Conversations de Goethe/Année 1827

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Conversations de Goethe, pendant les dernières années de sa vie : 1822-1832
Traduction par Émile Delerot.
G. Charpentier et E. Fasquelle, Éditeurs (Bibliothèque-Charpentier) (Tome premierp. 261-422).

Mercredi, 3 janvier 1827.

Aujourd’hui, à dîner, nous avons causé des excellents discours de Canning pour le Portugal[1]. « Il y a des gens, dit Goethe, qui prétendent que ces discours sont grossiers, mais ces gens-là ne savent pas ce qu’ils veulent ; il y a en eux un besoin maladif de fronder tout ce qui est grand. Ce n’est pas là de l’opposition, c’est pur besoin de fronder. Il faut qu’ils aient quelque chose de grand qu’ils puissent haïr. Quand Napoléon était encore de ce monde, ils le haïssaient, et ils pouvaient largement se décharger sur lui. Quand ce fut fini avec lui, ils frondèrent la Sainte-Alliance, et pourtant jamais on n’a rien trouvé de plus grand et de plus bienfaisant pour l’humanité[2]. Voici maintenant le tour de Canning. Son discours pour le Portugal est l’œuvre d’une grande conscience. Il sait très-bien quelle est l’étendue de sa puissance, la grandeur de sa situation, et il a raison de parler comme il sent. Mais ces sans-culottes ne peuvent pas comprendre cela, et ce qui, à nous autres, nous paraît grand, leur paraît grossier. La grandeur les gêne, ils n’ont pas d’organe pour la respecter, elle leur est intolérable. »

Jeudi soir, 4 janvier 1827.

Goethe a beaucoup loué les poésies de Victor Hugo. « Il a dit : C’est un vrai talent, sur lequel la littérature allemande a exercé de l’influence. Sa jeunesse poétique a été malheureusement amoindrie par le pédantisme du parti classique, mais maintenant le voilà qui a le Globe pour lui : il a donc partie gagnée[3]. Je le comparerais avec Manzoni. Il a une grande puissance pour voir la nature extérieure, et il me semble absolument aussi remarquable que MM. de Lamartine et Delavigne[4]. En examinant bien, je vois d’où lui et tous les nouveaux talents du même genre viennent. Ils descendent de Chateaubriand, qui, certes, est très-remarquable par son talent rhétorico-poétique. Pour voir comment écrit Victor Hugo, lisez seulement ce poëme sur Napoléon : Les Deux îles. » — Goethe me tendit le livre, et resta près du poêle. Je lus. — « N’a-t-il pas d’excellentes images ? dit Goethe, et n’a-t-il pas traité son sujet avec une liberté d’esprit complète ? » — Et en parlant ainsi, il revint vers moi : — « Voyez ce passage, comme c’est beau ! » — Il lut le passage où le poète parle de la foudre remontant pour frapper le héros[5]. — « Voilà qui est beau ! car l’image est vraie, et on l’obsevera dans les montagnes ; quand on a un orage au-dessous de soi, on voit souvent l’éclair jaillir de bas en haut. Ce que je loue dans les Français, c’est que leur poésie ne quitte jamais le terrain solide de la réalité. On peut traduire leurs poésies en prose, l’essentiel restera. Cela vient de ce que les poètes français ont des connaissances ; mais nos fous allemands croient qu’ils perdront leur talent, s’ils se fatiguent pour acquérir du savoir ; tout talent pourtant doit se soutenir en s’instruisant toujours, et c’est seulement ainsi qu’il parviendra à l’usage complet de ses forces. Mais laissons-les ; ceux-là on ne les aidera pas ; quant au vrai talent, il sait trouver sa route. Les jeunes poëtes qui se montrent maintenant en foule ne sont pas de vrais talents ; ce ne sont que des impuissants à qui la perfection de la littérature allemande a donné l’envie de créer. — Que les Français quittent le pédantisme et s’élèvent dans la poésie à un art plus libre, il n’y a rien là d’étonnant. Diderot et des esprits analogues au sien ont déjà, avant la Révolution, cherché à ouvrir cette voie. Puis la Révolution elle-même, et l’époque de Napoléon, ont été favorables à cette cause. Si les années de guerre, en ne permettant pas à la poésie d’attirer sur elle un grand intérêt, ont été par là pour un instant défavorables aux muses, il s’est cependant, pendant cette époque, formé une foule d’esprits libres, qui maintenant, pendant la paix, se recueillent et font apparaitre leurs remarquables talents. »

Je demandai à Goethe si le parti classique avait été aussi l’adversaire de l’excellent Béranger. « Le genre dans lequel Béranger a composé, dit-il, est un vieux genre national auquel on était accoutumé ; cependant, pour maintes choses, il a su prendre un mouvement plus libre que ses prédécesseurs, et aussi il a été attaqué par le parti du pédantisme. »

La conversation vint sur la peinture et sur les défauts de l’école préraphaélique. « Vous avez la prétention, me dit Goethe, de ne pas être un connaisseur, mais je veux vous montrer un tableau qui, cependant, est d’un de nos meilleurs peintres allemands vivants, et où vous apercevrez tout de suite les violations les plus choquantes des premiers principes de l’art. Vous allez voir ; le détail est joliment fait ; mais c’est l’ensemble qui ne vous satisfera pas ; cela ne vous dira rien. Et la raison n’en est pas dans le défaut de talent du peintre ; non, mais chez lui l’esprit, qui doit diriger le talent, est dans les ténèbres aussi bien que toutes les têtes des autres peintres comme lui préraphaélistes ; il veut ignorer les maîtres parfaits, retourne à leurs prédécesseurs imparfaits et les prend pour modèles ! Raphaël et ses contemporains, sortant d’une manière petite, étaient parvenus à la nature et à la liberté, et les artistes actuels, au lieu de remercier Dieu, de se servir de ces avantages, et de s’avancer sur une route excellente, retournent à la petitesse. C’est trop fort ! et c’est à peine si on peut concevoir cet obscurcissement des cervelles. Comme sur cette route ils ne trouvent aucun appui dans l’art lui-même, ils en cherchent dans la religion et dans un parti ; en effet, sans ces secours, leur faiblesse ne leur permettrait pas de se soutenir. — Il y a à travers l’art tout entier une filiation. Voyez-vous un grand maître, vous trouverez toujours qu’il a mis en œuvre les qualités de ses prédécesseurs, et c’est là précisément ce qui l’a rendu grand. Des hommes comme Raphaël ne se tiennent pas debout sur le sol sans racines. Il les ont dans l’antiquité et dans les chefs-d’œuvre créés avant eux. S’ils n’avaient pas recueilli toutes les qualités de leur temps, on aurait peu parlé d’eux. »

La conversation passa à l’ancienne poésie allemande ; je rappelai Flemming[6]. « Flemming, dit Goethe, est un très-joli talent, un peu prosaïque, bourgeois, mais il ne peut plus nous être utile. C’est singulier, continua-t-il, j’ai écrit à peu près en tout genre ; et cependant, dans toutes mes poésies, il n’y en a pas une seule qui pourrait se placer dans le livre de cantiques luthérien. »

Je lui donnai raison en riant, et je me disais que cette curieuse remarque en disait plus qu’elle n’en avait l’air.

Dimanche soir, 12 janvier 1827.

J’ai assisté chez Goethe à une soirée musicale, qui a été organisée par la famille Eberwein et par quelques artistes de l’orchestre. Il y avait peu d’auditeurs ; parmi eux le surintendant général Rohr[7], le conseiller aulique Vogel[8], et quelques dames. Goethe avait désiré entendre un quatuor, écrit par un jeune compositeur célèbre. Charles Eberwein, qui n’a que douze ans, joua du piano à la grande satisfaction de Goethe, et en réalité fort bien. Le quatuor fut donc bien exécuté.

« Il est bizarre, dit Goethe, de voir où les compositeurs contemporains sont conduits par la perfection actuelle du mécanisme et de la partie technique ; ce qu’ils font, ce n’est plus de la musique ; cela est au-dessus du niveau des sentiments humains, et notre esprit et notre cœur ne nous fournissent plus rien que nous puissions faire servir à l’interprétation de pareilles œuvres. Quel effet cela vous fait-il ? Pour moi, tout cela me vient dans l’oreille, et c’est tout. » — Je répondis qu’il en était absolument de même pour moi. — « L’allégro, cependant, continua-t-il, avait du caractère. Ce tourbillonnement, ce tournoiement perpétuel, m’a remis devant les yeux la danse des sorcières du Bloksberg, et j’ai pu trouver là une image à placer sous cette singulière musique. »

Après une pause, pendant laquelle on causa et on prit quelques rafraîchissements, Goethe pria madame Eberwvein de chanter quelques romances. Elle chanta alors la belle romance mise en musique par Zelter : À minuit ! qui fit la plus profonde impression. « La romance, dit Goethe, est toujours belle, quelque fréquente que soit son audition. Elle a dans sa mélodie quelque chose d’éternel, d’indestructible. » — Puis on chanta le Roi des Aulnes, des chants empruntés au Divan, etc. Goethe paraissait très-heureux.

Quand toute la compagnie se tut retirée, je restai encore quelques instants seul avec Goethe, qui fit cette observation : « J’ai remarqué ce soir que ces chansons du Divan ne me disent plus rien. Tout ce qu’elles renferment d’oriental, de passionné, est mort en moi ; c’est comme une peau de serpent restée sur le chemin. — Au contraire, la chanson : À minuit, m’intéresse toujours, c’est une partie vivante de mon être qui respire encore en moi. Du reste, il m’arrive souvent d’oublier entièrement ce que j’ai écrit. Ces jours-ci, je lisais un écrit français, et en lisant je me disais : L’homme ne parle pas mal, et tu ne parlerais pas mieux. Et en examinant avec attention, je vois que c’est une traduction d’un passage de mes écrits. »

Lundi soir, 15 janvier 1827.

Après avoir terminé Hélène, Goethe, l’été passé, s’était occupé de la continuation des Années de voyage. Il me parle souvent des progrès de ce travail. « Pour faire un meilleur emploi de la matière dont je dispose, m’a-t-il dit un jour, j’ai défait toute la première partie, qui, avec ce que je vais y ajouter, formera maintenant deux parties. Je fais copier ce qui est imprimé ; j’ai marqué les points où je veux introduire de nouveaux passages, et quand le copiste arrive à un de ces signes, je dicte la suite ; de cette façon je suis forcé de ne pas laisser l’ouvrage languir. » — Un autre jour il me dit : « Toute la partie imprimée des Années de voyage est recopiée ; mais j’ai encore des passages à refaire ; je les ai indiqués par des feuilles de papier bleu ; j’aperçois ainsi d’un coup d’œil ce qui me reste à faire, et j’ai le plaisir en ce moment de voir que le papier bleu disparaît peu à peu. »

Son secrétaire m’avait dit qu’il travaillait à une Nouvelle ; je m’abstins d’aller le voir le soir, et je me contentai de le voir à dîner tous les huit jours. — La Nouvelle[9] était achevée depuis quelque temps ; ce soir, il m’a montré les premières feuilles. J’étais enchanté, et je lus jusqu’à ce passage remarquable où, tout le monde étant réuni autour du tigre mort, le gardien vient annoncer que le lion s’est couché dans la ruine au soleil. — En lisant, j’avais admiré la clarté extraordinaire avec laquelle tous les plus petits détails descriptifs sont présentés aux yeux. On était obligé de voir tout comme le poëte l’avait voulu. En même temps, le style était si maître de lui-même, si sûr, si réfléchi, que l’on ne pouvait rien pressentir de l’avenir et qu’on ne voyait rien au delà de la ligne que l’on lisait. — « Votre Excellence, dis-je, doit avoir travaillé sur un plan bien arrêté ? » — « Oui, très-arrêté ; il y a plus de trente ans que je voulais traiter ce sujet, et depuis ce temps je le porte dans ma tête. L’histoire de son exécution est singulière. Autrefois (c’était immédiatement après Hermann et Dorothée), je voulais traiter le sujet dans la forme épique, en hexamètres, et j’avais dans ce but ébauché un plan détaillé. Quand je voulus dernièrement reprendre mon projet, je ne pus trouver mon ancien plan, et je fus obligé d’en faire un nouveau, et celui-là, en harmonie avec la nouvelle forme que j’étais dans l’intention de donner au sujet. Mais voilà que lorsque tout est fini, je retrouve mon ancien plan, et je suis content maintenant de ne pas l’avoir eu auparavant entre les mains, car il n’aurait pu que m’embrouiller. L’action et la marche du développement étaient les mêmes dans les deux plans, mais le premier était entièrement conçu pour une épopée en hexamètres, et par conséquent il n’était pas possible de s’en servir pour un récit en prose. »

« — Une belle situation, dis-je, se présente quand Honorio est près du tigre étendu mort en face de la princesse ; on voit arriver alors, avec son enfant, la maîtresse des animaux pleurant et gémissant, et le prince avec sa suite, venant d’un autre côté, s’approche rapidement de ce groupe étrange. Cela ferait un excellent tableau que j’aimerais bien voir exécuté. »

« — À coup sûr, dit Goethe, ce serait un beau tableau ; cependant, continua-t-il après un peu de réflexion, le sujet serait presque trop riche ; il y aurait trop de figures, il deviendrait très-difficile au peintre de les grouper et de distribuer la lumière et l’ombre. Mais le moment précédent, lorsque Honorio s’agenouille près du tigre, et que la princesse à cheval se tient en face de lui, voilà ce que je me suis souvent figuré en tableau et qui serait bon à exécuter. » Je sentis que Goethe avait raison, et j’ajoutai que c’était là en effet le point central de la situation.

Je remarquai encore que cette Nouvelle a un caractère tout autre que les autres Nouvelles des Années de voyage, car tout y est peintures extérieures, réelles. « Vous avez raison, dit Goethe, il n’y a là rien de pris dans l’âme, rien de ce qui dans mes autres écrits est presque en excès. »

« — Je suis maintenant curieux de savoir, dis-je, comment on se rendra maître du lion ; je pressens que ce sera d’une manière toute nouvelle, mais le comment me reste tout à fait caché. » — « Cela ne vaudrait rien non plus que vous pussiez le deviner ; je ne vous trahirai rien aujourd’hui. Jeudi soir, je vous donnerai la fin ; jusque-là le lion restera couché au soleil. »

Je lui parlai de la seconde partie de Faust, et en particulier de la Nuit classique de Walpurgis ; elle n’existe encore qu’à l’état d’esquisse, et Goethe m’avait dit, il y a quelque temps, qu’il voulait la faire imprimer en esquisse. Je m’étais proposé de détourner Goethe de ce dessein, car je craignais, une fois imprimée, qu’elle ne restât toujours inachevée. Goethe avait fait sans doute ces réflexions dans l’intervalle, car il me prévint en me disant qu’il était décidé à ne pas faire imprimer cette esquisse. — « J’en ai la plus grande joie, dis-je, et j’ai maintenant l’espérance que vous l’achèverez. »

— « En trois mois ce serait fait, dit-il, mais comment trouver du repos ! Chaque jour exige beaucoup trop de moi ; il m’est difficile de vivre à part et de m’isoler ; ce matin le grand duc héréditaire est venu ; demain à midi vient la grande duchesse. Je considère de pareilles visites comme une haute faveur qui embellissent ma vie, mais cependant elles occupent trop mon âme ; il faut que je pense à ce que je pourrai lire de nouveau à ces hauts personnages, et au sujet de conversations digne d’eux que je pourrai avoir. »

« Mais, dis-je, vous avez bien l’hiver précédent achevé Hélène, et vous n’étiez pas moins dérangé qu’à présent. » — « C’est certain, dit Goethe ; aussi cela marche, et il faut que cela marche, mais c’est difficile. » — « C’est toujours un avantage que vous ayez un plan si détaillé. » — « Le plan est bien là, mais le plus difficile est encore à faire, et dans l’exécution tout dépend énormément de la fortune. La Nuit classique de Walpurgis doit être écrite en rimes, et tout doit porter un caractère antique. Trouver une pareille espèce de vers n’est pas facile ; et puis le dialogue ! » — « N’est-il pas déjà compris dans le plan ? » — « Les idées sont indiquées, oui, mais il reste à trouver l’expression pour les bien rendre ; et puis pensez à tout ce que l’on dit dans cette folle nuit. Quel discours doit être celui de Faust à Proserpine, pour la déterminer à renvoyer Hélène ! Il faut que Proserpine elle-même en soit touchée aux larmes ! Tout cela n’est pas facile, dépend beaucoup de la fortune, et presque absolument de la disposition et de la puissance du moment. »

Mercredi, 17 janvier 1827.

Dans ces derniers temps, Goethe parfois ne se trouvait pas tout à fait bien, et nous avions dîné dans sa chambre de travail qui donne sur le jardin. Aujourd’hui le couvert était de nouveau mis dans la chambre d’Urbino[10], heureux signe pour moi. Goethe et son fils, lorsque j’entrai, m’accueillirent amicalement, et avec l’amabilité naïve qui leur est particulière ; Goethe semblait de l’humeur la plus gaie, ce qui se voyait à l’extrême animation de ses traits. Dans la chambre du plafond, voisine de la chambre d’Urbino, je vis M. le chancelier de Müller penché sur une grande gravure ; il vint bientôt vers nous, et je me félicitai de l’avoir pour compagnie au dîner. Madame de Goethe devait venir aussi, cependant nous nous mîmes provisoirement à table. On parla avec admiration de la gravure, et Goethe me dit que c’était une œuvre[11] du célèbre Gérard de Paris, envoyée en présent ces jours-ci par le peintre lui-même. — « Allez vite, ajouta-t-il, et, avant que la soupe n’arrive, régalez un peu vos yeux. » — J’allai avec joie contempler ce bel ouvrage, et je vis la dédicace écrite par le peintre. Mais je ne pus rester longtemps, madame de Goethe entra, je me hâtai d’aller reprendre ma place. « N’est-ce pas, dit Goethe, c’est quelque chose de grand ! On peut étudier une pareille œuvre des jours et des semaines avant d’avoir découvert toutes les richesses qu’elle renferme en idées et en perfections de forme. Un autre jour, vous l’examinerez à loisir. »

Le dîner fut très-gai. Le chancelier communiqua une lettre d’un homme considérable de Paris, qui, au temps de l’occupation française, avait rempli ici comme ambassadeur des fonctions difficiles, et qui, depuis ce temps, avait conservé avec Weimar des relations amicales. Il parlait du grand duc et de Goethe, disant que Weimar était une ville heureuse, puisque le génie y était en si étroite intimité avec la puissance suprême. Madame de Goethe savait donner beaucoup de grâce à l’entretien. On parla de quelques emplettes, à propos desquelles elle railla le jeune Goethe, qui prétendait ne pas s’y entendre. « Il ne faut pas, dit Goethe, trop permettre aux belles dames, car leurs désirs deviennent bien vite infinis. Napoléon à l’île d’Elbe a encore reçu et dû payer des notes de modistes. Cependant, sur ce point, il faisait plutôt trop que trop peu. Un jour, aux Tuileries, on présentait à sa femme en sa présence des objet de mode d’un prix élevé. Comme Napoléon ne faisait pas une figure d’acheteur, le marchand lui fit entendre qu’il était trop peu généreux pour sa femme. Napoléon ne lui répondit pas une parole, mais il le regarda avec des yeux tels que le marchand serra vite sa marchandise et ne se fit plus voir. » — « Était-il consul quand il a fait cela, demanda madame de Goethe. » — « Il était vraisemblablement empereur, car autrement son regard n’aurait pas paru si effrayant. Mais je ris de cet homme qui emporte le regard, et qui se croit sans doute déjà exécuté ou fusillé. »

Nous causions très-gaiement, la conversation se continua sur Napoléon, et le jeune Goethe dit : « Je voudrais posséder tous ses exploits reproduits en tableaux ou en gravures excellentes, et j’en décorerais un grand salon. »

— « Cela serait très-grandiose, répondit Goethe, et cependant les exploits sont trop grands, les tableaux resteraient au-dessous. »

Le chancelier parla de l’Histoire des Allemands, par Luden[12] ; j’admirai avec quelle perspicacité et quelle facilité le jeune Goethe expliquait tous les défauts que les journaux ont reprochés à l’ouvrage par le temps où il avait été écrit, par les sentiments patriotiques et par les intentions qui animaient alors l’auteur. « Les guerres de Napoléon, dit-on, furent une clef pour celle de César. » — « Jusqu’alors, dit Goethe, le livre de César n’était guère qu’un livre d’exercices dans les écoles. »

On parla ensuite de l’âge gothique, et, à ce propos, de l’habitude moderne de disposer des appartements dans le vieux goût allemand ou dans le goût gothique, et d’habiter dans cet entourage d’un temps vieilli. Goethe dit alors : « Dans une maison qui renferme tant de chambres qu’on en laisse quelques-unes vides et qu’on n’y entre que trois ou quatre fois par an, on peut se permettre une pareille fantaisie, et on peut avoir aussi une chambre gothique, comme je trouve fort joli que madame Panckoucke[13], à Paris, en ait une chinoise. Mais garnir la chambre que l’on habite d’un pareil attirail d’ornements étrangers et vieillis, cela me paraît blâmable. C’est toujours une espèce de mascarade, qui, à la longue, ne produit à aucun point de vue de bons effets ; elle peut même, sur l’homme qui s’y laisse aller, avoir une influence nuisible. Car c’est bien là faire une opposition à la vie présente au milieu de laquelle nous sommes placés ; une pareille idée ne peut venir que d’une manière de penser, et d’un système d’opinions vides et creux, et elle les fortifiera en les satisfaisant. On peut bien, pendant une joyeuse soirée d’hiver, se déguiser en Turc ; mais que dire d’un homme qui se montrerait toute l’année sous ce costume ? Ou qu’il est fou, ou qu’il a les plus grandes dispositions pour le devenir. »

Ces paroles sur un sujet qui touche tant à la vie intime, nous parurent fort justes, et nous les approuvâmes avec d’autant plus de facilité que personne de nous ne pouvait les regarder comme un léger reproche. La conversation vint alors sur le théâtre, et Goethe me plaisanta sur le sacrifice que je lui avais fait le lundi soir précédent. « Voilà maintenant trois ans, dit-il, qu’il est ici, et c’est la première fois qu’il manque le spectacle par amour pour moi ; je dois lui en tenir fortement compte. Je l’avais invité, il avait promis de venir, cependant je doutais qu’il tînt parole, surtout lorsque six heures et demie sonnèrent et qu’il n’était pas encore là. J’aurais été content tout de même s’il n’était pas venu ; j’aurais dit : Voilà un homme qui décidément a la tête prise ! le théâtre lui vaut mieux que ses plus chers amis, et rien ne peut détourner son penchant obstiné. Mais aussi je vous ai dédommagé ! n’est-ce pas ? Ne vous ai-je pas montré de jolies choses ? » — Goethe faisait allusion par ces mots à la Nouvelle.

