secret. Cette circonstance s’est présentée. Un soir, une représentation excellente de Macbeth avait produit de l’effet sur moi ; le jour suivant, je prends les œuvres de Byron pour lire son Beppo ; mais après le Macbeth ce poème ne voulait plus me plaire, et plus je lisais, plus j’entrevoyais ce que Goethe pouvait avoir voulu dire.

Dans Macbeth, ce qui avait agi sur moi, c’était une suite d’idées grandes, puissantes, élevées, qui n’auraient jamais pu venir d’un autre esprit que Shakspeare, nature profonde qui me révélait ce qui chez elle est inné. Tout ce qui dans cette pièce est donné par l’expérience était subordonné à l’esprit poétique, et ne servait qu’à lui permettre de s’exprimer et d’agir. Le grand poëte nous élevait jusqu’à lui pour nous faire partager les points de vue qu’il avait découverts. Au contraire, en lisant Beppo, je sentais que là dominait un monde impie, donné par l’expérience, et auquel l’esprit qui nous le présente s’était en quelque sorte associé. Ce n’étaient plus cette grandeur et cette pureté innées de l’esprit d’un poëte plein d’élévation ; la manière de penser du poëte semblait, par un commerce fréquent avec le monde, être devenue de même nature que lui. Il semblait au même niveau que tous les hommes du monde, élégants et spirituels, dont il ne se distinguait par rien, sinon par son grand talent de peintre, de telle sorte qu’il pouvait être considéré comme leur organe. Je sentis bien alors comment Byron « avait trop d’empirisme. » Ce n’est pas parce qu’il fait passer devant nos yeux trop de vie réelle, c’est parce que sa haute nature poétique semble se taire, et même semble obéir à une manière de penser tout empirique.

Mercredi, 29 novembre 1826.

J’avais lu aussi la Métamorphose du bossu de Byron, et après dîner j’en causai avec Goethe. « N’est-ce pas, dit-il, les premières scènes ont de la grandeur, et de la grandeur poétique ? Le reste, lorsque tout se disjoint et que l’on va assiéger Rome, je ne veux pas le vanter comme poétique, mais il faut avouer que c’est spirituel. »

« — Extrêmement, dis-je ; mais il n’y a aucun art à être spirituel, quand on ne respecte rien. »

Goethe se mit à rire. « Vous n’avez pas tout à fait tort, dit-il, et il faut avouer que le poëte en dit plus que l’on ne voudrait ; il dit la vérité, mais elle blessera, et on aimerait mieux le voir la bouche close. Il y a des choses dans le monde que le poëte fait mieux de bien cacher que de découvrir, mais c’est là le caractère de Byron, et le vouloir autrement, ce serait le détruire. » — « Oui, dis-je, c’est excessivement spirituel ; par exemple ce passage :

Le diable dit la vérité bien plus souvent qu’il ne semble :
Il a un auditoire ignorant.

« — Cela est certes aussi grand et aussi libre que tout ce que mon Méphistophélès a jamais dit. Puisque nous parlons de Méphistophélès, je veux vous montrer quelque chose que Coudray m’a rapporté de Paris ; que dites-vous de cela ? »

Il me présenta une lithographie représentant la scène où Faust et Méphistophélès, pour délivrer Marguerite de la prison, glissent en sifflant dans la nuit sur deux chevaux, et passent près d’un gibet. Faust monte un cheval noir, lancé à un galop effréné, et qui paraît, comme son cavalier, s’effrayer des spectres qui passent sous le gibet. Ils vont si vite que Faust a de la peine à se tenir. Un vent violent vient à sa rencontre, et a enlevé sa toque qui, retenue à son cou par un cordon, flotte loin derrière lui. Il tourne vers Méphistophélès un visage plein d’anxiété et semble épier sa réponse. Méphistophélès est tranquille, sans crainte, comme un être supérieur. Il ne monte pas un cheval vivant : il n’aime pas ce qui vit. Et d’ailleurs il n’en a pas besoin ; sa volonté suffit pour l’entraîner aussi vite que le vent. Il n’a un cheval que parce qu’il faut qu’on se l’imagine à cheval ; il lui suffisait donc de ramasser parmi les premiers débris d’animaux qu’il a rencontrés, un squelette ayant encore sa peau. Cette carcasse est de ton clair, et semble jeter dans l’obscurité de la nuit des lueurs phosphorescentes. Elle n’a ni rênes ni selle, et galope sans cela. Le cavalier supra-terrestre, tout en causant, se tourne vers Faust d’un air léger et négligent ; l’air qui fouette à sa rencontre n’existe pas pour lui ; il ne sent rien, son cheval non plus ; ni un cheveu ni un crin ne bougent.

