Conversations de Goethe/Année 1825
G. Charpentier et E. Fasquelle, Éditeurs (Bibliothèque-Charpentier), s.d. (après 1863) (Tome premier, p. 148-231).
Lundi, 10 janvier 1825.
Comme Goethe s’intéresse beaucoup à la nation anglaise, il m’avait prié de lui présenter peu à peu les jeunes Anglais qui sont à Weimar. Aujourd’hui, à cinq heures, il m’attendait avec le jeune officier anglais M. H…, dont je lui avais dit beaucoup de bien. Nous y allâmes à l’heure convenue, et nous fûmes introduits par le domestique dans une pièce bien chauffée où Goethe a l’habitude de se tenir dans l’après-midi et le soir. Trois lumières brûlaient sur une table, mais Goethe n’était pas là ; nous l’entendions parler dans la pièce voisine. M. H…, en regardant autour de lui, remarqua, outre des tableaux et une grande carte orographique suspendus aux murs, un casier plein de cartons ; je lui appris que là étaient renfermés de nombreux dessins de grands maîtres et des gravures des plus célèbres tableaux de toutes les écoles, que Goethe a, dans le cours de sa vie, réunis peu à peu et dont la contemplation fréquente lui offre des distractions certaines.
Après quelques minutes d’attente, Goethe entra et nous fit un bonjour amical. « Je peux, dit-il à M. H…, vous parler sans façon en allemand, car je sais que vous êtes déjà, de votre côté, très à votre aise dans notre langue. » M. H… répondit en souriant quelques paroles, et Goethe nous pria de nous asseoir. Le caractère de M. H… dut faire une bonne impression sur Goethe, car sa parfaite amabilité, sa douce sérénité se sont aujourd’hui montrées à cet étranger dans toute leur vraie beauté. « Vous avez bien fait, lui a-t-il dit, pour apprendre l’allemand, de venir chez nous, ici, où vous n’apprenez pas seulement la langue avec facilité et rapidité, mais où vous pouvez aussi voir sur quels éléments elle repose ; notre sol, notre climat, notre manière de vivre, nos mœurs, nos relations sociales, notre constitution ; votre esprit emportera tout cela en Angleterre. » — « On s’intéresse maintenant beaucoup en Angleterre à la langue allemande, répondit M. H…, elle s’y répand chaque jour davantage, et il n’y a guère de jeunes Anglais de bonne famille qui n’apprennent pas l’allemand. » — « Nous autres Allemands, nous vous avons pourtant sur ce point précédés d’un demi-siècle, dit Goethe en souriant ; voilà cinquante ans que je m’occupe de la langue et de la littérature anglaises, aussi je connais très-bien les écrivains, la vie et l’organisation de votre pays. Si j’allais en Angleterre, je ne serais pas un étranger. Mais, comme je vous le disais, vos jeunes compatriotes font bien maintenant de venir chez nous et d’apprendre notre langue. Notre littérature le mérite par elle-même, et, de plus, on ne peut nier que celui qui sait bien l’allemand peut se passer de beaucoup d’autres langues. Je ne parle pas du français ; c’est la langue de la conversation, et surtout en voyage elle est indispensable, parce que tout le monde la comprend et que, dans tous les pays, elle rend les services d’un bon interprète. Mais pour le grec, le latin, l’italien, l’espagnol, nous pouvons lire les principaux ouvrages de ces nations dans des traductions allemandes si bonnes que nous n’avons pas de raisons, à moins d’un but tout particulier à atteindre, pour perdre beaucoup de temps à l’étude pénible de ces langues. Il est dans la nature allemande de savoir apprécier, chacune dans leur genre, les œuvres nées au dehors, et de savoir se prêter à l’originalité étrangère. Ceci, joint à la grande flexibilité de notre langue, rend les traductions allemandes d’une fidélité et d’une perfection absolues. Et il ne faut pas se cacher que l’on va très-loin déjà avec une bonne traduction. Frédéric le Grand ne savait pas du tout le latin, mais il lisait son Cicéron dans la traduction française aussi bien que nous autres dans l’original. »
L’entretien roula ensuite sur le théâtre, et Goethe demanda à M. H… s’il y allait souvent. « J’y vais chaque fois que l’on joue, répondit celui-ci, et je trouve que l’on y gagne beaucoup pour comprendre la langue. » — « Il est curieux de voir, répliqua Goethe, comme l’oreille, et en général l’organe qui comprend est en avance sur l’organe qui parle ; on voit des personnes comprendre très-vite, mais ne pas pouvoir s’exprimer. » — « J’éprouve tous les jours, dit M. H…, la vérité de cette observation ; car je comprends fort bien tout ce que l’on me dit, tout ce que je lis, je sens même lorsque quelqu’un fait en allemand une faute, mais si je veux parler, j’hésite, et je ne peux pas dire ce que je voudrais. Une conversation sans importance à la cour, des plaisanteries avec les dames, une causerie en dansant, de tout cela je me tire assez bien, mais si je veux, sur un sujet sérieux, exprimer en allemand mon opinion, si je veux dire quelque chose d’original, de spirituel, je balbutie, et je reste en route. » — « Consolez-vous et tranquillisez-vous, lui dit Goethe, car nous-mêmes, dans notre langue maternelle, quand nous voulons dire quelque chose qui n’est pas ordinaire, très-souvent nous avons bien de la peine. »
Goethe demanda ensuite à M. H… ce qu’il avait lu en littérature allemande. « J’ai lu Egmont, répondit-il, et j’ai eu à cette lecture tant de plaisir que j’y suis retourné trois fois. Tasso m’a aussi donné de grandes jouissances. Je lis maintenant Faust, mais je trouve que c’est un peu difficile. » Ces derniers mots firent sourire Goethe. « En effet, dit-il, je ne vous aurais pas encore conseillé Faust, C’est un ouvrage de fou, et qui va au delà de tous les sentiments habituels. Mais puisque vous avez agi sans me consulter, continuez, vous verrez comment vous pourrez en sortir. Faust est un individu si étrange que peu d’êtres seulement peuvent partager ses émotions intimes. Le caractère de Méphistophélès est aussi très-difficile à cause de son ironie et aussi parce qu’il est le résultat personnifié d’une longue observation du monde. Tasso, au contraire, se rapproche davantage de notre manière générale de sentir, et le détail de l’exécution en facilite l’intelligence. » — « Cependant, dit M. H…, on regarde en Allemagne Tasso comme difficile, et on s’est étonné quand j’ai dit que je le lisais. » — « Pour Tasso, répondit Goethe, le principal, c’est de ne plus être un enfant et d’avoir vécu dans la bonne compagnie. Tasso ne paraîtra pas difficile à un jeune homme de bonne famille, d’une intelligence et d’une délicatesse ordinaires, possédant cette éducation extérieure qui s’acquiert par le commerce avec les personnes accomplies que l’on rencontre dans les classes supérieures et dans les cercles les plus choisis. »
L’entretien se tourna sur Egmont, et Goethe dit : « J’ai écrit Egmont en 1775, par conséquent il y a cinquante ans. Je me suis tenu de très-près à l’histoire[1] et j’ai cherché la vérité la plus exacte. Dix ans plus tard, j’étais à Rome, j’ai lu dans les journaux que les scènes révolutionnaires que j’avais peintes se répétaient littéralement en Hollande. Je vis alors que le monde reste toujours le même, et aussi que ma peinture devait être assez vivante. »
Tout en causant, l’heure du spectacle était arrivée, nous nous levâmes, et Goethe nous fit un adieu amical. Dans la rue, je demandai à M. H… si Goethe lui plaisait. Il me répondit : « Je n’ai jamais vu un homme qui avec une si aimable douceur possédât tant de dignité naturelle. Il peut prendre tous les airs, et s’abaisser autant qu’il le voudra ; il est toujours grand. »
Mardi, 18 janvier 1825.
Je suis allé aujourd’hui, à cinq heures, chez Goethe, que je n’avais pas vu depuis plusieurs jours, et j’ai passé une belle soirée. Je l’ai trouvé dans son cabinet de travail, causant sans lumière avec son fils et le conseiller aulique Rehbein, son médecin. Je me plaçai avec eux près de la table. On apporta bientôt de la lumière, et j’eus le bonheur de voir Goethe devant moi plein de vivacité et de gaieté. Comme d’habitude, il s’informa avec intérêt de ce que j’avais vu de neuf ces jours-ci, et je lui racontai que j’avais fait connaissance avec une femme poëte. Je pus en même temps vanter son talent, qui n’est pas ordinaire, et Goethe qui connaît quelques-unes de ses œuvres, la loua comme moi. « Une de ses poésies, dit-il, dans laquelle elle décrit un site de son pays, a un caractère très-original. Elle obéit à un penchant heureux pour les peintures de la nature visible, et elle a aussi au fond d’elle-même de belles facultés. Il y aurait bien à critiquer en elle, mais laissons-la aller et ne l’inquiétons pas sur la route que son talent lui montrera. »
Nous parlâmes alors des femmes poëtes en général, et le conseiller aulique Rehhein dit que le talent poétique des femmes lui faisait souvent l’effet d’un besoin intellectuel de reproduction. « L’entendez-vous ? me dit Goethe en riant ; un besoin intellectuel de reproduction ! comme le médecin arrange cela ! » — « Je ne sais pas, dit Rehbein, si je m’exprime bien, mais il y a quelque chose comme cela. Ordinairement ces personnes n’ont pas joui du bonheur de l’amour, et elles cherchent un dédommagement du côté de l’esprit. Si elles avaient été mariées quand il le fallait, et si elles avaient eu des enfants, elles n’auraient pas pensé à leurs productions poétiques. » — « Je ne veux pas chercher, dit Goethe, jusqu’à quel point vous avez raison, mais pour les autres genres de talent chez les femmes, j’ai toujours vu qu’ils cessaient avec le mariage. J’ai connu des jeunes filles qui dessinaient parfaitement, mais dès qu’elles devenaient épouses et mères, c’était fini, elles s’occupaient de leurs enfants et leur main ne touchait plus le crayon. — Cependant, reprit-il avec une grande vivacité, les femmes pourraient continuer autant qu’elles le veulent leurs poésies et leurs écrits, mais les hommes devraient bien ne pas écrire comme des femmes ! Voilà ce qui ne me plaît pas. Regardez un peu nos Revues, nos Almanachs, comme tout cela est faible et devient tous les jours plus faible encore ! Si on faisait paraître maintenant dans le Morgenblatt[2] un chapitre de Cellini, comme cela ressortirait ! Mais, dit-il gaiement, passons là-dessus et occupons-nous de notre énergique jeune fille de Halle[3] dont l’esprit viril nous introduit dans le monde serbe. Les poésies sont excellentes ! Il y en a dans le nombre quelques-unes qui se placent à côté du Cantique des Cantiques, et ce n’est pas là un petit éloge. J’ai terminé mon article sur ces poésies, et il est déjà imprimé. » En disant ces mots il me tendit les quatre premières feuilles d’une nouvelle livraison d’Art et Antiquité, où je trouvai cet article. « J’ai indiqué en peu de mots le caractère du motif de chaque poésie, et vous serez charmé de ces délicieux motifs. Rehbein n’est pas sans se connaître en poésie, au moins pour ce qui regarde le sujet, et il écoutera avec plaisir, si vous nous lisez ce passage. »
Je lus lentement le motif de chaque poésie. Les situations indiquées étaient si parlantes, si bien dessinées, que chaque mot me mettait devant les yeux tout un poëme. Celles-ci surtout me séduisirent :
I. Portrait d’une jeune Serbe ; sa craintive réserve : jamais elle ne lève ses beaux cils.
II. Luttes intérieures d’un amant, désigné pour conduire celle qu’il aime à son rival.
III. Inquiète sur son amant, la jeune Serbe ne veut pas chanter, pour ne pas avoir à prendre l’air joyeux.
IV. Plainte sur le renversement des mœurs : le jeune homme épouse la veuve, le vieillard la vierge.
V. Un jeune homme adresse à une mère ses plaintes parce qu’elle laisse à sa fille une trop grande liberté.
VI. Joyeuses confidences de la jeune fille au coursier qui lui trahit l’inclination et les projets de son maître.
VII. La jeune Serbe ne veut pas de celui qu’elle n’aime pas.
VIII. La belle servante d’auberge : son bien-aimé n’est pas parmi ses hôtes.
IX. Les amants se trouvent, joies et tendresses.
X. Quelle sera la profession de l’époux ?
XI. Joyeux babillages d’amour.
XII. L’amant revient de l’étranger ; il observe la jeune fille tout le jour ; le soir, il la surprend.
« Ces seuls motifs m’apparaissent, dis-je, aussi vivants que si je lisais les poésies elles-mêmes, et je ne me sens pas le moindre désir de voir comment ils ont été traités. »
— « Vous avez raison, dit Goethe, c’est bien cela ; mais vous voyez par là l’immense importance des motifs, importance que personne ne veut concevoir. Nos femmes n’ont pas de cela le moindre pressentiment, « Cette poésie est belle, » disent-elles, et elles ne pensent, en parlant ainsi, qu’aux sentiments, aux paroles, aux vers. Et personne ne voit que la vraie force et l’effet d’une poésie résident dans la situation, dans le motif. Aussi on écrit des milliers de poésies dont le motif est nul, et qui simulent une espèce d’existence par des sentiments et par une versification sonore. En général, les amateurs et surtout les femmes n’ont de la poésie qu’une très-faible idée. Ils croient ordinairement que s’ils possédaient le côté technique ils tiendraient l’essentiel et seraient des poètes accomplis ; mais ils se trompent bien. »
Le professeur Riemer se fit annoncer. Le conseiller aulique Rehbein se retira. Riemer s’assit près de nous. La conversation se continua sur les motifs des poésies d’amour serbes. Riemer connaissait ces motifs, et il fit la remarque que non-seulement on pourrait sur ces indications écrire des poésies, mais que déjà, sans que l’on connût les poésies serbes, ils avaient été employés et traités par des poètes allemands. Il pensait à certaines poésies écrites par lui-même, et moi, en lisant, je m’étais rappelé certaines poésies de Goethe que je citai.
« Puisque le monde reste toujours le même, dit Goethe, puisque les mêmes situations se répètent, puisqu’un peuple vit, aime et sent comme l’autre, pourquoi un poëte n’écrirait-il pas comme l’autre ? Les situations de la vie se ressemblent ; pourquoi les situations de la poésie ne se ressembleraient-elles pas ? »
« — C’est à cause de cette ressemblance de la vie et des sentiments, dit Riemer, que nous sommes en état de comprendre la poésie des autres peuples. Sans elle, en lisant des poésies étrangères, nous ne saurions pas de quoi on parle. »
« — Aussi, ajoutai-je, j’ai toujours été étonné de l’idée de ces savants qui semblent croire que la poésie ne sort pas de la vie, mais des livres. Ils sont toujours à dire : Ceci vient de là, et ceci vient d’ici ! S’ils trouvent dans Shakspeare, par exemple, des passages qui se trouvent aussi chez les anciens, il faut que Shakspeare les ait pris aux anciens ! Ainsi, dans Shakspeare, un personnage, en voyant une charmante jeune fille, dit ; « Heureux les parents qui la nomment leur fille ; heureux le jeune homme qui l’emmènera comme fiancée ! » Et parce que le même trait se trouve dans Homère, il faut que Shakspeare le doive à Homère ! Est-ce assez bizarre ! Comme s’il fallait aller si loin pour trouver ces choses-là, et comme si tous les jours on n’en avait pas sous les yeux, on n’en sentait pas, on n’en disait pas de pareilles ! »
« — Oui, c’est bien vrai, c’est fort ridicule, » dit Goethe.
« — Lord Byron, continuai-je, ne se montre pas plus sage lorsqu’il dépèce votre Faust et prétend que vous avez pris cela ici, et ceci là[4]. — « Toutes les belles choses que lord Byron cite, dit Goethe, je ne les avais, pour la plupart, pas même lues, et j’y ai encore moins pensé, quand j’ai fait le Faust. Mais lord Byron n’est grand que lorsqu’il écrit ses vers ; dès qu’il veut raisonner, c’est un enfant. Aussi il ne sait pas se défendre contre les sottes attaques, précisément du même genre, qui lui ont été faites dans son propre pays ; il aurait dû prendre un langage bien plus énergique. « Ce qui est là m’appartient ! aurait-il dû dire ; que je l’aie pris dans la vie ou dans un livre, c’est indifférent ; il ne s’agissait pour moi que de savoir bien l’employer ! » Walter Scott s’est servi d’une scène de mon Egmont, il en avait le droit ; il l’a fait avec intelligence, il ne mérite que des éloges. Il a aussi, dans un de ses romans, imité le caractère de ma Mignon ; avec autant de sagacité ? c’est une autre question. Le Diable métamorphosé[5] de lord Byron est une suite de Méphistophélès, c’est fort bien ! Si par une fantaisie d’originalité, il avait voulu s’en écarter, il aurait été obligé de faire plus mal. Mon Méphistophélès chante une chanson de Shakspeare, et qu’est-ce qui l’en empêcherait ? Pourquoi me serais-je fatigué à en chercher une nouvelle, si celle de Shakspeare convenait et disait justement ce qu’il fallait dire ? L’exposition de mon Faust a aussi quelque ressemblance avec celle de Job, tout cela est fort bien et j’en suis plutôt à louer qu’à blâmer[6]. »
Goethe était dans la meilleure disposition. Il fit apporter une bouteille de vin, et il versa à boire à Riemer et à moi ; pour lui-même, il buvait de l’eau minérale de Marienbad. La soirée semblait avoir été destinée à revoir avec Riemer le manuscrit de la continuation de son autobiographie, pour faire encore peut-être çà et là quelques corrections au point de vue de l’expression. « Eckermann restera bien avec nous et nous écoutera, » dit Goethe. J’acceptai très-volontiers ; et il remit le manuscrit à Riemer, qui commença à lire le début de l’année 1795.
Dans le cours de l’été, j’avais eu déjà le plaisir de lire et d’examiner plusieurs fois ce récit encore non imprimé dans sa biographie. Mais l’entendre lire à haute voix en présence de Goethe, c’était pour moi une jouissance toute nouvelle. Riemer portait son attention sur le choix des expressions, et j’eus l’occasion d’admirer son extrême habileté et la richesse des mots et des tournures qu’il proposait. Pour Goethe, il revoyait l’époque de sa vie qui était décrite, il s’enivrait de souvenirs, et à chaque personne citée, à chaque aventure, il complétait ce qu’il avait écrit par un récit oral détaillé. Ce fut une soirée délicieuse ! À plusieurs reprises il fut fait mention des contemporains les plus célèbres, mais cependant c’était vers Schiller, mêlé plus étroitement que personne à cette époque, de 1795 à 1800, que revenait toujours l’entretien. Ils avaient alors porté ensemble leur activité vers le théâtre ; c’est aussi dans ce temps que paraissent les principaux ouvrages de Goethe. Wilhelm Meister se termine ; immédiatement après Hermann et Dorothée est ébauché et écrit : Cellini est traduit pour les Heures, les Xénies composées en commun avec Schiller pour son Almanach des Muses ; chaque jour, alors, amenait des points de contact. Tout ce temps fut rappelé dans cette soirée, et Goethe trouvait à chaque instant l’occasion des plus intéressantes communications.