Nous parlâmes alors du Fiesque de Schiller, qui avait été joué le samedi précédent. « C’est la première fois, dis-je, que je voyais la pièce, et je me suis préoccupé de savoir comment on pourrait adoucir les scènes trop violentes ; mais il me semble que l’on ne peut guère faire de changements sans détruire le caractère de l’ensemble. » « — Vous avez parfaitement raison ; cela ne peut pas se faire, dit Goethe. Très-souvent Schiller a causé de cela avec moi, car lui-même ne pouvait pas souffrir ses premières pièces, et, lorsque nous étions directeurs, jamais il ne les faisait jouer. Mais comme nous manquions de pièces, nous aurions bien aimé à gagner au répertoire ces fruits de jeunesse. Il n’y avait pas moyen ; tout s’était entrelacé à sa naissance, et Schiller même, désespérant de l’entreprise, abandonna son projet, et laissa les pièces comme elles étaient. »

« — C’est dommage, dis-je, car malgré toutes les violences, ces premières pièces me plaisent mille fois mieux que toutes ces pièces faibles, molles, forcées et sans naturel de nos poètes tragiques contemporains ; du moins, dans Schiller, c’est toujours un esprit et un caractère grandioses qui parlent. »

« — Oui certes, répliqua Goethe. Schiller pouvait se tourner comme il le voulait ; il ne pouvait rien faire qui ne fût bien au-dessus de ce que ces écrivains actuels produisent de meilleur ; oui, quand Schiller se coupait les ongles, il était plus grand que ces messieurs. »

Nous nous mîmes à rire de cette énergique image, Goethe continuait : « J’ai cependant connu des personnes que ces premières pièces de Schiller ne pouvaient satisfaire. Un été, aux eaux, je passais dans un chemin creux très-étroit, qui conduisait à un moulin. Je rencontrai le prince*** ; au même instant quelques mulets chargés de sacs de farine venaient sur nous ; il nous fallut entrer dans une maisonnette pour leur faire place. Là, dans une petite chambre étroite, nous tombâmes aussitôt, suivant l’habitude de ce prince, dans un profond entretien sur les choses divines et humaines. Nous arrivâmes aux Brigands, et le prince me dit : « Si j’avais été Dieu, sur le point de créer le monde, et si j’avais prévu dans ce moment que les Brigands de Schiller y seraient écrits, je n’aurais pas créé le monde. » — Le rire nous prit à ces paroles. — « Que dites-vous de cela, c’était une antipathie qui allait un peu loin, et qu’on ne saurait guère s’expliquer. »

« — Cette antipathie, dis-je, nos jeunes gens et surtout nos étudiants ne la partagent pas du tout ; on peut donner les œuvres les meilleures, les plus mûres de Schiller et d’autres, on ne voit que peu ou point de jeunes gens ou d’étudiants au théâtre ; mais que l’on donne les Brigands ou le Fiesque de Schiller, la salle en est presque remplie. » — « C’était il y a cinquante ans comme aujourd’hui, dit Goethe, et ce ne sera pas autrement, sans doute, dans cinquante ans. Ce qui a été écrit par un jeune homme est aussi surtout goûté par les jeunes gens. Et puis, que l’on ne pense pas que le monde soit si avancé en civilisation et en bon goût, que la jeunesse elle-même ait déjà dépassé l’époque de la violence  ! Lors même que le monde, dans son ensemble, progresse, la jeunesse cependant doit toujours reprendre par le commencement ; chacun doit traverser comme individu toutes les époques de la civilisation du monde. Cela ne m’irrite plus, et il y a longtemps que j’ai là-dessus composé les vers que voici[14] :

Ne défendez jamais les feux de la Saint-Jean,
Et que jamais la joie ne se perde !

Toujours on brandira les vieux balais
Et toujours enfants nouveaux naîtront !

« Je n’ai qu’à regarder par mes fenêtres[15] pour voir constamment sous mes yeux dans les enfants qui courent avec leurs balais le symbole du monde qui éternellement s’use et toujours se rajeunit. C’est ainsi que les jeux d’enfants, les plaisirs de la jeunesse se conservent et se perpétuent de siècle en siècle ; car, si absurdes qu’ils puissent paraître à l’âge mûr, les enfants sont pourtant toujours des enfants, et ceux de tous les siècles se ressemblent. Ainsi il ne faut pas défendre les feux de la Saint-Jean et ne pas ôter leur joie aux chers enfants. »

Ainsi passa en gais entretiens le temps du dîner. Puis nous tous, jeunes gens, sommes montés dans l’appartement supérieur ; le chancelier est resté avec Goethe.

Jeudi soir, 18 janvier 1827.

Goethe m’avait promis pour ce soir la fin de la Nouvelle. J’allai à six heures et demie chez lui et je le trouvai seul, renfermé dans son cabinet de travail. Je m’assis près de lui à sa table, et après que nous eûmes causé des événements du jour, Goethe se leva et me donna les dernières feuilles désirées. « Voilà ! lisez la fin ! » dit-il. Je commençai. Pendant ce temps, Goethe se promenait dans la chambre et s’arrêtait de temps en temps près du poêle. Comme d’habitude, je lisais tout bas et pour moi. On sait quelle est la fin ; le lion qui semblait si effrayant laisse, au contraire, approcher de lui un enfant, qui lui retire l’épine qu’il avait dans la patte, et la Nouvelle se termine par ce chant de l’enfant :

« Ainsi, aux enfants dont le cœur est bon, un ange du ciel aime à donner son aide, afin d’arrêter la volonté mauvaise et de susciter de belles actions. — Pour enchaîner aux faibles genoux du fils bien-aimé le despote suprême de la forêt, ainsi ont conspiré la piété et la mélodie. »

Je n’avais pu lire sans émotion les scènes de cette conclusion. Cependant je ne savais pas ce que je devais dire, j’étais surpris sans être satisfait. Il y avait pour moi dans cette fin trop de solitude, d’idéal, de lyrisme, et il me semblait que tous les personnages que l’on avait vus devaient reparaître. Goethe s’aperçut que j’avais un doute sur le cœur, et il chercha à le dissiper par ces mots : « Si j’avais fait reparaître à la fin quelques-uns des autres personnages, la conclusion serait devenue prosaïque. Que feraient-ils ? que diraient-ils, puisque tout est fini ? Le prince est retourné à cheval avec les siens à la ville, où son secours sera nécessaire ; Honorio, dès qu’il saura que le lion est en sûreté, suivra avec ses chasseurs, l’homme sera bientôt hors de la ville avec sa cage de fer et emmènera le lion. Tout cela, ce sont des choses que l’on devine et qui pour ce motif ne doivent être ni dites ni peintes. Si on le faisait, on deviendrait prosaïque. Et c’était une conclusion idéale, lyrique même, qu’il fallait, car après le discours pathétique de l’homme au lion, qui déjà est de la prose poétique, il fallait s’élever encore, il fallait donc arriver à la poésie lyrique, au chant. Pour vous représenter la marche de cette Nouvelle, pensez à une plante qui sort d’une racine, jette quelque temps d’une tige solide de vertes feuilles et se termine enfin par une fleur. La fleur était inattendue, c’est une surprise, mais qui devait venir, et même tout cet édifice de verdure n’était construit qu’à cause d’elle, et elle seule pouvait être le motif suffisant de ce long travail. »

Ces paroles me firent respirer de nouveau ; des écailles me tombaient des yeux, et un pressentiment de l’excellence de cette composition étrange commença à s’élever en moi.

Goethe continua : « Montrer qu’une humeur farouche et sauvage est plus souvent domptée par l’amour et par la piété profonde que par la force, tel était le but de cette Nouvelle ; et c’est la beauté de ce but qui m’a entraîné à cette peinture du lion et de l’enfant. Cette intention est la partie idéale de la Nouvelle, la fleur ; toute l’exposition, tous les détails empruntés à la réalité ne sont que le feuillage qui la soutient, et il n’existe que pour elle, il n’a de valeur que par elle. Qu’est-ce, en effet, que la réalité ? Nous aimons à la voir retracée avec vérité ; elle peut même, dans ses reproductions, être l’occasion pour nous de prendre de certaines choses une connaissance plus précise. Mais cependant c’est seulement dans la partie idéale, celle qui a jailli du cœur du poète, que ce qu’il y a de plus élevé dans notre nature trouve vraiment à gagner. »

Je sentis vivement combien Goethe avait raison, car la conclusion de sa Nouvelle avait prolongé son effet sur moi, et m’avait rempli l’âme de sentiments de pieuse douceur que je n’avais pas éprouvés à ce degré depuis longtemps. Et je pensais en moi-même : « Avec quelle pureté et quelle profondeur le poëte, à un âge si avancé, doit encore tout sentir pour écrire une œuvre aussi belle ! » J’exprimai à Goethe toute ma pensée, lui disant en même temps que dans son genre cette production était unique. « Je suis content, dit-il, si vous êtes satisfait, et j’ai aussi du plaisir à être enfin délivré d’un sujet que je porte partout en moi depuis trente ans. Schiller et Humboldt, à qui j’avais dans le temps communiqué mon projet, m’en ont détourné, parce qu’ils ne pouvaient pas savoir ce que l’idée renfermait : le poëte seul sait quels charmes il est capable de donner à son sujet. Aussi on ne doit jamais demander d’avis quand on veut écrire. Si Schiller, avant d’écrire son Wallenstein, m’avait demandé s’il devait l’écrire, je l’en aurais certainement détourné, car je n’aurais jamais pu penser que d’un pareil sujet on pouvait tirer une pièce aussi excellente. Schiller désapprouvait pour mon sujet l’emploi des hexamètres, que j’avais choisis alors, parce que je venais de quitter Hermann et Dorothée ; il me conseillait les stances à huit vers. Mais vous voyez bien que je suis arrivé on ne peut mieux avec la prose. Il fallait une description très-précise des lieux, et ce mètre aurait été gênant. Et puis, grâce à la prose, la Nouvelle peut avoir un commencement tout réel, et une conclusion toute idéale ; les petites chansons y entrent aussi fort bien, ce qui aurait été aussi peu possible avec les hexamètres qu’avec les stances à huit vers. »

Nous parlâmes des autres nouvelles et récits introduits dans les Années de voyage, et nous fimes la remarque que chacune se distinguait des autres par un caractère et un ton différents. « Je veux, me dit Goethe, vous expliquer d’où vient cette différence ; c’est que j’ai travaillé comme un peintre qui, dans certains sujets, évite certaines couleurs et en fait dominer d’autres. Par exemple, pour une matinée dans la campagne, il mettra sur sa palette beaucoup de bleu et peu de jaune. Au contraire, s’il peint un soir, il prendra beaucoup de jaune et laissera manquer presque entièrement le bleu. Dans mes différents écrits, j’ai procédé d’une façon analogue, et c’est peut-être là le motif des caractères différents qu’on leur reconnaît. »

Ce précepte me parut extrêmement judicieux, et je fus très-content d’avoir entendu Goethe l’exprimer. Je lui exprimai aussi à propos de la Nouvelle l’admiration que je ressentais pour les peintures de paysages qu’elle contenait, et Goethe me dit : « Je n’ai jamais observé la nature dans un but poétique ; mais j’ai été conduit à la contempler constamment avec précision, d’abord en dessinant le paysage, et plus tard en faisant des études d’histoire naturelle ; j’ai ainsi peu à peu appris la nature par cœur, jusque dans ses plus petits détails, et lorsque, comme poëte, j’ai besoin d’elle, elle est à mes ordres, et il ne m’est pas facile de manquer à la vérité. Schiller ne possédait pas cette observation de la nature. Tout ce que Guillaume Tell renferme sur le paysage suisse, c’est moi qui le lui ai raconté ; mais c’était un esprit si admirable, que sur de tels récits il pouvait faire une œuvre qui avait de la réalité. »

La conversation roula alors entièrement sur Schiller, et Goethe continua ainsi :

« Ce que Schiller savait créer surtout, c’était de l’idéal, et on peut dire qu’en cela il a aussi peu son égal dans une littérature étrangère que dans la littérature allemande. C’est à lord Byron qu’il ressemblerait le plus, mais celui-ci avait une plus grande connaissance du monde. J’aurais aimé à voir Schiller et Byron vivre dans le même temps, et ce que Schiller aurait pu dire d’un esprit aussi parent du sien aurait été curieux. Est-ce que Byron avait déjà publié quelque chose du vivant de Schiller ? »

J’en doutais, mais je ne pouvais dire non avec certitude. Goethe prit le Dictionnaire de la conversation et lut l’article de Byron, tout en faisant çà et là mainte remarque en passant. Lord Byron n’avait rien fait imprimer avant 1807, et ainsi Schiller n’avait rien vu de lui.

« À travers toutes les œuvres de Schiller, dit Goethe, circule l’idée de liberté, et cette idée prit une autre forme à mesure que Schiller avançait dans son développement et devenait autre lui-même. Dans sa jeunesse, c’était la liberté du corps qui le préoccupait et qui se montrait dans ses poésies ; plus tard, ce fut la liberté de l’esprit.

« Chose singulière que cette liberté physique ! Selon moi, chacun en a facilement assez, s’il sait se satisfaire et s’il sait la trouver. À quoi nous sert-il de posséder en liberté plus que nous ne pouvons en mettre en usage ? Voyez, voilà cette chambre et cette pièce à côté dont la porte est ouverte et dans laquelle vous apercevez mon lit ; cela n’est pas grand, et l’espace est encore rétréci par toute sorte de meubles, de livres, de manuscrits, d’objets d’art ; cependant il me suffit[16] ; j’y ai habité tout l’hiver, et je n’ai presque pas mis le pied dans mes chambres du devant. À quoi donc m’a servi ma vaste demeure, et la liberté d’aller d’une chambre dans une autre, si cette liberté m’était inutile ? Lorsqu’on a assez de liberté pour vivre sain et sauf et pour vaquer à ses affaires, on en a assez, et cette liberté-là, on l’a toujours facilement. De plus, nous ne sommes tous libres qu’à certaines conditions que nous devons remplir. Le bourgeois est aussi libre que le noble dès qu’il se tient dans les limites que Dieu lui a indiquées en le faisant naître dans sa classe. Le noble est aussi libre que le prince, car il n’a qu’à observer à la cour quelques lois d’étiquette, et il peut ensuite se considérer comme son égal. La liberté ne consiste pas à ne vouloir rien reconnaître au-dessus de nous, mais bien à respecter ce qui est au-dessus de nous. Car le respect nous élève à la hauteur de l’objet de notre respect[17], et par notre hommage nous montrons que la dignité réside aussi en nous et que nous sommes dignes de marcher au même rang. Dans mes voyages, j’ai souvent rencontré des négociants du nord de l’Allemagne qui croyaient se faire mes égaux en se plaçant à table près de moi avec des façons grossières. Ils ne devenaient pas ainsi mes égaux, mais ils le seraient devenus, s’ils avaient su m’apprécier et bien agir avec moi.

« Si Schiller était dans sa jeunesse si préoccupé de la liberté physique, cela est dû en partie à la nature de son esprit, et plus encore au joug qu’il avait dû porter lorsqu’il était à l’École militaire ; mais dans sa maturité, lorsqu’il posséda une liberté matérielle suffisante, il voulut la liberté de l’esprit, et je pourrais presque dire que cette idée l’a tué, car c’est elle qui le poussait à vouloir exiger de sa nature physique des efforts au-dessus de ses forces. Lorsque Schiller arriva ici, le grand-duc lui destinait une pension de mille thalers par an, et il s’offrit à lui en donner le double au cas où il serait par une maladie arrêté dans ses travaux. Schiller déclina cette dernière offre et ne voulut jamais en rappeler l’exécution. « J’ai le talent, disait-il, je dois savoir me suffire à moi-même. » Mais comme dans ses dernières années sa famille s’augmentait, il fallut pour vivre qu’il écrivît deux pièces par an, et, pour y arriver, il se força au travail, même les jours et les semaines pendant lesquels il était souffrant ; il fallait que son talent l’écoutât à toute heure et fût à ses ordres. Schiller ne buvait jamais beaucoup, il était très-sobre, mais, dans ces moments de faiblesse physique, il chercha à ranimer ses forces par un peu de liqueur et par d’autres spiritueux du même genre. Cela consuma sa santé, et cela fut nuisible aussi à ses œuvres elles-mêmes. Car j’attribue à cette cause les défauts que d’excellents esprits trouvent dans ses écrits. Tous les passages auxquels on reproche peu de justesse, je les pourrais appeler des passages pathologiques, car il les a écrits à des jours où les forces lui manquaient pour trouver les vraies idées qui convenaient à la situation. J’ai le plus grand respect pour le commandement absolu[18] de l’âme ; je sais tout le bien qu’il peut produire, mais il ne faut pas l’exagérer, car cette idée de la liberté absolue de l’esprit ne conduit plus à rien de bon. »

Au milieu de ces entretiens intéressants et d’autres encore sur lord Byron, sur de célèbres écrivains allemands, à propos desquels Schiller a dit un jour qu’il préférait Kolzebue, « car enfin Kotzebue produisait toujours quelque chose, » la soirée s’était rapidement écoulée, et Goethe me donna la Nouvelle pour que je pusse encore chez moi l’examiner à loisir.

Dimanche soir, 21 janvier 1827.

Je suis allé ce soir, à sept heures et demie, chez Goethe, et je suis resté une petite heure avec lui. Il m’a montré un volume de nouvelles poésies françaises[19] de Mademoiselle Gay, et il les a beaucoup vantées. « Les Français se développent aujourd’hui, dit-il, et ils méritent d’être étudiés. Je mets tous mes soins à me faire une idée nette de l’état de la littérature française contemporaine, et si je réussis, je veux un jour dire ce que j’en pense. Il est pour moi bien intéressant de voir commencer à agir chez eux ces éléments qui nous ont depuis longtemps déjà pénétrés. Les talents ordinaires sont toujours emprisonnés dans leur temps, et se nourrissent des éléments qu’il renferme. Aussi tout chez eux est comme chez nous, même la nouvelle piété. seulement elle se montre en France un peu plus galante et plus spirituelle. »

« — Mais que dit Votre Excellence de Béranger et de l’auteur des pièces de Clara Gazul ? » — « Je les excepte, ce sont de grands talents qui ont leur base en eux-mêmes et qui se maintiennent indépendants de la manière de penser du jour. »

L’entretien passa alors à la littérature allemande, et Goethe me dit : « Je veux vous montrer quelque chose qui vous intéressera. Donnez-moi un des deux volumes qui sont devant vous. Vous connaissez Solger ? » — « Certainement, dis-je, et je l’aime même ; je possède sa traduction de Sophocle, avec l’introduction ; elle me donne de lui une haute idée. » — « Vous savez qu’il est mort il y a plusieurs années ; on a publié une collection de ses écrits posthumes et de ses lettres. Dans ses recherches philosophiques, présentées sous la forme du dialogue platonicien, il n’a pas été très-heureux ; mais ses lettres sont excellentes : dans l’une d’elles, adressée à Tieck, il parle des Affinités, et c’est là ce que je veux vous lire, car on ne peut guère rien dire de meilleur sur ce roman. »

Goethe me lut cette excellente dissertation[20], et nous reprîmes ensuite chacune des idées qu’elle présentait, admirant la grandeur de caractère qui se révélait dans ces vues, ainsi que la logique serrée de ses déductions et de ses raisonnements. Solger reconnaissait que les événements sortaient tous de la nature des différents caractères, mais il blâmait le caractère d’Edouard. — « Je ne peux pas trouver mauvais, dit Goethe, qu’Edouard lui déplaise, je ne peux pas le souffrir moi-même ; mais je devais le représenter ainsi pour arriver à produire les événements du roman. Il a d’ailleurs beaucoup de vérité, car dans les hautes classes de la société on trouve assez de personnes chez lesquelles, comme chez lui, l’entêtement tient lieu de caractère. »

Solger mettait avant tous l’architecte, car, tandis que tous les autres personnages du roman se montraient aimants et faibles, il était le seul qui se maintînt fort et indépendant. Et ce qu’il y a de beau dans sa nature, c’est non-seulement qu’il ne tombe pas dans les égarements des autres caractères, mais c’est aussi que le poëte l’a fait si grand, qu’il ne peut pas y tomber.

Cette parole nous plut beaucoup, et Goethe dit : « Elle est vraiment très-belle. » — « J’avais, ajoutai-je, toujours trouvé le caractère de l’architecte très-intéressant et très-attrayant, mais jamais je n’avais réfléchi que son excellence consistait à ne pas pouvoir, à cause de sa nature même, s’engager dans ces complications amoureuses. » — « Ne soyez pas surpris, dit Goethe, car moi-même, en le créant, je n’avais pas fait cette réflexion non plus. Mais Solger a raison, c’est bien là son caractère. Cet article a été écrit dès 1809, et j’aurais eu du plaisir à entendre alors une si bonne parole sur les Affinités, car en ce temps, comme plus tard, on ne m’a rien montré de bien agréable sur ce roman. Solger, comme je le vois par ces lettres, m’a beaucoup aimé ; dans l’une d’elles, il se plaint que je ne lui aie pas répondu lorsqu’il m’envoya son Sophocle. Grand Dieu ! la cause n’est pas difficile à trouver ! J’ai connu de gros messieurs auxquels on faisait beaucoup d’envois pareils. Ils se composaient alors un certain formulaire, une certaine collection de paroles avec lesquelles ils répondaient à tout le monde ; ils écrivaient ainsi des lettres par centaines, lettres qui toutes se ressemblaient, et qui toutes n’étaient que phrase pure[21]. Cela n’a jamais été dans ma nature. Lorsque je ne pouvais dire à quelqu’un rien de particulier, et qui lui fut bien approprié, j’aimais mieux ne pas répondre du tout. Je tenais pour indignes de moi des paroles superficielles, et voilà comment il s’est fait que je n’ai pu répondre à plus d’un homme estimable à qui j’aurais eu du plaisir à écrire. Vous voyez vous-même comment les choses se passent, et quels envois m’arrivent chaque jour de tous les coins, de toutes les extrémités, et vous devez avouer qu’il faudrait plus que la vie d’un seul homme pour répondre, ne fût-ce qu’à la légère. Cependant, pour Solger, j’en suis fâché ; c’est un homme tout à fait excellent, qui aurait plus que beaucoup d’autres mérité quelques mots d’amitié. »

Je parlai de la Nouvelle, que j’avais de nouveau lue et examinée chez moi. « Tout le commencement, dis-je, n’est rien qu’une exposition, mais chaque détail est gracieux en même temps que nécessaire, de sorte que l’on croit que cette partie du récit est présentée pour elle-même et non pour servir à préparer ce qui suit. » « Si telle est votre impression, me dit Goethe, je suis content. Mais cependant j’ai encore quelque chose à faire ; d’après les lois d’une bonne exposition, je dois dès le commencement faire paraître les maîtres des bêtes fauves. Quand la princesse et l’oncle passent à cheval à côté de la baraque, il faut que ces gens sortent et prient la princesse d’honorer leur baraque d’une visite. » — « Certainement, dis-je, vous avez raison ; il faut que ces gens soient indiqués dans l’exposition comme tous les autres personnages, et il est tout à fait naturel qu’ils ne laissent pas ainsi passer la princesse sans la prier d’entrer, car ces gens-là sont d’habitude près de leur caisse. » — « Vous voyez, dit Goethe, à un tel travail, même lorsqu’il est terminé pour l’ensemble, on a toujours à reprendre pour le détail. »

Goethe me raconta alors qu’un étranger lui avait fait depuis quelque temps plusieurs visites et lui avait dit qu’il voulait traduire tel et tel de ses ouvrages. « C’est une bonne personne, dit Goethe, mais elle se montre au point de vue littéraire un vrai dilettante, car elle ne sait pas encore du tout d’allemand, et déjà elle parle de traductions qu’elle fera, et de portraits qui seront à la tête de ces traductions. C’est là le signe distinctif des dilettantes, de ne pas connaître les difficultés des choses et de vouloir toujours entreprendre ce qui est au-dessus de leurs forces. »

Jeudi soir, 29 janvier 1827.