Cette spirituelle composition nous donna le plus grand plaisir. « On doit avouer, dit Goethe, qu’on ne s’était pas soi-même représenté la scène aussi parfaitement. Voici une autre feuille, que dites-vous de celle-là ? »

Je vis la scène brutale des buveurs dans la cave d’Auerbach ; le moment choisi, comme étant la quintessence de la scène entière, était celui où le vin renversé jaillit en flammes et où la bestialité des buveurs se montre de diverses manières. Tout est passion, mouvement ; Méphistophélès seul reste dans la sereine tranquillité qui lui est habituelle. Les blasphèmes, les cris, le couteau levé sur lui par son voisin le plus proche ne lui sont de rien. Il s’est assis sur un coin de table et laisse pendre ses jambes ; lever son doigt, c’est assez pour éteindre et la passion et la flamme. Plus on considérait cet excellent dessin, plus on admirait la grandeur d’intelligence de l’artiste, qui n’avait pas créé une seule figure semblable à une autre et qui dans chacune d’elles présentait un nouvel instant de l’action.

« M. Delacroix, a dit Gœthe, est un grand talent, qui a, dans Faust, précisément trouvé son vrai aliment. Les Français lui reprochent trop de rudesse sauvage, mais ici, elle est parfaitement à sa place. On espère qu’il reproduira Faust tout entier, et j’attends surtout avec joie la cuisine des sorcières et les scènes du Brocken. On voit que son observation a sondé profondément la vie, et pour cela une ville comme Paris lui offrait les meilleures occasions. »

Je dis alors que de tels dessins contribuaient énormément à une intelligence plus complète du poëme. « C’est certain, dit Goethe, car l’imagination plus parfaite d’un tel artiste nous force à nous représenter les situations comme il se les est représentées à lui-même. Et s’il me faut avouer que M. Delacroix a surpassé les tableaux que je m’étais faits de scènes écrites par moi-même, à plus forte raison les lecteurs trouveront-ils toutes ces compositions pleines de vie et allant bien au delà des images qu’ils se sont créées. »

Lundi, 11 décembre 1826.

J’ai trouvé Goethe dans une animation très-gaie. Il me dit avec vivacité : « Alexandre de Humboldt est venu ce matin ici quelques heures. Quel homme ! Je le connais depuis longtemps, et cependant il me met toujours dans un nouvel étonnement. On peut dire qu’en connaissances et en science vivante il n’a pas son égal, et avec cela une variété de savoir que jamais je n’ai rencontrée à ce degré !… Quelque idée que l’on agite, il est partout chez lui, et nous accable de trésors intellectuels. Je crois voir une fontaine avec une quantité de tuyaux ouverts, on n’a qu’à mettre sa cruche, on a de l’eau fraîche tant que l’on en désire. Il doit rester ici quelques jours et je sens déjà qu’il me semblera que j’aurai vécu des années. »

Mercredi, 13 décembre 1826.

Après dîner, les dames louaient un portrait d’un jeune peintre, « et, ajoutaient-elles, ce qu’il y a de plus admirable, c’est qu’il a tout appris seul. » Cela se reconnaissait surtout aux mains, qui avaient des fautes de dessin.