« Hermann et Dorothée, dit-il entre autres, est, de tous mes grands poèmes, presque le seul qui me fasse encore plaisir, je ne peux le lire sans un profond intérêt. Je l’aime surtout dans la traduction latine ; il me semble plus noble et comme revenu à sa forme originale. » Il fut aussi plusieurs fois question de Wilhelm Meister. « Schiller, dit Goethe, me blâma de l’introduction de l’élément tragique, comme d’une chose qui ne convient pas au roman. Il avait tort cependant, nous le savons tous. Dans les lettres qu’il m’a écrites, il y a sur Wilhelm Meister les vues et les idées les plus intéressantes. Cet ouvrage, d’ailleurs, est une de ces productions incalculables pour lesquelles la clef me manque presque à moi-même. On cherche un centre ; il est difficile à trouver, et il vaut même mieux ne pas le trouver. J’ai pu penser qu’un tableau riche et varié de la vie qui passe devant nos yeux pouvait se suffire à lui-même, sans qu’il fût nécessaire de donner à ce tableau une intention qui, d’ailleurs, n’intéresse jamais que l’intelligence. Si cependant on veut absolument connaître le but du roman, que l’on s’en tienne aux paroles que Frédéric adresse à la fin à notre héros : « Tu me rappelles Saül, le fils de Cis, qui sortit pour chercher les ânesses de son père et qui trouva un royaume. » Que l’on s’en tienne là. Car au fond tout cet ensemble ne semble vouloir dire rien autre chose si ce n’est que, malgré toutes ses sottises et tous ses égarements, l’homme, conduit par une main supérieure, arrive cependant heureusement au but. »
On parla ensuite du grand nombre d’idées civilisatrices qui, dans les cinquante dernières années, s’étaient en Allemagne répandues dans les classes moyennes, et Goethe en attribua le mérite moins à Lessing qu’à Herder et à Wieland. « Lessing, dit-il, était une intelligence du plus haut rang, et il fallait être à son niveau pour apprendre vraiment de lui ; à une demi-intelligence il était dangereux. » Il nomma un journaliste qui s’était formé sur Lessing et qui, à la fin du siècle dernier, a joué un rôle peu honorable, parce qu’il n’avait pu suivre son modèle que de loin. « C’est à Wieland, dit Goethe, que toute l’Allemagne du Nord doit son style. Elle a beaucoup appris de lui ; et la facilité de s’exprimer avec justesse n’est pas ce qu’elle a appris de moindre. »
En parlant des Xénies, Goethe vanta surtout celles de Schiller ; « elles étaient, dit-il, acérées et frappaient fort : les miennes au contraire, étaient innocentes et faibles. Le Cercle des animaux, qui est de Schiller, n’est jamais lu par moi sans admiration. Les bons effets qu’elles ont exercés dans leur temps sur la littérature allemande sont incalculables. » Il nomma à cette occasion un grand nombre des personnes contre lesquelles les Xénies étaient dirigées, mais ces noms sont sortis maintenant de ma mémoire.
Lorsque, interrompu par ces intéressantes réflexions et digressions de Goethe, et cent autres encore, le manuscrit eut été lu et discuté jusqu’à la fin de l’année 1800, Gothe fit mettre les papiers de côté et fit apporter, sur un bout de la grande table à laquelle nous étions assis, un petit souper. Nous l’acceptâmes ; pour Goethe, il ne mangea pas une bouchée ; je ne l’ai d’ailleurs jamais vu manger le soir. Il était assis près de nous, nous versait à boire, ravivait les lumières et nous rafraîchissait aussi l’esprit par la plus charmante conversation. Le souvenir de Schiller était en lui si vivant, que l’entretien de cette seconde moitié de la soirée lui fut tout entier consacré. Riemer rappela la personne de Schiller. « La structure de son corps, dit-il, sa marche dans les rues, chacun de ses mouvements avait de la fierté, ses yeux seuls étaient doux. » — « Oui, dit Goethe, tout en lui était fier et grandiose, mais ses yeux étaient doux !… Et, comme son corps, était son talent. Il entrait hardiment dans un sujet, l’examinait, le tournait de ci, de là, le considérait de ce côté, de cet autre, le maniait à droite, à gauche. Il ne considérait son sujet pour ainsi dire que du dehors ; le faire se développer doucement à l’intérieur, cela ne lui allait pas ; il y avait plus de vive mobilité[7] dans son talent ; aussi il n’était jamais décidé et ne pouvait finir. Souvent il a encore changé un rôle peu de temps avant les répétitions. Et comme il allait à l’œuvre hardiment, il ne cherchait pas à donner beaucoup de motifs à chaque action. Je sais combien j’ai eu de mal avec lui pour Guillaume Tell, lorsqu’il voulait que Gessler cueillît tout simplement une pomme et la fît tirer sur la tête de l’enfant. C’était là une manière de composer tout à fait opposée à ma nature, et je le persuadai d’amener et de motiver cette cruauté au moins en montrant l’enfant fier devant le bailli de l’adresse de son père, et disant qu’il attraperait bien une pomme sur un arbre à cent pas. Schiller d’abord ne voulait pas, mais il se rendit enfin à mes représentations et à mes prières, et fit comme je le lui conseillais. Moi, au contraire, souvent je motivais trop, ce qui éloignait mes pièces du théâtre. Mon Eugénie n’est qu’un pur enchaînement de motifs, et cela ne peut pas réussir sur la scène. Le talent de Schiller était tout à fait créé pour le théâtre. Avec chaque pièce il faisait des progrès et s’approchait de la perfection ; cependant il y avait en lui, enraciné depuis les Brigands, un certain goût pour les cruautés qui, même dans son plus beau temps, n’a pas voulu l’abandonner entièrement. Ainsi je me rappelle encore fort bien que dans Egmont, à la scène de la prison, lorsqu’on lit à Egmont sa condamnation, Schiller faisait apparaître dans le fond le duc d’Albe en masque et en manteau, pour qu’il pût se repaître de l’impression que la condamnation à mort produirait sur Egmont. C’était une manière de montrer le duc d’Albe insatiable de vengeance et de joies cruelles. Je protestai, et le personnage fut écarté. — Schiller était un grand homme singulier. Tous les huit jours c’était un être nouveau et plus parfait. Chaque fois que je le revoyais, je le trouvais plus riche de lectures, plus érudit, plus fort de jugement. Ses lettres sont le plus beau souvenir que je possède de lui, et elles font partie de ce qu’il a écrit de mieux. Je conserve parmi mes trésors sa dernière lettre comme une relique. » Goethe se leva et alla la chercher. » « Voyez et lisez, » dit-il en nous la donnant. La lettre était belle, et écrite d’une main ferme. Elle renfermait un jugement sur les notes ajoutées par Goethe à la traduction du Neveu de Rameau, notes qui exposent l’état de la littérature française d’alors, et que Goethe avait communiquées en manuscrit à Schiller pour qu’il les examinât. Je lus la lettre à Riemer. « Vous voyez, dit Goethe, quel jugement fort et frappant ! et comme l’écriture ne trahit aucun signe d’affaiblissement ! C’était une créature magnifique ! et c’est en pleines forces qu’il nous a quittés ! Cette lettre est du 24 avril 1805, Schiller est mort le 9 mai[8]. »
Nous contemplâmes tour à tour la lettre, admirant la clarté de l’expression et la beauté de l’écriture ; Goethe consacra encore à son ami mainte parole d’affectueux souvenir, jusqu’à ce qu’il se fit tard. Onze heures étaient arrivées, nous partîmes.
Jeudi, 24 février 1825.
« Si j’avais encore à diriger le théâtre, disait Goethe ce soir, je ferais jouer le Doge de Venise de Byron. La pièce est, il est vrai, trop longue, et devrait être abrégée ; mais il ne faudrait rien couper et biffer ; voici comment on ferait : On reproduirait chaque scène, mais on l’abrégerait ; la pièce serait ainsi diminuée, sans qu’on la gâtât par des changements, et elle gagnerait beaucoup en énergie et en effet, sans perdre de beautés essentielles. » Cette idée de Goethe me frappa beaucoup. Je vis comment il faudrait agir dans les circonstances de ce genre qui se présentent à chaque instant au théâtre. Il est vrai que cette méthode suppose dans celui qui l’emploie un esprit bien fait, et même un poète qui connaisse fort bien son métier.
Nous avons continué à parler de Byron, et j’ai rappelé cette opinion sur le théâtre, qu’il a exprimée dans ses conversations avec Medwin, disant que c’était un travail aussi ingrat que difficile. Goethe dit : « Il ne s’agit pour le poëte que de suivre la route vers laquelle se portent le goût et l’intérêt du public. Si le talent et le public marchent dans le même sens, on est sûr du succès. Dans son Portrait, Houwald avait trouvé cette route, de là vint sa réussite complète. Lord Byron n’aurait peut-être pas été si heureux, parce que ses idées différaient en partie de celles du public. Il n’est pas du tout nécessaire d’être un grand poëte ; au contraire, le plus souvent, c’est parce qu’on s’élève peu au-dessus de la masse du public que l’on gagne la faveur générale. »
Goethe a exprimé ensuite la plus vive admiration pour le talent extraordinaire de Byron. « Ce que je nomme invention, a-t-il dit, ne m’a jamais, dans aucun homme, paru plus grand que chez lui. La manière dont il dénoue un nœud dramatique est toujours au-dessus de toute attente et toujours supérieure à celle que l’on avait dans la pensée. » — « Shakspeare, dis-je, produit sur moi le même effet, surtout avec Falstaff. Lorsqu’il s’est embarrassé et perdu dans ses mensonges, si je me demande comment je ferais pour le dégager, Shakspeare dépasse toujours tout ce que j’avais pu penser. Que vous disiez la même chose de Byron, c’est la plus haute louange qui puisse lui être accordée. Cependant il faut convenir que le poëte, qui domine toute son œuvre, a un grand avantage sur le lecteur pris dans le sujet. » Goethe en a convenu, puis il s’est mis à rire de lord Byron, qui ne s’est jamais accommodé de la vie, qui ne s’est jamais inquiété d’une seule loi, et qui à la fin va se soumettre à l’absurde loi des trois unités. « Et, ajouta-t-il, il a aussi peu compris que les autres la raison et le fond de la loi. La clarté en est le motif fondamental, et les trois unités ne sont bonnes qu’autant que, par elles, on atteint mieux ce but. Si elles sont un obstacle à la clarté, il est toujours inintelligent de les considérer comme une loi et de vouloir les suivre. Les Grecs eux-mêmes, desquels nous vient la règle, ne l’ont pas toujours suivie ; dans Phaeton d’Euripide, et dans d’autres pièces, le lieu change[9] ; on voit donc que la bonne exposition de leur sujet avait plus de valeur pour eux que le respect aveugle d’une loi qui en elle-même n’avait jamais eu grande importance. Les pièces de Shakspeare violent l’unité de temps et de lieu autant qu’il est possible, mais elles sont claires, rien n’est plus clair qu’elles, aussi les Grecs les auraient trouvées sans reproche. Les poètes français ont voulu suivre dans ses conséquences les plus rigoureuses la loi des trois unités, mais ils ont péché contre la clarté, en dénouant leurs poèmes dramatiques, non par l’action dramatique, mais par le récit. »
Je me rappelai d’un côté les Ennemis de Houwald, si obscurs par trop de fidélité à l’unité de lieu, et de l’autre Gœtz de Berlichingen, qui sort complètement de l’unité de temps et de lieu, et pourtant si clair. Il me semble que, pour entendre cette loi comme les Grecs, il ne faut s’y soumettre que pour les sujets peu compliqués, qui peuvent se développer en détail devant nos yeux dans le temps marqué ; si au contraire l’action est vaste et se passe en différents lieux, il n’y a aucune raison pour vouloir la renfermer en un seul endroit, d’autant plus que nos scènes actuelles nous permettent sans difficulté les changements de décorations.
Goethe en continuant à parler de lord Byron a dit : « Cette limite qu’il se posait, en observant les trois unités, convenait d’ailleurs à son naturel, qui tendait toujours à franchir toutes limites. Que n’a-t-il su aussi se poser des bornes morales ! C’est pour ne pas avoir eu cette puissance qu’il s’est égaré, et on peut dire avec justesse qu’il s’est perdu faute d’un frein, il s’ignorait trop lui-même. Sa vie était tout entière dans la passion de chaque jour, et il ne pesait pas, il ne savait pas ce qu’il faisait. Se permettant tout et n’accordant rien aux autres, il devait se perdre et soulever le monde contre lui. Dès le commencement, avec les Bardes anglais et les Critiques écossais, il blessa les meilleurs écrivains ; après cet écrit, seulement pour pouvoir vivre, il lui fallait reculer ; mais, dans ses ouvrages suivants, il continua son opposition et ses blâmes, il toucha l’État et l’Église. Cette manière de n’avoir égard à rien l’a poussé hors d’Angleterre, et l’aurait, avec le temps, poussé aussi hors de l’Europe. Il était partout à l’étroit, il jouissait de la liberté personnelle la plus illimitée, et il se sentait oppressé ; le monde lui était une prison. Son départ pour la Grèce n’a pas été une décision prise volontairement ; elle lui a été imposée par sa mésintelligence avec le monde. En se déclarant affranchi de toute tradition, de toute patrie, il a d’abord causé sa propre perte, et la perte d’un pareil être est immense ; mais, de plus, par suite de cette agitation continuelle de l’âme, conséquence de ses goûts révolutionnaires, il n’a pas permis à son talent de prendre son complet développement. Ce sentiment éternel d’opposition et de mécontentement a extrêmement nui à ses œuvres, car non seulement le malaise du poète se communique au lecteur, mais, toute œuvre d’opposition est une œuvre négative, et la négation, c’est le néant. Quand j’ai nommé le mauvais mauvais, ai-je beaucoup gagné par là ? Mais si par hasard j’ai nommé le bon mauvais, j’ai fait un grand mal. Celui qui veut exercer une influence utile ne doit jamais rien insulter ; qu’il ne s’inquiète pas de ce qui est absurde, et que toute son activité soit consacrée à faire naître des biens nouveaux. Il ne faut pas renverser, il faut bâtir ; élevons des édifices où l’humanité viendra goûter des joies pures. »
J’écoutais avec bonheur ces paroles magnifiques, et je me sentais ranimé par ces admirables préceptes. Goethe a continué : « Lord Byron est à considérer comme homme, comme Anglais et comme grand talent. Ses bonnes qualités, il les doit surtout à son titre d’homme ; ses mauvaises, il les doit à ses titres d’Anglais et de pair anglais ; pour son talent, il est incommensurable. Les Anglais ne peuvent avoir un vrai système d’idées à eux ; la dissipation et l’esprit de parti ne leur permettent pas d’arriver à un état de développement complet et paisible ; mais comme hommes pratiques, ils sont grands. Lord Byron ne put donc jamais arriver à bien réfléchir sur lui-même, aussi ses idées sont en général sans valeur, comme le prouve par exemple sa devise : « Beaucoup d’argent et pas d’autorité au-dessus de moi ! » devise adoptée par lui parce que extrêmement d’argent paralyse toute autorité.
Mais dès qu’il crée, il réussit ; et on peut dire que chez lui l’inspiration tient la place de la réflexion. Il fallait qu’il fût toujours poëte ! Aussi tout ce qui venait chez lui de l’être humain et surtout du cœur était admirable. Il produisait ses œuvres comme les femmes les beaux enfants ; elles n’y pensent pas et ne savent pas comment elles s’y prennent. C’est un grand talent, un talent inné, et ce qui est essentiellement la force poétique, je ne l’ai, chez personne, rencontré aussi développé que chez lui. Pour voir le monde sensible, pour percer le passé d’un clair regard, il est absolument aussi grand que Shakspeare. Mais Shakspeare est un individu plus pur, et il l’emporte par là sur Byron. Byron le sentait bien, voilà pourquoi il ne parle guère de Shakspeare, quoiqu’il sache par cœur des passages entiers de ses œuvres. Il l’aurait nié volontiers, car la sérénité shakspearienne est pour lui le grand obstacle, et il sait qu’il ne peut l’écarter. Il ne nie pas Pope, parce qu’il n’a rien à craindre de lui. Il le nomme et le vante, au contraire, partout où il peut, car il sait fort bien que Pope n’est pour lui qu’un appui. »
Goethe était inépuisable sur Byron, et je ne me rassasiais pas de l’entendre. Après quelques digressions il reprit :
« Cette haute position de pair anglais a été très-nuisible à Byron, car le talent est toujours gêné par le monde extérieur, à plus forte raison par une si haute naissance et par une si grande fortune ; une condition moyenne est bien plus favorable au talent ; aussi, presque tous les grands artistes et les grands poètes sont sortis des classes moyennes. Le penchant de Byron pour l’illimité n’aurait pas pu devenir pour lui si fatal, avec une naissance et une fortune plus modestes ; mais comme il pouvait exécuter toutes ses fantaisies, il était entraîné sans fin dans d’inextricables embarras[10]. Et comment demander des égards, comment imposer des conditions à quelqu’un qui est dans une si haute position ? Il exprimait toutes les idées qui s’élevaient en lui, et s’engageait ainsi dans un conflit sans terme avec le monde. — On est bien étonné quand on voit la part énorme que prennent dans la vie d’un Anglais riche et noble les séductions et les duels. Lord Byron raconte lui-même que son père a séduit trois femmes. Ayez avec cela un fils raisonnable ! Il a toujours vécu, pour dire le mot, dans l’état de nature, et, avec sa manière d’être, il devait tous les jours être tout près de se mettre en état de défense personnelle ; de là son éternel tir au pistolet[11]. Il devait s’attendre à tout moment à être provoqué. — Il ne pouvait pas vivre seul ; aussi, malgré toutes ses singularités, il était extrêmement indulgent pour sa société. Un soir, il lit la magnifique poésie sur la mort du général Moore, et ses nobles amis ne savent pas trop quoi lui dire. Cela ne l’émeut pas, et il rempoche son manuscrit. C’est se montrer, comme poète, un vrai mouton. Un autre les aurait donnés au diable ! »
Mercredi, 20 avril 1825.