Je suis allé ce soir vers sept heures chez Goethe avec le manuscrit de la Nouvelle et un exemplaire de Béranger. J’ai trouvé M. Soret causant avec Goethe sur la nouvelle littérature française. J’écoutai avec intérêt, et j’entendis dire que les nouveaux talents avaient, au point de vue de la facture du vers, beaucoup appris de Delille. L’allemand n’est pas très-familier à M. Soret, qui est de Genève, mais Goethe s’exprime assez aisément en français ; la conversation se faisait donc en français et ne redevenait allemande que lorsque je m’y mêlais. Je tirai le Béranger de ma poche et le donnai à Goethe, qui désirait lire de nouveau ces excellentes chansons. M. Soret ne trouva pas ressemblant le portrait qui les précède. Goethe était content de tenir dans ses mains le joli exemplaire. « Ces chansons, dit-il, sont parfaites, et doivent être considérées comme le chef-d’œuvre du genre, surtout quand on ôte par la pensée le cri du refrain, car, pour des chansons à refrains, elles sont presque trop sérieuses, trop riches de traits, trop semblables à l’épigramme[22], Béranger me rappelle toujours Horace et Hafiz, qui tous deux ont dominé leur temps, et dans leurs railleries enjouées ont attaqué la corruption des mœurs. Béranger prend à l’égard de ce qui l’entoure la même situation ; mais, comme il est sorti de la classe inférieure, il ne hait pas trop les gravelures et les vulgarités, et il montre encore pour elles un certain penchant. »

On parla encore de Béranger et d’autres Français contemporains, puis M. Soret alla à la cour, et je restai seul avec Goethe. Un paquet cacheté était sur la table. Goethe plaça sa main dessus et dit : « Qu’est-ce que cela ? C’est Hélène, qui part chez Cotta pour l’impression. » À ces mots, j’éprouvai plus que je ne pourrais dire ; je sentais l’importance de cet instant. Quand un vaisseau nouvellement construit s’élance pour la première fois en mer, on ne sait quel sort sera le sien ; il en est de même pour les pensées d’un grand maître, réunies dans une œuvre qui pour la première fois apparaît dans le monde pour y agir pendant de longues années et y faire naître, y éprouver des destinées de toute nature.

« Je trouvais toujours de petites corrections à faire, dit-il, mais maintenant il faut enfin que cela finisse, et je suis content de voir le manuscrit partir pour la poste : je vais pouvoir tourner d’un autre côté mon âme délivrée. Qu’Hélène obéisse désormais à ses destins ! Ce qui me rassure, c’est que la civilisation est aujourd’hui en Allemagne arrivée à un degré si incroyablement élevé, que l’on n’a pas à craindre qu’une pareille production reste longtemps incomprise et sans action. » — « Là se trouve enfermée, dis-je, toute une antiquité. » — « Oui, les philologues y trouveront de l’occupation. » — « Pour la partie antique, je n’ai pas de craintes, dis-je, car tout y est grandement détaillé, chaque fait est développé à fond, et chaque chose dit explicitement ce qu’elle a à dire. Mais la partie moderne, romantique est bien difficile, car là est renfermée une moitié d’histoire universelle, et, dans un si grand sujet, tout est allusions et indications pures ; tout exige beaucoup du lecteur. » — « Oui, dit Goethe, mais tout est représenté d’une façon frappante pour les sens, et ce sera sur un théâtre un spectacle agréable à tous les yeux. Je n’ai pas voulu aller plus loin. Il faut que la foule des spectateurs fasse son plaisir du fait représenté ; aux initiés à comprendre le sens élevé de ce fait, et ils le saisiront comme ils le saisissent dans la Flûte enchantée et dans d’autres œuvres. » — « Ce sera, dis-je, une impression toute nouvelle de voir sur la scène une pièce qui commence en tragédie et finit en opéra. Ce n’est pas une petite difficulté que de jouer ces personnages dans toute leur grandeur, et de prononcer ces vers et ces discours sublimes. »

— « Pour la première partie, dit Goethe, ce sont les premiers artistes tragiques qui sont nécessaires, et dans la partie en opéra, ce sont les premiers chanteurs et les premières chanteuses qui doivent prendre les rôles. Le rôle d’Hélène doit être joué par deux artistes, car il serait rare qu’une chanteuse fût tragédienne suffisante. »

— « Cet ensemble, dis-je, nécessitera une grande magnificence et une grande variété de décorations et de costumes ; je me réjouis à la pensée de le voir sur la scène. Pourvu seulement que la musique soit écrite par un vrai grand musicien ! » — « Par exemple, par quelqu’un comme Meyerbeer, qui ait longtemps vécu en Italie ; il faudrait une nature allemande familiarisée avec le style italien. Cela se trouvera, je n’en doute aucunement ; ma joie dans ce moment, c’est d’être délivré. Il y a une pensée dont vraiment je me félicite, c’est d’avoir montré le chœur ne voulant plus descendre dans le monde inférieur, et se mêlant aux éléments sur les riantes surfaces de la terre. » — « C’est une nouvelle espèce d’immortalité, dis-je. »

« Et maintenant, la Nouvelle, qu’en dites-vous ? » — « Je l’ai apportée. Après l’avoir relue, je trouve que Votre Excellence ne devrait pas faire le changement qu’elle projette. Cela fait tout à fait bien de voir ces gens arriver près du tigre mort comme des personnages entièrement nouveaux, avec leurs vêtements et leurs manières étranges et bizarres, et s’annonçant comme les propriétaires des bêtes. Si déjà vous les faites paraître dans l’exposition, cet effet est tout à fait affaibli, et même anéanti. »

« — Vous avez raison, dit Gœthe, je laisserai les choses comme elles sont. Sans contestation possible, vous avez raison. C’était là aussi, sans doute, ma première intention, puisque je les avais laissés de côté ; ce changement projeté était une exigence de l’esprit, qui m’aurait conduit à une faute. Mais c’est là un cas curieux d’esthétique : il faut sortir de la règle pour ne pas tomber dans un défaut. »

Nous causâmes alors sur le titre à donner à la Nouvelle ; parmi ceux que nous proposions, les uns convenaient au commencement, les autres à la fin, mais aucun ne contenait à tout l’ensemble. « Savez-vous, dit Goethe, nous l’appellerons Nouvelle, car qu’est-ce qu’une Nouvelle, sinon un événement dont on n’a pas encore entendu parler ? C’est là l’idée vraie, et tout ce qui en Allemagne paraît sous le titre de Nouvelle n’a rien de la Nouvelle ; ce sont des romans ou tout ce que vous voudrez. La Nouvelle dans les Affinités se présente aussi avec ce sens primitif d’événement inconnu. » — « Quand on y pense bien, dis-je, une poésie naît toujours sans titre, elle est ce qu’elle est sans cela ; on pourrait dire que les poésies ne doivent pas avoir de titre, et que le titre n’appartient pas à ce genre. » — « Il n’y appartient pas non plus, dit Goethe ; les poésies des anciens n’avaient jamais aucun titre ; c’est là un usage des modernes qui ont, dans des époques postérieures, appliqué des titres aux poésies des anciens. C’est un usage introduit par la nécessité de nommer les choses par un nom, pour les distinguer, dans une littérature devenue très-riche. — Tenez, voici quelque chose de nouveau, lisez. » — Et Goethe me tendit la traduction d’une poésie serbe par M. Gerhard. Je la lus avec grand plaisir, car la poésie était fort belle et la traduction si simple et si claire, que chaque objet se dessinait sans la moindre obscurité devant les yeux. La poésie portait pour titre : La Clef de la prison. Je trouvai la conclusion un peu trop rapide. « C’est au contraire là une beauté, me dit Goethe, car le poëme laisse ainsi l’aiguillon au cœur, et l’imagination du lecteur est excitée à rêver toutes les possibilités qui peuvent naître. Il y a dans cette conclusion matière à toute une tragédie, mais à une tragédie comme il en existe déjà beaucoup ; au contraire, toutes les belles peintures du poëme lui-même sont entièrement nouvelles et le poëte a fait très-sagement de donner tous ses soins à ces peintures en laissant les autres au lecteur. Je publierais bien ce poëme dans l’Art et l’Antiquité, mais il est trop long ; j’ai demandé à Gerhard ces trois pièces rimées, que je publierai dans la prochaine livraison[23]. Que dites-vous de celle-ci, écoutez. » — Et Goethe lut le chant du Vieillard qui aime une jeune fille, puis le Chant à boire des femmes, et enfin, le chant énergique : Danse devant nous, Théodore ! — Il lisait chaque poésie avec un ton et des inflexions toutes différentes, et on ne pourrait guère entendre une lecture plus parfaite.

Nous fîmes l’éloge de M. Gerhard, qui avait si bien réussi dans le choix des rhythmes et des refrains, et écrit avec tant de facilité et de perfection que l’on ne savait pas comment il aurait pu mieux faire. — « On voit, dans un talent comme Gerhard, dit Goethe, ce que peut une longue pratique. Et ce qui l’aide, c’est qu’il n’a pas une profession savante ; ce qu’il fait le ramène sans cesse à la vie pratique. Il a aussi beaucoup voyagé en Angleterre et dans d’autres pays, ce qui, avec son goût naturel pour la réalité, lui donne maints avantages sur nos jeunes poètes pleins de science. S’il se borne toujours à mettre en vers de bonnes traditions, tout ce qu’il fera sera bon ; mais les œuvres tout à fait originales exigent bien des choses, et sont bien difficiles ! »

En parlant des poëtes, nous remarquâmes que presque aucun ne savait écrire en bonne prose. « L’explication est bien simple, dit Goethe. Pour écrire en prose, il faut avoir quelque chose à dire ; celui qui n’a rien à dire peut faire des vers et des rimes, un mot fournit l’autre, et on voit à la fin paraître quelque chose qui n’est rien, mais qui cependant à l’air d’être quelque chose. »

Mercredi, 31 janvier 1827.

J’ai dîné avec Goethe. — « Ces jours-ci, depuis que je vous ai vu, m’a-t-il dit, j’ai fait des lectures nombreuses et variées, mais j’ai lu surtout un roman chinois[24] qui m’occupe encore et qui me paraît excessivement curieux. » — « Un roman chinois, dis-je, cela doit avoir un air bien étrange. » — « Pas autant qu’on le croirait. Ces hommes pensent, agissent et sentent presque tout à fait comme nous, et l’on se sent bien vite leur égal ; seulement chez eux tout est plus clair, plus pur, plus moral ; tout est raisonnable, bourgeois, sans grande passion et sans hardis élans poétiques, ce qui fait ressembler ce roman à mon Hermann et Dorothée et aux œuvres de Richardson. La différence, c’est la vie commune que l’on aperçoit toujours chez eux entre la nature extérieure et les personnages humains. Toujours on entend le bruit des poissons dorés dans les étangs, toujours sur les branches chantent les oiseaux ; les journées sont toujours sereines et brillantes de soleil, les nuits toujours limpides ; on parle souvent de la lune, mais elle n’amène aucun changement dans le paysage ; sa lumière est claire comme celle du jour même. Et l’intérieur de leurs demeures est aussi coquet et aussi élégant que leurs tableaux. Par exemple : « J’entendis le rire des aimables jeunes filles, et lorsqu’elles frappèrent mes yeux, je les vis assises sur des chaises de fin roseau. » — Vous avez ainsi tout d’un coup la plus charmante situation, car on ne peut se représenter des chaises de roseau sans avoir l’idée d’une légèreté et d’une élégance extrêmes. — Et puis un nombre infini de légendes, qui se mêlent toujours au récit et sont employées pour ainsi dire proverbialement. Par exemple, c’est une jeune fille dont les pieds sont si légers et si délicats, qu’elle pouvait se balancer sur une fleur sans la briser. C’est un jeune homme, dont la conduite est si morale et si honorable, qu’il a eu l’honneur, à trente ans, de parler avec l’Empereur. C’est ensuite un couple d’amants qui dans leur longue liaison ont vécu avec tant de retenue que, se trouvant forcés de rester une nuit entière l’un près de l’autre, dans une chambre, ils la passent en entretiens sans aller plus loin. Et ainsi toujours des légendes sans nombre, qui toutes ont trait à la moralité et à la convenance. Mais aussi, par cette sévère modération en toutes choses, l’empire chinois s’est maintenu depuis des siècles, et par elle il se maintiendra dans l’avenir. — J’ai trouvé dans ce roman chinois un contraste bien curieux avec les chansons de Béranger, qui ont presque toujours pour fond une idée immorale et libertine, et qui par là me seraient très-antipathiques, si ces sujets, traités par un aussi grand talent que Béranger, ne devenaient pas supportables, et même attrayants. Mais, dites vous-même, n’est ce pas bien curieux que les sujets du poëte chinois soient si moraux et que ceux du premier poëte de la France actuelle soient tout le contraire ? »

« Un talent comme Béranger, dis-je, ne pourrait rien faire d’un sujet moral. » — « Vous avez raison, c’est précisément à propos des perversités du temps que Béranger révèle et développe ce qu’il y a de supérieur dans sa nature. » — « Mais, dis-je, ce roman chinois est-il un de leurs meilleurs ? » — « Aucunement, les Chinois en ont de pareils par milliers et ils en avaient déjà quand nos aïeux vivaient encore dans les bois. Je vois mieux chaque jour que la poésie est un bien commun de l’humanité, et qu’elle se montre partout dans tous les temps, dans des centaines et des centaines d’hommes. L’un fait un peu mieux que l’autre, et surnage un peu plus longtemps, et voilà tout. M. de Matthisson ne doit pas croire que c’est à lui que sera réservé le bonheur de surnager, et je ne dois pas croire que c’est à moi ; mais nous devons tous penser que le don poétique n’est pas une chose si rare, et que personne n’a de grands motifs pour se faire de belles illusions parce qu’il aura fait une bonne poésie. Nous autres Allemands, lorsque nous ne regardons pas au delà du cercle étroit de notre entourage, nous tombons beaucoup trop facilement dans cette présomption pédantesque. Aussi j’aime à considérer les nations étrangères et je conseille à chacun d’agir de même de son côté. La littérature nationale, cela n’a plus aujourd’hui grand sens ; le temps de la littérature universelle est venu, et chacun doit aujourd’hui travailler à hâter ce temps. Mais, en appréciant les étrangers, il ne faut pas nous attacher à une certaine œuvre particulière et vouloir la faire admirer comme un chef-d’œuvre ; si nous cherchons les chefs-d’œuvre, il ne faut penser ni aux Chinois, ni aux Serbes, ni à Calderon, ni aux Niebelungen, il faut toujours retourner aux anciens Grecs, car dans leurs œuvres se trouve toujours le modèle de l’homme dans sa vraie beauté. Le reste, nous ne devons le considérer qu’historiquement, et pour nous approprier le bien que nous pouvons y trouver. »

J’étais heureux d’avoir entendu Goethe développer ses idées sur un sujet aussi important. Le bruit des grelots de traîneaux qui passaient nous fit approcher de la fenêtre, car nous attendions le retour d’un grand nombre de traîneaux qui le matin étaient passés, allant au Belvédère[25]. Gœthe continua ses instructifs développements. Il me parla d’Alexandre Manzoni, et me dit que le comte Reinhard l’avait vu peu de temps auparavant, à Paris, où il avait été bien accueilli dans la société, comme un jeune auteur de réputation, et que maintenant il était retourné dans une propriété qu’il possède à la campagne, près de Milan, où il vit heureux avec sa mère et sa jeune famille[26]. — « À Manzoni il ne manque rien, dit-il, sinon de savoir quel bon poëte il est, et quels sont, comme tel, les droits qui lui appartiennent. Il a un respect beaucoup trop grand de l’histoire, et par suite il aime à ajouter toujours à ses pièces quelques explications dans lesquelles il montre combien il est resté fidèle aux détails précis de l’histoire. Ces faits peuvent être historiques, mais, malgré tout, ses caractères ne le sont pas, pas plus que ne le sont mon Thoas et mon Iphigénie. Jamais aucun poëte n’a connu dans leur vérité les caractères historiques qu’il reproduisait, et, s’il les avait connus, il n’aurait guère pu s’en servir. Ce que le poëte doit connaître, ce sont les effets qu’il veut produire, et il dispose en conséquence la nature de ses caractères. Si j’avais voulu représenter Egmont tel qu’il est dans l’histoire, père d’une douzaine d’enfants[27], sa conduite si légère aurait paru très-absurde. Il me fallait donc un autre Egmont, qui restât mieux en harmonie avec ses actes et avec mes vues poétiques, et, comme dit Claire, c’est là mon Egmont. — Et pourquoi donc y aurait-il des poètes, s’ils ne faisaient que répéter les récits de l’historien ? Le poëte doit aller au delà, et, quand il le peut, reproduire une nature plus élevée et meilleure. Les caractères de Sophocle portent tous quelque chose de l’âme élevée du grand poëte, et les caractères de Shakspeare portent de même quelque chose de son âme. C’est ainsi qu’il en doit être, et c’est ainsi qu’il faut faire. Shakspeare même va plus loin encore et transforme ses Romains en Anglais, et il a eu raison, car autrement sa nation ne l’aurait pas compris. C’est en cela que les Grecs étaient si grands : ils s’occupaient moins de l’exactitude historique d’un fait que de la manière dont le poëte l’avait traité. Nous avons par bonheur en Philoctète un exemple excellent ; les trois grands tragiques ont traité le sujet ; Sophocle le dernier et le mieux. L’excellente pièce de ce poëte est heureusement venue jusqu’à nous ; on n’a au contraire trouvé que des fragments des Philoctète d’Eschyle et d’Euripide, mais suffisants pour montrer comment ils avaient traité leur sujet. Si j’en avais le temps, je rétablirais ces pièces, comme je l’ai fait pour le Phaéton d’Euripide, et ce travail ne serait pour moi ni désagréable ni inutile. — Dans ce sujet la donnée était très-simple : il faut ramener Philoctète de l’île de Lemnos, avec son arc. Mais la manière dont l’événement doit se passer, voilà ce qui dépend du poëte, voilà où chacun pouvait montrer la puissance de son invention et où l’un pouvait surpasser l’autre. Ulysse doit aller le chercher, mais doit-il ou non être reconnu de Philoctète, et comment se doit-il rendre méconnaissable ? Ulysse doit-il venir seul, ou avoir un compagnon, et quel sera ce compagnon ? Dans Eschyle, le compagnon est inconnu ; dans Euripide, c’est Diomède ; dans Sophocle, le fils d’Achille. — Et ensuite, dans quel état doit-on trouver Philoctète ? L’île doit-elle être habitée ou non, et si elle est habitée, une âme compatissante doit-elle s’être rencontrée ou non, pour l’accueillir ? Et cent autres choses pareilles qui toutes dépendaient de la volonté du poëte, et dans le choix ou l’éloignement desquelles il pouvait prouver la supériorité de sa raison. C’est en cela qu’elle s’exerce, et c’est ainsi que devraient encore faire les poëtes actuels, au lieu de demander toujours si un sujet a déjà été traité ou non ; et au lieu d’aller du sud au nord chercher des événements inouïs qui souvent sont assez barbares, et dont ils font des pièces qui n’ont de succès qu’à titre de peintures d’événements curieux. Mais aussi, faire quelque chose d’un sujet simple par la manière magistrale dont on l’a traité, cela demande de l’esprit, un grand talent, et c’est ce qui manque ! » — Nous revînmes encore à la fenêtre, attirés par un bruit de grelots, mais ce n’était pas encore le retour des traîneaux. Après avoir causé et plaisanté de choses sans importance, je demandai à Goethe où il en était avec sa Nouvelle. « Je l’ai laissé reposer ces jours-ci, me dit-il, mais il y a encore un trait à introduire dans l’exposition : le lion rugira, quand la princesse passe à cheval devant la baraque, ce qui me permettra de placer quelques bonnes réflexions sur l’épouvante que répand ce puissant animal. » — « Cette pensée est très-heureuse, dis-je ; grâce à elle, non-seulement, dans l’exposition, tout, pris en soi, est bon et nécessaire, mais aussi tout sert à donner à ce qui suit un effet plus grand. Jusqu’à présent le lion paraissait un peu trop doux, car il ne montrait aucun signe de férocité. Ce rugissement nous la fait au moins pressentir, et, lorsqu’il suivra plus tard paisiblement la flûte de l’enfant, on sera plus frappé. » — « Élever ainsi à la perfection, en ajoutant des traits nouveaux, une œuvre encore imparfaite, c’est là la vraie manière de changer et de perfectionner, dit Goethe. Mais refaire toujours et accroître ce qui est fini, comme Walter Scott l’a fait avec ma Mignon, en la rendant encore sourde et muette, c’est là une méthode de changements que je ne peux louer. »

Jeudi soir, 1er  février 1827.

Goethe m’a raconté une visite que lui a faite le prince héréditaire de Prusse, accompagné du grand-duc. — « Les princes Charles et Guillaume de Prusse sont aussi venus ce matin chez moi. Le prince héréditaire, avec le grand-duc, est resté environ trois heures, nous avons parlé de maintes choses et j’ai pris une haute opinion de l’esprit, du goût, des connaissances et de la manière de penser de ce jeune prince. »

Goethe avait devant lui un volume de la Théorie des couleurs. « Je vous dois toujours, dit-il, une réponse au phénomène de l’ombre colorée. Mais, comme cette réponse suppose beaucoup de connaissances et est liée à beaucoup d’autres idées, je ne veux pas aujourd’hui vous donner une explication qui serait détachée violemment de l’ensemble ; j’ai pensé au contraire qu’il serait bon de passer les soirées où nous sommes réunis à lire ensemble toute la théorie des couleurs. Nous aurons toujours ainsi un sujet solide d’entretien, et vous même, sans vous en apercevoir, vous vous assimilerez toute la théorie. Ce que vous avez appris commence déjà à vivre en vous, et à devenir créateur, ce qui me fait pressentir que la science entière deviendra très-vite votre propriété. Lisez donc le premier chapitre[28]. »

En disant ces mots, Gœthe me tendait le livre ouvert. Je me sentis très-heureux des bonnes intentions qu’il montrait pour moi. Je lus les premiers paragraphes sur les couleurs psychologiques.