« On voit, dit Goethe, que le jeune homme a du talent, mais on doit le blâmer et non le louer d’avoir tout appris seul. On ne naît pas avec un talent pour le laisser abandonné à lui-même ; il faut l’adresser à l’art et aux bons maîtres, afin qu’ils en fassent quelque chose. Ces jours-ci, j’ai lu une lettre de Mozart, où il écrit à un baron qui lui envoyait ses compositions à peu près ceci : « On « ne peut que vous blâmer, vous autres dilettantes, car ordinairement, chez vous, de deux choses l’une : ou vous n’avez aucune idée originale, et alors vous pillez ; ou vous avez des idées, et alors vous ne savez pas vous en servir. » N’est-ce pas divin ? Cette grande parole que Mozart a prononcée à propos de musique ne s’applique-t-elle pas à tous les autres arts ? Léonard de Vinci dit : « Si votre fils ne se sent pas porté, quand il dessine, à faire ressortir tellement les objets par de fortes ombres, qu’on pourrait les prendre avec la main, il n’a aucun « talent. » Et il ajoute encore : « Si votre fils ne possède pas parfaitement perspective et anatomie, conduisez-le chez un bon maître. » Or maintenant, c’est à peine si nos jeunes gens entendent l’une et l’autre quand ils quittent leurs maîtres. Les temps sont bien changés. Nos jeunes peintres manquent d’âme et d’esprit ; leurs inventions ne disent rien et n’ont aucun effet ; ils peignent des épées qui ne coupent pas et des flèches qui ne blessent pas ; et je crois souvent sentir une idée me dominer, c’est que tout esprit a disparu du monde ! »

« — Cependant, dis-je, on serait disposé à croire que les grands événements militaires de ces dernières années ont dû exciter l’esprit. »

« — Ils ont ranimé la volonté plus que l’esprit, et l’esprit politique plus que l’esprit artistique ; toute naïveté et tout sentiment de la beauté sensible sont perdus ; et sans ces deux grandes qualités, un peintre peut-il faire quelque chose de capable de vous plaire ? »

Je lui dis que j’avais lu, il y a peu de jours, dans son Voyage en Italie, un passage sur un tableau du Corrége représentant le sevrage du petit Jésus ; il est sur le sein de Marie, on lui présente une poire, et l’enfant hésite entre le fruit et le sein de sa mère, il ne sait lequel choisir.

« Oui, dit Goethe, ce petit tableau, voilà une œuvre ! Là il y a esprit, naïveté, sentiment de la beauté sensible. Le sujet sacré est devenu un sujet humain et universel ; c’est le symbole d’un degré de la vie que nous franchissons tous. Un tel tableau est immortel, parce qu’il s’étend aussi bien en arrière vers les premiers temps qu’en avant vers l’avenir. Si, au contraire, on peint le Christ qui fait approcher de lui les petits enfants, ce tableau ne dira rien ou fort peu de chose.

« Voilà plus de cinquante ans que j’observe la peinture allemande, bien plus même, que je travaille à avoir sur elle une influence, aujourd’hui je peux dire que dans l’état actuel il y a peu à attendre d’elle. Il faudrait qu’il vînt un grand talent qui s’appropriât tout ce qu’il y a de bon dans l’époque, et qui par là dominât tout. Tous les moyens sont prêts, les chemins indiqués, frayés. N’avons-nous pas devant les yeux des œuvres de Phidias lui-même, à qui notre jeunesse ne pouvait penser. Rien ne manque aujourd’hui qu’un grand talent, et il viendra, je l’espère. Il est peut-être déjà dans le berceau, et vous pourrez encore vivre pendant l’éclat de sa gloire. »

Mercredi, 20 décembre 1826.