Goethe m’a montré ce soir la lettre d’un jeune étudiant qui lui demande quel est son plan pour la seconde partie de Faust, parce qu’il a l’intention de finir de son côté cet ouvrage. Il exprime ses vues et ses désirs tout simplement, avec bonhomie et sincérité, et dit aussi, sans le moindre déguisement, que les efforts des autres écrivains contemporains ne sont, à la vérité, qu’un pur néant, mais qu’avec lui va fleurir dans toute sa fraîcheur une nouvelle littérature. Si je rencontrais dans la vie un jeune homme se disposant à continuer la conquête du monde commencée par Napoléon, ou un jeune amateur d’architecture, se préparant à terminer la cathédrale de Cologne, je ne serais pas plus surpris et je ne les trouverais pas plus fous et plus ridicules que ce jeune amateur de vers qui a assez d’illusions pour écrire, sans qu’on l’y force, la seconde partie de Faust. Je tiens même pour plus possible de finir la cathédrale de Cologne que de continuer le Faust dans les idées de Goethe. Car on peut mesurer mathématiquement cette cathédrale, elle est devant nos sens ; nos yeux la voient, nos mains la touchent, mais avec quel cordeau, avec quelle règle atteindra-t-on cette œuvre invisible de l’esprit, qui a sa base dans le cerveau de son créateur, pour la création de laquelle tout repose sur la manière de voir les objets, dont les matériaux ont nécessité pour être réunis une vie entière, et dont l’exécution exige cette habileté technique consommée que l’artiste n’acquiert qu’après des années ? Celui qui peut croire une pareille entreprise aisée, possible même, n’a certainement qu’un très-mince talent, car il n’a aucune idée de ce qui est élevé et difficile ; on peut soutenir que si Goethe avait terminé son Faust, sauf une lacune de quelques vers, un pareil jeune homme ne serait pas même capable d’écrire ces quelques vers. Je ne veux pas chercher d’où vient à notre jeunesse actuelle cette prétention d’apporter avec elle en naissant ce qui jusqu’à présent était le fruit de longues années d’étude et d’expérience, mais je dois dire que cette affirmation (si souvent répétée de nos jours en Allemagne) de l’existence d’une puissance intellectuelle qui saute hardiment par-dessus tous les degrés intermédiaires du développement, donne peu d’espoir de voir naître bientôt des chefs-d’œuvre.
« Le malheur, disait Goethe, c’est que dans l’État, personne ne veut vivre et jouir ; chacun veut gouverner, et dans l’art, personne ne veut goûter des plaisirs avec les œuvres créées ; chacun veut aussi produire à son tour. Personne, non plus, ne pense à se servir d’une œuvre de poésie comme d’un secours qui l’aide à avancer sur la route que l’on suit ; non, on veut tout de suite refaire une œuvre toute pareille. On ne cherche pas sérieusement à entrer dans l’ensemble ; on n’a aucun désir de produire une œuvre désintéressée qui ne cherche que le bien général ; non, on n’aspire qu’à faire remarquer sa propre personne et à la mettre, autant que possible, en évidence. Cette mauvaise tendance se montre partout, et on imite les virtuoses de nos jours, qui, dans leurs concerts, ne choisissent pas les morceaux qui donneraient à leurs auditeurs une vive jouissance musicale, mais bien ceux où l’exécutant pourra faire admirer à quel degré d’habileté il est parvenu. Partout l’individu veut s’étaler, et on ne rencontre nulle part un effort honnête, qui se subordonne à l’ensemble et ne pense qu’à la cause qu’il sert en s’oubliant lui-même. On se laisse, de plus, entraîner à des productions misérables, sans s’en douter. Enfant, on faisait déjà des vers, jeune homme, on s’imagine que l’on peut quelque chose, mais on devient homme, on sent ce qu’est la perfection, et on frémit des années que l’on a perdues à des tentatives aussi vaines. D’autres n’arrivent jamais à la conception du parfait et à la connaissance de leur incapacité ; ceux-là produisent jusqu’à la fin des moitiés d’œuvres. Ce qui est certain, c’est que, si d’assez bonne heure on pouvait bien savoir quelle foule d’œuvres parfaites le monde renferme déjà, et tout ce qu’il faut pour placer à côté d’elles une œuvre égale, certainement, sur cent jeunes gens, qui composent des vers aujourd’hui, à peine un seul se sentirait assez de persévérance, de talent, de courage pour continuer sans trouble les travaux qui doivent le conduire au rang des maîtres. Bien des jeunes peintres n’auraient jamais pris un pinceau dans leur main, s’ils avaient su et compris d’assez bonne heure ce qu’a vraiment accompli un maître comme Raphaël. »
Nous parlâmes des tendances erronées en général, et Goethe dit :
« Ma tendance vers la pratique des arts plastiques était au fond erronée[12], car je n’avais pour cette pratique aucune disposition naturelle, et tout développement en ce genre était pour moi impossible. J’avais un sentiment délicat du pittoresque des sites, ce qui fit à mes débuts concevoir sur moi des espérances ; mais mon voyage en Italie a détruit tout le contentement que j’éprouvais devant mes œuvres ; je gagnai une vue plus large, mais je perdis cette facilité de travail qui me charmait. Mon talent ne pouvant me conduire ni à l’habileté technique, ni à la vraie beauté, tous mes efforts aboutirent au néant. On dit avec raison que le développement harmonieux de toutes les facultés de l’homme est ce qu’il faut désirer, et que c’est là la perfection ; oui, mais l’homme n’en est pas capable, et il doit se considérer et se développer comme un fragment d’être, en cherchant seulement à bien concevoir ce que sont tous les hommes réunis. »
Ces paroles me rappelèrent Wilhelm Meister où il est dit que pour voir l’homme vrai, il faudrait réunir l’humanité entière, et que nous ne sommes estimables qu’autant que nous savons estimer. Je pensai aussi aux Années de voyage, où Jarno conseille toujours de prendre un métier en disant que le siècle des spécialités est arrivé et que l’on doit estimer heureux celui qui comprend cette idée et l’applique dans la vie pour lui et pour les autres. Il s’agit de bien connaître son métier, afin de ne pas en sortir, mais aussi afin de ne pas trop se borner. Celui qui, par son métier, se trouve obligé d’en dominer, d’en juger, d’en diriger beaucoup d’autres, celui-là devra pénétrer aussi loin que possible dans plusieurs branches de connaissances. Ainsi un prince, un futur homme d’État ne sauraient avoir des connaissances trop variées, parce que la variété et la multiplicité des connaissances appartiennent à leur métier. De même pour le poëte, parce que le monde entier est le sujet de ses poëmes[13], et il faut qu’il sache le manier et le faire parler. Mais le poète n’a pas besoin d’être peintre ; il peint avec des mots, cela doit lui suffire ; il laissera aussi à l’acteur l’art de donner pour les yeux à une fiction l’apparence de la réalité ; c’est assez pour lui de créer la fiction. Car il ne faut pas confondre la connaissance d’un art et sa pratique. Toute pratique d’un art, pour être amenée à la perfection, demande une existence. Aussi Goethe a voulu connaître beaucoup de choses, mais il n’en a fait qu’une seule. L’art auquel il a consacré son activité, et dans lequel il est devenu un maître accompli, c’est l’art d’écrire en allemand[14]. Seulement il a appliqué son art à beaucoup d’objets. Il ne faut pas non plus confondre les occupations véritables de la vie avec les occupations qui ne servent qu’au perfectionnement d’une autre activité. Ainsi il faut que l’œil du poëte soit exercé à saisir sous tous ses aspects la nature sensible. Si donc Goethe a raison de dire que, lorsqu’il s’occupait de peinture, pour devenir peintre, il suivait une fausse voie, cette occupation était, au contraire, parfaitement légitime lorsqu’il ne lui donnait son temps qu’à titre de poëte. Goethe m’a dit : « On croit avoir présent devant soi ce que je décris dans mes poésies ; j’ai dû cette qualité à l’habitude prise par mes yeux de regarder les objets avec attention, ce qui m’a donné aussi beaucoup de connaissances précieuses. »
On ne doit pas trop élargir le cercle de ses connaissances. « Ce sont les naturalistes, disait Goethe, qui sont surtout entraînés à ce danger, parce que, pour pouvoir bien observer la nature, il faut posséder une grande et harmonieuse variété de connaissances. »
D’autres pèchent par l’excès contraire. « Ch. M. de Weber n’aurait pas dû écrire de musique sur le poëme d’Euryanthe, il aurait dû voir immédiatement que le sujet ne valait rien. C’est là une connaissance que doit posséder le compositeur. »
« En résumé, disait Goethe, l’art le plus grand, c’est de savoir se tracer une limite et de s’isoler. »
Tant que je restai près de lui, il chercha toujours à me contenir sur un seul point. Son conseil perpétuel était de me borner pour le moment à la poésie. Il me détournait de toute lecture et de toute étude étrangères à ce but. « J’ai dissipé bien trop de temps, disait-il un jour, à des objets qui n’appartenaient pas à ma profession. Lorsque je pense à ce que Lope de Vega a fait, le nombre de mes œuvres poétiques me paraît bien minime. J’aurais dû m’en tenir à mon vrai métier. Si je ne m’étais pas tant occupé des pierres, et si j’avais donné mon temps à des travaux meilleurs pour moi, je pourrais posséder une belle parure de diamants. » Il vante en cela son ami Meyer, qui, ayant consacré toute sa vie à l’étude exclusive de l’art, possède en ce genre les plus profondes connaissances : « J’ai aussi dans cette branche commencé de bonne heure ; et j’ai consacré presque une demi-existence à la contemplation et à l’étude d’œuvres d’art, mais cependant, sous certains rapports, je reste loin de Meyer. Lorsque j’ai un nouveau tableau, je me garde bien de le lui montrer aussitôt, je veux voir d’abord jusqu’où je saurai aller tout seul. Et lorsque je pense m’être bien rendu compte des qualités et des défauts de l’œuvre, je la montre alors à Meyer ; mais son regard est bien plus pénétrant que le mien, et maintes lumières nouvelles, grâce à lui, viennent m’éclairer. Tout cela me montre toujours mieux ce que c’est que d’être vraiment grand dans un genre. Meyer a en lui les connaissances artistiques de siècles tout entiers[15]. »
On demandera sans doute pourquoi Goethe, s’il était si persuadé que l’homme ne doit faire qu’une seule chose, a dans sa vie étudié tant de sciences différentes. Je répondrai que si Goethe venait au monde aujourd’hui, et s’il trouvait sa nation parvenue à cette hauteur poétique et scientifique à laquelle elle est arrivée, en grande partie grâce à lui, bien certainement il n’aurait pas de motif pour une activité si multiple et il se bornerait à une seule science. La théorie de Newton lui sembla une des grandes erreurs de son siècle ; il voulut la combattre, et consacra à cette lutte des années entières de fatigues et de peines. De même pour sa Théorie des métamorphoses ; il n’aurait pas écrit ce modèle de dissertation scientifique, si ses contemporains avaient été sur la voie qui conduit aux vérités qu’il a démontrées. Et le même raisonnement explique la variété de ses travaux poétiques. Goethe n’aurait pas écrit de roman, si sa nation avait déjà possédé un Wilhelm Meister, et il se serait très-probablement consacré à la seule poésie dramatique[16]. On ne peut pressentir ce qu’il aurait produit, livré ainsi à un seul art, mais ce qui est certain, c’est que, tout examiné, un homme de bon sens ne souhaitera jamais que Goethe eût été empêché d’exécuter tout ce qu’il a plu à son Créateur de le pousser à accomplir.
Mardi, 22 mars 1825.
Cette nuit, un peu après minuit, j’ai été réveillé par le cri : Au feu ! Le théâtre brûlait ; j’y ai couru, tout était en flammes ; les pompes travaillaient, mais en vain. J’aperçus, placé aussi près de l’incendie que la flamme le permettait, un homme en manteau et en casquette militaire, fumant un cigare de l’air le plus tranquille. Au premier coup d’œil, on l’aurait pris pour un curieux oisif, mais on s’approchait souvent de lui pour recevoir des ordres qu’il donnait rapidement et qui étaient aussitôt exécutés. C’était le grand-duc Charles-Auguste. Il avait vu bien vite qu’il fallait renoncer à sauver l’édifice ; il ordonna donc de circonscrire l’incendie sur le théâtre, et de s’occuper surtout avec les pompes à préserver les maisons voisines, qui souffraient déjà beaucoup. Il semblait dire, dans sa résignation de prince : « Qu’il brûle ! on le rebâtira plus beau ! » Et cette reconstruction était utile, car le théâtre était vieux, sans la moindre beauté, et depuis longtemps trop étroit pour contenir le public qui croissait chaque année. Mais cependant il était triste de voir disparaître un édifice auquel se rattachaient pour Weimar tant de grands souvenirs d’un passé aimé. Je vis bien des larmes couler dans de beaux yeux qui pleuraient sa ruine. Je ne fus pas moins ému par un artiste de l’orchestre : il pleurait son violon brûlé. Quand le jour vint, je distinguai dans la foule plusieurs jeunes filles et dames de la haute société, qui avaient passé la nuit à regarder l’incendie, et qui se tenaient encore là, toutes frissonnantes sous le vent froid du matin. J’allai me reposer un peu, et dans la matinée j’étais chez Goethe. Le domestique me dit qu’il n’était pas bien portant, et qu’il était resté au lit. Cependant Goethe me fit venir près de lui, et, en me tendant la main, il me dit : « Tout est perdu, mais que faire ? Ce matin, de bonne heure, mon petit Wolf est venu me voir dans mon lit, il m’a serré la main, m’a regardé fixement et m’a dit : « Ainsi va de l’homme ! » Il n’y a rien à ajouter à ce mot de mon cher Wolf, par lequel il cherchait à me consoler. Là où j’ai pendant trente ans travaillé avec amour, il n’y a plus que ruines et cendres ; mais, comme dit Wolf, ainsi va de l’homme ! J’ai eu peu de sommeil toute cette nuit ; par mes fenêtres, qui donnent sur la place, j’ai aperçu sans cesse les flammes monter vers le ciel. Pendant ce temps, comme vous le pensez bien, j’ai vu passer dans mon âme plus d’un souvenir du temps passé, j’ai revu Schiller et nos longues années de travail commun, et aussi maint cher disciple que j’ai vu naître et grandir. Tout cela n’a pas été sans me remuer profondément, et aussi je veux aujourd’hui bien sagement garder le lit. »
Je le louai de sa prudence. Cependant il ne me paraissait pas du tout affaibli ou affecté ; au contraire, il me semblait tout à fait à son aise et l’esprit fort serein. Cette résolution de garder le lit me parut plutôt être une vieille ruse de guerre, qu’il a coutume d’employer dans les événements extraordinaires, lorsqu’il craint une grande affluence de visiteurs[17].
Il me pria de m’asseoir sur une chaise près de son lit et de rester un instant. « J’ai beaucoup pensé à vous et je vous ai plaint, me dit-il. Qu’allez-vous faire de vos soirées ? »
« — Oui, répondis-je, j’ai en effet une grande passion pour le théâtre. Lorsque, il y a deux ans, je vins ici, sauf trois ou quatre pièces que j’avais vues à Hanovre, je ne connaissais pour ainsi dire rien. Tout m’était nouveau, acteurs et pièces, et comme, d’après vos conseils, je me suis abandonné entièrement à mes impressions, sans chercher à penser et à réfléchir sur les sujets, je peux dire en toute vérité que pendant ces deux hivers le théâtre m’a fait passer les heures les plus douces et les plus charmantes dont j’aie jamais joui. Aussi j’étais tellement entiché de théâtre, que non-seulement je ne manquais aucune représentation, mais que je m’étais fait admettre aux répétitions, et ce n’est pas encore assez, car parfois, en passant devant le théâtre, si je voyais les portes ouvertes, j’allais m’asseoir pendant des demi-heures sur les bancs vides du parterre et je regardais jouer en imagination. »
« Vous êtes un peu fou, me dit Goethe en riant, mais voilà les hommes que j’aime. Plût à Dieu que tout le public fût composé de pareils enfants ! Et au fond, vous avez raison ; il y a là quelque chose ! Celui qui n’a pas le goût usé et qui a encore assez de jeunesse trouvera difficilement un endroit où il puisse ressentir autant de bien-être qu’au théâtre. On ne vous demande rien ; si vous ne voulez pas, vous pouvez ne pas ouvrir la bouche ; vous êtes assis, aussi à l’aise qu’un roi, et vous regardez passer devant vous des images vivantes qui donnent à votre esprit et à vos sens tout le plaisir qu’ils peuvent désirer. Poésie, peinture, chant, musique, art dramatique, que n’y a-t-il pas ? Lorsque, dans une soirée, tous ces arts, tous ces charmes de jeunesse et de beauté réunissent contre nous leurs heureux efforts, alors c’est une fête à laquelle nulle autre ne peut se comparer. Et lors même que nous ne trouvons qu’un mélange de bon et de mauvais, cependant cela vaut toujours mieux que de regarder à sa fenêtre, ou de jouer au cercle une partie de whist dans la fumée des cigares. Le théâtre de Weimar, vous le savez, n’est pas du tout à dédaigner ; c’est encore un vieux rejeton de notre beau temps ; là se sont formés de nouveaux et de vigoureux talents, et nous pouvons encore entraîner et plaire par des œuvres qui offrent du moins l’apparence d’un ensemble. »
« C’est il y a vingt et trente ans, dis-je, que j’aurais voulu le voir ! »
« Nous avions alors des circonstances très-favorables qui nous ont beaucoup aidés. Pensez un peu : l’ennuyeuse période du goût français venait de finir ; le public était encore tout frais pour les impressions ; Shakspeare produisait ses premiers et vifs effets ; les opéras de Mozart étaient jeunes, et enfin chaque année se jouaient ici, à Weimar, les pièces de Schiller, montées par lui-même, et apparaissant dans leur première gloire ; vous vous imaginez sans peine qu’avec de pareils mets, vieux et jeunes étaient traitables, et que nous avions toujours un public reconnaissant. »
« — Les contemporains, dis-je, ne peuvent vanter assez l’excellence du théâtre de Weimar dans ce temps.