« Vous voyez, dit-il, il n’y a rien en dehors de nous qui ne soit en même temps en nous, et notre œil a ses couleurs comme le monde extérieur. Dans cette science, il faut, avec le plus grand soin, faire une séparation tranchée entre ce qui est hors de nous et ce qui est en nous ; on doit commencer par les couleurs qui appartiennent à notre œil, pour que dans toutes les observations on distingue toujours bien si la couleur existe réellement hors de nous ou si elle n’est qu’une couleur apparente que l’œil produit par lui-même. Je crois donc avoir dans l’exposé de cette science trouvé le vrai commencement en traitant d’abord de l’organe à l’aide duquel doivent se produire toutes les perceptions et toutes les observations. »

Je lus jusqu’aux intéressants paragraphes sur les couleurs produites, où il est enseigné que l’œil a le besoin du changement, qu’il n’aime pas à rester sur la même couleur, qu’il en réclame tout de suite une autre, et cela si fortement, que, s’il ne la rencontre pas réellement, il la produit lui-même. Nous fûmes par là amenés à parler d’une grande loi qui circule à travers la nature entière et sur laquelle reposent toute la vie et toutes les jouissances de la vie. — Goethe dit : « Il en est de même, non-seulement de tous nos autres sens, mais aussi de notre suprême essence spirituelle ; comme l’œil est un sens supérieur, la loi sur la nécessité des changements se manifeste dans les couleurs d’une manière frappante, et nous l’apercevons clairement là avant de l’apercevoir partout ailleurs. Il y a des airs de danses, qui nous plaisent beaucoup, parce que le ton majeur et le ton mineur s’y succèdent ; au contraire, des airs de danses qui sont seulement dans le ton majeur ou seulement dans le ton mineur nous fatiguent très-vite. »

« Cette loi, dis-je, parait être aussi un des principes du bon style, qui aime à éviter la répétition d’un son déjà entendu. Elle pourrait aussi servir beaucoup au théâtre, si on savait bien l’appliquer. Les pièces, et surtout les tragédies, dans lesquelles règne partout sans variété un seul et unique ton, ont quelque chose de lourd et de fatigant, et quand l’orchestre, dans les entractes d’une tragédie déjà triste, fait entendre une musique d’une tristesse qui abat encore l’esprit, alors on souffre une peine intolérable, à laquelle on aimerait, n’importe par quel moyen, pouvoir échapper. »

« C’est peut-être, dit Goethe, sur cette loi de la nécessité des changements que repose l’habitude de Shakspeare d’intercaler des scènes gaies dans ses tragédies ; mais à la tragédie plus haute des Grecs, elle n’est pas applicable ; un seul ton fondamental règne dans tout l’ensemble. »

« La tragédie grecque, dis-je, n’est pas aussi de telle longueur qu’un seul ton, y régnant partout le même, puisse fatiguer ; et puis, il y a le changement entre le chœur et le dialogue ; la pensée élevée sur laquelle elle repose, ne peut pas d’ailleurs devenir à charge, parce qu’elle a en elle une certaine réalité solide qui est toujours de nature sereine. »

« Vous pouvez avoir raison, dit Goethe, et il serait vraiment intéressant de chercher dans quelles limites la tragédie grecque a été soumise à la loi générale de la nécessité des changements. Mais vous voyez comme tout est lié, et comment même une loi de la théorie des couleurs peut conduire à des recherches sur la tragédie grecque. Il faut cependant se garder de pousser trop loin une pareille loi et de vouloir l’appliquer souvent ailleurs ; on marche bien plus sûrement en ne lui donnant l’autorité que d’une analogie et d’un exemple. »

Nous parlâmes de la manière dont Goethe avait exposé sa théorie des couleurs, déduisant tout de lois premières auxquelles il ramène les faits isolés, ce qui permet à l’esprit de concevoir l’ensemble avec netteté. — « Cela peut être ainsi, dit-il, et vous pouvez me faire cet éloge, mais cette méthode exige aussi des élèves qui ne vivent pas dans la dissipation et qui soient capables de reprendre le sujet par la base. De très-jolis esprits m’ont suivi dans ma théorie ; par malheur, ils ne restaient pas sur le droit chemin, et, avant que je m’en fusse aperçu, ils le quittaient pour suivre une idée à eux, au lieu de garder toujours l’œil fixé sur l’objet. Cependant une tête bien faite et que la vérité préoccupe pourrait encore faire beaucoup de découvertes. »

Nous parlâmes des professeurs qui, après avoir trouvé mieux, continuaient à professer la doctrine de Newton.

— « Il ne faut pas s’en étonner, ces personnes restent dans l’erreur parce qu’elles lui doivent leur existence. Il leur faudrait désapprendre, et ce serait fort gênant. » — « Mais, dis-je, comment leurs expériences peuvent-elles faire voir la vérité, puisque le principe de leur doctrine est faux ? » — « Aussi ils ne font pas voir la vérité ; ce n’est pas là du tout leur dessein ; ils ne désirent faire voir que leur opinion propre. En conséquence ils cachent les expériences par lesquelles la vérité pourrait apparaître au jour et qui feraient sentir l’inconsistance de leur théorie. Et puis, pour parler des écoliers, quel est celui parmi eux qui se préoccupe de la vérité ! Ils sont, comme les autres, pleinement satisfaits s’ils peuvent échanger entre eux des bavardages d’empiristes. Et voilà tout. Les hommes en général sont singuliers : dès qu’un lac est gelé, les voilà tous immédiatement qui sont dessus et qui s’amusent sur la surface polie. Mais à qui vient l’idée de chercher quelle est la profondeur du lac et quel genre de poissons nagent partout sous cette glace ?… Niebuhr vient de découvrir un traité de commerce entre Rome et Carthage, traité d’une époque très-reculée, et qui prouve que toute la partie de l’histoire de Tite Live se rapportant à l’état primitif du peuple romain n’est rien que fables, car ce traité montre que déjà, de très-bonne heure, Rome s’est trouvée dans un état de civilisation bien plus avancé que celui qui ressort des récits de Tite-Live. Si vous croyez maintenant que la découverte de ce traité va amener une grande réforme dans l’ancien enseignement de l’histoire romaine, vous êtes dans l’erreur. Pensez au lac gelé ; ce sont là nos gens ; j’ai appris à les connaître, ils sont ainsi et non autrement. »

« Mais pourtant, dis-je, vous ne devez pas regretter d’avoir écrit la Théorie des couleurs ; non-seulement vous avez ainsi posé les bases solides de cette belle science, mais vous avez aussi donné un modèle de traité scientifique qui servira pour des sujets semblables. »

« Je n’ai aucun regret, quoique j’aie enfoui là les fatigues d’une demi-existence. J’aurais peut-être écrit une demi-douzaine de tragédies de plus, voilà tout, et assez de gens après moi sauront les écrire. Mais vous avez raison, je crois aussi que le traité est bon ; il y a de la méthode. J’ai écrit de la même façon une théorie du son, et ma Métamorphose des plantes repose sur la même méthode d’observation et de déduction. Ce qui s’est passé pour ma Métamorphose des plantes est étrange ; j’y vins comme Herschell vint à ses découvertes. Il était si pauvre qu’il ne pouvait acheter aucun télescope, et il fut obligé de s’en fabriquer un lui-même. Mais ce fut là son bonheur, car ce télescope de sa propre fabrique était meilleur que tous les autres, et c’est avec son aide qu’il fit ses grandes découvertes. C’est aussi par le chemin de l’expérience que je suis entré dans la botanique. Je me rappelle encore très-bien que la science me paraissait trop vaste, lorsque j’en venais à la division en familles, et je n’avais pas le courage de l’étudier. Je fus poussé à me tracer une route pour moi, et à chercher un lien de ressemblance entre toutes les plantes ; c’est ainsi que je découvris la loi des métamorphoses. Je ne cherche pas du tout en botanique à augmenter le nombre des connaissances isolées ; je laisse cela à d’autres, qui me surpassent en ce genre. Je n’ai cherché qu’à ramener les faits isolés à une grande loi générale.

La minéralogie, de même, n’a eu d’intérêt pour moi qu’à deux points de vue : d’abord à cause de sa grande utilité pratique, et ensuite parce que j’espérais trouver par elle des documents sur la formation du monde primitif, espérance que donnaient les théories de Werner. Mais depuis la mort de l’excellent homme, on a tout mis dans la science sens dessus dessous, et je ne travaille plus ouvertement ; je conserve en silence mes convictions. — Dans la théorie des couleurs, il me reste encore à développer mes idées sur l’arc-en-ciel, ce que je ferai bientôt. C’est un problème excessivement difficile que j’espère cependant résoudre. Aussi j’ai du plaisir à revoir avec vous toute la théorie des couleurs, car, surtout avec l’intérêt que vous témoignez pour elle, tout se rafraîchit en moi. Dans les sciences naturelles je me suis essayé à peu près dans toutes les branches ; cependant je n’ai jamais été attiré que par ces objets terrestres qui m’entouraient et que je pouvais percevoir immédiatement par mes sens ; ainsi je ne me suis jamais occupé d’astronomie, parce que là, les sens ne suffisent plus ; il faut déjà demander des secours à des instruments, à des calculs, à la Mécanique ; ces sciences, qui exigent toute une vie, n’étaient pas mon affaire. — Si j’ai réussi à quelque chose dans les sciences qui se trouvaient à ma portée, c’est que ma vie est tombée dans un temps plus riche qu’aucun autre en découvertes sur la nature. Enfant, je rencontrai déjà la théorie de Franklin sur l’électricité, loi qu’il venait de découvrir. Et pendant toute mon existence jusqu’à l’heure présente, une découverte a suivi l’autre, de telle sorte que non-seulement j’ai été de bonne heure entraîné vers la nature, mais je me suis toujours senti plus tard maintenu dans une vive excitation. Maintenant on avance aussi sur les routes que j’ai préparées avec une rapidité que je ne pouvais soupçonner, et je ressemble à celui qui, marchant vers l’aurore, s’arrête étonné devant l’éclat du soleil quand il s’élève tout à coup avec ses rayons. »

À cette occasion Goethe cita avec admiration, parmi les Allemands, les noms de Carus, de d’Alton et de Meyer de Kœnigsberg.

« Je serais heureux si les hommes, après avoir trouvé le vrai, ne le renversaient et ne l’obscurcissaient pas ; car l’humanité a besoin d’une tradition positive qui passe de générations en générations, et ce serait un bonheur si cette tradition positive était faite de vérités. À ce point de vue je verrais avec joie les sciences naturelles, arrivées à la clarté, se tenir fermes dans le vrai et ne plus chercher la transcendance, quand on a atteint les limites du concevable. Mais aux hommes le repos est impossible, et tout d’un coup, sans qu’on s’y attende, voilà la confusion qui reparaît.

« Ainsi, dans ce moment, ils ébranlent le Pentateuque de Moïse, et, si la critique destructive est sensible quelque part, c’est bien dans les questions religieuses ; car là tout repose sur la foi, à laquelle on ne peut revenir dès qu’on l’a perdue[29]. — Dans la poésie, la critique destructive n’est pas si nuisible. Wolf a renversé Homère, mais il n’a touché en rien au poëme, car ce poëme a la force merveilleuse des héros de la Walhalla, qui se taillent en pièces le matin et qui, à midi, se trouvent assis à table avec tous leurs membres, sains et saufs. »

Goethe était de la meilleure humeur et j’étais heureux de l’entendre encore parler sur ces grands sujets. — « Restons fermement, en silence, sur le droit chemin, dit-il en finissant, et laissons aller les autres ; voilà ce qui vaut le mieux. »

Mercredi, 7 février 1827.

Goethe aujourd’hui a blâmé certains critiques, que Lessing ne satisfait pas et qui lui demandent l’impossible. — « Quand on compare les pièces de Lessing avec celles des anciens, a dit Goethe, et qu’on les trouve mauvaises, misérables, qu’a-t-on dit par là ? Plaignez donc cet homme extraordinaire d’avoir été obligé de vivre dans une époque si pitoyable, qui ne lui offrait pas de sujets meilleurs que ceux qu’il a traités dans ses pièces ! Plaignez-le d’avoir été obligé, dans sa Minna de Barnhelm, ne trouvant rien de mieux, de s’intéresser aux gestes de la Saxe et la Prusse. — Son action a été toute polémique, et a dû l’être ; c’est encore la faute de son triste siècle ! Dans Émilia Galotti, il tournait ses coups contre les princes ; dans Nathan, contre les prêtres.

Vendredi, 16 février 1827.

Je racontais à Goethe que j’avais lu ces jours-ci l’écrit de Winckelmann sur l’imitation des ouvrages d’art grecs, et j’avouais qu’il m’avait souvent semblé que Winckelmann n’avait pas encore alors ses idées parfaitement éclaircies sur ce sujet. — « Vous avez parfaitement raison, me dit Goethe ; on le surprend de place en place comme tâtonnant ; mais ce qu’il y a de grand en lui, c’est qu’il tâtonne toujours là où il y a quelque chose ; il ressemble à Colomb, lorsque celui-ci, n’ayant pas encore, à la vérité, découvert le nouveau monde, le portait déjà dans sa pensée pleine de pressentiments. On n’apprend rien en le lisant, mais on devient quelque chose. — Meyer est allé plus loin, et il a porté la connaissance de l’art à son apogée. Son Histoire de l’art est un ouvrage immortel, mais Meyer ne serait pas devenu ce qu’il est, s’il ne s’était pas formé dès l’enfance sur Winckelmann, et s’il n’avait pas suivi sa route. On voit là encore ce que fait un grand précurseur et ce qu’on peut accomplir quand on sait se servir utilement de ses travaux. »

Mercredi, 21 février 1827.

Diné chez Goethe. Il a beaucoup parlé et avec admiration sur Alexandre de Humboldt ; il a commencé à lire son ouvrage sur Cuba et la Colombie[30], et ses vues sur le projet de percement de l’isthme de Panama paraissaient avoir pour lui un intérêt tout spécial : « Humboldt, a-t-il dit, avec sa grande connaissance du sujet, a proposé d’autres points où l’on pourrait peut-être parvenir plus avantageusement au but, en se servant de quelques rivières qui coulent dans le golfe du Mexique. Tout cela est réservé à l’avenir et à un grand esprit d’entreprise. Mais ce qui est sûr, c’est que, si on réussit à percer un canal tel qu’il puisse donner passage du golfe du Mexique dans l’Océan Pacifique à des vaisseaux de toute charge et de toute grosseur, ce fait aura d’incalculables résultats et pour le monde civilisé et pour le monde non-civilisé. Je m’étonnerais bien que les États-Unis manquassent de se saisir d’une œuvre pareille. On pressent que ce jeune État, avec sa tendance décidée vers l’Ouest, aura aussi pris possession, dans trente ou quarante ans, des grandes parties de terre situées au delà des montagnes Rocheuses, et les aura peuplées. On pressent aussi bien que tout le long de cette côte de l’océan Pacifique, où la nature a déjà creusé les ports les plus vastes et les plus sûrs, se formeront peu à peu de très-importantes villes de commerce, qui seront les intermédiaires de grands échanges entre la Chine et l’Inde d’un côté et les États-Unis de l’autre. Et en ce cas, il ne serait plus seulement désirable, il serait presque nécessaire que des vaisseaux de commerce et de guerre puissent entretenir, entre les côtes occidentales et orientales de l’Amérique du Nord, des relations plus rapides qu’elles ne peuvent l’être jusqu’à présent par l’ennuyeux, périlleux et coûteux doublement du cap Horn. Aussi, je le répète, il est absolument indispensable pour les États-Unis d’établir un passage entre le golfe du Mexique et l’océan Pacifique, et je suis sûr qu’ils l’établiront. Je voudrais voir cela de mon vivant, mais je ne le verrai pas. Ce que je voudrais voir aussi, c’est l’union du Danube et du Rhin. Mais c’est là aussi une entreprise si gigantesque, que je doute qu’elle s’accomplisse, surtout en pensant à la faiblesse des moyens dont nous disposons en Allemagne. Et enfin, en troisième lieu, je voudrais voir les Anglais en possession d’un canal à Suez. — Je voudrais voir ces trois grandes choses, et elles mériteraient bien que l’on restât encore quelque cinquante ans pour l’amour d’elles.

Mercredi, 21 mars 1827.

Goethe m’a montré un petit livre de Hinrichs[31] sur l’essence de la tragédie grecque. « Je l’ai lu avec grand intérêt, dit-il. Hinrichs a surtout pris Œdipe et Antigone de Sophocle pour servir de base au développement de ses vues. C’est un livre très-curieux, et je veux vous le donner pour que vous le lisiez aussi et que nous puissions en causer. Je ne suis pas du tout de son opinion, mais il est extrêmement instructif de voir comment un homme d’une culture philosophique si complète considère une œuvre poétique d’art, au point de vue particulier de son école. Je ne veux rien vous dire de plus aujourd’hui pour ne pas vous donner de préventions. Lisez, et vous verrez que cette lecture donne toutes sortes de pensées. »

Mercredi, 28 mars 1827.

J’ai rapporté à Goethe le livre de Hinrichs, que j’ai lu avec empressement. J’avais repassé aussi toutes les pièces de Sophocle, pour être en pleine possession du sujet. — « Eh bien, dit Goethe, comment l’avez-vous trouvé ? N’est-ce pas, il serre de près les choses ? » — « Ce livre, dis-je, me fait un effet tout à fait étrange. Aucun n’a suscité en moi tant de pensées, et tant de contradictions. » — « C’est cela même ! Ce qui nous ressemble nous laisse en repos, mais ce qui nous est opposé, voilà ce qui nous rend féconds. » — « Ses vues, dis-je, m’ont paru extrêmement dignes d’attention ; il ne s’arrête pas à la superficie des choses, mais aussi il se perd bien souvent dans la subtilité des relations intimes qu’il découvre, et il contemple si fort ses propres idées, qu’il perd de vue aussi bien l’ensemble que les détails de l’objet qu’il a à examiner ; il faut faire violence et à soi-même et à cet objet pour arriver à ses pensées. Il me semblait souvent que mes organes étaient trop grossiers pour saisir l’extraordinaire subtilité de ses distinctions. » — « Si vous aviez la même préparation philosophique que lui, cela irait mieux. Mais, pour parler franchement, cela me fait de la peine de voir un homme comme Hinrichs, né sur la côte du nord de l’Allemagne, et certainement vigoureux, arrangé de pareille façon par la philosophie hégélienne ; voir et penser sans préventions, naturellement, cela ne lui est plus possible, et il s’est peu à peu formé une manière de penser et une manière de s’exprimer si artificielles et si pénibles que dans son livre on tombe sur des passages où notre intelligence reste arrêtée et où on ne sait plus ce qu’on lit. » — « Je ne m’en suis pas mieux tiré non plus, dis-je. Mais cependant j’ai eu le plaisir de rencontrer des passages qui m’ont semblé tout à fait humains et clairs, par exemple sa relation de la fable d’Œdipe. » — « Là, il devait se tenir fortement au sujet. Mais il y a dans son livre des passages, et non pas en petit nombre, où la pensée ne marche pas, n’avance pas, et où des mots obscurs se meuvent toujours dans le même espace et dans un même cercle, absolument comme mes sorcières de Faust, quand elles comptent. Donnez-moi un peu le livre ! De la sixième leçon sur le chœur je n’ai, pour ainsi dire, rien compris[32]. Que dites-vous, par exemple, de ceci qui vient vers la fin : « Cette réalité (la vie du peuple) est, à cause de sa propre et vraie signification, la vraie réalité, et, étant elle-même en même temps la vérité et la certitude, elle constitue pour cela la certitude intellectuelle générale, laquelle certitude est en même temps la certitude conciliative du chœur, de telle sorte que c’est seulement dans cette certitude (qui se montre comme le résultat de tout le mouvement de l’action tragique), que le chœur pour la première fois se montre proportionné à la conscience générale du peuple, et, comme tel, il ne représente plus seulement le peuple, mais pour sa certitude il existe en lui-même et pour lui-même » Je crois que nous en avons assez ! — Qu’est-ce que les Anglais et les Français doivent penser du langage de nos philosophes, si nous-mêmes Allemands nous ne le comprenons pas. » — « Et malgré tout cela, dis-je, nous sommes d’accord pour reconnaître que le livre a au fond une noble intention et qu’il a le mérite de faire penser. » — « Son idée sur la famille et sur l’État, et sur les conflits tragiques qui peuvent en résulter, est certainement juste et féconde ; cependant je ne peux accorder qu’elle soit pour l’art tragique la meilleure ou même la seule bonne. Il est certain que nous vivons tous dans des familles et dans l’État, et il n’est pas facile qu’un sort tragique nous atteigne sans nous atteindre comme membres de la famille et de l’État. Cependant nous pouvons être d’excellents personnages tragiques en étant seulement membres d’une famille ou membres d’un État. Ce qu’il faut vraiment, c’est un conflit sans solution possible, et ce conflit peut naître de la contradiction de relations quelconques, pourvu que cette contradiction ait son fond dans la nature et soit une contradiction vraiment tragique. Ainsi Ajax tombe dans l’abîme entraîné par le démon de l’ambition trompée, Hercule par le démon de la jalousie amoureuse. Dans ces deux cas, il n’y a pas le moindre conflit entre l’amour pieux de la famille et la vertu civile, qui sont selon Hinrichs, les éléments de la tragédie grecque. »

« — On voit bien, dis-je, que dans cette théorie il ne pensait qu’à Antigone. Il semble aussi n’avoir eu devant les yeux que le caractère et la manière d’agir de cette héroïne, lorsqu’il a soutenu que l’amour pieux de la famille apparaît avec grande pureté dans l’épouse, et avec toute la pureté concevable dans la sœur, disant que seule la sœur pouvait avoir pour le frère un amour entièrement pur, sans sexe. »

« Je croirais, dit Goethe, que l’amour de la sœur pour la sœur est encore plus pur et plus détaché du sexe. Nous savons que dans d’innombrables circonstances, qu’on l’ait su ou qu’on l’ait ignoré, un frère et une sœur ont senti l’un pour l’autre une inclination où les sens avaient une très-grande part. En général, vous aurez remarqué que, dans ses considérations sur la tragédie grecque, Hinrichs part d’une idée, et il croit que Sophocle était un poète qui, dans l’invention et la disposition de ses pièces, partait également d’une idée et, d’après elle, arrêtait ses caractères, leur sexe, leur condition. Mais Sophocle pour ses pièces ne partait pas le moins du monde d’une idée ; il s’emparait de quelque tradition de son peuple, depuis longtemps connue, dans laquelle se trouvait déjà une idée heureuse, et son seul soin, c’était de la transporter sur le théâtre aussi bien que possible et avec tout son effet. Les Atrides ne veulent pas non plus laisser inhumer Ajax, et, de même que dans Antigone la sœur lutte pour le frère, dans Ajax le frère lutte pour le frère. Si la sœur de Polynice prend soin de son frère resté sans sépulture, comme le frère d’Ajax prend soin de son frère mort, ce sont là des traits dus au hasard, ils n’appartiennent pas à l’invention du poète, mais à la tradition que le poète suivait et devait suivre. »

« Ce qu’il avance sur la manière d’agir de Créon, dis-je, paraît aussi peu solide. Il cherche à soutenir que Créon, en défendant l’inhumation de Polynice, agit par pure vertu politique ; comme Créon n’est pas seulement homme, mais prince, il établit ce principe ; Un homme représente la puissance tragique de l’État ; cet homme ne peut être aucun autre que celui qui est la personne de l’État lui-même, c’est-à-dire le prince, et c’est l’homme en tant que prince qui exerce de la façon la plus morale la vertu politique. »

Goethe souriait un peu, et il me répondit : « Ce sont là des théories qui pourront bien ne trouver personne pour les accepter. Créon n’agit pas du tout par vertu politique, mais par haine contre le mort. Polynice, en cherchant à reconquérir l’héritage paternel dont on l’avait dépouillé violemment, ne commettait contre l’État aucun attentat tellement inouï que sa mort ne fût pas suffisante et qu’il fallût encore châtier un cadavre sans crime. D’ailleurs, on ne devrait jamais déclarer conforme à la vertu politique une manière d’agir qui n’est pas conforme à la vertu en général. Créon, en défendant d’inhumer Polynice, non-seulement laisse empester l’air par la décomposition du cadavre, mais il est cause que des chiens et des oiseaux de proie traînent partout des lambeaux déchirés du mort et souillent même les autels des dieux ; dans une pareille action, qui insulte à l’homme et aux divinités, il n’y a pas de vertu politique, il y a bien plutôt un crime politique. Aussi il a tout le monde contre lui : les anciens de l’État, qui forment le chœur, sont contre lui ; tout le peuple est contre lui ; Tirésias est contre lui ; sa propre famille est contre lui. Il n’entend rien, il persiste dans son obstination impie jusqu’à ce qu’il ait conduit tous les siens à l’abime, et lui-même à la fin n’est plus rien qu’une ombre. » — « Et cependant, dis-je, quand on l’entend parler, on croirait qu’il a quelque peu raison. » — « C’est en cela justement que Sophocle est un maître, et c’est en cela, en général, que consiste la vie du drame. Ses personnages ont tous reçu le don d’éloquence, tous savent si bien exposer les motifs de leurs manières d’agir, que l’auditeur est presque toujours du côté de celui qui a parlé le dernier. On voit que dans sa jeunesse il s’est livré à des études très-sérieuses sur la rhétorique, études dans lesquelles il s’est exercé à rechercher toutes les raisons et toutes les apparences de raisons que l’on peut présenter pour la défense d’une action. Cette grande facilité l’a cependant aussi induit en erreur, car il va parfois trop loin. Ainsi, dans Antigone, il y a un passage qui m’a toujours paru une tache, et je donnerais beaucoup pour qu’un bon philologue nous prouvât qu’il est interpolé et sans authenticité. Lorsque l’héroïne a, dans le cours de la pièce, exprimé tous les motifs excellents de ses actes, lorsqu’elle a montré la générosité de l’âme la plus pure, elle donne, au moment où elle va à la mort, un motif qui est tout à fait mauvais et qui touche presque au comique. Elle dit que ce qu’elle fait pour son frère, elle ne l’aurait pas fait pour ses enfants morts, si elle avait été mère, pour son époux mort, si elle avait été épouse ; car, dit elle, si mon mari était mort, j’en aurais pris un autre ; si mes enfants étaient morts, j’aurais eu de mon nouveau mari d’autres enfants ; mais il n’en est pas de même pour mon frère. Je ne peux pas retrouver un nouveau frère, car mon père et ma mère sont morts, et ainsi je n’ai plus personne qui puisse me donner un frère. C’est là du moins le sens nu de ce passage, qui, selon moi, placé dans la bouche d’une héroïne marchant à la mort, trouble l’émotion tragique, paraît très-recherché et beaucoup trop semblable à un calcul de dialecticien. Je le répète, je désirerais bien qu’un philologue prouvât que ce passage est apocryphe. »

Nous continuâmes à parler de Sophocle, remarquant qu’il cherchait beaucoup moins à donner à ses pièces un but moral qu’à traiter complètement son sujet, en se préoccupant surtout de l’effet théâtral.