J’ai raconté à Goethe après dîner que j’avais fait une découverte qui m’avait donné le plus grand plaisir. J’avais remarqué à une bougie que dans la partie inférieure et transparente de la flamme se produisait le même phénomène par lequel le ciel paraît bleu ; là aussi on voit l’obscurité à travers un corps sombre éclairé. Je demandai à Goethe s’il connaissait ce fait et s’il l’avait rapporté dans sa Théorie des couleurs. « Sans doute, » dit-il. Il prit un volume et me lut le paragraphe où tout était exposé tel que je l’avais vu. « Cela me fait plaisir, dit-il, que ce phénomène vous ait frappé sans que vous le connussiez par ma Théorie des couleurs ; vous l’avez saisi maintenant, et vous pouvez dire que vous le possédez. Vous avez là un point de départ qui peut vous servir pour passer aux autres phénomènes. Je veux tout de suite vous en montrer un nouveau. »

Il pouvait être environ quatre heures. Le ciel était couvert, et le crépuscule commençait. Goethe alluma une bougie et la porta près de la fenêtre sur une table. Il la mit sur une feuille de papier blanc, et plaça un petit bâton devant la bougie, de façon à ce que la bougie fut entre le petit bâton et la fenêtre ; le bâton projetait une ombre vers nous. « Eh bien, me dit Goethe, vous voyez cette ombre ! » — « Oui, dis-je, elle est bleue. » — « Vous retrouvez donc encore ici la teinte bleue ; mais plaçons le petit bâton de l’autre côté de la bougie, entre elle et la fenêtre, que voyez-vous ? » — « Encore une ombre. » — « Mais de quelle couleur ? » — « Jaune orangée ; quelle est donc la cause de ce double phénomène ? » — « Ceci est votre affaire ; cherchez à l’expliquer. Il y a une explication, mais elle est difficile à trouver. Ne regardez pas dans ma Théorie des couleurs avant d’avoir perdu l’espoir de la trouver par vous-même. » Je le promis avec plaisir. « Je veux maintenant vous montrer sur de plus grandes proportions le phénomène que vous avez observé à la partie inférieure de la flamme d’une bougie, lorsqu’un objet clair et transparent, en se trouvant devant l’obscurité, produit la couleur bleue. » Il prit une cuiller, la remplit d’esprit de vin qu’il enflamma. Il produisait ainsi un corps transparent et clair, à travers lequel l’obscurité prenait une teinte bleue. En tournant l’esprit enflammé vers une partie sombre, le bleu devenait plus foncé ; en le tournant du côté du jour, le bleu s’affaiblissait ou disparaissait entièrement.

« Tout se passe de même, dit Goethe, dans la nature, qui est si simple, et qui répète toujours en petit ses plus grands phénomènes. La loi qui donne au ciel sa couleur bleue se vérifie dans la flamme d’une bougie, dans de l’esprit de vin enflammé, dans la fumée qui s’élève au-dessus d’un village, et qui se détache sur un fond obscur de montagnes.

« — Comment les disciples de Newton expliquent-ils ce phénomène très-simple ? demandai-je.

« — Vous ne devez pas le savoir, c’est par trop niais, et on ne comprend pas assez tout le dégât qu’amène dans une tête bien faite l’admission d’une sottise. Ne vous occupez pas des Newtoniens, contentez-vous de la vraie théorie, et vous vous en trouverez bien. S’occuper du faux est peut-être en ce genre aussi désagréable et aussi nuisible que d’être obligé d’étudier une mauvaise tragédie pour en éclairer toutes les parties et en exposer les côtés faibles. C’est ici absolument de même, et il ne faut pas s’occuper de pareilles choses sans nécessité. J’honore les mathématiques comme la science la plus élevée et la plus utile, tant qu’on l’emploie là où elle est à sa place ; mais je ne peux approuver qu’on en fasse abus en dehors de son domaine, et là où la noble science semble une niaiserie. Comme si un objet n’existait que si l’on peut le prouver par les mathématiques ! Ne serait-il pas fou celui qui ne voudrait croire à l’amour de son amante que si elle peut le lui prouver mathématiquement ! Elle lui prouvera mathématiquement sa dot, mais non son amour. Ce ne sont pas non plus les mathématiciens qui ont trouvé la métamorphose des plantes ! Je suis venu à bout de tout sans mathématiques, et il a bien fallu que les mathématiciens cependant en reconnaissent la valeur. Pour comprendre les phénomènes de la Théorie des couleurs, il ne faut rien de plus qu’une observation nette et une tête saine ; mais ce sont deux choses plus rares qu’on ne croit. »