« — Je ne peux le nier, il avait de la valeur ! La cause principale de ce succès, c’était la liberté absolue que me laissait le grand-duc ; je pouvais couper et rogner comme je voulais. Je ne cherchais pas à avoir des décorations splendides et une garde-robe éclatante, non, je cherchais seulement les bonnes pièces. Depuis la tragédie jusqu’à la farce, tout genre m’était bon ; mais pour trouver grâce, une pièce devait avoir une valeur. Qu’elle eût de la grandeur et de la solidité, ou de la grâce et de la gaieté, ce n’était pas assez, il fallait que ce fût une œuvre consistante, une œuvre en bonne santé ; sentimentalités larmoyantes, faiblesses maladives étaient exclues une fois pour toutes, ainsi que les horreurs repoussantes et tout ce qui attente à la pureté des mœurs ; par tous ces spectacles j’aurais perdu acteurs et public. Au contraire, les bonnes pièces relevaient les acteurs. Car l’étude et la pratique continuelle de la perfection doivent nécessairement faire quelque chose de l’être que la nature n’a pas oublié. Je me maintenais aussi en contact perpétuel avec les acteurs. Je dirigeais les premières répétitions, et j’éclaircissais à chacun son rôle à mesure qu’il le lisait ; j’assistais aux répétitions principales et je cherchais avec eux les moyens de mieux faire ; je ne manquais pas les représentations, et je faisais le jour suivant mes observations sur ce qui ne m’avait pas paru bon la veille. Je leur fis faire ainsi des progrès dans leur art. Je cherchais en même temps à relever la classe des comédiens dans l’estime générale ; je recevais chez moi les meilleurs d’entre eux et ceux qui donnaient le plus d’espérances, et je montrais ainsi au monde que je les jugeais dignes d’avoir avec moi toutes les relations de la société. Le reste de la bonne compagnie de Weimar ne resta pas en arrière de moi, et acteurs et actrices obtinrent bientôt une entrée honorable dans les meilleurs cercles. Tout cela devait aider à leur éducation intérieure et extérieure. Mon élève Wolf à Berlin, notre Durand, sont des personnes du tact social le plus fin. MM. Œls et Graff sont assez cultivés pour faire honneur à la meilleure compagnie. Schiller agissait comme moi. Il avait beaucoup de relations avec les acteurs et les actrices. Il assistait comme moi à toutes les répétitions, et après chaque représentation réussie d’une de ses pièces, il avait l’habitude d’inviter chez lui les acteurs, et de passer un jour en plaisirs. On se félicitait mutuellement de ce qui avait eu du succès, et on discutait sur les perfectionnements à apporter à la prochaine représentation. Mais lorsque Schiller arriva, il trouva déjà acteurs et public très-avancés, et cela, il faut le dire, contribua au rapide succès de ses pièces. »
« — Cet incendie de la salle, dans laquelle vous et Schiller avez pendant des années accompli tant de bien, est comme le signe extérieur de la fin d’une époque que Weimar ne reverra pas de sitôt. Que de joies vous devez avoir éprouvées pendant cette direction, si riche en magnifiques succès pour le théâtre ! »
« — Que de peines aussi et d’ennuyeux tourments ! répondit Goethe avec un soupir. »
« — Oui, dis-je, surveiller et maintenir un être à tant de têtes ne doit pas être facile. »
« — On obtient beaucoup par la sévérité, plus par la douceur, et presque tout par une attention soutenue et une justice impartiale, devant laquelle se tait toute considération de personnes. J’avais à me défendre de deux ennemis qui auraient pu me mettre en danger. L’un était mon affection passionnée pour le talent, qui aurait pu me rendre partial. L’autre, vous le devinerez sans qu’il soit nécessaire de le nommer. Notre théâtre ne manquait pas de femmes jeunes et belles, et, de plus, d’un esprit plein de grâces séduisantes. Je sentis la passion m’entraîner vers plusieurs, et on faisait parfois la moitié du chemin vers moi ; mais je rassemblais mes forces et je disais : « Pas plus loin ! » Je savais quelle était ma place et ce que je lui devais. Je n’étais pas là simple particulier, j’étais chef d’un établissement dont la prospérité me tenait plus à cœur que mes satisfactions passagères. Si je m’étais engagé dans des intrigues d’amour, je serais devenu semblable à une boussole qui ne montre plus la vraie route dès qu’un aimant placé à ses côtés agit sur elle. Mais comme je me conservai entièrement pur, comme je restai entièrement maître de moi-même, je restai aussi maître du théâtre, et jamais ne me manqua la considération nécessaire sans laquelle toute autorité est bientôt perdue. »
Cette confession de Goethe me parut très-curieuse. J’entendais là avec joie confirmer par lui-même ce que j’avais déjà appris par d’autres personnes. Je sentis que je l’aimais plus que jamais, et en le quittant, c’est de tout cœur que je lui serrai la main.
Je passai près de l’incendie encore fumant. Je trouvai près des décombres des fragments brûlés d’une copie de rôle. C’étaient des passages du Tasso de Gœthe[18].
Jeudi, 24 mars 1825.
J’ai dîné avec Goethe. La ruine du théâtre a été le sujet presque exclusif de la conversation. Madame de Goethe et mademoiselle Ulrike se représentaient les heures de bonheur qu’elles avaient passé dans l’ancienne salle. Elles avaient retiré des ruines quelques reliques qui leur semblaient sans prix ; ce n’était rien de plus que quelques pierres et quelques morceaux brûlés de tenture. Mais ces morceaux venaient juste de l’endroit du balcon où elles avaient leurs places !
« Ce qu’il faut surtout, dit Goethe, c’est se remettre promptement et se réorganiser aussi vite que possible. Je ferais déjà rejouer la semaine prochaine, soit dans le palais des Princes, soit dans la grande salle de l’hôtel de ville. Il ne faut pas, par un intervalle trop long, laisser au public le temps de se chercher d’autres ressources contre l’ennui de ses soirées. » — « Mais, dis-je, on n’a pour ainsi dire sauvé aucun décor ! » — « Il n’y a pas besoin de beaucoup de décors ! Il n’y a pas besoin de grandes pièces. Il n’est pas nécessaire de former un ensemble, à plus forte raison un grand ensemble. Il faut choisir des pièces où le lieu ne change pas. Une comédie en un acte, un vaudeville, une opérette, puis un air, un duo, le final d’un opéra favori, et vous serez déjà suffisamment satisfaits. Il faut seulement traverser passablement avril ; en mai, vous avez déjà les chanteurs des bois. Dès le commencement des mois d’été, vous aurez pour spectacle la reconstruction d’une nouvelle salle. — Cet incendie est pour moi un événement bien curieux, car je vous dirai que pendant les longs soirs de cet hiver je me suis occupé avec Coudray à tracer le dessin d’un beau théâtre nouveau, convenable pour Weimar. Nous avions fait venir le plan et la coupe des principaux théâtres allemands ; nous avons emprunté les dispositions qui nous paraissent les meilleures, écarté ce que nous jugions fautif, et nous sommes ainsi arrivés à un plan qui pourra se laisser regarder. Dès que le grand-duc aura donné son approbation, on pourra donc commencer immédiatement les travaux ; et ce n’est pas un petit bonheur que ce désastre nous ait trouvés, par un singulier hasard, si bien préparés. » Nous accueillîmes avec joie l’heureuse nouvelle que Goethe nous donnait, et il continua : « Dans l’ancienne salle, les premières étaient réservées à la noblesse, les secondes étaient pour les ouvriers et les domestiques[19] ; mais la haute bourgeoisie riche était souvent très-embarrassée, car, à certains jours, le parterre était rempli par les étudiants[20], et il ne restait de libre que les quelques banquettes du parquet et quelques petites loges derrière le parterre, ce qui était tout à fait insuffisant. Nous avons mieux arrangé cela. Tout le parterre sera entouré de loges, et entre les premières et les secondes nous plaçons un étage intermédiaire ; nous gagnons ainsi beaucoup de place, sans trop agrandir la salle. » Nous félicitâmes Goethe des bons soins qu’il consacrait au théâtre et au public.
Pour faire aussi quelque chose en faveur de notre joli théâtre futur, j’allai après-dîner à Oberweimar avec mon ami Doolan, et, assis dans l’auberge, près d’une tasse de café, nous écrivîmes ensemble le premier acte du texte d’un opéra, d’après Métastase.
Dimanche, 27 mars 1825.
J’ai dîné chez Goethe en grande compagnie. Il nous a montré le plan du nouveau théâtre. Il est comme il nous l’a décrit il y a quelques jours, et promet une fort belle salle. On dit alors qu’un si beau théâtre exigerait de plus beaux décors, une troupe plus complète, mais que la caisse ne suffirait plus à payer les dépenses. « Oui, pour ménager la caisse, dit Goethe, on engagera une petite troupe à bon marché ; mais que l’on ne croie pas par de pareilles mesures servir à la caisse ! Rien ne lui nuit plus que des économies dans ces dépenses essentielles. Il faut penser à remplir la salle à chaque représentation. Et on y arrive en ayant acteurs et actrices d’un talent remarquable et d’une jolie figure. Si j’étais encore à la tête de la direction, je servirais la caisse en faisant encore un autre pas en avant, et vous verriez que l’argent ne nous manquerait pas. » On demanda ce qu’il ferait. « J’emploierais un moyen bien simple. Je ferais jouer le dimanche[21]. J’aurais quarante représentations au moins de plus, et ce serait bien malheureux si la caisse ne gagnait pas par an dix ou quinze mille thalers. » On trouva ce moyen très-pratique. On rappela que la classe ouvrière, si nombreuse, était dans la semaine occupée d’habitude tard dans la soirée, et que le dimanche était son seul jour de loisir, qu’elle préférait certainement le noble plaisir du théâtre à la danse et à la bière qu’elle allait chercher dans les cabarets des villages environnants. Les fermiers, les employés et les habitants aisés des petites villes voisines attendraient le dimanche comme un jour désiré pour se rendre à Weimar. À Weimar même, jusqu’alors, pour celui qui n’était pas admis à la cour, ou qui n’avait pas d’intérieur de famille, ou qui ne faisait pas partie d’un cercle, la soirée du dimanche avait été pénible et très-ennuyeuse. On ne savait où aller si l’on était seul. Et cependant il doit y avoir le dimanche soir un lieu où l’on puisse se plaire et aller oublier les tourments de la semaine. L’idée de jouer le dimanche comme dans les autres villes d’Allemagne fut donc accueillie par une approbation générale, mais il s’éleva un léger doute : cela plairait-il à la cour ?
« La cour de Weimar, dit Goethe, a trop de sagesse et de bonté pour empêcher une mesure qui tend au bien de la ville et d’un établissement important. La cour fera volontiers ce petit sacrifice et remettra à un autre jour ses soirées du dimanche. Si cela ne convient pas, il y a pour le dimanche assez de pièces que la cour n’a pas le désir de voir, qui sont tout à fait appropriées à la classe populaire et qui rempliront très-bien la caisse. »
On parla ensuite de l’abus que l’on faisait des forces des comédiens.
« Dans ma longue pratique, dit Goethe, j’ai considéré comme un point capital de ne jamais mettre à l’étude une pièce et surtout un opéra pour lesquels je ne pouvais prévoir avec une certaine assurance un succès de plusieurs années. Personne ne pense assez à la dépense de forces que demande l’étude d’une pièce en cinq actes et surtout d’un opéra de même longueur. Oui, mes amis, il faut bien du travail avant qu’un chanteur puisse tenir sa partie pendant toute une pièce, et il en faut énormément avant que les chœurs marchent convenablement. Je frémis quand je vois avec quelle légèreté on donne souvent l’ordre de mettre à l’étude un opéra sur le succès duquel on ne sait rien et dont on n’a entendu parler que par quelques nouvelles très-incertaines de journaux. Nous possédons maintenant en Allemagne une poste passable, et même nous commençons à avoir des malles-poste ; pourquoi, à la nouvelle d’un opéra donné avec succès, ne pas envoyer le régisseur ou un autre acteur sur qui verrait par ses yeux si l’opéra est vraiment bon et si nos forces sont suffisantes pour le jouer ? Les frais d’un pareil voyage ne sont rien à côté des immenses avantages qu’il donnerait et des mésaventures qu’il préviendrait. Et ensuite, quand on a monté une bonne pièce, un bon opéra, on devrait le donner à courts intervalles, tant qu’il attire le monde et remplit assez la salle. De même, quand on reprend un vieil ouvrage, qui dort depuis des années et qui, pour être joué avec succès, a besoin aussi d’être de nouveau étudié avec soin, il faut le jouer de suite et fréquemment, tant que le public s’y intéresse. Mais on a la manie de chercher toujours du nouveau, on joue une, au plus deux fois une pièce ou un opéra dont l’étude a coûté des peines incroyables, et entre ces deux représentations, on laisse s’écouler six à huit semaines, de telle sorte qu’une nouvelle étude est encore nécessaire ; c’est là vraiment vouloir perdre le théâtre, et c’est un impardonnable abus des forces des acteurs. »
Goethe semblait considérer cette question comme très-importante, et elle paraissait lui tenir bien à cœur, car il y mettait une chaleur que dans sa grande tranquillité on lui voit rarement.
« En Italie, continua-t-il, on donne le même opéra tous les soirs pendant quatre et six semaines, et les grands enfants d’Italie ne demandent pas du tout de changement. Le Parisien instruit voit les pièces classiques de ses grands poètes si souvent, qu’il les sait par cœur, et son oreille connaît l’accent de chaque syllabe. Ici, à Weimar, on m’a bien fait l’honneur de donner mon Iphigénie et mon Tasso, mais combien de fois ? À peine tous les trois ou quatre ans une fois. Le public les trouve ennuyeux. Je le crois bien ! Les acteurs ne sont pas exercés à les jouer, et le public n’est pas exercé à les entendre. Si par des représentations fréquentes les acteurs entraient assez dans leurs rôles pour donner de la vie à leur jeu, s’il avaient l’air, non de réciter, mais d’exprimer des sentiments qui naissent au moment même dans leur cœur, alors le public bien certainement serait intéressé et ému.
« Oui, il est vrai, j’ai eu autrefois une illusion ; j’ai cru possible de former un théâtre allemand. J’ai eu cette illusion que je pourrais moi-même travailler à cette œuvre et poser quelques-unes des clefs de voûte de l’édifice ; j’écrivis mon Iphigénie, mon Tasso, et j’eus la puérile espérance que tout allait marcher ; mais rien ne bougea, rien ne se remua, et tout resta comme devant. Si j’avais produit de l’effet et trouvé du succès, je vous aurais écrit toute une douzaine de pièces comme Iphigénie et Tasso. Les sujets ne manquaient pas. Mais, je vous le répète, je n’avais pas d’acteurs pour jouer ces œuvres avec esprit et vie, je n’avais pas de public pour les accueillir, les écouter et les sentir[22]. »
Mercredi, 30 mars 1825.
Grand thé ce soir chez Goethe. J’y ai rencontré les jeunes Anglais qui habitent Weimar[23] et un jeune Américain.
Dimanche, 10 avril 1825.
J’ai dîné chez Goethe. « J’ai la joie de vous annoncer, m’a-t-il dit, que le grand-duc a approuvé notre plan pour le théâtre nouveau ; on va jeter les fondations. Nous avons eu à lutter, mais nous l’avons emporté. Soyez content, vous aurez un beau théâtre. »
On a suivi son conseil, et on joue dans la salle de l’hôtel de ville.
Jeudi, 14 avril 1825.
Le soir, chez Goethe. Comme notre conversation roulait sur le théâtre, je lui demandai quelles maximes il suivait pour l’adoption d’un nouveau sociétaire.
« Je ne pourrais guère le dire, répondit-il. J’agissais très-différemment suivant les circonstances. Si le nouvel acteur était déjà précédé d’une grande réputation, je le laissais jouer et j’examinais comment il s’harmonisait avec les autres, si sa manière ne dérangeait pas notre ensemble et surtout s’il venait remplir un vide. Si c’était un jeune homme qui n’eût jamais abordé la scène, j’examinais sa personne, je voyais s’il avait quelque chose de prévenant, de sympathique, et surtout s’il était maître de lui. Car un acteur qui n’a pas d’empire sur lui-même et qui en face d’un étranger ne sait pas se montrer sous le point de vue qu’il estime le plus favorable a en général peu de talent. Son métier en effet demande un démenti perpétuel de lui-même ; il faut qu’il revête perpétuellement le masque d’autrui et qu’il vive une vie étrangère. Si son extérieur et ses manières me plaisaient, je le faisais lire, aussi bien pour connaître la force et l’étendue de sa voix que pour voir ses facultés. Je lui donnais d’abord quelque morceau d’un grand poëte d’un ton élevé pour voir s’il savait sentir et rendre la grandeur vraie ; puis un morceau passionné, farouche, pour mettre à l’épreuve son énergie ; je passais alors à un morceau brillant de raison, d’esprit, d’ironie, de traits, pour voir comment il s’en tirerait et si son intelligence avait une souplesse suffisante. Enfin je lui donnais un morceau peignant la douleur d’un cœur blessé, les tortures d’une grande âme, pour voir s’il savait aussi exprimer l’émotion touchante. S’il réussissait dans toutes ces épreuves variées, j’avais l’espérance fondée d’en faire un très-remarquable comédien. S’il avait été bien meilleur dans une épreuve que dans les autres, je prenais note du genre auquel il était surtout propre. Connaissant dès lors ses côtés faibles, je cherchais avant tout à faire en sorte qu’il les fortifiât et les perfectionnât. Si j’avais remarqué des fautes de dialecte et des provincialismes, je le pressais de s’en débarrasser et je lui recommandais de demander des conseils amicaux à un acteur n’ayant pas ce défaut, et qu’il chercherait à fréquenter. Je lui demandais aussi s’il savait danser et tirer des armes, et s’il disait non, je le confiais pour quelque temps au professeur de danse et d’escrime. Quand il était capable de monter sur la scène, je lui donnais d’abord des rôles en harmonie avec son propre caractère, et je ne lui demandais provisoirement que de se jouer lui-même. Ensuite, s’il avait une nature, par exemple, un peu trop ardente, je lui donnais des rôles flegmatiques ; s’il me paraissait, au contraire, trop paisible et trop lent, je lui donnais des caractères vifs et emportés, afin de lui apprendre à se dépouiller lui-même et à se plonger dans un caractère étranger. »
Nous avons parlé alors de la distribution des rôles, et Goethe entre autres a dit ces paroles qui m’ont semblé remarquables : « C’est une grande erreur de penser que les acteurs médiocres conviennent aux pièces médiocres. Dans une pièce de second ou de troisième rang, mettez des forces de premier ordre, vous la relèverez d’une façon incroyable et vous en ferez vraiment quelque chose de bon. Mais si une pièce inférieure est jouée par des artistes inférieurs, il n’est pas étonnant que l’effet soit absolument nul. Les acteurs de second ordre sont aussi très-utiles dans les grandes pièces. Ils sont ce que sont dans un tableau ces figures à demi éclairées qui rendent les plus précieux services, en faisant ressortir puissamment les figures placées en pleine lumière. »
Samedi, 16 avril 1825.
J’ai dîné chez Goethe avec d’Alton[24]. C’est tout à fait un homme dans le goût de Goethe, aussi ils sont au mieux. Il est dans sa science très-considérable, et Goethe ne perd pas une de ses paroles. Comme homme, il est aimable, spirituel, d’une grande facilité d’élocution, et les pensées jaillissent chez lui avec une abondance que l’on rencontre rarement ; on ne peut se rassasier de l’écouter. Goethe dans ses travaux a cherché toujours à embrasser l’ensemble de la nature ; aussi, devant un grand savant qui a consacré sa vie à une branche spéciale, il est inférieur. L’un est maître d’une richesse infinie de détails, l’autre a vécu davantage dans la contemplation des grandes lois générales. De là vient que Goethe, qui est toujours sur la voie d’une grande synthèse, mais à qui manque la confirmation de ses pressentiments par ignorance des faits, saisit avec passion toutes les occasions de lier des rapports avec les grands naturalistes. Chez eux, il trouve ce qui lui manque, comme ils trouvent en lui ce qui, chez eux, n’existe qu’incomplètement. Il sera dans peu d’années âgé de quatre-vingts ans, mais il ne sera jamais rassasié de recherches et d’expériences. Dans aucune branche il n’a fini ; il veut aller toujours plus loin, toujours plus loin ! toujours apprendre, toujours apprendre ! et en cela il montre une éternelle et indestructible jeunesse.
J’avais ces pensées en l’écoutant ce matin causer vivement avec d’Alton. D’Alton parlait des animaux rongeurs, de la forme et des modifications de leur squelette ; Goethe avait soif d’écouter toujours et encore de nouveaux récits de faits observés.
Mercredi, 27 avril 1825.