« Je ne m’oppose pas, dit Goethe, à ce qu’un poëte dramatique ait devant les yeux un but moral ; mais, lorsqu’il s’agit de développer son sujet devant le regard du spectateur d’une façon claire et riche d’effet, alors le but moral auquel il tend ne lui rend pas grand service, et ce qu’il doit posséder, c’est bien plutôt une grande puissance de peintre et une grande connaissance de la scène, afin qu’il sache ce qu’il doit prendre et ce qu’il doit laisser. Si le sujet peut produire une impression morale, elle se manifestera même quand le poëte n’aurait pensé absolument qu’à écrire une œuvre artistique et capable de produire de l’effet. Si un poëte a l’âme aussi élevée que Sophocle, il peut faire tout ce qu’il voudra, l’effet qu’il produira sera toujours moral. Mais de plus Sophocle connaissait les planches et savait son métier comme pas un. »

« C’est dans son Philoctète, dis-je alors, et dans la grande ressemblance que cette pièce a, pour la disposition et pour la marche de l’action, avec l’Œdipe à Colone, que l’on voit combien il connaissait le théâtre, et combien il visait à l’effet théâtral. Dans les deux pièces nous voyons le héros sans secours, vieux, souffrant d’infirmités corporelles. Pour soutien Œdipe a près de lui sa fille, Philoctète son arc. La ressemblance va plus loin encore. On les a tous deux chassés au milieu de leurs souffrances ; mais, après que l’oracle a dit que par leur secours seulement serait remportée la victoire, on cherche à reprendre possession d’eux. Vers Philoctète va Ulysse ; vers Œdipe, Créon. Le discours de tous deux commence par la ruse et par de douces paroles ; mais, comme celles-ci restent sans fruit, ils emploient la violence, et nous voyons Philoctète dépouillé de son arc, Œdipe, de sa fille. » — « Ces actes de violence, dit Goethe, fournissaient l’occasion de très-beaux dialogues, et ces misères désespérées remplissaient d’émotions l’âme du peuple, frappé en même temps et de ce qu’il entendait et de ce qu’il voyait ; voilà pourquoi le poëte, qui cherchait à produire une impression sur son public, a aimé à reproduire ces situations. Dans Œdipe, pour accroître l’effet, Sophocle a représenté son héros comme un vieillard débile, et cependant toutes les circonstances indiquent que ce devait être un homme dans la fleur de l’âge. Mais le poëte ne pouvait pas accepter tant de vigueur dans le personnage, parce qu’il n’aurait plus produit aucun effet, et il l’a transformé en un vieillard faible et ayant besoin d’aide. » — « Il y a encore d’autres ressemblances avec Philoctète, dis-je. Les deux héros, dans chaque pièce, n’agissent pas ; ils souffrent, et chacun de ces héros passifs a en face de lui deux personnages actifs. Œdipe a Créon et Polynice ; Philoctète a Néoptolème et Ulysse. Et cette dualité de personnages actifs en face d’un héros unique était nécessaire pour que le sujet fut présenté dans les dialogues sous toutes ses nuances et aussi pour que la pièce elle-même, prenant plus de corps, eût la plénitude convenable. » — « Vous pourriez encore ajouter, dit Goethe, que les deux pièces se ressemblent en ceci que nous y voyons cette même situation si pleine d’effet dans laquelle, par un changement heureux, à l’un des héros restés sans consolations est rendue sa fille chérie, et à l’autre son arc non moins aimé. Les deux pièces se ressemblent aussi par la réconciliation qui les termine ; les deux héros obtiennent la délivrance de leurs maux ; Œdipe est enlevé au ciel, et la promesse divine nous fait pressentir la guérison que Philoctète trouvera devant Ilion, grâce à Esculape.

« Mais si nous voulons, nous modernes, connaître la manière dont nous devons nous y prendre aujourd’hui pour réussir sur la scène, Molière est l’homme auquel nous devons nous adresser. Connaissez-vous son Malade imaginaire ? Il y a une scène qui, toutes les fois que je lis la pièce, me semble toujours le symbole de la parfaite connaissance des planches. Je parle de la scène où le malade imaginaire demande à sa petite-fille Louison si un jeune homme n’est pas allé dans la chambre de sa sœur aînée. Un autre poëte, qui n’aurait pas su son métier comme Molière, aurait fait raconter par la petite Louison, tout simplement et tout de suite, ce qui s’est passé, et tout était fini. Mais quelle vie, quel effet dans tout ce que Molière invente pour retarder ce récit ! D’abord il représente la petite Louison faisant comme si elle ne comprenait pas son père ; puis elle nie savoir quelque chose ; puis, menacée des verges, elle se laisse tomber comme morte ; puis, comme son père laisse éclater son désespoir, elle sort tout à coup de son feint évanouissement avec toute son espiègle gaieté et enfin tout se raconte peu à peu. Mon explication ne vous donne que la plus maigre idée de la vie de cette scène ; mais lisez-la, pénétrez-vous de sa valeur théâtrale, et vous avouerez qu’elle renferme plus de leçons pratiques que toutes les théories. Je connais et j’aime Molière depuis ma jeunesse, et pendant toute ma vie j’ai appris de lui. Je ne manque pas de lire chaque année quelques-unes de ses pièces, pour me maintenir toujours en commerce avec la perfection. Ce n’est pas seulement une expérience d’artiste achevé qui me ravit en lui, c’est surtout l’aimable naturel, c’est la haute culture de l’âme du poëte. Il y a en lui une grâce, un tact des convenances, un ton délicat de bonne compagnie que pouvait seule atteindre une nature comme la sienne, qui, étant née belle par elle-même, a joui du commerce journalier des hommes les plus remarquables de son siècle. De Ménandre je ne connais que ses quelques fragments, mais ils me donnent aussi de lui une si haute idée, que je tiens ce grand Grec pour le seul homme qui puisse être comparé à Molière. »

« — Je suis heureux de vous entendre parler si favorablement sur Molière. Vos paroles sonnent autrement que celles de M. de Schlegel ! Encore ces jours-ci, c’est avec un grand dégoût que j’ai avalé ce qu’il dit sur Molière, dans ses Leçons sur la poésie dramatique. Comme vous savez, il le traite tout à fait de haut en bas, comme un vulgaire faiseur de farces, qui n’a vu la bonne compagnie que de loin, et dont le métier était d’inventer des bouffonneries de tout genre, propres à divertir son maître. Ce sont ces facéties d’un comique bas qu’il aurait le mieux réussies, et, ce qu’elles renferment de mieux, il l’avait volé ; pour la haute comédie il lui fallait se forcer, et il a toujours échoué. » — « Pour un être comme Schlegel, dit Goethe, une nature solide comme Molière est une vraie épine dans l’œil ; il sent qu’il n’a pas une seule goutte de son sang, et il ne peut pas le souffrir. Il a de l’antipathie contre le Misanthrope que, moi, je relis sans cesse comme une des pièces du monde qui me sont les plus chères ; il donne au Tartuffe, malgré lui, un petit bout d’éloge, mais il le rabat tout de suite autant qu’il lui est possible. Il ne peut pas lui pardonner d’avoir tourné en ridicule l’affectation des femmes savantes, et il est probable, comme un de mes amis l’a remarqué, qu’il sent que, s’il avait vécu de son temps, il aurait été un de ceux que Molière a voués à la moquerie. — Il ne faut pas le nier, Schlegel sait infiniment ; et on est presque effrayé de ses connaissances extraordinaires, de sa grande lecture. Mais cela n’est pas tout. Même dans la plus grande érudition, il n’y a encore aucun jugement. Sa critique est essentiellement étroite ; dans presque toutes les pièces il ne voit que le squelette de la fable et sa disposition ; toujours il se borne à indiquer les petites ressemblances avec les grands maîtres du passé ; quant à la vie et à l’attrait que l’auteur a répandus dans son œuvre, quant à la hauteur et à la maturité d’esprit qu’il a montrées, tout cela ne l’occupe absolument en rien. À quoi bon tous les artifices employés par le talent, s’ils ne servent à nous faire voir à travers la pièce l’aimable ou le grand caractère de l’auteur ? C’est là seulement ce qui passe dans le peuple pour le former. — Dans la manière dont Schlegel traite le théâtre français, je trouve tout ce qui constitue le mauvais critique, à qui manque tout organe pour honorer la perfection, et qui méprise comme la poussière une nature solide et un grand caractère. »

« — Il est juste en revanche pour Shakspeare et Calderon, dis-je, et montre même pour eux un goût prononcé. »

— « Tous deux sont des hommes sur lesquels on ne peut jamais dire assez de bien, mais je n’aurais pas été étonné de voir Schlegel les outrager pareillement de ses insultes. Il est juste aussi pour Eschyle et Sophocle ; cependant je crois qu’il les loue, non parce qu’il a une conviction vivante de leur mérite extraordinaire, mais uniquement parce qu’il est de tradition chez les philologues de les placer tous deux très-haut. Car, au fond, la petite personne de Schlegel n’était pas capable de concevoir des natures si élevées et de les apprécier à leur juste valeur. — S’il en avait été ainsi, il aurait été juste aussi envers Euripide, et n’aurait pas agi avec lui comme il l’a fait. Mais il sait que les philologues ne le tiennent pas en honneur excessif, et il se sent bien aise, sur cette grande autorité, d’avoir la permission de tomber d’une façon honteuse sur ce grand ancien et de le morigéner autant qu’il le peut, en vrai maître d’école. Je ne nie pas qu’Euripide n’ait ses défauts ; mais il a toujours été cependant un digne rival de Sophocle et d’Eschyle. S’il ne possédait pas la haute gravité et la sévère perfection d’art de ses deux prédécesseurs, s’il a eu dans sa manière d’écrire ses pièces un laisser aller plus humain, c’est qu’il connaissait assez ses Athéniens pour savoir que ce ton qu’il prenait était justement celui qui convenait à ses contemporains. Mais un poëte que Socrate nommait son ami, qu’Aristote plaçait très-haut, que Ménandre admirait, et à la mort duquel Sophocle et la ville d’Athènes prenaient des vêtements de deuil, devait pourtant bien être, en effet, quelque chose. Quand un moderne comme Schlegel relève un défaut dans un si grand ancien, il ne doit lui être permis de le faire qu’à genoux[33]. »

Dimanche, 1er  avril 1827.

Le soir, chez Goethe, j’ai causé avec lui de la représentation de son Iphigénie, donnée hier, et dans laquelle M. Kruger, du théâtre royal de Berlin, a joué Oreste avec grand succès. « La pièce, dit Goethe, a ses difficultés. Elle est riche en vie intérieure, mais pauvre en vie extérieure. Mettre en saillie la vie intérieure, voilà la difficulté. La pièce a pour fond des horreurs barbares de toute espèce, et de ces horreurs sortent les effets les plus saisissants. — La parole écrite n’est certes qu’un terne reflet de la vie excitée en moi lorsque je la composais. L’acteur doit nous rendre cette première chaleur qui animait le poëte pour la première fois en face de son sujet. Il faut que nous voyons des Grecs, des héros vigoureux, que tout à l’heure encore entourait le souffle des mers, que des maux et des dangers de toute sorte ont poursuivis et tourmentés, et qui expriment avec énergie ce que dit leur conscience au fond de leur poitrine. Il ne nous faut pas des acteurs qui ne sachent pas sentir avec force, et qui récitent un rôle appris superficiellement par cœur, encore moins des acteurs qui ne sachent pas leur rôle. Je dois avouer que je n’ai pas encore réussi à voir une représentation parfaite de mon Iphigénie. Voilà pourquoi je ne suis pas allé hier au théâtre. Car c’est pour moi une intolérable souffrance de me battre avec ces spectres qui ne veulent pas apparaître sous leurs vraies formes. »

« — Vous auriez sans doute été satisfait de l’Oreste tel que M. Kruger l’a joué, dis-je, son jeu était si clair que rien n’était plus facile à comprendre et à concevoir que son rôle. Tout se gravait, et je n’oublierai ni son geste ni son accent. — Ce que son âme aperçoit dans son exaltation, la vision, il savait par les mouvements de son corps, par les différents changements de ton de sa voix, la rendre pour ainsi dire perceptible pour les yeux. Cet Oreste aurait empêché Schiller de regretter l’absence des Furies ; elles étaient derrière lui, elles étaient autour de lui. Ce passage remarquable où Oreste, se réveillant de son abattement, se croit plongé dans les Enfers, a produit un grand saisissement. On voyait ce cortège d’ancêtres qui passent en s’entretenant ensemble ; on voyait Oreste se mêler à eux, les interroger, les suivre. On se croyait soi-même entraîné, on était aussi parmi les bienheureux, tant l’artiste avait tout senti avec clarté et profondeur, tant était grande sa puissance pour mettre l’inconcevable devant les yeux. »

— « Vous êtes donc encore des gens sur lesquels on peut arriver à produire une impression ! dit Goethe en riant. Mais allez, continuez ; Kruger a ainsi été réellement bon ? ses ressources physiques sont remarquables ? »

« — Son organe est pur, sonore, très-exercé, et par là capable de la plus grande flexibilité et de la plus grande variété. Sa force physique, son adresse corporelle sont des secours qui l’aident à franchir heureusement toutes les difficultés. Il semble s’être rompu à tous les exercices du corps pendant toute sa vie. »

« Un acteur, à vrai dire, reprit Goethe, devrait aussi prendre des leçons d’un sculpteur et d’un peintre. Ainsi, pour représenter un héros grec, il lui est absolument nécessaire d’avoir bien étudié les statues antiques qui sont parvenues jusqu’à nous, et d’avoir empreint en lui la grâce sans recherche qu’ils avaient dans tous leurs mouvements, soit qu’ils fussent assis, debout ou en marche.

— Et ce n’est pas tout de s’occuper du corps. L’acteur doit, par une étude assidue des meilleurs écrivains anciens et modernes, donner à son esprit un grand développement, ce qui non-seulement l’aidera à comprendre ses rôles, mais répandra sur toute sa personne, sur toute sa tenue une couleur plus noble. — Mais racontez toujours ! Qu’avez-vous encore remarqué de bon en lui ? »

« — Il semble qu’il a une grande affection pour son rôle, il s’était expliqué clairement, par une étude attentive, chaque détail ; il vivait et remuait dans son héros avec une grande liberté ; il n’y avait rien qui ne fût devenu sien. Aussi chaque mot avait la justesse de l’expression et de l’accent, et il était si sûr de lui que le souffleur était un personnage tout à fait superflu. »

« — Voilà qui est bien, dit Goethe, et voilà ce qu’il faut ! Il n’y a rien de plus insupportable qu’un acteur qui n’est pas maître de son rôle, qui doit, à chaque nouvelle phrase, être aux écoutes du côté du souffleur ; son jeu devient aussitôt nul, sans force, sans vie. Quand, dans une pièce comme mon Iphigénie, les acteurs ne possèdent pas parfaitement leurs rôles, il vaut mieux ne pas jouer. Car la pièce ne peut avoir du succès que si tout marche d’une façon sûre, rapide et vivante. — Ah ! c’est ainsi ! J’ai du plaisir à voir que Kruger s’en est si bien tiré. — Zelter me l’avait recommandé, et j’aurais été fâché s’il n’avait pas aussi bien réussi. Je vais lui jouer un petit tour ; je lui donnerai comme souvenir un exemplaire de mon Iphigénie joliment relié, et j’y écrirai quelques vers sur son jeu. »

La conversation passa à l’Antigone de Sophocle, et à la haute moralité qu’elle renferme, puis s’éleva la question : D’où est venue dans le monde la moralité ?

« De Dieu même, comme tout autre bien, dit Goethe. Ce n’est pas un produit de la réflexion humaine ; c’est une belle essence qui est créée avec nous, innée en nous. Elle existe plus ou moins dans l’homme en général ; elle existe à un haut degré dans quelques-uns, elle est un don spécial de certaines âmes. Celles-là ont révélé par des actions ou par des doctrines ce qu’elles renfermaient de divin dans leurs profondeurs ; leur apparition a, par sa beauté, saisi les hommes, qui ont été puissamment entraînés à les honorer et à rivaliser avec elles. — L’expérience et la sagesse pouvaient arriver aussi à la connaissance de la valeur de la beauté morale et du bien, car elles voyaient le vice avoir pour conséquences la destruction du bonheur particulier comme du bonheur général ; au contraire, ce qui est noble et juste a toujours amené avec soi et accru le bonheur de tous comme le bonheur de chaque individu. La beauté morale pouvait donc ainsi devenir une doctrine et se répandre sous la forme de la parole sur des populations entières. »

« — Je lisais dernièrement quelque part, dis-je, cette opinion, que la tragédie grecque avait pour but spécial de montrer la beauté de la moralité. »

« — Elle ne montre pas tant la moralité que les diverses relations de la nature humaine conçue dans sa vérité. Mais elle montre surtout cette nature humaine dans ses conflits avec des puissances ou des institutions rudes et dures, parce que là elle pouvait devenir tragique, et c’est dans cette région que se trouvait aussi la moralité, élément essentiel de la nature humaine. — D’ailleurs, la moralité d’Antigone n’appartient pas à Sophocle, elle était dans le sujet, que Sophocle pouvait choisir d’autant plus volontiers qu’il renfermait autant d’effets dramatiques que de beauté morale. »

Goethe a parlé ensuite du caractère de Créon et d’Ismène, et de la nécessité de ces deux figures pour que les belles âmes de ses héroïnes puissent se développer, puis il a dit : « Tout ce qui est noble est de nature calme et semble dormir jusqu’à ce que son contraire l’éveille et le contraigne à se montrer. Ce contraire, c’est Créon, placé ici en partie à cause d’Antigone, afin que par lui se manifestent l’âme noble d’Antigone et la justice de sa cause ; en partie aussi pour lui-même, afin que sa malheureuse erreur nous paraisse haïssable. Mais comme Sophocle voulait nous montrer la nature élevée de son héroïne avant le fait même, il fallait trouver un second contraire ; il existe dans la sœur d’Antigone, Ismène. Dans celle-ci le poëte nous a donné un beau type de caractère ordinaire, et la grandeur d’Antigone, qui dépasse sa sœur d’une façon si frappante, nous devient ainsi bien plus visible. »

Nous avons parlé alors des écrivains dramatiques en général, et de l’influence considérable qu’ils exerçaient et qu’ils pouvaient exercer sur la grande masse du peuple. Goethe a dit : « Un grand poëte dramatique qui est fécond, et qui pénètre toutes ses œuvres d’une noble pensée, peut arriver à faire de l’âme de ses œuvres l’âme du peuple. Cela mériterait bien la peine d’être tenté. De Corneille sort une puissance capable de faire des héros. C’était quelque chose pour Napoléon, qui avait besoin d’un peuple de héros ; voilà pourquoi il disait de Corneille que, s’il vivait encore, il le ferait prince. Un poëte dramatique qui connaît sa vraie destinée doit donc travailler sans cesse à se développer en s’élevant, afin que l’influence qu’il exerce sur le peuple soit bienfaisante et noble. Il ne faut pas étudier nos contemporains et nos rivaux, mais les grands hommes du temps passé, dont les ouvrages ont conservé depuis des siècles même valeur et même considération. Un homme qui a vraiment l’âme douée de grandeur sentira seul ce besoin ; et c’est justement ce besoin de commerce avec nos grands prédécesseurs qui est le signe d’une forte vocation. Que l’on étudie Molière, que l’on étudie Shakspeare, mais avant toutes choses les anciens Grecs, et toujours les Grecs. »

« — Pour les natures élevées, dis je, l’étude des écrits de l’antiquité peut certainement être d’un prix infini, mais en général elle paraît avoir peu d’influence sur le caractère personnel. S’il en était ainsi, tous les philologues et tous les théologiens devraient être des hommes excellents ; mais il n’en est pas du tout ainsi ; et les connaisseurs de l’antiquité grecque et latine sont des gens de valeur solide ou de pauvres créatures, suivant les bonnes ou mauvaises qualités que Dieu a déposées dans leur nature, ou qu’ils doivent à leur père et à leur mère. »

« — Ce que vous dites est parfaitement juste, mais cela ne veut pas dire du tout que l’étude des écrits de l’antiquité soit en général sans effet sur le développement du caractère. Un coquin reste certainement un coquin, et une nature petite, même dans un commerce de chaque jour avec la grandeur de la pensée antique, ne grandira pas d’un pouce. Mais si une créature noble, dans l’âme de laquelle Dieu a mis la faculté de s’élever peu à peu à la grandeur de caractère et à l’élévation d’esprit, fait connaissance et vit en commerce intime avec les hautes natures de l’antiquité grecque et romaine, elle se développera magnifiquement ; chaque jour elle croîtra visiblement et tendra à une grandeur égale. »

Mercredi, 11 avril 1827.