« — Comment parle-t-on maintenant en France et en Angleterre de la Théorie des couleurs ? »

« — Les deux nations ont leurs qualités et leurs défauts. Ce qu’il y a de bon chez les Anglais, c’est qu’ils agissent toujours d’une façon pratique, mais ce sont des pédants. Les Français sont des têtes bien faites, mais tout chez eux doit être positif, et ce qui ne l’est pas, ils le rendent tel. Cependant pour la théorie des couleurs, ils sont en bonne voie, et un de leurs meilleurs esprits s’en rapproche de très-près. Il dit : « La couleur est dans les choses mêmes. » C’est-à-dire que, de même qu’il y a dans la nature un principe acidifiant, il y a un principe colorant. Il n’explique pas à la vérité les phénomènes, mais il donne à la nature le rôle actif, et enlève à la théorie l’étroitesse des mathématiques. »

On apporta les journaux de Berlin, Goethe s’assit pour les lire, et il m’en donna un en même temps. Je trouvai aux nouvelles des théâtres que l’Opéra et le Théâtre-Royal ne donnaient tous deux que des pièces également mauvaises.

« Comment en serait-il autrement, dit Goethe. Certes, avec le secours des bonnes pièces anglaises, françaises et espagnoles, on pourrait composer un répertoire tel que, chaque soir, serait jouée une bonne pièce. Mais est-ce que la nation sent le besoin de ne voir que de bonnes pièces ? C’était un autre temps, celui où écrivaient Eschyle, Sophocle et Euripide ; c’était un siècle qui avait près de lui un bon génie, et qui n’acceptait que la vraie grandeur et la perfection ; mais dans notre mauvaise époque, où est donc le besoin de la perfection ? Avec quoi le comprendrait-on ?

« Et puis, on veut du nouveau ! À Berlin, à Paris, le public est partout le même. Chaque semaine à Paris, on écrit et on joue une infinité de pièces nouvelles, et il faut passer toujours à travers cinq ou six pitoyables pour être enfin dédommagé par une bonne.

« Les acteurs en représentation, voilà le seul moyen pour soutenir maintenant un théâtre en Allemagne. Si j’étais encore directeur, pendant tout l’hiver, j’aurais de bons acteurs de passage. Par là, non-seulement on reverrait sans cesse jouer les bonnes pièces, mais l’intérêt se porterait plus sur les acteurs que sur les pièces ; on pourrait comparer et juger chaque jeu différent ; le public gagnerait en pénétration, et nos propres acteurs seraient toujours, par le jeu de cet hôte, excités et stimulés. Sans cesse des acteurs en représentation, sans relâche, et vous vous étonnerez des résultats utiles qui sortiront de là pour le théâtre et pour le public. Je vois venir le temps où un homme né pour le métier et habile dirigera en même temps quatre théâtres ; il les pourvoira l’un par l’autre d’acteurs en représentation, et je suis sûr qu’il se tirera mieux d’affaire avec quatre théâtres qu’avec un seul[7]. »

Mercredi, 27 décembre 1826.

J’avais bien réfléchi chez moi aux phénomènes de la lumière bleue et jaune, et à force de faire des observations avec une lumière, je croyais avoir deviné l’énigme. Je le dis aujourd’hui à Goethe en dînant. « Ce serait beau, dit-il ; après-dîner vous me l’expliquerez. » — « J’aimerais mieux l’écrire, dis-je, parce qu’en parlant la justesse de l’expression me manque aisément. » — « Vous l’écrirez plus tard, mais aujourd’hui vous me ferez la démonstration sous mes yeux pour que je voie si vous êtes dans le vrai. »

Après dîner, il faisait encore grand jour, Goethe me demanda : « Pouvez-vous faire l’expérience maintenant ?

— Non. — Pourquoi ? — Il fait encore trop clair ; il faut que le crépuscule commence pour que la bougie jette une ombre forte, et il faut cependant qu’il fasse encore assez clair pour que la lueur du jour éclaire cette ombre. — Hum ! dit-il, vous n’avez pas tort. »

Quand le crépuscule commença à venir, je dis à Goethe qu’il était temps. Il alluma les bougies et me donna la feuille de papier et le petit bâton. « Expérimentez et enseignez, maintenant, » me dit-il.