Vers le soir je suis allé chez Goethe, qui m’avait invité à une promenade en voiture. « Avant de partir, me dit-il, il faut que je vous montre une lettre de Zelter, que j’ai reçue hier, et qui touche à notre affaire du théâtre. » Zelter avait écrit entre autres ce passage[25] : « Que tu ne serais pas un homme à bâtir à Weimar un théâtre pour le peuple, je l’avais deviné depuis longtemps. Celui qui se fait feuille, la chèvre le mange. C’est à quoi devraient réfléchir d’autres puissances, qui veulent enfermer dans le tonneau le vin qui fermente. « Mes amis, nous avons vu cela ! « Oui, et nous le voyons encore. » — Gœthe me regarda et nous nous mîmes à rire. « Zelter est un bon et digne homme, dit-il, mais il lui arrive parfois de ne pas me comprendre et de donner à mes paroles une fausse interprétation. J’ai consacré au peuple et à son enseignement ma vie entière, pourquoi ne lui construirais-je pas aussi un théâtre ! Mais ici, à Weimar, dans cette petite résidence[26] où l’on trouve, comme on a dit par plaisanterie, fort peu d’habitants et dix mille poètes, peut-il être beaucoup question du peuple, et surtout d’un théâtre du peuple ! Weimar, sans doute, deviendra une très-grande ville, mais il nous faut cependant attendre encore quelques siècles pour que le peuple de Weimar compose une masse telle, qu’il ait son théâtre et le soutienne. »
On avait attelé ; nous partîmes pour le jardin de sa maison de campagne. La soirée était calme et douce, l’air un peu lourd, et l’on voyait de grands nuages se réunir en masses crasseuses. Goethe restait dans la voiture silencieux, et évidemment préoccupé. Pour moi, j’écoutais les merles et les grives qui, sur les branches extrêmes des chênes encore sans verdure, jetaient leurs notes à l’orage près d’éclater. Goethe tourna ses regards vers les nuages, les promena sur la verdure naissante qui, partout autour de nous, des deux côtés du chemin, dans la prairie, dans les buissons, aux haies, commençait à bourgeonner, puis il dit : « Une chaude pluie d’orage, comme cette soirée nous la promet, et nous allons revoir apparaître le printemps dans toute sa splendeur et sa prodigalité ! » Les nuages devenaient plus menaçants, on entendait un sourd tonnerre, quelques gouttes tombèrent, et Goethe pensa qu’il était sage de retourner à la ville. Quand nous fûmes devant sa porte : « Si vous n’avez rien à faire, me dit-il, montez chez moi, et restez encore une petite heure avec moi. » J’acceptai avec grand plaisir. La lettre de Zelter était encore sur la table. « Il est étrange, bien étrange, dit-il, de voir avec quelle facilité on peut être méconnu par l’opinion publique. Je ne sais pas avoir jamais péché contre le peuple, mais maintenant, c’est décidé, une fois pour toutes ; je ne suis pas un ami du peuple ! Oui, c’est vrai, je ne suis pas un ami de la plèbe révolutionnaire, qui cherche le pillage, le meurtre et l’incendie ; qui, sous la fausse enseigne du bien public, n’a vraiment devant les yeux que les buts les plus égoïstes et les plus vils. Je suis aussi peu l’ami de pareilles gens que je le suis d’un Louis XV. Je hais tout bouleversement violent, parce qu’on détruit ainsi autant de bien que l’on en gagne. Je hais ceux qui les accomplissent aussi bien que ceux qui les ont rendus inévitables. Mais pour cela, ne suis-je pas un ami du peuple ? Est-ce que tout homme sensé ne partage pas ces idées ? Vous savez avec quelle joie j’accueille toutes les améliorations que l’avenir nous fait entrevoir. Mais, je le répète, tout ce qui est violent, précipité, me déplaît jusqu’au fond de l’âme, parce que ce n’est pas conforme à la nature. Je suis un ami des plantes, j’aime la rose comme la fleur la plus parfaite que voie notre ciel allemand, mais je ne suis pas assez fou pour vouloir que mon jardin me la donne maintenant, à la fin d’avril. Je suis content, si je vois aujourd’hui les premières folioles verdir ; je serai content quand je verrai de semaine en semaine la feuille se changer en tige, j’aurai de la joie à voir en mai le bouton, et enfin, je serai heureux quand juin me présentera la rose elle-même dans toute sa magnificence et avec tous ses parfums. Celui qui ne veut pas attendre, qu’il aille dans une serre chaude.
« On répète que je suis un serviteur des princes, un valet des princes ! comme si cela avait un sens ! Est-ce que par hasard je sers un tyran, un despote ? Est-ce que je sers un de ces hommes qui ne vivent que pour leurs plaisirs en les faisant payer à un peuple ? De tels princes et de tels temps sont, Dieu merci, loin derrière nous. Le lien le plus intime m’attache depuis un demi-siècle au grand-duc, avec lui j’ai pendant un demi-siècle lutté et travaillé, et je mentirais si je disais que je sais un seul jour où le grand-duc n’a pas pensé à faire, à exécuter quelque chose qui ne serve pas au bien du pays, et qui ne soit pas calculé pour améliorer le sort de chaque individu. Pour lui personnellement, qu’a-t-il retiré de son rôle de prince, sinon charges et fatigues ? Est-ce que sa demeure, son costume, sa table, sont plus brillants que chez un particulier aisé ? Que l’on aille dans nos grandes villes maritimes, on verra la cuisine et le service d’un grand négociant sur un meilleur pied que chez lui. Nous célébrerons cet automne le cinquantième anniversaire du jour où il a commencé à gouverner et à être le maître. Mais ce maître, quand j’y pense vraiment, qu’a-t-il été tout ce temps, sinon un serviteur ? Le serviteur d’une grande cause : le bien de son peuple ! S’il faut donc à toute force que je sois un serviteur des princes, au moins ma consolation c’est d’avoir été le serviteur d’un homme qui était lui-même serviteur du bien général[27]. »
Dimanche, 1er mai 1825.
Avant-hier, en passant devant le théâtre, j’avais vu les travaux interrompus, et j’avais appris que les plans proposés par Goethe et Coudray étaient abandonnés. Aujourd’hui j’ai dîné chez Goethe ; je craignais de le voir blessé d’une mesure aussi inattendue, mais pas le moins du monde, il était de l’humeur la plus douce et la plus sereine, au-dessus de toute petite susceptibilité. « On a cherché à circonvenir le grand-duc, me dit-il, en lui faisant valoir les grandes économies que l’on réaliserait avec un autre plan, et on a réussi. Cela ne me fâche pas. Un théâtre nouveau n’est, en fin de compte, qu’un nouveau bûcher qui brûlera aussi tôt ou tard. C’est là ma consolation. D’ailleurs, un peu plus ou un peu moins grand, un peu plus haut ou un peu plus bas, cela ne vaut pas la peine d’en parler. Vous aurez toujours une salle très-passable, sinon celle que j’avais désirée et conçue. Vous irez, j’irai aussi, et tout se terminera très-bien. Le grand-duc m’a objecté qu’un théâtre n’a pas besoin d’être une œuvre splendide d’architecture ; je n’ai, à la vérité, rien à opposera cette opinion. Il m’a dit ensuite que le but d’une salle, c’était, en définitive, de gagner de l’argent. Cette idée semble d’abord un peu positive, mais, en y pensant bien, elle a aussi sa noblesse. Car si un théâtre veut gagner de l’argent, il faut que tout en lui soit parfait. Il doit avoir la meilleure administration, les meilleurs acteurs, et jouer des pièces qui puissent continuellement attirer la foule. C’est, en peu de mots, exiger beaucoup, presque l’impossible. Shakspeare et Molière n’avaient pas d’autre idée. Tous deux voulaient aussi, avec leur théâtre, avant tout, gagner de l’argent. Mais, pour parvenir à leur but principal, ils devaient travailler à tout maintenir excellent, et, aux œuvres anciennes applaudies, ajouter de temps en temps une œuvre nouvelle et solide capable de charmer et d’attirer. L’interdiction du Tartuffe a été pour Molière un coup de tonnerre, mais non pas tant pour le poëte que pour le directeur Molière, qui avait à veiller à la prospérité d’une troupe considérable et qui devait aviser à se procurer du pain pour lui et pour les siens. Rien n’est plus dangereux pour la prospérité d’un théâtre que de ne pas intéresser personnellement la direction aux recettes, et de la laisser vivre dans cette certitude insouciante que le déficit de la fin de l’année sera couvert par des ressources étrangères. Il est dans la nature de l’homme de laisser tomber son activité dès que son intérêt personnel ne la rend plus nécessaire. Il ne faut pas cependant demander que le théâtre d’une ville comme Weimar se soutienne par lui-même, et qu’aucune subvention annuelle du trésor du prince ne lui soit nécessaire. Mais tout a ses limites, et quelques milliers de thalers par an de plus ou de moins ne sont pas du tout quelque chose d’indifférent, surtout quand on voit que la diminution des recettes suit la décadence du théâtre, et qu’ainsi on perd et l’argent et l’honneur. À la place du grand-duc, lorsque la direction changera, je fixerais pour subvention une somme annuelle fixe ; je prendrais pour cela la moyenne des subventions des dix dernières années, et je fixerais, sur cette proportion, la somme estimée suffisante pour un entretien convenable. Il faudrait se contenter de cette somme. J’irais plus loin, et je dirais : Si le directeur et les régisseurs, par leur sage et énergique direction, ont amené dans la caisse, à la fin de l’année, un excédant de recettes, cet excédant sera partagé comme gratification entre le directeur, les régisseurs et les principaux acteurs. Vous verriez comme tout s’animerait, et comme l’établissement sortirait de ce demi-sommeil dans lequel il faut qu’il tombe peu à peu. Nos règlements de théâtre renferment bien des dispositions pénales, mais ils ne renferment aucune loi spéciale pour encourager et récompenser les services. C’est une grande lacune. Car si à chacune de mes fautes j’ai à attendre une retenue de mes gages, je dois aussi attendre un encouragement, si je fais plus que l’on n’a le droit de me demander. C’est lorsque tout le monde fait plus que l’on n’a droit d’attendre et d’exiger qu’un théâtre touche à la perfection. »
Madame de Goethe et Mademoiselle Ulrike entrèrent, toutes deux en très-gracieuse toilette d’été, que le beau temps leur avait fait prendre. La conversation à table fut gaie et variée. On y parla des parties de plaisir des semaines précédentes et des projets semblables pour les semaines suivantes. « Si les belles soirées se maintiennent, dit madame de Goethe, j’aurais un grand désir de donner ces jours-ci dans le parc un thé, au chant des rossignols. Qu’en dites-vous, cher père ? » — « Cela pourrait être très-joli ! répondit Goethe. » — « Et vous, Eckermann, dit madame de Goethe, cela vous convient-il ? peut-on vous inviter ? » — « Mais, Ottilie, s’écria mademoiselle Ulrike, comment peux-tu inviter le docteur ! Il ne viendra pas, ou, s’il vient, il sera comme sur des charbons ardents, on verra que son esprit est ailleurs, et qu’il aimerait beaucoup mieux s’en aller. » — « À parler franchement, répondis-je, je préfère flâner avec Doolan dans les champs des environs. Les thés, les soirées avec thé, les conversations avec thé, tout cela répugne si fort à mon naturel, que la seule pensée de ces plaisirs me met mal à mon aise ! » — « Mais, Eckermann, dit madame de Goethe, à un thé dans le parc, vous êtes en plein air, par conséquent dans votre élément. » — « Au contraire, dis-je, quand je suis si près de la nature que ses parfums viennent jusqu’à moi, et que cependant je ne peux vraiment me plonger en elle, alors l’impatience me saisit, et je suis comme un canard que l’on met près de l’eau en l’empêchant de s’y baigner. » — « Ou bien, dit Goethe en riant, comme un cheval qui passe sa tête par la fenêtre de l’écurie et voit devant lui d’autres chevaux gambader sans entraves, dans un beau pâturage. Il sent toutes les délices rafraîchissantes de la nature libre, mais il ne peut les goûter. Laissez donc Eckermann, il est comme il est, et vous ne le changerez pas. Mais, dites-moi, mon très-cher, qu’allez-vous donc faire en pleins champs avec votre Doolan, pendant toutes les belles après-midi ? » — « Nous cherchons quelque part un vallon solitaire, et nous tirons à l’arc. » — « Hum ! dit Goethe, ce n’est pas là une distraction mal choisie. » — « Elle est souveraine, dis-je, contre les ennuis de l’hiver. » — « Mais comment donc, par le ciel ! dit Goethe, avez-vous ici, à Weimar, trouvé arcs et flèches ? » — « Pour les flèches, j’avais, en revenant de la campagne de 1814, rapporté avec moi un modèle du Brabant. Là, le tir à l’arc est général. Il n’y a pas si petite ville qui n’ait sa société d’archers. Ils ont leur tir dans des cabarets, comme nous y avons des jeux de quilles, et ils se réunissent d’habitude vers le soir dans ces endroits où je les ai regardés souvent avec le plus grand plaisir. Quels hommes bien faits ! et quelles poses pittoresques, quand ils tirent la corde ! Comme toutes leurs énergies se développent, et quels adroits tireurs ce sont ! Ils tiraient habituellement, à une distance de soixante ou quatre-vingts pas, sur une feuille de papier, collée à un mur d’argile détrempée ; ils tiraient vivement l’un après l’autre et laissaient leurs flèches fixées au but. Et il n’était pas rare que sur quinze flèches cinq eussent touché le rond du milieu, large comme un thaler ; les autres étaient tout à côté. Quand tout le monde avait tiré, chacun allait reprendre sa flèche et on recommençait le jeu. J’étais alors si enthousiaste de ce tir à l’arc, que je pensais que ce serait rendre un grand service à l’Allemagne que de l’y introduire, et j’étais assez sot pour croire que ce fût possible. Je marchandai souvent un arc, mais on n’en vendait pas au-dessous de vingt francs, et où un pauvre chasseur pouvait-il trouver une pareille somme ? Je me bornai à une flèche, comme l’instrument le plus important et travaillé avec le plus d’art ; je l’achetai dans une fabrique de Bruxelles pour un franc, et avec un dessin, ce fut le seul butin que je rapportai dans mon pays[28] »
« — Voilà qui est tout à fait digne de vous, répondit Goethe. Mais ne vous imaginez pas que l’on pourrait rendre populaire ce qui est beau et naturel ; ou du moins il faudrait pour cela avoir beaucoup de temps et recourir à des moyens désespérés. Je crois facilement que ce jeu du Brabant est beau. Notre plaisir allemand du jeu de quilles paraît, en comparaison, grossier, commun, et il tient beaucoup du Philistin. »
« — Ce qu’il y a de beau au tir de l’arc, dis-je, c’est qu’il développe le corps tout entier et qu’il réclame l’emploi harmonieux de toutes les forces. Le bras gauche, qui soutient l’arc, doit rester bien tendu sans bouger ; le droit, qui tire la corde, ne doit pas être moins fort ; les pieds, les cuisses, pour servir de base solide à la partie supérieure du corps, s’attachent avec énergie au sol ; l’œil, qui vise, les muscles du cou et de la nuque, tout est en activité et dans toute sa tension. Et puis, quelles émotions, quelle joie quand la flèche part, siffle et perce le but ! Je ne connais aucun exercice du corps comparable. »
« — Cela, dit Goethe, conviendrait à nos écoles de gymnastique, et je ne serais pas étonné si, dans vingt ans, nous avions en Allemagne d’excellents archers par milliers. Mais, avec une génération d’hommes mûrs il n’y a rien à faire, ni pour le corps, ni pour l’esprit, ni pour le goût, ni pour le caractère. Commencez adroitement par les écoles, et vous réussirez. »
« — Mais, dis-je, nos professeurs allemands de gymnastique ne connaissent pas le tir à l’arc. »
« — Eh bien, dit Goethe, que quelques écoles se réunissent et fassent venir de Flandre ou de Brabant un bon archer ; ou bien qu’ils envoient en Brabant quelques-uns de leurs meilleurs élèves, jeunes et bien faits, qui deviendront là-bas de bons archers et apprendront aussi comment on taille un arc et fabrique une flèche. Ils pourraient ensuite entrer dans les écoles comme professeurs temporaires et aller ainsi d’école en école. Je ne suis pas du tout opposé aux exercices gymnastiques en Allemagne, aussi j’ai eu d’autant plus de chagrin en voyant qu’on y a mêlé bien vite de la politique, de telle sorte que les autorités se sont vues forcées ou de les restreindre, ou de les défendre et de les suspendre. C’était jeter l’enfant que l’on baigne avec l’eau de la baignoire[29]. J’espère que l’on rétablira les écoles de gymnastique[30], car elles sont nécessaires à notre jeunesse allemande, surtout aux étudiants, qui ne font en aucune façon contre-poids à leurs fatigues intellectuelles par des exercices corporels, et perdent ainsi l’énergie en tout genre. Mais parlez-moi donc de votre flèche et de votre arc. Ainsi, vous avez rapporté une flèche du Brabant ! Je voudrais bien la voir. »
« — Il y a longtemps qu’elle est perdue, répondis-je. Mais je me la rappelais si bien, que j’ai réussi à en faire une pareille, et non une seule, mais toute une douzaine. Ce n’était pas aussi facile que je le pensais, et je me suis mépris bien souvent. Il faut que la tige soit droite et ne se courbe pas après quelque temps, qu’elle soit légère, assez solide pour ne pas se briser au choc d’un corps solide. J’ai essayé le peuplier, le pin, le bouleau : ces bois avaient un défaut ou un autre ; avec le tilleul je réussis. Le choix de la pointe en corne m’a donné aussi du mal ; il faut prendre le milieu même d’une corne, sinon elle se brise. Et les plumes, que d’erreurs avant d’arriver ! »
« — Il faut, n’est-ce pas, dit Goethe, coller seulement les plumes à la flèche ? »
« — Oui, mais il faut que ce soit collé avec grande adresse, et l’espèce de colle, l’espèce de plumes à choisir, rien n’est indifférent : les barbes des plumes de l’aile des grands oiseaux sont bonnes, en général, mais celles que j’ai trouvées les meilleures sont les plumes rouges du paon, les grandes plumes du coq d’Inde, et surtout les fortes et magniflques plumes de l’aigle et de l’outarde. »
« — J’apprends tout cela avec grand intérêt, dit Goethe. Celui qui ne vous connaît pas ne croirait guère que vous avez des goûts si pratiques. Mais dites-moi donc aussi comment vous vous êtes procuré votre arc. »
« — Je m’en suis fabriqué quelques-uns moi-même, répondis-je. J’ai fait d’abord de la bien triste besogne, mais j’ai ensuite demandé des conseils aux menuisiers et aux charrons, essayé tous les bois du pays, et j’ai enfin réussi. Après des essais de différents genres, on me conseilla de prendre une tige assez forte pour que l’on pût la fendre (schlachten) en quatre parties. »
« — Schlachten, me demanda Goethe, quel est ce mot ? »
« — C’est une expression technique des charrons ; cela répond à fendre. Lorsque les fibres d’une tige sont droites, les morceaux fendus sont droits, et on peut s’en servir, sinon, non. »
« — Mais pourquoi ne pas les scier ? dit Goethe, on aurait des morceaux droits. »
« — Oui, mais quand les fibres du bois se courbent, on les couperait, et la tige ne pourrait plus dès lors servir à un arc. »
« — Je comprends, dit Goethe ; un arc se brise quand les fibres de la tige sont coupées. Mais continuez, vous m’intéressez. »