Je suis allé aujourd’hui à une heure chez Goethe, qui m’avait invité à faire une promenade en voiture avant le dîner. Nous avons suivi la route d’Erfurt. Le temps était très-beau ; de chaque côté de la route les champs de blé rafraîchissaient le regard de la plus vive verdure ; Goethe semblait tout sentir avec la sérénité joyeuse et la jeunesse du printemps nouveau, mais dans ses paroles respirait la sagesse du vieillard. Il prit la parole ainsi : « Je le dis toujours et je le répète, le monde ne pourrait pas subsister, s’il n’était pas si simple. Voilà déjà maintenant des milliers d’années que ce pauvre sol est labouré, et ses forces sont toujours les mêmes. Un peu de pluie, un peu de soleil, et le printemps reverdit, encore, et ainsi toujours. » — Je ne répondis pas ; Goethe laissait errer ses regards sur les champs cultivés, puis bientôt, les ramenant sur moi, il commença ainsi à me parler sur un autre sujet : « J’ai fait ces jours-ci une étrange lecture, celle des lettres de Jacobi et de ses amis. C’est un livre excessivement curieux, et il faut que vous le lisiez, non pour y apprendre quelque chose, mais pour jeter un coup d’œil sur l’état des esprits et de la littérature à cette époque ; on n’en a aucune idée. On ne voit là que des hommes qui ont tous une certaine importance, mais il n’y pas ombre de direction uniforme et d’intérêt commun ; chacun d’eux est soigneusement ramassé sur lui-même, et suit sa route, sans prendre le moindre intérêt aux efforts d’autrui. Ils me paraissent ressembler à des billes de billard, qui sur le tapis vert courent aveuglément les unes à travers les autres sans se connaître entre elles, et qui ne se touchent que pour se fuir encore plus[34]. »

Cette image si frappante me fit rire, et je demandai le nom de ces correspondants ; Goethe me les nomma en me donnant quelques détails sur chacun d’eux.

« Jacobi était, au fond, né diplomate. C’était un bel homme de taille élancée, de manières fines et distinguées, qui, comme ambassadeur, aurait été parfaitement à sa place. Mais il lui manquait quelque chose pour être poëte ou philosophe. Ses relations avec moi étaient d’une nature particulière. Il aimait ma personne, sans prendre part à mes travaux ou sans même tout à fait les approuver. Aussi l’amitié était nécessaire pour nous maintenir attachés l’un à l’autre. Au contraire, mes relations avec Schiller furent si uniques, parce que nous trouvions le lien le plus charmant dans la communauté de nos efforts, et entre nous il n’y avait pas besoin de ce qui s’appelle spécialement amitié. »

Je demandai si Lessing paraissait dans la correspondance : « Non, dit-il, mais Herder et Wieland y figurent. Ces unions ne convenaient pas à Herder ; il vivait trop haut pour pouvoir supporter longtemps le creux ; Hamann de même voyait cette société au-dessous de lui. Wieland est dans ces lettres, comme partout, plein de sérénité, et tout à fait à l’aise. Ne tenant précisément à aucune opinion, il savait entrer dans toutes. Il semblait être un roseau, que le souffle des opinions inclinait de côté et d’autre, mais qui cependant restait toujours solidement fixé par ses fines racines. — Mes relations personnelles avec Wieland ont toujours été excellentes, surtout dans la première période, quand il m’appartenait à moi seul. C’est sur mon encouragement qu’il a écrit ses petits romans. Mais quand Herder arriva à Weimar, Wieland me devint infidèle ; Herder le détourna de moi, car la puissance d’attraction de cet homme était très-grande. »

La voiture se tourna pour revenir. Nous vîmes vers l’est de nombreux nuages de pluie qui se poussaient les uns sur les autres. « Ces nuages, dis-je, sont si épais qu’ils menacent à tout instant de se résoudre en pluie ; est-il donc possible qu’ils se dissipent, si le baromètre remonte ? » — « Oui, dit Goethe ; ces nuages disparaîtraient aussitôt en se répandant dans l’espace comme les fils d’une quenouille qui se dévide. Telle est la forte confiance que j’ai dans le baromètre. Oui, je dis toujours et je le soutiens : Si dans la nuit de la grande inondation de Pétersbourg le baromètre était monté, les eaux ne seraient pas sorties. Mon fils croit à l’influence de la lune sur le temps, et vous y croyez peut-être aussi ; je ne vous en blâme pas, car la lune semble être un astre trop important pour qu’on ne lui doive pas accorder une influence marquée sur notre terre, mais le changement du temps, l’élévation ou la descente du baromètre ne dépendent en rien du changement de lune ; ce sont des faits purement terrestres. Je me représente la terre avec son cercle de vapeurs comme un grand être vivant qui aspire et respire éternellement. Si la terre aspire, elle attire à elle le cercle de vapeurs qui s’approche de sa surface et s’épaissit en nuages et en pluie. Je nomme cet état l’affirmation aqueuse ; s’il durait au delà du temps réglé, il noierait la terre. Mais celle-ci ne le permet pas ; elle respire de nouveau et renvoie en haut les vapeurs d’eau, qui se répandent dans tous les espaces de la haute atmosphère et s’amincissent à tel point, que non-seulement l’éclat du soleil les traverse, mais que l’éternelle nuit de l’espace infini, vu à travers elles, se colore d’une brillante teinte bleue[35]. J’appelle ce second état de l’atmosphère la négation aqueuse. Dans l’état opposé, non-seulement il tombe beaucoup d’eau, mais, de plus, il n’est pas possible que l’humidité de la terre s’évapore et se sèche ; au contraire, dans l’état de négation aqueuse, non-seulement aucune humidité n’arrive d’en haut, mais de plus l’humidité de la terre s’élève et disparait dans l’air, de telle sorte que si cet état se prolongeait au delà du temps réglé, même sans soleil, la terre courrait risque de se dessécher et de se durcir entièrement. — La chose est bien claire, et c’est à ces quelques principes simples et pénétrant profondément que je m’arrête, sans me laisser détourner par quelques anomalies isolées. Baromètre élevé : sécheresse, vent d’est. Baromètre bas : humidité, vent d’ouest ; voilà la loi dominante à laquelle je m’arrête. Si maintenant un nuage chargé d’eau paraît, même quand le baromètre est élevé et que le vent d’est souffle, ou bien si le ciel est pur par un vent d’ouest, je ne m’en inquiète pas et cela ne trouble en rien ma foi à la grande loi ; seulement j’en conclus qu’il existe encore, avec celle-ci, d’autres lois agissantes, que l’on ne peut pénétrer tout d’un coup[36]. Je veux vous dire quelque chose qui pourra vous servir de règle dans la vie. Il y a dans la nature de l’accessible et de l’inaccessible. Il faut bien faire la distinction et la respecter. C’est déjà beaucoup de bien savoir combien il est difficile de distinguer partout où l’un cesse et où l’autre commence. Celui qui l’ignore se tourmentera peut-être toute sa vie pour toucher l’inaccessible, sans jamais se rapprocher du vrai. Mais celui qui fait cette sage distinction se bornera à l’accessible, et en parcourant cette région dans tous les sens, en s’y fortifiant, il pourra même conquérir une petite partie de l’inaccessible, tout en restant toujours prêt à avouer que nous ne pouvons approcher certains objets qu’à une certaine distance, et que la nature garde toujours derrière elle un problème que les facultés humaines ne sont pas capables de résoudre. »

Nous rentrâmes un peu trop tôt pour nous mettre immédiatement à table, et, avant le dîner, Goethe me montra la gravure d’un paysage de Rubens[37]. C’était une soirée d’été. À gauche, au premier plan, on voyait des ouvriers qui revenaient des champs vers leur maison ; au milieu du tableau, un troupeau de moutons se dirigeait derrière son berger vers le village ; à droite, dans le fond, on chargeait une voiture de foin ; les chevaux dételés paissaient à côté ; plus loin, dispersés dans les prairies et dans des bouquets d’arbres, paissaient aussi des juments avec leurs poulains, qui semblaient devoir passer la nuit ainsi en plein air. Plusieurs villages et une ville bornaient l’horizon lumineux de ce tableau qui renfermait l’expression la plus aimable de l’idée d’activité et de repos. Toutes les parties en étaient si bien liées ensemble, et chaque détail avait tant de vérité, que je dis : « Rubens a bien certainement copié ce tableau d’après nature. » — « Pas le moins du monde, dit Goethe ; on n’a jamais vu dans la nature un tableau aussi parfait ; nous devons cette composition à l’esprit poétique du peintre. Mais le grand Rubens avait une mémoire si extraordinaire qu’il portait toute la nature dans sa tête, et que chacun de ses détails était toujours à sa disposition. De là vient cette vérité de l’ensemble et de chaque partie, qui nous fait croire que tout n’est qu’une pure et simple copie de la nature. On ne fait plus maintenant de pareils paysages : cette manière de sentir et de voir la nature a disparu ; la poésie manque à nos peintres. Et puis nos jeunes talents sont laissés à eux-mêmes, ils manquent de maîtres pleins de vie qui les fassent pénétrer dans les secrets de l’art. On apprend bien quelque chose des morts, mais, nous nous en apercevons, on saisit quelques particularités plutôt qu’on ne pénètre dans les profondeurs de la pensée et du travail d’un maître. »

Monsieur et Madame de Goethe entrèrent et nous prîmes place à table. La conversation roula gaiement sur les différents événements du jour, sur le théâtre, sur les bals, sur la cour, etc. ; mais bientôt nous fûmes ramenés à des objets sérieux, et nous nous trouvâmes enfoncés dans un entretien sur les doctrines religieuses de l’Angleterre. Goethe nous dit : « Il faudrait que vous eussiez comme moi étudié l’histoire de l’Église pour concevoir comment ici tout est lié. Il est aussi extrêmement curieux de voir avec quelles doctrines les mahométans commencent leur éducation. Comme base de la Religion, ils affermissent la jeunesse dans cette conviction que rien ne peut arriver à l’homme qui n’ait depuis longtemps été arrêté par la volonté divine, ils se trouvent ainsi pour toute leur vie parfaitement armés et tranquilles, et ils n’ont guère plus besoin d’autre chose. Je ne veux pas chercher ce qu’il peut y avoir dans cette doctrine de vrai ou de faux, d’utile ou de nuisible, mais il y a certainement en nous tous quelque chose de cette foi, même sans que nous l’ayons reçue : « La balle sur laquelle mon nom n’est pas écrit, ne m’atteindra pas, » dit le soldat dans la bataille, et, sans cette conviction, comment pourrait-il conserver le courage et la gaieté en se lançant au milieu des plus pressants dangers ? La doctrine de la foi chrétienne : « Un seul passereau ne tombe pas du toit sans la volonté de votre Père, » est sortie de la même source, et elle annonce une Providence qui tient son regard fixé sur le plus petit objet, et sans la volonté et permission de laquelle rien ne peut arriver. En Philosophie, les mahométans commencent leur éducation par ce principe : « Il « n’y a rien dont le contraire ne puisse se soutenir, » et l’exercice auquel ils soumettent l’esprit de la jeunesse consiste à trouver et à exprimer pour chaque opinion l’affirmation contraire la plus opposée, ce qui doit produire une grande souplesse de pensée et de parole. Quand on a ainsi soutenu le contraire de tout principe, on a pour résultat le doute, qui constitue entre les deux idées la vérité. Mais on ne peut pas persévérer dans le doute ; il est dans l’esprit un excitant à l’examen, à des expériences nouvelles, et si ces expériences sont parfaitement conduites, elles ont pour résultat la certitude, terme dernier dans lequel l’homme trouve son plein repos. Vous voyez que rien ne manque à cette doctrine ; avec tous nos systèmes nous ne sommes pas allés plus loin, et personne d’ailleurs ne peut aller plus loin. » — « Cela me rappelle les Grecs, dis-je alors, dont la méthode d’enseignement philosophique doit avoir été semblable ; leur tragédie nous le prouve ; la marche de l’action repose dans son essence entièrement sur l’opposition des contraires ; aucun des personnages ne peut avancer une opinion sans que l’opinion contraire ne soit soutenue avec autant de vraisemblance par un autre personnage. »

« Vous avez parfaitement raison, et on y retrouve aussi le doute éveillé dans l’esprit du spectateur ou du lecteur, jusqu’à ce qu’enfin, au dénouement, le sort nous donne la certitude, qui se rattache à la morale et défend sa cause. »

Nous nous levâmes de table, et Goethe m’emmena avec lui dans le jardin pour continuer notre conversation. « Il est curieux, dis-je, de voir comment Lessing, dans ses écrits théoriques, dans le Laocoon par exemple, ne marche jamais droit vers un résultat, mais nous fait faire cette course philosophique à travers les deux opinions contraires, puis à travers le doute, jusqu’à ce qu’enfin il nous fasse parvenir à une espèce de certitude. Nous assistons au travail de la pensée et de la découverte, plutôt que nous ne recueillons de larges vues et, des vérités propres à exciter notre propre méditation et à nous rendre nous-mêmes créateurs. »

« Vous avez raison ; Lessing a même dit une fois que si Dieu voulait lui donner la vérité, il refuserait ce présent, et préférerait le travail de la recherche. Ce système philosophique des mahométans est une jolie mesure dont on peut se servir pour soi et pour les autres, quand on veut savoir à quel degré de vertu intellectuelle on est parvenu. Lessing, fidèle à son naturel polémique, aime à s’arrêter dans la région des contradictions et du doute. Distinguer, voilà son affaire, et il était merveilleusement servi dans ce travail par sa grande intelligence. Moi, vous me trouverez tout autre ; je ne me suis jamais engagé dans les contradictions ; j’ai toujours cherche à niveler les doutes qui s’élevaient en moi, et je n’ai exprimé que les résultats auxquels je parvenais. »

Je demandai à Goethe quel était, selon lui, le plus grand des philosophes modernes ; il me répondit :

« Kant ; voilà, sans doute possible, le plus grand. C’est aussi celui dont la doctrine, n’ayant pas cessé d’exercer une influence, a pénétré le plus profondément dans notre civilisation allemande. Il a aussi agi sur vous, sans que vous l’ayez lu. Maintenant vous n’avez plus besoin de le lire, car ce qu’il pouvait vous donner, vous le possédez déjà. Si cependant plus tard vous voulez lire un ouvrage de lui je vous recommande la Critique du Jugement, dans laquelle il a traité excellemment de la rhétorique, passablement de la poésie, mais insuffisamment des beaux-arts. »

« — Votre Excellence a-t-elle eu des relations personnelles avec Kant ? »

« — Non. Kant ne s’est jamais occupé de moi, quoique ma nature me fit suivre un chemin semblable au sien. J’ai écrit ma Métamorphose des Plantes avant de rien connaître de Kant, et cependant elle est tout à fait dans l’esprit de sa doctrine. La distinction du sujet qui perçoit et de l’objet aperçu, et cette vue que toute créature existe pour elle-même, et que l’arbre à liège n’a pas poussé pour que nous ayons de quoi boucher nos bouteilles, tout cela était commun à Kant et à moi, et je fus heureux de me rencontrer avec lui dans ces idées. Plus tard j’ai écrit la Théorie de l’Expérience, ouvrage qu’il faut considérer comme la critique du sujet et de l’objet et comme le moyen de les concilier. Schiller me détournait toujours de l’étude de la philosophie de Kant. Il disait d’habitude que Kant n’avait rien à me donner. Lui-même il l’étudiait au contraire avec zèle ; je l’ai étudié aussi, et ce n’est pas sans y avoir gagné. »

Mercredi, 18 avril 1827.

Avant le dîner, je suis allé avec Goethe faire un petit tour en voiture sur la route d’Erfurt. Nous y avons rencontré des voitures de transport de toute espèce, chargées de marchandises pour la foire de Leipzig, et aussi quelques troupes de chevaux à vendre, parmi lesquels se trouvaient de fort belles bêtes.

« Il faut que je rie de ces esthéticiens, dit Goethe, qui se tourmentent pour enfermer dans quelques mots abstraits l’idée de cette chose inexprimable que nous désignons sous cette expression : le beau. Le beau est un phénomène primitif qui ne se manifeste jamais lui-même, mais dont le reflet est visible dans mille créations diverses de l’esprit créateur, phénomène aussi varié, aussi divers que la nature elle-même. »

« — J’ai souvent entendu affirmer que la nature était toujours belle, dis-je, qu’elle était le désespoir de l’artiste, et qu’il était rarement capable de l’atteindre. »

« — Je sais bien, dit Goethe, que souvent la nature déploie une magie inimitable, mais je ne crois pas du tout qu’elle soit belle dans toutes ses manifestations. Ses intentions sont toujours bonnes, mais ce qui manque c’est la réunion des circonstances nécessaires pour que l’intention puisse se réaliser parfaitement. Ainsi le chêne est un arbre qui peut être très-beau. Mais quelle foule de circonstances favorables ne faut-il pas voir combinées pour que la nature réussisse une fois à le produire dans sa vraie beauté ! Si le chêne croît dans l’épaisseur d’un bois, entouré de grands arbres, il se dirigera toujours vers le haut, vers l’air libre et la lumière. Il ne poussera sur ses côtés que quelques faibles rameaux, qui même dans le cours du siècle doivent dépérir et tomber. Lorsqu’il sent enfin sa cime dans l’air libre, il s’arrête content, et puis commence à s’étendre en largeur pour former une couronne. Mais il est déjà alors plus qu’à la moitié de sa carrière ; cet élan vers la lumière qu’il a prolongé pendant de longues années, a épuisé ses forces les plus vives, et les efforts qu’il fait pour se montrer encore puissant en s’élargissant ne peuvent plus complètement réussir. Quand sa crue s’arrêtera, ce sera un chêne élevé, fort, élancé, mais il n’aura pas entre sa tige et sa couronne les proportions nécessaires pour être vraiment beau. — Si au contraire un chêne pousse dans un lieu humide, marécageux, et si le sol est trop nourrissant, de bonne heure, s’il a assez d’espace, il poussera dans tous les sens beaucoup de branches et de rameaux ; mais ce qui manquera, ce seront des forces qui puissent l’arrêter et le retarder, aussi ce sera bientôt un arbre sans nœuds, sans ténacité, qui n’aura rien d’abrupte, et, vu de loin, il aura l’aspect débile du tilleul ; il n’aura pas la beauté, du moins la beauté du chêne. — S’il croît sur la pente d’une montagne, dans un terrain pauvre et pierreux, il aura cette fois trop de nœuds et de coudes, c’est la liberté du développement qui manquera ; il sera étiolé, sa crue s’arrêtera de bonne heure, et devant lui on ne dira jamais : « Là il vit une force qui sait nous en imposer. »

« — J’ai pu voir de très-beaux chênes, dis-je, il y a quelques années, lorsque de Gœttingue je fis quelques excursions dans la vallée du Weser. Je les ai trouvés vigoureux, surtout à Solling, dans les environs de Hœxter. »

« — Un terrain de sable ou sablonneux, dit Gœthe, dans lequel ils peuvent pousser en tous sens de vigoureuses racines, paraît leur être surtout favorable. Quant à l’exposition, il leur faut un endroit tel qu’ils puissent recevoir de tous les côtés lumière, soleil, pluie et vent. S’ils poussent commodément, abrités du vent et de l’orage, ils viennent mal, mais une lutte de cent années avec les éléments les rend si forts et si puissants que la présence d’un chêne, arrivé à sa pleine croissance, nous saisit d’admiration. »

« — Ne pourrait-on pas, demandai-je, de ces explications tirer une conséquence et dire : « Une créature est belle quand elle est arrivée au sommet de son développement naturel ? »

« — Parfaitement ; mais il faudrait dire d’abord ce que l’on entend par le sommet du développement naturel. »

« — Je désignerais ainsi cette période de la croissance pendant laquelle le caractère qui est spécial à telle ou telle créature apparaît empreint en elle dans sa perfection. »

« — Prise dans ce sens, l’expression est juste, surtout si on ajoute encore qu’il faut, outre cette empreinte parfaite du caractère, que la construction des divers membres de cette créature soit en harmonie avec sa destination naturelle, et par conséquent puisse atteindre son but. Par exemple une jeune fille nubile, que la nature destine à donner naissance à des enfants qu’elle doit ensuite allaiter, ne sera pas belle, si elle n’a pas comme il le faut le bassin large, le sein abondant. L’excès serait également un manque de beauté, puisque l’excès ne serait plus utile à la fin marquée. — Pourquoi quelques-uns de ces chevaux de main que nous venons de rencontrer peuvent-ils être dits beaux, sinon parce que tout dans leur organisation sert parfaitement à une fin légitime. Nous avons admiré l’élégance, la légèreté gracieuse de leurs mouvements, mais il y avait en eux encore autre chose que pourrait nous expliquer un bon cavalier ou un connaisseur en chevaux ; nous autres, nous ne recevons que l’impression générale. »

« — Ne pourrait-on pas appeler beau un cheval de charrette, comme ceux que nous avons rencontrés traînant les marchandises des Brabançons ? »

« — Certainement ! et pourquoi pas ? Un peintre, dans le caractère si fortement marqué, dans l’expression si vigoureuse des os, des tendons et des muscles d’un pareil animal, trouverait sans doute un jeu bien plus varié de beautés diverses que dans le caractère plus doux et plus égal d’un élégant cheval de selle. — Le principal, c’est toujours que la race reste pure, et que l’homme n’ait pas porté sur elle sa main mutilante. Un cheval auquel on a coupé la queue et la crinière, un chien avec des oreilles rognées, un arbre privé de ses plus puissants rameaux, et plus que tout une jeune fille dont le corps a été dès sa jeunesse gâté et déformé par le corset, tout cela, ce sont des choses que le bon goût éloigne et qui n’ont place que dans le catéchisme de la beauté des Philistins. »

Au milieu de ces entretiens et d’autres du même genre nous étions rentrés. Nous fîmes encore, avant dîner, quelques tours dans le jardin de la maison. Le temps était très-beau ; le soleil du printemps commençait déjà à prendre de la force et à faire sortir des haies et des buissons feuilles et fleurs. Goethe était tout à l’idée et à l’espérance d’un été plein de bonheurs. — Le dîner fut très-gai. Le jeune Goethe avait lu l’Hélène de son père, et il en parla avec la pénétration de l’esprit naturel. Il avait eu beaucoup de plaisir à lire la partie antique, mais pour la seconde moitié, espèce d’opéra romantique, il était facile de voir qu’elle n’avait pas pris vie devant son imagination.

« Tu as au fond raison, dit Gœthe. C’est là une chose singulière. On ne peut pas dire que l’intelligible soi toujours beau, mais certes le beau est toujours intelligible, ou du moins doit l’être. La partie antique te plaît parce que tu peux l’embrasser, parce que tu en domines les divers fragments et que tu peux, avec ton intelligence, pénétrer jusqu’à la mienne. Dans la seconde partie, ce sont aussi des idées de l’intelligence et de la raison qui paraissent et qui ont été mises en œuvre, mais il y a là des difficultés, et il faut quelque étude avant de pénétrer dans les choses et de retrouver, avec sa propre raison, la raison de l’auteur. »

Goethe parla ensuite avec beaucoup d’éloges des poésies de madame Tastu, dont la lecture l’a occupé ces jours-ci, et dont il a énuméré les différents mérites.