Je plaçai la bougie sur la table, près de la fenêtre, je plaçai le petit bâton sur le milieu du papier entre la fenêtre et la bougie ; le phénomène se montrait dans toute sa beauté. De chaque côté du petit bâton partait une ombre ; celle qui se dirigeait vers la bougie était très-jaune, celle qui se dirigeait de l’autre côté vers la fenêtre était, au contraire, très-bleue.

« Eh bien, comment se produit le bleu ? » — « Il faut d’abord que je dise de quel principe je tire mon explication des deux phénomènes. Lumière et ténèbres ne sont pas des couleurs, ce sont deux extrêmes dans l’intervalle desquels, naissent les couleurs, par une modification de chacun des extrêmes. La couleur jaune est à la limite de la lumière, elle apparaît quand je regarde la lumière à travers un milieu trouble ; la couleur bleue est à la limite des ténèbres, elle apparaît quand je considère l’obscurité à travers un milieu transparent éclairé.

« Ceci posé, expliquons nos phénomènes. Le petit bâton placé près de la bougie doit jeter une ombre, cette ombre serait noire si je fermais les volets, et si je supprimais la lumière du jour répandue ici. Mais comme cette lumière pénètre ici et forme un milieu clair, à travers lequel je regarde l’ombre portée par le petit bâton, cette ombre doit être colorée en bleu, selon la loi exprimée. » Goethe rit et dit : « Voilà le bleu, mais le jaune ? » — « Il résulte de la loi de la lumière troublée d’ombre. La bougie jette sur le papier une lumière qui déjà a une légère teinte jaune. Le jour est assez fort pour former une ombre derrière le petit bâton, et cette ombre légère, en se mêlant à une pleine lumière, produit la couleur jaune. Si je rends cette ombre portée très-légère, en rapprochant le plus possible le petit bâton de la bougie, de manière à diminuer l’action du jour et à augmenter l’action de la bougie, alors l’ombre portée est jaune clair, c’est la lumière presque pure ; si j’éloigne le petit bâton de la bougie, et si par conséquent l’ombre causée par le jour prend plus de force, alors le jaune devient rougeâtre, rouge même ; il y a invasion d’une quantité plus forte de ténèbres dans la lumière. »

Goethe sourit mystérieusement. « Eh bien, est-ce cela ? dis-je. » — « Vous avez bien vu et fort joliment décrit le phénomène, mais vous ne l’avez pas expliqué. Votre commentaire est adroit, spirituel même, mais ce n’est pas le vrai. Revenez un jour à midi, quand le ciel sera pur, et je vous montrerai un phénomène qui vous fera concevoir la loi ici appliquée. Je suis heureux de vous voir vous intéresser aux couleurs ; cela deviendra pour vous une source de joies indicibles. »

Après avoir quitté Goethe, ces phénomènes me préoccupaient tellement, que j’en rêvai. Mais en rêve, je ne trouvai pas davantage leur explication.

Il y a quelques jours, Goethe me disait : « Je ne mets pas vite au net mes notes sur les sciences, non pas que je croie pouvoir, encore maintenant, beaucoup servir la science et la faire avancer ; c’est simplement à cause des liens nombreux et agréables que je me garde ainsi. Les occupations que l’on a avec la nature sont les plus innocentes. En littérature, il ne faut plus penser maintenant à aucun lien, à aucune correspondance. Les voilà qui veulent savoir quelle ville des bords du Rhin j’ai voulu indiquer dans Hermann et Dorothée ! Comme s’il n’était pas mieux que chacun s’imaginât celle qu’il préfère ! On veut de la vérité positive, de la réalité, et on perd ainsi la poésie. »