« — Mon premier arc était trop dur à tendre ; un charron me dit : « Ne prenez plus un morceau de baliveau, le bois est toujours très-roide ; choisissez un des chênes qui croissent près de Hopfgarten[31]. Le bois en est tendre. » Je vis alors qu’il y avait chênes et chênes, et j’appris beaucoup de détails sur la nature différente du même bois, suivant son exposition ; je vis que les fibres des arbres se dirigent toujours vers le soleil, et que si un arbre est exposé d’un côté au soleil, de l’autre à l’ombre, le centre des fibres n’est plus le centre de l’arbre ; le côté le plus large est du côté du soleil, aussi les menuisiers et les charrons, s’ils ont besoin d’un bois fin et fort, choisissent plutôt le côté qui a été exposé au nord. »
« — Vous devez penser, me dit Goethe, combien vos observations sont intéressantes pour moi qui me suis occupé pendant la moitié de mon existence du développement des plantes et des arbres. Racontez toujours ! Vous avez donc choisi un chêne tendre ? »
« — Oui, et un morceau du côté opposé au soleil. Mais après quelques mois, mon arc se déformait. Je fus donc obligé de recourir à d’autres bois, au noyer d’abord, et enfin à l’érable, qui ne laisse rien à désirer. »
« — Je connais ce bois, dit Goethe, il pousse souvent dans les haies ; je m’imagine en effet qu’il doit être bon ; mais j’ai vu rarement une jeune tige sans nœuds, et il vous faut pour votre arc une tige absolument libre de nœuds. »
« — Quand on veut faire monter l’érable en arbre, on lui retire les nœuds, ou en grossissant il les perd de lui-même. Quand il a quinze ou dix-huit ans, il est donc bien lisse, mais on ne sait pas comment il est à l’intérieur et quels mauvais tours il peut jouer. Aussi, on fera bien de faire scier son arc dans la partie la plus rapprochée de l’écorce. »
« — Mais vous disiez qu’il ne fallait pas scier le bois d’un arc, mais le fendre, le schlachten, comme vous dites. »
« — Quand il se laisse fendre, certainement, c’est-à-dire quand les fibres sont assez grosses, mais les fibres de l’érable sont trop fines et trop entremêlées. »
« — Hum ! hum ! dit Goethe. Avec vos goûts d’archer vous êtes arrivé à de très-jolies connaissances, et à des connaissances vivantes, à celles que l’on n’obtient que par des moyens pratiques. C’est là toujours l’avantage d’une passion, elle nous fait pénétrer le fond des choses. Les recherches et les erreurs donnent aussi des enseignements : on connaît non-seulement la chose elle-même, mais tout ce qui la touche tout alentour. Que saurais-je moi-même sur les plantes, sur les couleurs, si j’avais reçu ma science toute faite et si je l’avais apprise par cœur ? Mais comme j’ai tout cherché et trouvé par moi-même, comme à l’occasion je me suis trompé, je peux dire que sur ces deux sujets j’ai quelques connaissances, et que j’en sais plus qu’il n’y en a sur le papier. Mais parlez-moi toujours de votre arc. J’ai vu des arcs écossais tout droits, et d’autres au contraire recourbés à leur extrémité ; lesquels tenez-vous pour les meilleurs ? »
« Je pense que la force du jet est plus grande dans les arcs à extrémités recourbées. Depuis que je sais comment on courbe les arcs, je courbe les miens ; ils lancent mieux et sont aussi plus jolis à l’œil. »
« — C’est par la chaleur, n’est-ce pas, dit Goethe, que l’on produit ces inflexions ? »
« — Par une chaleur humide. Je trempe mon arc dans l’eau bouillante à six ou huit pouces de profondeur, et après une heure, quand il est bien chaud, je l’introduis entre deux morceaux de bois qui ont à leur intérieur une ligne creusée suivant la forme que je veux donner à l’arc. Je le laisse dans cet étau au moins un jour et une nuit, et quand il est sec il ne bouge plus. »
« — Savez-vous, dit Goethe en souriant mystérieusement ; je crois que j’ai pour vous quelque chose qui ne vous déplairait pas. Que diriez-vous, si nous descendions et si je vous mettais à la main un vrai arc de Baschkir ? »
« — Un arc de Baschkir ! m’écriai-je avec enthousiasme, un vrai ? »
« — Oui, mon cher fou, un vrai ! Venez un peu. »
Nous descendîmes dans le jardin. Goethe ouvrit la porte de la pièce intérieure d’un petit pavillon, dans laquelle je vis, aux murs et sur des tables, des curiosités de toute espèce. Je ne jetai qu’un coup d’œil sur tous ces trésors ; je n’avais d’yeux que pour mon arc. « Le voici, dit Goethe, en le tirant d’un amas d’objets bizarres de toute espèce. Il est bien resté tel qu’il était quand un chef de Baschkirs me le donna en 1814. Eh bien, qu’en dites-vous ? »
J’étais plein de joie de tenir cette chère arme dans mes mains. La corde me parut encore fort bonne. Je l’essayai, il se tendait très-suffisamment. « C’est un bon arc, dis-je, la forme surtout m’en plaît, et elle me servira désormais de modèle. »
« — De quel bois le croyez-vous fait ? me demanda Goethe. »
« — Cette fine écorce de bouleau qui le couvre empêche de voir ; les extrémités sont libres, mais trop noircies par le temps. C’est sans doute du noyer. Il a été fendu. »
« — Eh bien ! si vous l’essayiez ! dit Goethe. Voici aussi une flèche ; mais méfiez-vous de la pointe, elle est peut-être empoisonnée. »
Nous retournâmes dans le jardin et je tendis l’arc. « Sur quoi tirerez-vous ? » dit Goethe. — « D’abord en l’air, il me semble ! » — « Eh bien, allez ! » Je lançai ma flèche vers les nuages lumineux, dans le bleu de l’air. La flèche monta droit, et en retombant, se ficha en terre. « À mon tour, » dit Goethe. Je fus heureux de son désir. Je lui donnai l’arc et tins la flèche. Goethe ajusta la fente de la flèche sur la corde, prit l’arc comme il le fallait, non cependant sans chercher un peu. Puis il visa et tira. Il était là comme un Apollon, vieilli de corps, mais l’âme animée d’une indestructible jeunesse. La flèche ne s’éleva que très-peu haut. Je courus la ramasser. « Encore une fois ! » dit Goethe. Il tira cette fois horizontalement dans la direction de l’allée du jardin. La flèche alla à peu près à trente pas. J’avais un bonheur que je ne peux dire à voir ainsi Goethe tirer avec l’arc et la flèche. Je pensai aux vers :
La vieillesse m’abandonne-t-elle ?
Et de nouveau suis-je un enfant ?
Je lui rapportai la flèche. Il me pria de tirer aussi horizontalement, et me donna pour but une tache dans les volets de son cabinet de travail. Je visai. La flèche n’arriva pas loin du but, mais elle s’enfonça tellement dans ce bois tendre, que je ne pus la retirer. « Laissez-la fichée, me dit Goethe, elle y restera pendant quelques jours et sera un souvenir de notre partie[32] »
Le temps était beau, nous nous promenâmes dans le jardin, puis vînmes nous asseoir sur un banc, le dos appuyé au feuillage nouveau d’une haie touffue. Nous causâmes sur l’arc d’Ulysse, sur les héros d’Homère, puis sur les tragiques grecs, et enfin sur cette opinion que le théâtre grec était par Euripide tombé en décadence[33]. Goethe n’est pas du tout de cet avis.
« En général, dit-il, je ne crois pas qu’un art puisse tomber en décadence par la faute d’un seul homme. Il faut pour cela une réunion de circonstances qui ne sont pas faciles à indiquer. L’art tragique des Grecs pouvait aussi peu tomber en décadence par la faute d’Euripide que la sculpture par la faute d’un sculpteur venant après Phidias et moins grand que lui. Quand un siècle est grand, il marche sans s’arrêter sur la voie de la perfection, et les œuvres médiocres n’ont aucune influence. Et quel grand siècle que le siècle d’Euripide ! Ce n’était pas le temps de la perversion du goût, c’était le temps de son perfectionnement. La sculpture n’avait pas encore atteint son apogée et la peinture était dans ses premiers développements. Si les pièces d’Euripide, comparées à celles de Sophocle, avaient de grands défauts, ce n’est pas une raison pour que les poètes postérieurs dussent imiter ces défauts et se perdre par eux. Mais si, au contraire, elles avaient de grandes beautés, telles que certains esprits peuvent les préférer aux pièces de Sophocle, pourquoi les poètes postérieurs n’imitaient ils pas ces beautés et ne devenaient-ils pas ainsi au moins aussi grands qu’Euripide lui-même ? Si, après les trois grands tragiques connus, il n’en est pas venu un quatrième aussi grand, un cinquième, un sixième, c’est là un fait qui ne s’explique pas avec tant de simplicité, sur lequel chacun peut faire ses suppositions, et que l’on peut jusqu’à un certain point comprendre. L’homme est un être simple. Quelque riche, quelque varié, quelque inépuisable qu’il puisse être, cependant le cercle de ses émotions est bientôt parcouru. Chez nous, pauvres Allemands, Lessing a écrit deux à trois pièces de théâtre passables, moi trois à quatre, Schiller cinq à six ; s’il en avait été de même chez les Grecs, il y avait certainement place pour un quatrième, un cinquième et un sixième poëte tragique ; mais avec l’abondance de production des Grecs, chez lesquels chacun des trois grands poètes a écrit plus de cent ou près de cent pièces ; et lorsque les sujets tragiques empruntés à Homère et à la tradition héroïque avaient été tous traités trois à quatre fois, on peut bien croire que les sujets à la fin s’étaient épuisés, et qu’un grand poëte, venant le quatrième, ne savait plus où se diriger. Et, au fond, pourquoi ce poëte ? Ce que l’on avait ne suffisait-il pas pour longtemps ? Les œuvres d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide n’avaient-elles pas une variété, une profondeur telles, que l’on pouvait les écouter sans cesse, sans qu’elles devinssent banales et bonnes à supprimer. Les quelques débris grandioses qui sont venus jusqu’à nous sont si riches, si remarquables, que nous autres pauvres Européens, voilà déjà des siècles que nous sommes occupés après eux, et nous avons à ronger et à travailler après eux encore pendant quelques siècles. »
Jeudi, 12 mai 1825.
Goethe m’a parlé avec le plus grand enthousiasme de Ménandre. « Après Sophocle, dit-il, il n’y a personne que j’aime autant. On trouve en lui au degré suprême pureté, noblesse, grandeur, sérénité ; sa grâce est inimitable. C’est certainement un grand malheur de ne posséder de lui que si peu de chose, mais ces quelques fragments sont sans prix, et un homme bien doué y apprend immensément. Il faut seulement que celui dont nous voulons apprendre ait toujours une nature en harmonie avec la nôtre. Ainsi, par exemple, malgré toute sa grandeur, et quelle que soit l’admiration que je ressens pour lui, Caldéron n’a eu sur moi absolument aucune influence, ni en bien ni en mal. Mais il aurait été dangereux pour Schiller, il l’aurait égaré ; aussi, c’est un bonheur que Caldéron n’ait été généralement connu en Allemagne qu’après sa mort. Pour la partie technique et scénique, le mérite de Caldéron est sans bornes ; au contraire, Schiller le dépasse beaucoup par la solidité, la gravité et la grandeur de son but, et c’eût été grand dommage s’il avait perdu ses mérites sans gagner peut-être ceux de Caldéron. »
Nous arrivâmes à Molière. « Molière, a dit Goethe, est si grand que chaque fois qu’on le relit, on éprouve un nouvel étonnement. C’est un homme unique ; ses pièces touchent à la tragédie, elles saisissent, et personne en cela n’ose l’imiter. L’Avare surtout, dans lequel le vice détruit toute la piété qui unit le père et le fils, a une grandeur extraordinaire, et est à un haut degré tragique. Dans les traductions faites en Allemagne pour la scène, on fait du fils un parent ; tout est affaibli et perd son sens. On craint de voir apparaître le vice dans sa vraie nature, mais que représentera-t-on alors ? Et l’effet tragique ne repose-t-il pas partout sur la vue d’objets intolérables ? Tous les ans, je lis quelques pièces de Molière, de même que de temps en temps je contemple les gravures d’après de grands maîtres italiens. Car de petits êtres comme nous ne sont pas capables de garder en eux la grandeur de pareilles œuvres ; il faut que de temps en temps nous retournions vers elles pour rafraîchir nos impressions. On parle toujours d’originalité, mais qu’entend-on par là ? Dès que nous sommes nés, le monde commence à agir sur nous, et ainsi jusqu’à la fin, et en tout ! Nous ne pouvons nous attribuer que notre énergie, notre force, notre vouloir ! Si je pouvais énumérer toutes les dettes que j’ai faites envers mes grands prédécesseurs et mes contemporains, ce qui me resterait serait peu de chose. Ce qui est important, c’est l’instant de notre vie où s’exerce sur nous l’influence d’un grand caractère. Lessing, Winckelmann et Kant étaient plus âgés que moi, et il a été de grande conséquence pour moi que les deux premiers agissent sur ma jeunesse, et le dernier sur ma vieillesse ; et aussi que Schiller fut bien plus jeune que moi et dans toute la verdeur de son activité, lorsque je commençais à me fatiguer du monde. Puis il n’a pas été moins important pour moi de voir sous mes yeux les débuts des frères Humboldt et Schlegel. J’ai recueilli par là d’inappréciables avantages. »
Nous parlâmes ensuite de l’influence qu’il avait à son tour exercée sur les autres. Je rappelai Bürger, disant que sur un talent aussi inné, une influence de Goethe n’était guère possible.
« Bürger, me dit-il, avait bien avec moi une certaine parenté dans le talent[34], mais son éducation morale prenait ses racines dans un tout autre sol et lançait des rameaux dans une tout autre direction, et chacun dans son développement suit la ligne droite, et continue comme il a commencé. Un homme qui, à trente ans, a pu écrire une poésie comme Madame Schnips[35], est certes dans une voie un peu différente de la mienne. Il s’était par son remarquable talent créé un public auquel il suffisait pleinement, et il n’avait aucune raison pour se préoccuper des qualités d’un émule qui n’avait pas d’ailleurs d’autres rapports avec lui.
« En général, continua-t-il, on n’apprend que de celui qu’on aime. Les jeunes talents qui paraissent aujourd’hui ont bien pour moi cette disposition, mais chez mes contemporains, je ne l’ai rencontrée que clair-semée. Je ne saurais nommer un homme considérable à qui je convinsse alors de tout point. Tout de suite on m’a, pour mon Werther, adressé tant de blâmes, que, si j’avais voulu rayer chaque ligne critiquée, de tout l’ouvrage une seule ligne ne serait pas restée. Mais tous ces blâmes ne m’inquiétaient nullement, car ces jugements tout personnels d’esprits remarquables, pris en masse, se compensaient. Celui qui n’espère pas un million de lecteurs ne devrait pas écrire.
« Voilà vingt ans que le public dispute pour savoir quel est le plus grand : Schiller ou moi. Ils devraient être bien contents qu’il y ait là deux gaillards sur lesquels on peut disputer. »
Lundi, 5 juin 1825.
Goethe m’a appris que Preller[36] venait de prendre congé de lui pour aller passer quelques années en Italie.
« En guise de bénédictions pour son voyage, dit Gœthe, je lui ai donné ce conseil, de ne pas se laisser dérouter, et de se tenir constamment à Poussin et à Claude Lorrain ; avant tout, d’étudier les œuvres de ces deux grands maîtres, pour bien comprendre comment ils ont regardé la nature et comment ils s’en sont servis pour exprimer leurs visions et leurs émotions artistiques. Preller est un talent remarquable, et je ne suis pas inquiet de lui. Il me paraît d’un caractère très-sérieux et je suis presque sûr qu’il se sentira attiré vers Poussin plutôt que vers Claude Lorrain. Cependant je lui ai recommandé l’étude spéciale du dernier et ce n’est pas sans raison. Car il en est de la formation de l’artiste comme de la formation de tout autre talent. Nos forces vraies se développent pour ainsi dire d’elles-mêmes, mais ces germes et ces dispositions de notre nature qui ne s’élèvent pas chaque jour en nous et qui ne sont pas si énergiques, demandent une culture particulière, pour qu’elles parviennent à une puissance égale. Ainsi, comme je l’ai souvent répété, un jeune chanteur peut avoir certaines notes innées tout à fait excellentes et qui ne laissent rien à désirer ; mais, il aura d’autres notes moins fortes, moins pures, moins pleines. Il faut, par le travail, qu’il les rende toutes égales. Je suis sûr que Preller réussira dans les sujets sérieux[37], grandioses, sauvages aussi peut-être ; mais s’il sera aussi heureux dans les sujets sereins, gracieux et aimables, c’est une question. Voilà pourquoi je lui ai vanté surtout Claude Lorrain, pour que par l’étude il s’approprie ce qui peut-être n’est pas chez lui une disposition naturelle. Je lui ai aussi fait une autre remarque. Jusqu’à présent j’ai vu de lui beaucoup d’études d’après nature. Elles étaient excellentes, conçues avec vie et énergie, mais c’étaient seulement des objets isolés qui plus tard nous servent peu dans nos compositions originales. Je lui ai conseillé de ne jamais dessiner désormais d’après nature un objet isolé, un arbre seul, un monceau de pierres seul, une chaumière seule, mais de prendre toujours avec l’objet le fond et les accessoires environnants. Car dans la nature nous ne voyons jamais rien dans l’isolement, nous voyons toujours un objet en rapport avec ce qui est devant, à côté, derrière, au-dessus, au-dessous. Un objet isolé peut nous sembler pittoresque, mais ce qui a produit de l’effet sur nous, ce n’est pas l’objet seul, c’est l’objet dans les relations qu’il a avec tout ce qui est autour, au-dessous et au-dessus de lui, tout concourt à l’effet. Ainsi, dans une promenade je rencontre un chêne dont l’effet pittoresque me surprend. Si je le dessine seul, il ne me paraîtra peut-être plus du tout comme je le voyais, parce que tout ce qui dans la nature produisait l’effet, le soutenait, le relevait, manque. Une partie de bois peut être belle, parce que ce ciel, cette lumière, cette position du soleil agissent sur elle. Si je supprime tout cela dans mon dessin, il me paraîtra peut-être insignifiant, sans force ; le charme propre manque. Et ceci encore : Rien ne peut être beau sans être motivé avec vérité et conformément aux lois naturelles. Pour que la nature paraisse vraie dans un tableau, il faut que toutes les causes agissantes soient reproduites. Je trouve près d’un ruisseau des pierres régulières dont les parties exposées à l’air sont couvertes d’une verdure pittoresque de mousse. Ce n’est pas seulement l’humidité de l’eau qui a amené ces mousses ; c’est peut-être une pente placée au nord, ou bien l’ombre des arbres, ou un buisson qui, à cet endroit du ruisseau, a produit cette formation. Si dans mon tableau je néglige et laisse de côté ces causes agissantes, il sera sans vérité et n’aura pas de force persuasive. La place d’un arbre, la nature du terrain dans lequel il croît, les autres arbres qui sont derrière et à côté ont une grande influence sur son développement. Un chêne placé sur le sommet occidental d’une colline rocheuse, exposée au vent, prendra une tout autre forme qu’un chêne qui verdit dans le sol humide d’une vallée abritée. Tous deux, dans leur genre, peuvent avoir leur beauté, mais elle aura un caractère différent ; et dans un paysage composé, ils ne peuvent être placés que là où ils étaient placés dans la nature. Il est donc très-important pour l’artiste d’indiquer, en dessinant les objets environnants, quelle était cette place naturelle. Il est bien entendu qu’il serait absurde de vouloir dessiner aussi tous les détails prosaïques qui ont aussi peu d’influence sur la forme et le développement de l’objet principal que sur son aspect pittoresque momentané. J’ai fait part à Preller des principales de ces petites indications, et je suis sûr que chez un talent inné comme lui, elles jetteront des racines et fructifieront. »
Samedi, 11 juin 1825.