Lorsque le reste de la compagnie partit, je me disposai à me retirer également, mais Goethe me pria de rester encore un peu, et il fit apporter un portefeuille rempli de gravures et d’eaux-fortes de maîtres hollandais. « Je veux encore, me dit-il, vous donner pour dessert un petit régal, » et il étalait devant moi un paysage de Rubens. Vous avez déjà vu ce tableau avec moi ; mais on ne peut jamais assez regarder l’excellent, et cette fois il s’agit, de plus, de quelque chose de tout particulier. Voudriez-vous me dire ce que vous voyez ? » — « En commençant par le fond, dis-je, nous avons au dernier plan un ciel très-clair, comme après le coucher du soleil. Puis, tout à fait dans l’éloignement, un village et une ville, éclairés par les lueurs du soir. Au milieu du tableau, une route, sur laquelle marche rapidement un troupeau de moutons se dirigeant vers le village. À droite, des tas de foin et une charrette qui vient d’être chargée. Des chevaux harnachés paissent auprès. Plus loin, çà et là, dans les bouquets d’arbres, des juments avec leurs poulains, qui semblent devoir passer la nuit dehors. Puis, plus près, un groupe de grands arbres, et enfin, tout à fait au premier plan à gauche, des ouvriers qui rentrent chez eux. » — « Bon ! c’est peut-être tout, mais le principal manque encore. Tout ces objets ici reproduits : le troupeau de moutons, la charrette avec le foin, les chevaux, les ouvriers rentrant chez eux, de quel côté sont-ils éclairés ? »

« — Ils reçoivent la lumière de notre côté, et projettent leurs ombres vers l’intérieur du tableau. Les ouvriers qui rentrent chez eux, surtout, sont en pleine lumière, ce qui produit un excellent effet.

« — Mais comment Rubens a-t-il amené ce bel effet ? »

« — En faisant ressortir ces figures claires sur un fond sombre. »

« — Mais ce fond sombre, comment est-il produit ? »

« — Par la masse d’ombre que le groupe d’arbres projette du côté des figures ; mais qu’est-ce donc ! ajoutai-je alors tout surpris, les figures projettent leur ombre vers l’intérieur du tableau, et le groupe d’arbres, au contraire, projette son ombre vers nous ! La lumière vient de deux côtés opposés ! Voilà certes qui est tout à fait contre nature ! »

« — Voilà justement ce dont il s’agit, dit Goethe en souriant légèrement. — Voilà en quoi Rubens se montre grand et prouve que son libre esprit est au-dessus de la nature, et agit avec elle comme il convient à son but élevé. La double lumière est à coup sûr une violence, et vous pourrez toujours dire qu’elle est contre nature ; mais si cela est contre nature, j’ajoute aussitôt que cela est plus haut que nature ; je dis que c’est un coup hardi du maître qui montre avec génie que l’art n’est pas soumis entièrement aux nécessités imposées par la nature et qu’il a ses lois propres. L’artiste doit, dans le détail, suivre la nature avec une fidélité religieuse ; il ne doit, dans le squelette d’un animal, dans la position relative de ses tendons et de ses muscles, apporter aucun changement arbitraire qui détruirait son caractère original ; cela s’appelle anéantir la nature. Mais, dans les hautes régions de la pratique artistique, pour faire d’un tableau un vrai tableau, il a plus large carrière, et il doit même en venir à des fictions, comme Rubens l’a fait dans ce paysage avec la double lumière. L’artiste est avec la nature dans un double rapport : il est son maître et son esclave en même temps. Il est son esclave, en ce sens qu’il doit agir avec des moyens terrestres pour être compris ; il est son maître, en ce sens qu’il soumet et fait servir ces moyens terrestres à ses hautes intentions. L’artiste veut parler au monde par un ensemble ; mais cet ensemble, il ne le trouve pas dans la nature ; il est le fruit de son propre esprit, ou, si vous voulez, son esprit est fécondé par le souffle d’une haleine divine. — Si nous ne jetons sur ce tableau qu’un regard peu attentif, tout nous semble si naturel que nous le croyons copié simplement d’après nature. Mais il n’en est pas ainsi. Un si beau tableau n’a jamais été vu dans la nature, aussi peu qu’un paysage de Poussin ou de Claude Lorrain, qui nous paraît très-naturel, mais que nous cherchons en vain dans la réalité. »

« — Des traits aussi hardis de fiction artistique[38], analogues à cette double lumière de Rubens, se trouvent-ils aussi dans la littérature ? demandai-je.

« Il ne faut pas aller bien loin, répondit Goethe après un instant de réflexion. Je pourrais vous en montrer dans Shakspeare par douzaines. Prenez seulement Macbeth.

Lorsque lady Macbeth veut exciter son époux à l’action, elle dit : « J’ai allaité des enfants…, » etc. Que cela soit vrai ou non, il importe peu ; lady Macbeth parle ainsi et doit parler ainsi pour augmenter l’effet de son discours ; mais dans le cours de la pièce, lorsque Macduff apprend le désastre des siens, dans sa violente fureur il s’écrie : « Il n’a pas d’enfants !… » Ces mots sont en contradiction avec ceux de lady Macbeth. Shakspeare ne s’en est pas inquiété. Il ne cherche qu’à donner à chaque discours toute sa force, et de même que lady Macbeth, pour donner à ses paroles tout leur effet, devait dire : « J’ai allaité ses enfants, » Macduff, pour la même raison, devait dire : « Il n’a pas d’enfants ! » — En général, ce n’est pas avec tant de précision et de minutie qu’il faut examiner les coups de pinceau d’un peintre ou les mots d’un poëte ; si une œuvre d’art est sortie d’un esprit libre et hardi, il faut, pour la contempler, pour en jouir, avoir autant que possible un esprit aussi libre et aussi hardi. — Ainsi de ces paroles de Macbeth : « Ne me donne aucune fille…, » il serait insensé de vouloir conclure que lady Macbeth est une jeune femme qui n’a pas encore eu d’enfants. Et il serait aussi insensé de vouloir aller plus loin et d’exiger que lady Macbeth fût représentée sur la scène comme une toute jeune personne. Shakspeare ne fait pas du tout dire à Macbeth ces paroles pour indiquer la jeunesse de lady Macbeth ; ces paroles, comme celles de lady Macbeth et de Macduff que j’ai citées plus haut, ne sont là que par une raison oratoire, et ils ne prouvent rien, sinon que le poëte fait toujours dire à ses personnages ce qui, dans chaque situation, est le plus juste, le plus convenable, et capable de produire le plus d’effet, sans tant se tourmenter et calculer pour chercher si ces paroles ne seraient point peut-être en contradiction avec un autre passage. — D’ailleurs Shakspeare n’a guère pensé que chaque lettre de ses pièces serait un jour comptée, comparée et confrontée ; lorsqu’il écrivait, il avait la scène devant les yeux, il considérait ses pièces comme des œuvres douées de mouvement et de vie qui passent rapidement devant les yeux et par les oreilles d’un spectateur placé devant une scène, œuvres qu’on ne peut arrêter et censurer en détail, et dans lesquelles il ne s’agit toujours que de produire un grand effet au moment présent. »

Mardi, 24 avril 1827.

Auguste-Guillaume de Schlegel est ici. Goethe, avant dîner, a fait avec lui une promenade en voiture autour du Webicht[39], et a donné en son honneur, ce soir, un grand thé, auquel assistait le compagnon de voyage de Schlegel, M. le docteur Lassen[40]. Tout ce qui, à Weimar, a un rang ou un nom était aussi invité ; aussi le mouvement était grand dans les salons de Goethe. M. de Schlegel était tout entouré par les dames, auxquelles il a montré des bandelettes couvertes d’images de dieux indiens, et le texte de deux grands poèmes indiens que, sauf lui et M. Lassen, personne, sans doute, ne comprenait. Schlegel avait une fort élégante toilette, et paraissait dans la fleur de la jeunesse, si bien que quelques personnes voulaient soutenir qu’il ne semblait pas ignorer l’emploi des cosmétiques. — Gœthe m’attira dans une fenêtre. « Eh bien, comment vous plaît-il ? » — « Exactement autant qu’autrefois, » répondis-je. — « Sous beaucoup de rapports ce n’est certes pas là un homme ; mais, à cause de son érudition variée et de ses grands mérites, il faut lui pardonner quelque chose. »

Mercredi, 25 avril 1827.

Dîné chez Goethe avec M. le docteur Lassen. Schlegel a diné encore aujourd’hui à la cour. M. Lassen a déroulé ses connaissances sur la poésie indienne, ce qui paraissait être très-agréable à Goethe, qui pouvait ainsi compléter les idées fort incomplètes qu’il possède sur ce sujet. — Le soir, je suis retourné quelques instants chez Goethe, il m’a dit que Schlegel, à la tombée du jour, était venu et avait eu avec lui, sur la littérature et l’histoire, un entretien très-instructif. « Il n’y a qu’à ne pas chercher des raisins sur les épines et des figues sur les chardons, a-t-il dit, et alors tout est parfait. »

Jeudi, 3 mai 1827.

La traduction très-heureusement réussie des œuvres dramatiques de Goethe par Stapfer a été l’an dernier jugée dans le Globe[41], à Paris, par M. J. J. Ampère, d’une façon non moins excellente, et ce jugement a fait tant de plaisir à Goethe qu’il en reparle très-souvent, et en expose très-souvent les mérites. « Le point de vue de M. ampère, dit-il, est très-élevé. Les critiques allemands, dans des occasions semblables, aiment à partir de la philosophie ; leur examen et leur discussion de l’œuvre poétique sont tels que leur commentaire explicatif n’est intelligible qu’aux philosophes de l’école à laquelle ils appartiennent ; quant aux autres lecteurs, l’explication est pour eux beaucoup plus obscure que l’ouvrage qu’elle veut éclaircir. Au contraire, M. Ampère agit tout pratiquement, tout humainement. En homme qui connaît le métier à fond, il montre la parenté de l’œuvre avec l’ouvrier, et juge les différentes productions poétiques comme des fruits différents des différentes époques de la vie du poëte. Il a fait la plus profonde étude des vicissitudes de ma carrière sur cette terre et des situations diverses de mon âme, et il a eu le talent de voir ce que je n’avais pas dit et ce qu’on ne pouvait lire pour ainsi dire qu’entre les lignes. Avec quelle justesse n’a-t-il pas remarqué que dans les dix premières années de ma vie de ministre et d’homme de cour à Weimar, je n’avais autant dire rien fait, que c’est le désespoir qui m’a poussé en Italie ; que là, pris d’un nouveau désir de produire, je saisis l’histoire du Tasse pour me délivrer, en prenant comme sujet tous les souvenirs et toutes les impressions de la vie de Weimar, qui me fatiguaient encore de leur poids accablant. Le nom de Werther renforcé[42] qu’il donne au Tasse est d’une justesse frappante. Il n’y a pas moins d’esprit dans ce qu’il dit sur le Faust, lorsqu’il montre que le dédain sarcastique et l’ironie amère de Méphistophélès sont des parties de mon propre caractère, aussi bien que la sombre activité toujours inassouvie du héros. »

Goethe parlait ainsi très-souvent de M. Ampère en le louant ; nous primes à lui un vif intérêt, nous cherchions à nous faire une idée nette de sa personne ; nous n’y réussîmes pas, mais nous fûmes tous deux d’accord pour croire que ce devait être un homme d’âge moyen, pour expliquer cette connaissance si approfondie qu’il avait de l’effet réciproque de la vie sur la poésie. Aussi nous fûmes bien surpris lorsque M. Ampère, il y a quelques jours, arriva à Weimar, et se montra à nous comme un joyeux jeune homme d’environ vingt ans, et nous ne fûmes pas moins surpris lorsque dans le cours de nos relations, il nous apprit que tous ses collaborateurs du Globe, dont nous avions admiré souvent la sagesse, la modération et le haut développement, étaient tous des jeunes gens comme lui-même.

« Je comprends bien, dis-je, que l’on puisse produire jeune une œuvre remarquable et écrire, comme Mérimée, des pièces excellentes à vingt ans ; mais que dans ces années de jeunesse on ait le regard assez large, assez pénétrant, et que l’on juge d’aussi haut que ces messieurs du Globe[43], c’est là pour moi quelque chose d’absolument nouveau. »

« — Vous, dans votre pays, vous n’avez rien acquis si facilement, et nous aussi, dans notre Allemagne centrale, il nous a fallu acheter assez cher notre petite sagesse. Mais, c’est que nous tous, en réalité, nous menons une misérable vie d’isolement ! Ce qui s’appelle vraiment le peuple ne sert que fort peu à notre développement, et tous les hommes de talent, toutes les bonnes têtes sont parsemées à travers toute l’Allemagne. L’un reste à Vienne, un autre à Berlin, un autre à Kœnigsberg, un autre à Bonn ou à Dusseldorf, tous séparés les uns des autres par cinquante, par cent milles, et le contact personnel, l’échange personnel de pensées sont des raretés. Je sens ce qui pourrait exister, lorsque des hommes comme Alexandre de Humboldt passent par Weimar, et en un seul jour me font plus avancer dans mes recherches, dans ce qu’il me faut savoir, que je ne pourrais y réussir par des années de marche isolée sur ma route solitaire. — Imaginez-vous maintenant une ville comme Paris, où les meilleures têtes d’un grand empire sont toutes réunies dans un même espace, et par des relations, des luttes, par l’émulation de chaque jour, s’instruisent et s’élèvent mutuellement ; où ce que tous les règnes de la nature, ce que l’art de toutes les parties de la terre peuvent offrir de plus remarquable est accessible chaque jour à l’étude ; imaginez-vous cette ville universelle, où chaque pas sur un pont, sur une place rappelle un grand passé, où à chaque coin de rue s’est déroulé un fragment d’histoire. Et encore ne vous imaginez pas le Paris d’un siècle borné et fade, mais le Paris du dix-neuvième siècle, dans lequel, depuis trois âges d’hommes, des êtres comme Molière, Voltaire, Diderot et leurs pareils ont mis en circulation une abondance d’idées que nulle part ailleurs sur la terre on ne peut trouver ainsi réunies, et alors vous concevrez comment Ampère, grandissant au milieu de cette richesse, peut être quelque chose à vingt-quatre ans. — Vous disiez tout à l’heure qu’il nous était facile de comprendre que l’on pût, à vingt ans, écrire des pièces aussi bonnes que celles de Mérimée. Vous avez raison, et je crois aussi d’une façon générale qu’il est plus facile à un jeune homme d’écrire une œuvre solide que d’avoir la solidité du jugement. Mais, en Allemagne, aucun écrivain aussi jeune que Mérimée ne doit espérer montrer autant de maturité que Mérimée dans sa Clara Gazul. Schiller, il est vrai, était très-jeune quand il a écrit ses Brigands, Cabale et Amour, et Fiesque. Mais, si nous sommes sincères, reconnaissons que ces pièces sont des témoignages d’un talent extraordinaire, mais n’attestent pas dans l’auteur une grande maturité d’esprit. Il n’en faut faire aucun reproche à Schiller, mais à l’état de civilisation de son pays et à la grande difficulté que nous rencontrons tous à nous tirer d’affaire sur nos routes isolées. — Prenez, au contraire, Béranger. Il est né de parents pauvres, c’est le rejeton d’un pauvre tailleur, devenu un pauvre apprenti imprimeur, puis placé avec un mince traitement dans un bureau quelconque ; il n’a jamais été élève d’aucun collège, d’aucune université, et cependant ses chansons prouvent partout un esprit si mûr, elles sont si pleines de grâce, d’esprit, elles respirent une ironie si fine, l’art y est si parfait, la langue tellement maniée en maître, qu’elles sont devenues l’admiration, non pas seulement de la France, mais de toute l’Europe instruite. — Imaginez maintenant ce même Béranger, non plus né à Paris, et vivant dans ce centre de l’univers, mais né d’un pauvre tailleur à Weimar ou à Iéna ; faites-lui parcourir ici la même pénible carrière, et demandez-vous quels fruits aurait portés ce même arbre croissant dans un tel terrain, dans une telle atmosphère. — Ainsi, mon bon, je vous le répète : pour qu’un talent puisse se développer vite et heureusement, il faut qu’il y ait dans sa nation beaucoup d’esprit en circulation. Nous admirons les tragédies des anciens Grecs, mais, en y regardant bien, nous devrions admirer le temps et la nation qui les rendaient possibles plutôt que les auteurs mêmes. Car si ces pièces diffèrent un peu entre elles, si un poëte paraît un peu plus grand et un peu plus parfait que l’autre, cependant, vu d’ensemble, tout porte un même et unique caractère, répandu partout. C’est le caractère du grandiose, de la solidité, de la santé, de la perfection dans les limites de l’humanité, de la haute sagesse pratique de la vie, du sublime de la pensée, de l’observation des choses pure et forte, et que de qualités encore ne pourrait-on pas énumérer !… Et ces qualités ne se trouvent pas seulement dans les œuvres dramatiques qui nous sont parvenues, mais dans les œuvres lyriques et épiques ; nous les trouvons chez les philosophes, chez les orateurs, chez les historiens, et aussi à un degré égal dans les œuvres d’art encore existantes ; on doit donc être bien convaincu que ces qualités n’étaient pas le bien de quelques individus, mais qu’elles appartenaient à la nation, au temps tout entier, et qu’elles circulaient partout. — Prenez Burns. Pourquoi est-il devenu grand, sinon parce que les vieilles chansons de ses ancêtres vivaient dans la bouche du peuple, parce qu’elles lui ont été chantées pour ainsi dire autour de son berceau, parce qu’il a grandi, enfant, au milieu d’elles ? C’est ainsi que portant dans son être même ces modèles admirables, il a eu un point d’appui vivant qui l’a poussé plus loin. — Et quelle est encore sa grandeur, sinon d’avoir trouvé aussitôt, dans sa nation, des oreilles capables d’entendre les chansons nouvelles qu’il venait à son tour de composer ? Dans les champs, faucheurs et moissonneurs lui renvoyaient ses chansons ; dans les auberges, de gais compagnons l’en saluaient ! Là vraiment pouvait naître quelque chose !… Mais comme tout, au contraire, semble pauvre chez nous autres Allemands ! Nos vieilles chansons sont aussi remarquables. Qu’est-ce qui en survivait encore dans le vrai peuple, lorsque j’étais jeune ? Herder et ses successeurs ont dû commencer par les rassembler pour les arracher à l’oubli ; au moins on les posséda alors imprimées dans les bibliothèques. Et plus tard, que de chansons écrites par Bürger et Voss ! Qui pourrait prétendre qu’elles étaient inférieures à celles de l’excellent Burns, ou moins faites pour le peuple ? Cependant, quelles sont celles qui ont pris vie dans le peuple ? quelles sont celles que ses lèvres nous renvoient ? Elles sont écrites, elles sont imprimées, elles restent dans les bibliothèques, et ont le sort commun à tous les poëtes allemands. — De mes chansons, à moi, qu’est-ce qui vit encore ? Une jolie fille à son piano en chantera bien une ou deux ; mais dans le vrai peuple, silence absolu. Quels sentiments m’inspire la pensée de ce temps où les pêcheurs italiens chantaient des strophes du Tasse ! — Nous, Allemands, sommes d’hier. Depuis un siècle, il est vrai, nous avons fait un sérieux progrès en civilisation ; mais quelques siècles passeront encore avant que nos paysans aient assez d’idées et un esprit d’une culture assez élevée pour rendre hommage à la beauté comme les Grecs, pour s’enthousiasmer en écoutant une jolie chanson, pour qu’enfin on puisse dire d’eux : C’étaient alors des barbares, mais il y a longtemps ! »

Vendredi, 4 mai 1827.

Grand dîner chez Goethe en l’honneur d’Ampère et de son ami Stapfer. La conversation a été vive, gaie, variée. Ampère a beaucoup parlé à Goethe de Mérimée, d’Alfred de Vigny et d’autres talents remarquables. On a aussi beaucoup causé sur Béranger, dont Goethe a chaque jour dans la pensée les incomparables chansons. On discuta la question de savoir si les chansons joyeuses d’amour étaient préférables aux chansons politiques. Goethe dit qu’en général un sujet purement poétique était aussi préférable à un sujet politique que l’éternelle vérité de la nature l’est à une opinion de parti. « Du reste, dit-il, Béranger, dans ses poésies politiques, s’est montré le bienfaiteur de sa nation. Après l’invasion des alliés, les Français ont trouvé en lui le meilleur interprète de leurs sentiments étouffés. Il leur rappela, par mille souvenirs, quelle avait été la gloire de leurs armes sous cet Empereur, dont la mémoire vit encore dans chaque chaumière, et dont le poëte aime les grandes qualités, sans cependant désirer une continuation de sa domination despotique. Les Bourbons ne paraissent pas lui convenir : il est vrai que c’est maintenant une race affaiblie ! Et le Français de nos jours veut sur le trône de grandes qualités, quoiqu’il aime à partager le gouvernement avec son chef et à dire aussi son mot à son tour. »

Après dîner, la société se répandit dans le jardin ; Goethe me fit un signe, et nous partîmes en voiture pour faire le tour du bois par la route de Tiefurt. Il fut, pendant la promenade, très-affectueux et très-aimable. Il était content d’avoir noué d’aussi heureuses relations avec Ampère, et il s’en promettait les plus heureuses suites pour la diffusion et la juste appréciation de la littérature allemande en France. « Ampère, dit-il, a placé son esprit si haut qu’il a bien loin au-dessous de lui tous les préjugés nationaux, toutes les appréhensions, toutes les idées bornées de beaucoup de ses compatriotes ; par l’esprit, c’est bien plutôt un citoyen du monde qu’un citoyen de Paris. Je vois venir le temps où il y aura en France des milliers d’hommes qui penseront comme lui. »

Dimanche, 6 mai 1827.