  1. Goethe emploie constamment les mots subjectif et objectif. J’essaye de les éviter autant que possible. Ces mots, en français, appartiennent à la langue philosophique, et on a tort, je crois, de les employer aujourd’hui dans la langue générale. Personnel et extérieur sont de vieux mots qui suffisent et qui sont au moins aussi bons que les deux mots nouveaux. J’en dirai autant des mots individualité et personnalité, qui nous viennent aussi de l’Allemagne et qui se substituent partout aux mots caractère et personne, sans rien ajouter à la pensée. Productivité a aussi remplacé fécondité, etc. Nous pouvons emprunter à l’Allemagne autre chose que l’abus des mots abstraits. Ils sont pour une langue un poison mortel et une cause rapide de décadence. L’histoire du latin et du grec est là pour nous le prouver et nous servir d’avertissement.
  2. Goethe, à Strasbourg, a aussi composé une curieuse pièce de vers en français. — Voir Lewes, 1er  vol., p. 87 ; 2e  édit.
  3. Déjà Byron, en 1820, à Ravenne, avait voulu dédier Marino Faliero à Goethe, mais sa lettre ne fut pas envoyée. (Voir Moore.) Il lui dédia plus tard Werner. En 1823, à Gènes, il lui écrivit quelques lignes pour lui recommander un jeune homme qui allait à Weimar. Goethe avait répondu par une pièce de vers que Byron reçut à Livourne au moment de s’embarquer. Il écrivit à son tour à Goethe une lettre affectueuse par laquelle se terminent les relations des deux grands poètes. — Byron a dit de Goethe : « Je considère Goethe comme le plus grand génie de ce siècle. » — Goethe a dit de Byron : « Il n’y a personne à comparer à un tel homme dans les siècles passés. »
  4. La collection lui avait été envoyée de Paris, et il recevait tous les numéros sans être abonné. Dans une lettre au comte Reinhard, du 27 février 1826, il disait : « Tous les soirs, je consacre quelques heures à la lecture des anciens numéros ; je note, je souligne, j’extrais, je traduis. Cette lecture m’ouvre une curieuse perspective sur l’état de la littérature française, et, comme tout se tient, sur la vie et sur les mœurs de la France. » — Le 12 mai, il ajoutait : « Que ces messieurs du Globe soient bienveillants pour moi, cela est justice, car moi je suis vraiment épris d’eux. Ils nous donnent le spectacle d’une société d’hommes jeunes et énergiques jouant un rôle important. Je crois apercevoir leurs buts principaux ; leur manière d’y marcher est sage et hardie. Tout ce qui se passe en France depuis quelque temps excite vraiment l’attention, et donne des pensées que l’on n’aurait jamais conçues. J’ai été heureux de voir quelques-unes de mes convictions intimes, et renfermées dans mon être intime, exposées et commentées suffisamment. Je ne cesserai de dire du bien de ces feuilles ; elles sont le bien le plus cher que mes mains reçoivent aujourd’hui, je les ai fait brocher ; et je les lis et relis au commencement, à la fin, partout. Les derniers numéros m’ont été utiles en me servant d’introduction aux intéressantes leçons de M. Cousin ; j’ai vu clairement à quel moment, de quelle manière, et dans quel but ces leçons ont été prononcées. Un article (de M. Ampère) sur la traduction de mon théâtre m’a fait grand plaisir. Je vois maintenant ces pièces d’un tout autre œil qu’au temps où je les ai écrites, et il est pour moi bien intéressant de constater l’effet qu’elles produisent sur une nation étrangère, et dans une époque dont les idées sont tout autres. Mais ce qui me plaît surtout c’est le ton sociable de tous ces articles : on voit toutes ces personnes penser et parler au milieu d’une compagnie nombreuse ; au contraire, en Allemagne, on reconnaît à la parole du meilleur d’entre nous qu’il vit dans la solitude, et toujours c’est une seule voix que l’on entend. » — Plusieurs des articles du Globe sur la littérature allemande, traduits par Goethe, furent publiés dans sa revue, l’Art et l’Antiquité.