Aujourd’hui, pendant le dîner, Goethe a beaucoup parlé du livre du major Parry sur lord Byron. Il en a fait un très-grand éloge et il a dit que dans cette peinture lord Byron apparaissait bien plus parfait et bien plus maître de ses idées que dans tout ce que l’on avait jusqu’à présent écrit sur lui.
« Le major Parry, continua-t-il, doit même avoir été un esprit remarquable, et même très-élevé, pour comprendre si bien son ami et le peindre si parfaitement. Un jugement de son livre m’a surtout beaucoup plu, en répondant tout à fait à mes désirs ; il me semble digne d’un ancien Grec, d’un Plutarque : « Le noble lord, dit Parry, manquait de toutes les vertus qui font l’ornement de la classe bourgeoise, et que sa naissance, son éducation, sa manière de vivre l’empêchaient d’acquérir. Or, tous ses critiques défavorables sont de la classe moyenne et ils regrettent, en le blâmant, de ne pas trouver en lui ce qu’ils ont raison d’apprécier en eux-mêmes. Les bonnes gens ne réfléchissent pas que dans sa haute sphère, il possédait des mérites dont ils ne peuvent se faire aucune idée juste. » Hein ! qu’en dites-vous ? n’est-ce pas, on n’entend pas quelque chose comme cela tous les jours. »
« — Je suis heureux, dis-je, de voir exprimer publiquement un aperçu qui, une fois pour toutes, paralyse et abat tous les critiques mesquins dont les efforts cherchaient à rabaisser un homme qui vivait aussi haut. »
Nous avons parlé ensuite des sujets d’histoire universelle dans leurs rapports avec la poésie, cherchant en quoi l’histoire d’un peuple pouvait être au poëte plus favorable que l’histoire de tel autre.
Goethe a dit : « Le poëte doit saisir un fait particulier, et si ce fait est normal, il y trouvera place pour une peinture universelle. L’histoire d’Angleterre est excellente pour des peintures poétiques, parce qu’elle est solide, normale, et par là offre des faits généraux, c’est-à-dire qui se répètent sans cesse. Au contraire, l’histoire de France ne convient pas à la poésie, parce qu’elle retrace une ère qui ne se représentera plus[38]. Aussi, toute la partie de la littérature de cette nation qui repose sur cette époque spéciale, vieillira avec le temps. »
Un peu après, Goethe a ajouté : « Il ne faut pas prononcer de jugements sur l’époque actuelle de la littérature française. L’Allemagne, en y pénétrant, y produit une grande fermentation, et ce n’est que dans vingt ans que l’on verra les résultats qu’elle a donnés. »
Nous parlâmes ensuite des esthéticiens qui se donnent bien du mal pour enfermer l’essence de la poésie et du poëte dans des définitions abstraites, sans parvenir à des idées claires.
« Qu’y a-t-il tant à définir, a dit Goethe. Le sentiment vivant des situations, et la puissance de les peindre par des mots, voilà le poëte. »
Mercredi, 15 octobre 1825.
Ce soir j’ai trouvé Goethe dans de très-hautes pensées, et j’ai recueilli mainte grande parole. Nous avons causé sur l’état de la littérature contemporaine, et Goethe a dit : « Le manque de caractère dans tous les individus qui font des recherches et qui écrivent, voilà la source du mal pour notre littérature contemporaine. C’est surtout dans la critique que ce manque de caractère a des résultats fâcheux pour le monde, car on répand ainsi l’erreur pour la vérité, ou par une vérité misérable on en anéantit une grande qui nous rendrait service. Jusqu’à présent le monde croyait à l’âme héroïque d’une Lucrèce, d’un Mucius Scevola et par eux il se laissait enflammer, enthousiasmer. Aujourd’hui la critique historique arrive pour nous dire que ces personnages n’ont jamais vécu, et qu’il faut les regarder comme des fictions et des fables, poésies sorties de la grande âme des Romains. Que voulez-vous faire d’une vérité aussi misérable ! Si les Romains étaient assez grands pour inventer de pareilles poésies ; nous devrions au moins être assez grands pour les croire vraies.
« Jusqu’à présent je faisais ma joie d’un grand événement du treizième siècle. Lorsque l’empereur Frédéric II était en lutte avec le pape et que tout le nord de l’Allemagne était exposé sans défense à une attaque, on vit pénétrer dans l’empire des hordes asiatiques ; déjà elles étaient en Silésie, mais arrive le duc de Liegnitz, et par une grande défaite, il les terrifie. Ils se tournent alors vers la Moravie ; là, c’est le comte Sternberg qui les écrase. Ces braves m’apparaissaient donc jusqu’alors comme deux grands sauveurs de la nation allemande. Arrive la critique historique pour dire que ces héros se sont sacrifiés fort inutilement, car la horde asiatique était déjà rappelée et elle se serait retirée d’elle-même. Voilà maintenant un grand événement de l’histoire nationale dépouillé d’intérêt, anéanti. Cela désespère[39] ! »
Puis Goethe a parlé des autres savants et littérateurs. « Je n’aurais jamais su quelle est la misère humaine, et combien peu les hommes s’intéressent vraiment à de grandes causes, si je ne les avais pas éprouvés à propos de l’un de mes travaux scientifiques. J’ai vu alors que pour la plupart la science ne les intéresse que parce qu’ils en vivent, et qu’ils sont même tout prêts à déifier l’erreur, s’ils lui doivent leur existence. Ce n’est pas mieux en littérature. Là aussi un grand but, un goût véritable pour le vrai, le solide, et pour leur propagation sont des phénomènes très-rares. Celui-ci vante et exalte celui-là, parce qu’il en sera à son tour vanté et exalté ; la vraie grandeur leur est odieuse, et ils la chasseraient volontiers du monde pour rester seuls importants. Ainsi est la masse, et ceux qui la dominent ne valent pas beaucoup mieux. ***[40], avec son grand talent, avec son érudition universelle, aurait pu rendre beaucoup de services à l’Allemagne. Mais son manque de caractère a privé la nation des résultats importants de ses travaux et lui-même de l’estime de la nation. Un homme comme Lessing, voilà ce qui nous manque. Car ce qu’il y a de plus grand dans Lessing, n’est-ce pas son caractère, sa fermeté ? Des hommes aussi pénétrants, aussi instruits, il y en a beaucoup, mais où trouver un pareil caractère ? Beaucoup sont assez spirituels et remplis de connaissances, mais ils sont en même temps remplis de vanité, et pour que les masses à courte vue les admirent comme des têtes pétillantes d’esprit, ils bravent toute décence, toute pudeur ; rien ne leur est sacré. Madame de Genlis avait parfaitement raison de s’élever contre les libertés et les licences de Voltaire[41] ; car, au fond, quelque spirituel que l’on soit, par là on ne sert en rien le monde ; rien ne se bâtit sur une pareille base. On peut même produire les plus grands maux, en embrouillant l’esprit humain, et en lui retirant le point d’appui qui lui est toujours nécessaire. Et puis, que savons-nous donc, et avec tout notre esprit, où sommes-nous arrivés jusqu’à présent ?
« L’homme n’est pas né pour résoudre le problème du monde, mais pour chercher à se rendre compte de l’étendue du problème et se tenir ensuite sur la limite extrême de ce qu’il peut concevoir.
« Ses facultés ne sont pas capables de mesurer les mouvements de l’univers, et vouloir aborder l’ensemble des choses avec l’intelligence, quand elle n’a qu’un point de vue si restreint, c’est un travail vain. L’intelligence de l’homme et l’intelligence de la Divinité sont deux choses très-différentes.
« Dès que nous accordons à l’homme la liberté, c’en est fait de l’omniscience de Dieu ; et si d’un autre côté Dieu sait ce que je ferai, je ne suis plus libre de faire autre chose que ce qu’il sait. Je ne cite ce dilemme que comme un exemple du peu que nous savons, et pour montrer qu’il n’est pas bon de toucher aux secrets divins.
« Aussi nous ne devons exprimer parmi les vérités les plus hautes que celles qui peuvent servir au bien du monde. Les autres, nous devons les garder en nous, mais semblables aux douces lueurs d’un soleil caché, elles peuvent répandre et elles répandront leur éclat sur ce que nous faisons [42]. »
Dimanche, 25 décembre 1825.
Ce soir, vers six heures, je suis allé chez Goethe, que j’ai trouvé seul et avec qui j’ai passé quelques belles heures. « Depuis quelque temps, me dit-il, j’ai l’âme surchargée ; tant de biens m’arrivent de tant de côtés, que je passe mon temps en remercîments et que je ne peux vraiment vivre. Chaque gouvernement allemand tour à tour m’annonce qu’il m’a accordé un privilège pour l’édition de mes œuvres, et comme pour chaque gouvernement la situation est différente, il me faut faire une réponse différente ; puis sont venues les propositions d’innombrables libraires, qui demandaient examen, discussion, réponses ; puis à l’occasion de mon Jubilé[43], des milliers de félicitations me sont arrivées, et je n’ai pas encore fini avec les lettres de remercîment. On n’aime pas à être creux et banal, on veut dire à chacun quelque chose de convenable et d’approprié à sa personne. Mais je vais devenir maintenant un peu plus libre, et je me sens de nouveau disposé à causer.
« J’ai fait ces jours-ci une remarque que je veux vous communiquer. Tout ce que nous faisons a une conséquence ; mais un acte juste et sage n’a pas toujours une conséquence favorable ; de même qu’une action à contresens n’amène pas toujours des suites fâcheuses ; très-souvent, c’est tout le contraire qui arrive. Il y a quelque temps, précisément dans ces traités avec les libraires, j’avais fait une faute, et j’étais fâché de l’avoir faite. Mais les circonstances ont tellement tourné que cela aurait été une grande faute de ne pas avoir fait cette faute. De pareils faits se répètent souvent dans la vie ; aussi les hommes du monde, qui ne l’ignorent pas, vont à l’œuvre avec une grande hardiesse et une grande assurance. »
Cette remarque me parut neuve. Nous parlâmes alors de ses œuvres, et nous en vînmes à son élégie Alexis et Dora[44]. « Dans ce poëme, dit-il, on a blâmé la conclusion, fortement passionnée, et on demandait que l’élégie se terminât avec calme et douceur, sans ce bouillonnement de jalousie ; mais je ne peux trouver cette critique juste. La jalousie est si proche de l’amour, elle est là si naturelle, qu’il manquerait quelque chose au poëme si elle n’apparaissait pas. J’ai connu même un jeune homme, qui, dans son amour passionné pour une jeune fille qu’il avait rapidement conquise, s’écriait : « Mais n’agira-t-elle pas avec un autre tout comme avec moi ? »
Je fus pleinement de l’avis de Goethe, et je lui rappelai la situation originale décrite dans cette élégie, où, en si peu d’espace, avec si peu de traits, tout est si bien dessiné, que l’on croit voir tout l’intérieur domestique, toute la vie des acteurs enjeu. « Ces peintures sont si vraies, dis-je, que l’on croirait que vous les avez tracées d’après votre propre expérience. »
« — J’ai du plaisir à vous entendre parler ainsi, dit Goethe. Peu d’hommes ont une imagination amie de la vérité réelle ; on aime mieux errer dans des pays et dans des situations étranges, dont on ne peut se faire aucune idée nette, et qui donnent à notre imagination un développement bien bizarre. D’autres, au contraire, se cramponnent de toutes leurs forces au réel tout nu, et, comme ils manquent absolument de poésie, ils montrent des exigences de vérité excessives. Ainsi, à propos de cette élégie, quelques personnes disaient que j’aurais dû faire suivre Alexis par un serviteur qui aurait porté son petit fardeau ; et elles ne voyaient pas que cela aurait suffi pour détruire tout ce qu’il y a d’idyllique et de poétique dans la situation. »
De cette élégie la conversation passa à Wilhelm Meister. « Il y a des critiques étonnants ! dit-il. Ils ont dit pour ce roman que le héros se trouvait trop en mauvaise compagnie. Mais ce qu’on appelle la mauvaise compagnie n’était là pour moi qu’une espèce de réceptacle dans lequel je versais tout ce que j’avais à dire de la bonne compagnie, et l’instrument dont je me servais était lui-même un être poétique et ajoutait à la variété de mon œuvre. Si j’avais voulu faire peindre la bonne compagnie par ce qu’on appelle la bonne compagnie, personne n’aurait pu lire le livre.
« Il y a toujours quelque haute idée cachée sous les frivolités apparentes de Wilhelm Meister, et il s’agit seulement d’avoir assez de coup d’œil, assez de connaissance du monde, assez de pénétration dans le regard pour apercevoir la grandeur dans la petitesse. Quant à ceux qui n’ont pas ces qualités, la peinture de la vie que le roman renferme sera comme un panorama qui leur suffira. »
Goethe m’a montré ensuite un remarquable ouvrage anglais qui reproduit tout Shakspeare en gravures. Chaque page comprenait une pièce dans six petits dessins sous chacun desquels étaient écrits quelques vers, de sorte que les yeux apercevaient tout de suite la pensée principale et les situations les plus intéressantes. Toutes ces tragédies et comédies immortelles passaient ainsi devant l’esprit comme un cortège de masques.
« On est épouvanté quand on voit toutes ces vignettes, dit Goethe. On s’aperçoit alors de l’infinie richesse et de l’infinie grandeur de Shakspeare ! Il n’y a pas une seule situation de la vie humaine qu’il n’ait peinte et exprimée ! Et avec quelle facilité, quelle liberté ! Il est impossible de parler sur Shakspeare, tout reste insuffisant. Dans mon Wilhelm Meister, j’ai tourné autour de lui en essayant de le toucher çà et là, mais ce que j’ai dit n’a pas grande signification. Ce n’est pas un poëte dramatique ; il n’a jamais songé à la scène, elle était bien trop étroite pour son grand esprit : le monde visible tout entier était lui-même trop étroit pour lui. — Il y a en lui vraiment par trop de richesse et de puissance ! Un esprit qui produit ne doit lire chaque année qu’une seule de ses pièces, s’il ne veut pas trouver en lui sa perte. J’ai bien fait de me débarrasser de lui par mon Gœtz de Berlichingen et par mon Egmont, et Byron a très-bien fait de ne pas avoir pour lui un trop grand respect et de suivre sa propre voie.
« Combien d’Allemands distingués ont trouvé en lui leur perte, en lui et en Caldéron !
« Shakspeare nous présente des pommes d’or dans des coupes d’argent. En étudiant ses pièces, nous savons bien lui prendre ses coupes d’argent, mais nous ne savons y mettre que des pommes de terre ; c’est là le malheur ! »
Je me mis à rire de cette charmante comparaison.
Goethe me lut alors une lettre de Zelter[45] sur une représentation de Macbeth, joué à Berlin avec des accompagnements musicaux qui ne répondaient pas au caractère grandiose de la pièce. Goethe, par sa manière de lire cette lettre, a donné aux idées qu’elle renferme toute leur vie, et souvent il s’arrêtait pour me faire remarquer certains passages frappants. — Puis il dit : « Je considère Macbeth comme la meilleure pièce de Shakspeare pour le théâtre ; c’est là qu’il a le mieux compris les exigences de la scène. — Mais si vous voulez connaître la liberté de son esprit, lisez Troïle et Cressida, où il a traité à sa manière le sujet de l’Iliade. »
Nous parlâmes ensuite de Byron, remarquant combien son genre d’esprit est inférieur à l’innocente sérénité de Shakspeare, et combien, par ses négations multipliées, il s’est attiré de reproches, qui, en grande partie, n’étaient pas immérités. — « Si Byron, dit Goethe, avait eu l’occasion de se décharger au Parlement, par des paroles fréquentes et amères, de toute l’opposition qui était en lui, il aurait été comme poëte bien plus pur. Mais comme au Parlement il a à peine parlé, il a conservé en lui tout ce qu’il avait sur le cœur contre sa nation, et pour s’en délivrer il ne lui est resté d’autre moyen que de le convertir et de l’exprimer en poésie. Si j’appelais une grande partie des œuvres négatives de Byron des discours au Parlement comprimés, je crois que je les caractériserais par un nom qui ne serait pas sans justesse. »
Nous avons enfin parlé d’un des poëtes allemands contemporains qui s’est fait un grand nom depuis quelque temps[46], et dont nous avons aussi blâmé l’esprit négatif, « Il ne faut pas le nier, dit Goethe, il a d’éclatantes qualités, mais il lui manque l’amour. Il aime aussi peu ses lecteurs et les poëtes ses émules que lui-même, et il mérite qu’on lui applique le mot de l’Apôtre : « Si je parlais avec une voix d’homme et d’ange, et que je n’eusse pas l’amour, je serais un airain sonore, une cymbale retentissante. » Encore ces jours-ci je lisais ses poésies, et je n’ai pu méconnaître la richesse de son talent ; mais, je le répète, l’amour lui manque, et par là il n’exercera jamais autant d’influence qu’il l’aurait dû. On le craindra, et il deviendra le dieu de ceux qui seraient volontiers négatifs comme lui, mais qui n’ont pas son talent[46]. »
- ↑ À l’histoire générale du temps. — Voir l’article de Schiller sur Egmont.
- ↑ Feuille du matin.
- ↑ Mademoiselle de Jacob. — Voir les Mélanges de Goethe.
- ↑ « Je viens de lire les Spécimens d’anciens poètes dramatiques, de Ch. Lamb ; je suis surpris de trouver dans les extraits des anciens poëtes dramatiques, tant d’idées que je croyais m’appartenir exclusivement. Voici un passage de la Duchesse de Malfy qui ressemble étonnamment à un morceau de Don Juan… Je ne connaissais pas ces extraits de Lamb, je les ai lus aujourd’hui pour la première fois. On m’accuse d’être plagiaire, et je ne me doutais pas de l’avoir été, quoique, je l’avoue, je ne me fasse aucun scrupule de faire usage d’une pensée qui me paraît heureuse, sans m’inquiéter d’où elle me vient. Pourriez-vous dire jusqu’à quel point Shakspeare a emprunté de ses contemporains dont les ouvrages sont perdus ?… Et il ne faut pas oublier que Cibber a arrangé les pièces de Shakspeare pour la représentation. Qui ignore que l’invocation des sorcières est servilement copiée de Middleton. Dans ce temps-là les auteurs n’étaient pas si délicats. Si c’est un délit, je n’ai pas la prétention d’être sans tache. Je vous prêterai quelques volumes de naufrages d’où je tirai le naufrage de mon Don Juan. Les Allemands, et je crois Goethe lui-même, disent que j’ai beaucoup emprunté de Faust. Tout ce que je connais de ce drame est une assez mauvaise traduction française et une ou deux scènes traduites en anglais par Monk-Lewis, et qu’il me lut à Diodati ; je dois ajouter la scène de la montagne du Hartz, que Shelley a traduite en vers ces jours derniers. Je ne lui envie rien tant que de pouvoir lire cette étonnante production dans l’original. À propos d’originalité, Goethe a trop de sens pour prétendre ne rien devoir aux auteurs anciens et modernes. Qui est-ce qui, au fait, ne leur a point des obligations ? Vous me dites que l’intrigue de Faust est presque tout entière de Calderon. La vision du Faust de Goethe ressemble assez à celle de Marlow. La scène du lit est dans Cymbeline. La chanson ou la sérénade est une traduction de celle d’Ophelia dans Hamlet. Enfin le prologue est de Job, qui est le premier drame du monde et peut-être le poëme le plus ancien… J’aurai bien assez de commentateurs qui disséqueront mes pensées et qui trouveront des gens à qui elles appartiennent. » (Conversations de lord Byron avec Medwin, traduites par M. A. Pichot, Paris, 1824), Voyez encore même ouvrage, 2e vol., pages 47, 101, 118.
- ↑ Dans la Métamorphose du bossu.
- ↑ Goethe ici commente le mot de Molière : « Je prends mon bien où je le trouve. » Mais il le développe, et peut-être un peu trop. Le droit du génie sur les idées perdues dans des œuvres médiocres est légitime, car ce n’est, au fond, que le droit de donner la vie à ce qui était mort. Exercer ce droit d’emprunt sur des œuvres célèbres semble déjà moins nécessaire. L’emprunt ne peut se pardonner alors que si l’imitation surpasse tout à fait l’original ou l’égale, en le développant avec grande richesse. — Quant à la chanson de Shakspeare transportée dans Faust, ceci n’est qu’un caprice qui ne peut faire loi.
- ↑ L’expression allemande est plus originale. Goethe dit : « Son talent était plus desultorisch. »
- ↑ Voir la Correspondance de Goethe et Schiller, par M. Saint-René-Taillandier.
- ↑ On a vu plus haut que Goethe a essayé de restituer Phaeton.
- ↑ « Il est singulier que je n’aie jamais désiré sérieusement une chose sans l’obtenir et sans m’en repentir après. » (Mémoires de lord Byron.)
- ↑ « Nous arrivâmes à une ferme où Byron s’exerce au pistolet tous les soirs. C’est son amusement favori, c’est peut être encore plus une étude. Il a toujours des pistolets aux arçons de sa selle, et son courrier en porte huit ou dix paires faites par les meilleurs armuriers de Londres… Nous tirâmes chacun douze coups, et il logea onze balles dans un rond de quatre pouces de diamètre… » etc. (Conversations de lord Byron, p. 131.)
- ↑ Jusqu’à quarante ans, Goethe a désiré et a espéré devenir un grand peintre. On a publié quelques gravures d’après ses dessins.
- ↑ Le Tasse, contemplant du haut d’un mont un paysage immense et varié déployé à ses pieds, s’écriait : « Voilà mon poëme ! »
- ↑ En 1790, à Venise, entendant parler autour de lui le mélodieux langage des lagunes, et dans un moment de découragement, Goethe écrivait : « J’ai essayé bien des choses, j’ai beaucoup dessiné, gravé sur cuivre, peint à l’huile, j’ai aussi bien souvent pétri l’argile ; mais je n’ai pas eu de persévérance, et je n’ai rien appris, rien accompli. Dans un seul art je suis devenu presque un maître, dans l’art d’écrire en allemand. Et c’est ainsi, poëte malheureux, que je perds, hélas ! sur la plus ingrate matière, la vie et l’art… Que voulut faire de moi la destinée ? Il serait téméraire de le demander, car le plus souvent de la plupart des hommes elle ne veut pas faire grand’chose !… Un poëte ? Elle aurait réussi à en faire un de moi, si la langue ne s’était pas montrée absolument rebelle ! » — Chateaubriand et Lamartine ont également renié l’art qui a fait leur gloire. Ils ont dit : « Si je renaissais, je voudrais renaître avec le génie du peintre, du musicien !… » — Auraient-ils donc, sous cette forme, mieux réalisé leur idéal ? Non, après avoir épuisé tous les genres de génie, ils seraient morts non satisfaits d’eux-mêmes et sans avoir jamais pu traduire complètement pour les sens le rêve insaisissable de leur âme.
- ↑ « Goethe m’a dit un jour, à propos de son ami le peintre Meyer, une parole qui pouvait peut-être s’appliquer encore plus justement à lui-même : « Nous tous, disait-il, tant que nous sommes, Wieland, Herder, Schiller, nous avons laissé ce monde nous duper en quelque manière ; aussi nous pouvons y revenir, il ne s’en fâchera pas. Mais il n’en est pas que je sache, de même pour Meyer ; il est si clair, et ce qu’il voit, il le voit d’un regard si calme, si profondément intelligent, il le pénètre tellement, il est si complètement détaché de toute passion troublante, de tout esprit de parti, que dans le jeu que la nature joue avec nous, il voit toujours le dessous des cartes. Aussi son âme ne doit pas penser à revenir ici, car cela ne plaît pas à la nature qu’on voie ainsi son jeu sans qu’elle vous en prie ; et si de temps en temps apparaît un esprit qui découvre tel ou tel de ses secrets, aussitôt apparaissent dix individus dont l’affaire est de le remettre sous le boisseau. » Falk. (Portrait de Goethe vu dans l’intimité, p. 17.)
- ↑ Ou plutôt à l’épopée. Goethe avoue lui-même que sa nature paisible et conciliante le portait peu vers les agitations et les catastrophes rapides du drame.
- ↑ Et de paroles inutiles — Voir sa lettre à Zelter du 27 mars 1825.
- ↑ Goethe les envoya à Zelter. Ils avaient cela de curieux qu’ils parlaient de ruine et de désastre.
- ↑ Depuis 1848 seulement les premières places sont accessibles à tout le monde. Ce petit fait montre combien les mœurs allemandes sont encore féodales. Noble et bourgeois sont des mots qui, au delà du Rhin, ont toujours un sens.
- ↑ Les étudiants de Iéna viennent quelquefois au théâtre à Weimar. Une vieille tradition les autorise à accompagner en chœur dans la salle le Chant des Brigands (acte IV, scène v). Aussi, lorsque l’on joue les Brigands de Schiller, ils ne manquent jamais cette représentation. La ville de Weimar, d’ordinaire si paisible, a, ces jours-là, une animation très-curieuse. Il y a dans les rues un spectacle qui vaut le spectacle du théâtre. Des carrosses de louage qui ont du voir Wallenstein, traînés par des chevaux plus transparents que le coursier fantastique de Méphisto, amènent au galop une bruyante et folle jeunesse, revêtue du costume des Universités : justaucorps de velours noir garni de brandebourgs, bottes à canons, rapière, écharpe blanche, toque minuscule brodée d’or. Tous les étudiants cependant ne prennent pas cette tenue élégante et légère ; en hiver, beaucoup viennent tout simplement et en voisins, avec une bonne robe de chambre traînant sur les talons. Rien n’est plus bizarre et plus pittoresque que les promenades de ces jeunes gens parcourant la ville par groupes en chantant leur hymne philosophique et bachique : Gaudeamus igitur, dum juvenes sumus !…
- ↑ Une partie de l’Allemagne, il n’y a pas longtemps, observait encore l’inaction publique du dimanche aussi scrupuleusement que l’Angleterre.
- ↑ La faute ne doit pas être rejetée tout entière sur le public. Iphigénie, le Tasse sont des poëmes admirables, mais ce ne sont pas là de vraies tragédies. Il faut un parterre de littérateurs pour qu’elles soient applaudies comme elles le méritent. Plusieurs tragédies de Goethe ont en Allemagne le sort des tragédies de Racine en France ; on les joue par respect humain, par patriotisme, plus que pour le plaisir de la majorité des spectateurs. Elles exigent des acteurs trop parfaits et des auditeurs trop instruits. Et cependant que de coupures on se permet ! Il n’y a pas une seule pièce classique, soit de Goethe, soit de Schiller, qui se joue aujourd’hui comme elle a été écrite. Quand Goethe était directeur, il faisait représenter ses pièces en entier ; le public de Weimar allait alors au théâtre pour s’exercer à comprendre le beau, ce qui n’était pas pour tous une récréation. Goethe a donné sa démission surtout parce qu’il était ennuyé de ne pouvoir être écouté et jugé par ses pairs. Il n’a jamais consenti, comme Schiller, à taire des concessions au goût du vulgaire. Il est resté sur les sommets, mais seul.
- ↑ Il y avait alors à Weimar toute une colonie de jeunes Anglais appartenant, pour la plupart, à de riches familles, et qui, au milieu de leur tour d’Europe, faisaient une station prolongée dans la ville de Goethe. Celui-ci montrait pour eux une grande sympathie qui s’explique par une certaine analogie d’opinions. Goethe, en effet, ressemble assez, par un grand nombre de ses idées politiques, à un lord anglais. Il aurait été très-bien à sa place et dans son groupe naturel à la Chambre haute d’Angleterre, assemblée conservatrice par essence et très-libérale quand il le faut.
Thackeray, en 1831, a été au nombre de ces jeunes Anglais, habitants passagers de Weimar, et dans une lettre, écrite en 1835 à M. Lewes, il a donné d’intéressants détails sur son séjour. De cette lettre assez longue nous voulons au moins extraire les passages suivants :
« Quoiqu’il n’allât plus dans le monde, Goethe faisait un accueil très-bienveillant aux étrangers. Chez sa belle-fille, le thé était toujours servi pour nous. Nous passions chez elle, de la façon la plus agréable, de longues heures, de longues soirées, consacrées soit à la causerie, soit à la musique. Nous parlions de tous les romans et de tous les poëmes français, anglais et allemands. Mon bonheur en ce temps était de faire des caricatures pour les enfants. Quand je repassai à Weimar, je fus touché de voir qu’on se les rappelait encore, et que quelques-unes même avaient été conservées ; mais vingt-deux ans auparavant, encore jeune homme, j’avais été rempli de fierté quand on m’avait dit que plusieurs de mes dessins avaient été regardés par le grand Goethe.
« Il restait toujours dans les pièces particulières qu’il habitait, où un très-petit nombre de privilégiés étaient seuls admis ; mais il aimait à savoir tout ce qui se passait, et s’intéressait à tous les étrangers. Lorsqu’une personne, par sa physionomie, frappait son imagination, un artiste de Weimar faisait son portrait. Goethe avait ainsi de ce peintre toute une galerie de portraits aux deux crayons. Sa maison d’ailleurs n’était que tableaux, dessins, moulages, statues et médailles.
Je me rappelle toujours le trouble que je ressentis quand je fus averti, moi, jeune homme de dix-neuf ans, que M. le Conseiller intime me recevrait telle matinée. Cette audience si importante pour moi eut lieu dans une petite antichambre de son appartement particulier, entièrement garnie de moulages et de bas-reliefs antiques. Il portait une longue redingote grise, une cravate blanche et un ruban rouge à la boutonnière. Il avait ses mains derrière son dos, exactement comme dans la statuette de Rauch. Son teint était très-brillant, clair, et coloré ; ses yeux extraordinairement noirs, perçants, éclatants. Je me sentis tout craintif devant eux, et ils me rappelèrent les yeux du héros d’un certain roman appelé Melmoth le Voyageur, avec lequel on effrayait les enfants il y a une trentaine d’années ; ce personnage avait fait un pacte avec une Certaine Personne, et dans l’âge le plus avancé ses yeux conservaient leur imposante splendeur. Je crois que Goethe a été encore plus beau comme vieillard que comme jeune homme. Sa voix était riche de nuances et douce. Il me fit sur moi-même quelques questions auxquelles je répondis de mon mieux. Je me rappelle que je fus d’abord étonné et ensuite un peu rassuré en m’apercevant qu’il ne parlait pas le français avec un bon accent.
« Vidi tantum, trois fois. Une fois, se promenant dans le jardin de sa maison (Frauenplan) ; une fois, par une belle journée de soleil, dans sa voiture qui allait au pas. Il avait une casquette et était enveloppé dans un manteau à collet rouge. Il caressait sa petite-fille, belle enfant aux cheveux d’or, qui depuis longtemps repose sous la terre (Alma, sœur de Wolfang et de Walter).
« Ceux d’entre nous qui recevaient d’Angleterre des livres ou des revues les lui envoyaient, et il les examinait avec empressement. Le Frazer’s Magazine était alors tout récent, et je me rappelle qu’il contemplait avec grand intérêt ces admirables portraits qui étaient alors publiés. Mais un de ces portraits, me raconta madame Goethe, fut par lui repoussé avec colère ; c’était une très-affreuse caricature de M. R***. « Ils me donneront une mine dans ce genre-là ! » dit-il ; quoique je ne puisse rien imaginer de plus serein, de plus majestueux, de plus sain que l’illustre vieillard.
« Le soleil était à son couchant, mais son calme et vif éclat illuminait encore le petit Weimar. Dans tous les salons la causerie portait sur les lettres et sur les arts… Le respect témoigné par la cour à ce patriarche des lettres ennoblissait aussi bien le souverain que le sujet. Depuis ces heureux jours, j’ai acquis une expérience de vingt-cinq années, j’ai connu une immense variété d’hommes, et nulle part je ne me rappelle avoir vu une société plus simple, plus bienveillante, plus courtoise, plus distinguée que celle de cette chère petite ville saxonne où le bon Schiller et où le grand Goethe ont vécu et sont ensevelis. »
- ↑ Naturaliste et antiquaire distingué, mort en 1840. Il avait vécu longtemps près de Weimar, à Tiefurt, où il étudia spécialement l’histoire naturelle du cheval. Parmi ses élèves à l’Université de Bonn, il a compté le prince Albert.
- ↑ Lettre du 25 avril 1825. La citation : Mes amis… est prise dans Gœthe. (33e Épigramme.)
- ↑ C’est le nom des villes où réside le souverain.
- ↑ C’est le lendemain, 28 avril, que M. Cousin, revenant de Berlin, où il avait eu des « aventures » que l’on connaît, fit sa seconde visite à Goethe, qui, quoique souffrant, tint à le recevoir et à « donner un témoignage public d’intérêt à l’ami de Hegel. » Dans les quelques paroles de Goethe que M. Cousin rapporte, on reconnaît plusieurs idées exprimées dans les conversations avec Eckermann.
- ↑ Il s’était engagé comme chasseur dans la guerre de 1814.
- ↑ Proverbe.
- ↑ On sait que les écoles de gymnastique sont aujourd’hui en grand honneur en Allemagne, un peu à cause de nous.
- ↑ Village auprès de Weimar.
- ↑ Ce récit a quelques longueurs, mais il laisse dans l’esprit le souvenir d’une petite scène pittoresque qui me semble intéressante, et je n’ai pas cru devoir l’altérer en l’abrégeant trop.
- ↑ Les romantiques ont beaucoup rabaissé Euripide, parce qu’il est plus philosophique que religieux. Goethe l’a défendu contre eux.
- ↑ Ses ballades sont aussi populaires que celles de Goethe.
- ↑ Dans son célèbre article sur les poésies de Bürger, Schiller, à propos de Madame Schnips et d’autres pièces du même genre, avait dit : « Il arrive trop souvent à M. Bürger de se confondre avec le peuple, au lieu de se baisser avec dignité vers lui, et tandis qu’il devrait, en badinant et se jouant, élever son public à sa hauteur, c’est souvent lui qui prend plaisir à se faire semblable à son public. » (Traduction de M, Régnier.) C’était là montrer un esprit tout à fait opposé à celui de Goethe, lui qui a écrit sur la parodie chez les anciens pour montrer que dans l’antiquité la parodie elle-même avait un caractère élevé et était ennoblie par l’art.
- ↑ Peintre de Weimar, directeur de l’Académie.
- ↑ En effet, M. Preller a donné, entre autres compositions sérieuses et grandioses, une fort remarquable série de dessins sur les principales scènes de l’Odyssée.
- ↑ Si un Shakspeare français avait mis notre histoire du moyen âge en chroniques, Goethe n’aurait pas exprimé ici un jugement qui me semble peu exact. Les travaux d’Augustin Thierry ont donné de l’unité à notre passé, et ont démontré que les siècles les plus reculés avaient avec le nôtre assez d’idées communes pour rendre leur peinture encore intéressante pour nous. — Si la lutte de la nation pour arriver à la liberté n’offre pas en France le même caractère qu’en Angleterre, elle ne manque pas pour cela d’épisodes nombreux dignes de la poésie. Ce n’est pas la poésie qui nous a manqué, c’est le poëte.
- ↑ Ce désespoir de poëte rappelle les vers si connus de Voltaire :
On court, hélas ! après la vérité !
Ah ! croyez-moi, l’erreur a son mérite ;
Le raisonner tristement s’accrédite, etc.Comparer la conversation du 1er février 1827.
- ↑ Frédéric Schlegel ?
- ↑ Les moyens employés par Voltaire pour répandre en tous lieux ses idées ne se justifient pas, mais s’expliquent par les mœurs gâtées de son siècle. Le blâme que lui inflige ici le sage et prudent Goethe n’exclut pas l’admiration la plus profonde. Voir plus loin la conversation du 16 décembre 1828.
- ↑ Comparer un passage de l’entretien du 18 mars 1831.
- ↑ Le 7 novembre 1825 avait été célébré le cinquantième anniversaire de l’arrivée de Goethe à Weimar. Il avait reçu une foule de riches cadeaux ; les facultés de philosophie, de médecine, voire même de théologie, lui avaient envoyé des diplômes de docteur. « Comme créateur d’un nouvel esprit dans la science et dans la vie, disait la dédicace de cette dernière faculté, comme souverain dans le royaume des libres et énergiques pensées, vous avez puissamment servi les vrais intérêts de l’Eglise et de la théologie évangélique. » — Le grand-duc lui fit hommage d’une médaille portant sur une face son propre portrait et celui de la grande-duchesse Louise, sur l’autre face le portrait de Goethe couronné de lauriers. Des députations de toute espèce étaient venues le féliciter. La ville avait illuminé, et le bourgmestre lui avait apporté un diplôme donnant à tous ses descendants le droit de bourgeoisie, etc. Enfin, comme Voltaire en 1778, il avait été « étouffé sous les roses. »
- ↑ Poésies, traduites par M. Blaze de Bury, p. 196.
- ↑ Lettre du 12 décembre 1825.
- ↑ a et b Sans doute Henri Heyne, qui a publié ses premières poésies en 1822.