  5. Petite ville d’eaux (près de Mersebourg) ; elle était alors très à la mode. Charles Auguste y allait souvent pendant l’été. Voir Correspondance de Goethe et de Schiller. Lettres de juillet 1799 et juin 1802.
  6. Dans une lettre écrite au comte Reinhard, le 20 septembre de cette année, Goethe parlait encore du Globe : « Des envois amicaux venus de France, et dus surtout à M. Cuvier, m’ont ramené vers l’étude de la nature. (Cuvier avait envoyé à Goethe la collection de ses Éloges et de ses Lectures académiques). La conversation presque journalière que j’entretiens avec les Messieurs du Globe me donne beaucoup à penser. Je vois bien que leur but est placé plus loin qu’il n’est permis de regarder à un vieillard de mon âge ; mais les observations qu’ils font sur le passé et sur l’avenir me donnent une sérieuse instruction. Ils sont sévères et audacieux ; ils vont au fond des choses, et parfois avec des airs de Rhadamanthe ; dans toutes leurs paroles ils poursuivent un certain dessein, aussi il ne faut pas s’abandonner à eux ; mais, même quand on n’est pas de leur avis, on admire leur grande intelligence. Toutes ces affaires du monde sont du reste si immenses, qu’il me semble être sur une petite nacelle glissant au milieu d’une énorme flotte de guerre ; ces vaisseaux me touchent, mais ni mon œil, ni mon esprit ne peuvent les mesurer… »
  7. « Dans une lettre écrite la veille (26 décembre) au comte Reinhard, Goethe a tracé une esquisse de sa vie intime : « Je sors à peine de la maison, à peine de la chambre… je revois mes anciens travaux ; je rédige mes derniers, je comble les lacunes, je réunis des fragments dispersés… je dispose tout de manière à ce que l’on puisse au besoin finir sans moi… En ce moment, je m’occupe des lois de la température, je cherche à montrer la manière dont cette question s’est arrangée dans ma tête. La nature sera-t-elle d’accord avec mes vues ? Pour savoir cela, il faut attendre. Si nous nous trouvions aujourd’hui comme jadis à Carlsbad, ce n’est plus avec l’optique que je vous tourmenterais ; c’est avec la météorologie. C’est là mon jeu d’échecs ; je joue contre la nature, je cherche à la tirer de ses mystérieuses retraites et à l’attirer en plein jour pour lui livrer bataille. Quant c5 à des partisans, je n’en attends guère : je n’ai pas oublié la grande parole : Et mundum tradidit disputationi eorum… J’ai quelques objets d’arts nouveaux, en petit nombre, mais très-beaux. Le prince héréditaire de Bavière m’a donné un moulage de la Medusa Rondanini… J’ai acquis un grand dessin très-fini de Jules Romain… et quelques majoliques, peintes avec esprit. Au milieu du seizième siècle, c’est par troupes qu’il y avait des gens de talent, et quand les murs extérieurs et intérieurs étaient remplis de peintures, l’art allait confier ses créations à la fragile vaisselle qui couvre les tables et les buffets… Dans tout ce que cette époque a laissé, se montre un génie serein, qui, à l’aide de figures et de formes parées des simples couleurs primitives, savait se manifester facilement et joyeusement… Après vous avoir parlé de toutes ces reproductions de la vie, si j’arrive aux vivants eux-mêmes, j’aurai de bonnes nouvelles à vous donner. Tous les miens, sans être très-robustes, sont bien portants. Mon fils continue toujours à s’occuper d’affaires ; il tient la maison, et va dans le monde et à la cour ; les dames s’occupent de langue anglaise et sont aidées dans cette étude par plusieurs Anglais aimables et instruits ; le temps qu’elles ne consacrent pas à la cour et aux relations de société est rempli par la confection des cadeaux de Noël et d’anniversaires, œuvres pour lesquelles l’aiguille recourt à toutes les espèces de broderie. L’aîné de mes petits-fils a été un peu enlevé à l’affection de son grand-père ; les maîtres, et aussi l’âge, l’ont entraîné dans un cercle plus vaste, mais il m’a laissé son petit frère, le joli petit filleul ; plus il se montre heureux de rester près de moi, plus je me sens d’affection pour lui… »

Errata :

c5 texte corrigé, voir ERRATA, Ier volume.