Nouveau dîner chez Goethe, avec la même société qu’avant-hier. On a beaucoup parlé de l’Hélène et de Tasso. Goethe nous a raconté ensuite comment il avait eu, en 1797, l’idée de traiter la légende de Guillaume Tell en poëme épique. « Je visitai cette année pour la seconde fois les petits cantons et le lac des Quatre-Cantons ; cette ravissante, splendide et grandiose nature fit encore sur moi tant d’impression, que j’eus le désir de peindre dans un poëme les richesses variées d’un si incomparable paysage. Mais, pour donner à ma peinture plus d’attrait, plus d’intérêt, plus de vie, je pensai qu’il fallait mettre sur cette terre si remarquable des figures humaines également remarquables ; et la légende de Tell me parut être tout à fait ce que je désirais. Je faisais de Tell un héros primitif, d’une énergie antique, avec ce contentement intérieur et cette simplicité sans réflexion que l’on trouve chez les enfants ; portefaix, il parcourait les cantons, partout connu, aimé, partout charitable ; d’ailleurs vaquant tranquillement à son métier, occupé de sa femme et de ses enfants, et ne s’inquiétant pas de savoir qui est maître ou qui est esclave. — Je faisais de Gessler un tyran, mais un tyran commode, qui, à l’occasion, lorsque cela l’amuse, fera le bien, ou à l’occasion, si cela l’amuse aussi, fera le mal ; homme d’ailleurs à qui le bien-être ou les souffrances du peuple sont des choses aussi indifférentes que si elles n’existaient pas. — Les qualités les plus élevées et les meilleures de la nature humaine, l’amour du sol de la patrie, le sentiment de la liberté et de la sécurité sous la garde de lois nationales, le sentiment de honte que font éprouver la soumission constante à un débauché venu de l’étranger et parfois ses mauvais traitements, enfin l’énergie croissant peu à peu et inspirant la résolution de rejeter un joug si odieux ; toutes ces grandes et belles émotions, je les avais mises dans Walter Fürst, Stauffacher, Winkelried, etc. Ces illustres et nobles caractères étaient mes vrais héros, forces puissantes qui agissaient avec pleine conscience de leurs actions, tandis que Tell et Gessler n’entraient dans le poëme que par occasion, et n’étaient, dans l’ensemble, que des figures d’une nature passive. J’étais tout rempli de ce beau sujet, et déjà j’amassais peu à peu mes hexamètres. Je voyais le lac à la lueur paisible de la lune, et, dans les profondeurs des montagnes, brillait une brume étincelante ; je le voyais aussi le matin, sous le ravissant éclat du soleil levant ; dans les bois, dans les prairies, tout était vie et bonheur ; puis je peignais, par un temps d’orage, une tempête qui s’élance des ravins et se jette sur les eaux. Je n’avais pas oublié non plus les nuits silencieuses et les réunions secrètes sur les ponts et sur les étroits passages des précipices. — Je racontai tous mes plans à Schiller, et son esprit organisait en drame mes paysages et mes personnages. Puis, comme j’avais d’autres choses à faire, et comme l’exécution de mes projets se remettait toujours, j’abandonnai entièrement mon sujet à Schiller, qui écrivit alors son admirable poëme. »

Cette communication intéressante nous fit à tous grand plaisir. Je dis qu’il me semblait que la magnifique description du lever du soleil, écrite en tercets dans la première scène de la seconde partie de Faust, pourrait être sortie du souvenir de ces impressions produites sur lui par la nature autour du lac des Quatre-Cantons.

« Je ne cacherai pas que ces tableaux viennent de là-bas ; oui, certes, et sans l’impression récente de cette merveilleuse nature, les idées renfermées dans ces tercets ne me seraient jamais venues ; mais ce sont là les seules médailles que j’aie frappées avec le lingot que j’avais trouvé dans le pays de Tell. J’ai laissé le reste à Schiller, qui, vous le savez, en a fait le plus bel usage. »

L’entretien passa à Tasso ; on demanda quelle idée Goethe avait voulu exposer dans ce drame.

« Quelle idée ? dit-il, est-ce que je le sais ? J’avais la vie du Tasse, j’avais ma propre vie ; en mêlant les différents traits de ces deux figures si étranges, je vis naître l’image du Tasse, et, comme contraste, je plaçai en face de lui Antonio, pour lequel les modèles ne me manquaient pas non plus. La cour, les situations, les relations d’amour, tout était à Weimar comme à Ferrare, et je peux dire justement de ma peinture : Elle est l’os de mes os, et la chair de ma chair. — Les Allemands sont, au reste, des gens bizarres ! Avec leurs pensées profondes, avec les idées qu’ils cherchent et qu’ils introduisent partout, ils se rendent vraiment la vie trop dure. Eh ! ayez donc enfin une fois le courage de vous laisser aller à vos impressions, de vous laisser récréer, de vous laisser émouvoir, de vous laisser élever et de vous laisser instruire, enflammer et encourager pour quelque chose de grand ; et ne pensez pas toujours que tout serait perdu, si on ne pouvait découvrir au fond d’une œuvre quelque idée, quelque pensée abstraite[44], — Vous venez me demander quelle idée j’ai cherché à incarner dans mon Faust ! Comme si je le savais, comme si je pouvais le dire moi-même ! « Depuis le ciel, à travers le monde, jusqu’à l’enfer ; » Voilà une explication, s’il en faut une ; mais cela, ce n’est pas l’idée, c’est la marche de l’action. On voit le diable perdre son pari, on voit un homme qui sort d’égarements pénibles et se dirige peu à peu vers le mieux. On dit que le poëme raconte l’histoire du salut de Faust. C’est là une remarque juste, utile, et qui peut jeter souvent de la clarté sur l’œuvre ; mais ce n’est pas une idée qui puisse servir d’appui et à l’ensemble et à chaque scène détachée. Cela aurait été vraiment joli, si j’avais voulu rattacher à une seule idée, comme à un maigre fil traversant tout le poëme, les scènes si diverses, si riches de vie variée, que j’ai introduites dans Faust ! En général, ce n’était pas ma manière, comme poëte, de chercher à incarner une abstraction. Je recevais dans mon âme des impressions, impressions de mille espèces, physiques, vivantes, séduisantes, bigarrées, comme une imagination vive me les offrait ; je n’avais plus comme poëte qu’à donner à ces impressions, à ces images, une forme artistique, à les disposer en tableaux, à les faire apparaître en peintures vivantes, pour que, en m’écoutant ou en me lisant, on éprouvât les impressions que j’avais éprouvées moi-même. — Si je voulais exposer poétiquement une idée, alors j’écrivais de petites poésies, dans lesquelles pouvait dominer et se laisser facilement apercevoir une unité très-visible, comme par exemple dans ma Métamorphose des animaux, dans celle des Plantes, dans le poëme intitulé Testament c6, etc., etc. La seule composition un peu compliquée à laquelle j’aie conscience d’avoir travaillé pour exposer une certaine idée, ce serait peut-être mon roman des Affinités. L’intelligence peut se rendre compte de ce roman, mais je ne veux pas dire par là qu’il en est meilleur ! Au contraire, je suis de cette opinion que plus une œuvre poétique est incommensurable et insaisissable par l’intelligence, meilleure elle est. »

Mardi, 15 mai 1827.

M. de Holtey[45], venant de Paris, est ici depuis quelque temps, et, à cause de sa personne même et de ses talents, reçu cordialement partout. Il a lié des relations très-amicales avec Goethe et sa famille.

Goethe vit depuis quelques jours dans son jardin, où il jouit d’une activité calme qui le rend fort heureux. Je suis allé là lui faire aujourd’hui une visite avec M. le comte Schulenburg et M. de Holtey. Celui-ci lui a dit adieu ; il part pour Berlin avec Ampère.

Mercredi, 20 juin 1827.

La table de famille était mise, avec ses cinq couverts ; les chambres étaient vides et fraîches, ce qui, par un temps aussi chaud, était très-agréable. J’entrai dans le grand salon qui touche à la salle à manger et où l’on voit le buste colossal de Junon. Je m’y promenais depuis quelques instants lorsque Goethe, venant de son cabinet de travail, entra, et me dit bonjour avec sa cordialité et son amabilité habituelles. Il s’assit près de la fenêtre sur une chaise : « Prenez aussi un peu une chaise, et mettez-vous près de moi ; nous causerons jusqu’à ce que tout le monde soit arrivé. Je suis content que vous ayez fait récemment chez moi la connaissance du comte Sternberg[46] ; il est reparti ; je suis rentré dans mes habitudes de travail paisible. »

« — Le comte me paraît une personne distinguée, dis-je, et ses connaissances semblent remarquables, car, quel que fût le sujet de la conversation, il était toujours comme chez lui, et avec une grande aisance il parlait de tout d’une façon sage et approfondie. »

« — Oui, c’est un homme très-remarquable ; et ses relations, son cercle d’action, sont en Allemagne très-étendus. Comme botaniste, il est connu dans toute l’Europe par la Flora subterranea ; et il est aussi très-considéré comme minéralogiste. Connaissez-vous l’histoire de sa vie ? »

« — Non, dis-je, mais j’aimerais bien savoir quelque chose sur lui. J’ai vu un comte, un homme du monde, en même temps un savant à connaissances variées et profondes ; c’est là, pour moi, un problème que j’aimerais à voir résoudre. »

Goethe alors me raconta que le comte avait été, dans sa jeunesse, destiné à l’état ecclésiastique, et qu’il avait commencé ses études à Rome ; privé de certaines faveurs que lui faisait l’Autriche, il était allé à Naples, et Goethe m’a tracé à fond le récit d’une vie si curieuse, qu’elle serait un ornement pour les Années de Voyage. M. et madame de Gœthe entrèrent avec mademoiselle Ulrike, nous prîmes place à table. On causa gaiement sur divers sujets, entre autres sur les dévots à tête étroite que l’on rencontre dans certaines villes du nord de l’Allemagne[47] ; on remarqua que les sectes piétistes avaient désuni et séparé des familles entières. Je pouvais raconter un trait de ce genre : j’avais presque perdu un excellent ami, parce qu’il ne réussissait pas à me convertir à ses opinions. C’était un esprit qui croyait que les bonnes œuvres ne sont rien, et que c’est seulement par la grâce du Christ qu’un homme peut être aimé de Dieu.

« — Une de mes amies, dit madame de Goethe, m’a tenu un langage à peu près pareil, mais je n’ai jamais pu comprendre ce que signifient ces bonnes œuvres et cette grâce. »

« — Comme toutes les choses qui, aujourd’hui, circulent dans le monde et dans les conversations, celles-là ne sont aussi rien qu’un mauvais et vieux mélange. — Peut-être ne connaissez-vous pas leur origine ? Je peux vous la dire. La doctrine des bonnes œuvres, c’est-à-dire celle qui soutient que l’homme peut effacer ses péchés par la bienfaisance, les legs et les fondations pieuses, et conserver ainsi la grâce de Dieu, est la doctrine catholique. Les réformateurs, par opposition, ont rejeté cette doctrine et ils ont établi à sa place que l’homme ne doit chercher absolument et uniquement qu’à bien connaître les mérites du Christ et à se rendre digne de sa grâce, ce qui, en réalité, mène aussi aux bonnes œuvres. — Voilà les deux doctrines ; mais aujourd’hui tout est mêlé, confondu, et on ne sait plus d’où viennent toutes ces idées. »

Je pensai alors plutôt que je ne dis : « De tout temps les différences de croyances religieuses ont rendu les hommes ennemis les uns des autres ; le premier meurtre a eu pour cause une différence dans la manière d’adorer Dieu, » et, cette pensée me rappelant le Caïn de Byron, je dis que je l’avais lu ces jours-ci et que j’avais surtout admiré le troisième acte, et la manière dont est motivé le meurtre.

« N’est-ce pas, dit Goethe, ces motifs sont excellents ! C’est d’une beauté telle que le monde n’a pas à en montrer une pareille. »

« — Caïn était d’abord interdit en Angleterre, dis-je, mais aujourd’hui tout le monde le lit et les jeunes voyageurs anglais emportent d’habitude un Byron complet avec eux. »

« — C’était une folie, car au fond il n’y a pourtant rien dans le Caïn que les évêques anglicans n’enseignent eux-mêmes. »

Le chancelier arriva et s’assit près de nous. Les petits-fils de Goethe, Walter et Wolfgang, entrèrent aussi en sautant. Wolf s’approcha du chancelier. « Va chercher ton album, dit Goethe, et montre à M. le chancelier ta princesse et ce que le comte Sternberg a écrit. » — Wolf revint bientôt avec le livre. Le chancelier examina le portrait de la princesse et les vers de Goethe transcrits à côté. Il feuilleta ensuite le livre et trouva cette ligne, écrite par Zelter, et qu’il lut tout haut :

Apprends à obéir !

« Eh bien ! c’est là la seule parole raisonnable du livre, » dit Goethe en riant. « Oui, Zelter a toujours de la solidité et du grandiose. Je parcours en ce moment avec Riemer ses lettres ; elles renferment d’inestimables trésors. Les lettres qu’il m’a écrites en voyage sont surtout de grande valeur ; car en sa qualité de bon architecte et de bon musicien il trouve toujours des objets intéressants à juger. À son entrée dans une ville, tous les édifices lui parlent, et lui disent leurs mérites et leurs défauts. Les sociétés chantantes l’attirent bien vite chez elles, et elles montrent au maître leurs qualités et leurs faiblesses. Si un sténographe avait écrit ses conversations musicales avec ses élèves, nous aurions un livre unique ; car sur ces matières Zelter a du génie, il est grand, et toujours il sait frapper le clou sur la tête[48]. »

Mercredi, 5 juillet 1827.

Le directeur général des bâtiments Coudray nous a tracé le dessin de la balustrade en fer qu’il est en train de faire disposer à Osmannstedt[49] autour du tombeau de Wieland. Goethe me dit après son départ : « À moi qui vis dans les siècles, entendre parler de statues et de monuments me fait toujours un effet étrange. Je ne peux penser à une statue élevée en l’honneur d’un grand homme sans que mon esprit la voie déjà renversée et brisée par des soldats qui doivent un jour venir. Je vois déjà briller sous les pieds des chevaux la balustrade de Coudray transformée en fers ; j’ai d’ailleurs déjà vu de mon vivant chose pareille à Francfort. — Et puis le tombeau de Wieland est placé beaucoup trop près de l’Ilm ; la rivière, qui fait là un coude très-prononcé, n’a qu’à ronger le rivage pendant cent ans à peine pour toucher les morts. »

Après avoir causé gaiement de l’insupportable instabilité des choses de ce monde, reprenant le dessin de Coudray, nous fûmes conduits à parler des dessins originaux des grands maîtres. Goethe m’en montra un ; en le comparant avec la gravure, faite d’après le tableau achevé, il trouvait dans le dessin bien des supériorités, « J’ai eu le bonheur, dans ces derniers temps, me dit Goethe, d’acheter à bon marché beaucoup de dessins de grands maîtres. De pareils dessins originaux sont sans prix, non-seulement parce qu’ils donnent l’idée de l’artiste dans toute sa pureté, mais aussi parce qu’ils nous mettent directement dans l’état d’esprit de l’artiste lui-même au moment de l’invention. Tous les traits de ce dessin de l’Enfant Jésus dans le Temple respirent la clarté parfaite et la fermeté sereine et tranquille qui remplissaient l’âme de l’artiste ; ces sentiments bienfaisants passent en nous dès que nous considérons le dessin. — C’est là un grand avantage de l’art plastique ; il est, par sa nature, absolument extérieur à nous-mêmes, et il nous attire vers lui, sans exciter violemment en nous le sentiment. Une œuvre est là, elle nous parle ou ne nous dit rien ; c’est oui ou non. Au contraire, une poésie produit une impression bien plus vague, elle éveille en nous des émotions personnelles, et ces émotions sont différentes dans chaque lecteur, suivant sa nature et ses facultés. »

« — J’ai lu, dis-je, ces jours-ci, l’excellent roman anglais de Smollet : Roderic Random ; il produit l’impression d’un bon dessin original. C’est une peinture toute directe ; pas une trace de penchant pour le sentimental ; c’est la vie réelle qui apparaît devant nous telle ; qu’elle est, souvent même assez peu attrayante, assez repoussante ; mais cependant l’ensemble satisfait, parce que tout y est parfaitement vrai. »

« — J’ai souvent entendu vanter Roderic Random, et je crois ce que vous m’en dites ; cependant je ne l’ai jamais lu. Mais connaissez-vous Rasselas de Johnson ? Lisez-le, et vous me direz ce que vous en pensez. » — Je le promis et dis : « Dans lord Byron, je trouve souvent aussi de ces peintures immédiates qui font voir seulement l’objet, sans exciter notre sensibilité intime autrement qu’un dessin de bon peintre. Don Juan, surtout, est riche en passages de ce genre. »

« — Oui, dit Goethe, c’est là une des grandeurs de lord Byron ; ses tableaux ont toujours leurs traits jetés avec tant de légèreté qu’on les croirait nés à l’instant. Je ne me rappelle rien de Don Juan, mais de ses autres poésies je me rappelle des passages de ce genre, et surtout des peintures de la mer tout à fait sans prix ; on aperçoit au loin une voile, puis une autre ; on croit sentir le souffle de l’Océan. »

« — J’ai surtout, dans son Don Juan, admiré sa peinture de la ville de Londres ; ses vers rapides la mettent devant les yeux. Et puis il ne s’inquiète pas scrupuleusement si un sujet est poétique ou non ; il saisit tout, emploie tout comme cela se présente, jusqu’aux perruques frisées placées devant les fenêtres des coiffeurs et jusqu’aux nettoyeurs de réverbères. »

« — Oui, nos esthéticiens allemands parlent beaucoup de sujets poétiques ou non poétiques ; ils n’ont pas tout à fait tort à un certain point de vue ; mais au fond aucun sujet pris dans la réalité ne reste sans poésie dès que le poète sait le traiter comme il faut. »

Nous parlons des Deux Foscari, et je dis que Byron traçait d’excellents portraits de femme.

« Oui, ses femmes sont bonnes, dit Goethe ; et aussi c’est la seule forme qui nous soit restée, à nous autres modernes, pour verser notre idéalisme. — Quant aux hommes, il n’y a rien à faire. Avec son Achille et son Ulysse, la Bravoure et la Sagesse, Homère nous a tout pris. »

« — Mais, dis-je, ces tortures continuelles que l’on trouve dans les Foscari ont quelque chose de pénible ; on conçoit à peine comment Byron a pu vivre dans ce sujet assez longtemps pour achever la pièce. »

« — C’était là le vrai élément de Byron, éternel tourmenteur de lui-même ; aussi de pareils sujets étaient ses thèmes favoris ; voyez toutes ses œuvres, il n’y a pas un seul sujet gai. — Mais, n’est-ce pas, dans les Foscari aussi, les descriptions sont belles ? »

« — Elles sont excellentes ; chaque mot est énergique, significatif, et conduit au but. Jusqu’à présent, d’ailleurs, je n’ai pas trouvé un seul vers terne dans Byron. Je crois toujours le voir sortant des vagues de la mer, tout pénétré encore des forces primitives de la création. » — « Oui, c’est tout à fait cela, dit Goethe. » — « Plus je le lis, plus je l’admire ; vous avez eu bien raison de lui élever, dans Hélène, l’éternel monument de l’amitié. »

« — Comme représentant du temps poétique actuel, je ne pouvais employer que lui ; il est sans contestation le plus grand talent du siècle. Et puis, Byron n’est ni antique ni romantique, il est comme le jour présent lui-même. Il me fallait ce caractère. Il me convenait aussi à cause de sa nature mécontente et de ses instincts guerriers, qui l’ont fait périr à Missolonghi. Écrire un panégyrique de Byron, ce n’est ni facile ni sage ; mais je ne négligerai jamais, à l’occasion, de l’honorer et de citer ses beaux passages. »

Goethe continua à parler d’Hélène : « J’avais d’abord conçu la fin d’une tout autre façon ; c’était un dénoûment fort bon, mais que je ne veux pas dire ; puis lord Byron et Missolonghi m’en ont apporté un autre, et je l’ai accepté ; mais je ne sais si vous l’avez remarqué, le chœur dans son chant de deuil sort tout à fait de son rôle ; jusque-là il a une couleur tout antique, ce sont toujours des jeunes filles qui parlent ; là, il devient tout à coup grave, exprime de hautes réflexions et dit ce que des jeunes filles n’ont jamais pensé et ne peuvent pas penser. »

« — Oui, j’avais fait cette remarque ; mais, depuis que j’ai vu le paysage de Rubens, avec sa double lumière, depuis que je conçois ce qu’est une fiction, de pareils traits ne me troublent pas. Ces petites contradictions ne sont rien, si elles sont le prix d’une grande beauté. Il fallait que ce chant fût prononcé ; il n’y a là que le chœur des jeunes filles ; que les jeunes filles le chantent donc ! »

« — Mais les critiques allemands, dit Goethe en riant, que vont-ils dire ? Auront-ils assez de liberté et d’audace pour passer là-dessus ? Quant aux Français, ils seront arrêtés par leur raison ; ils n’admettent pas que l’imagination ait ses lois, qui puissent et doivent être indépendantes de la raison. Si l’imagination ne créait pas ce qui restera éternellement douteux pour la raison, l’imagination serait peu de chose. C’est là ce qui sépare la poésie de la prose, dans laquelle la raison doit être toujours à l’aise. »

Nous étions sans lumière ; en face de nous brillait sur l’Ettersherg[50] les lueurs d’une claire nuit d’été. Je m’aperçus qu’il était dix heures ; je me retirai, emportait avec joie ces remarquables paroles.

Lundi soir, 9 juillet 1827.

Je trouvai Gœthe seul ; il examinait une collection d’empreintes des médailles du cabinet Stosch[51]. « On a été à Berlin assez bon pour m’envoyer toute la collection, afin que je puisse la voir ; je connaissais déjà une partie de ces belles choses, mais je les trouve ici rangées par Winckelmann dans un ordre instructif. Je me sers de sa description, et, dans mes doutes, je le consulte. »

Le chancelier entra, et nous raconta les nouvelles des journaux ; il nous parla, entre autres choses, d’un gardien de ménagerie qui avait tué un lion pour manger de sa chair. « Je m’étonne qu’il n’ait pas plutôt pris un singe, dit Goethe, cela doit faire un morceau très-friand. » — Nous parlâmes de la laideur de ces bêtes, d’autant plus désagréables qu’elles ressemblent davantage à l’homme. « Je ne conçois pas, dit le chancelier, comment les princes souffrent près d’eux de pareilles bêtes, et même peut-être trouvent en elles du plaisir. » — « Les princes, dit Goethe, sont tellement tourmentés par des hommes désagréables qu’ils cherchent à combattre les ennuyeuses impressions qu’ils en gardent à l’aide d’animaux plus désagréables encore. — Quant à cette répugnance que nous ressentons justement pour les singes ou pour les cris des perroquets, elle a sa cause dans le déplacement de ces animaux. Singes et perroquets ne nous étonneraient plus, nous plairaient même, si nous-mêmes nous étions sous les palmiers, montés sur des éléphants. — Quant aux princes, ils ont raison d’effacer un souvenir fâcheux par une image plus fâcheuse. » — « Je me rappelle des vers, dis-je, que vous avez peut-être vous-même oubliés :

Si les hommes deviennent des brutes,
Qu’on amène des bêtes dans la chambre,
Les méchantes humeurs s’adouciront ;
Nous sommes tous ensemble fils d’Adam. »

Goethe rit et dit : « Oui, c’est bien cela. La grossièreté ne peut être chassée que par une grossièreté plus forte. Je me rappelle un trait des commencements de mon séjour ici. Il y avait encore parmi les nobles des gens d’une grossièreté très-bestiale, et un riche noble, à table, dans une excellente compagnie, tenait un jour en présence des dames des discours très-grossiers qui embarrassaient et fatiguaient tous ceux qui les entendaient. Les paroles ne pouvaient rien sur lui. Une personne distinguée, qui était assise en face de lui, fut assez résolue pour employer un autre moyen ; elle dit très-haut une très-grosse inconvenance ; tout le monde fit un saut, et le rustre, se sentant dépassé, n’ouvrit plus la bouche. Dès ce moment, à la joie universelle, l’entretien fut toujours gai avec grâce, et on sut grand gré à cette personne résolue de sa hardiesse inouïe, qui avait eu un si heureux résultat. »

Après avoir ri de cette anecdote, le chancelier nous parla de la nouvelle situation du parti ministériel et du parti de l’opposition à Paris ; il nous récita presque mot pour mot un discours énergique qu’un démocrate très-hardi[52] avait prononcé contre un ministre, en se défendant devant les tribunaux. Goethe et le chancelier discutèrent beaucoup sur cette affaire et sur les lois répressives de la presse. Goethe se montrait, comme toujours, aristocrate modéré ; son ami continuait aussi à défendre la cause du peuple. Goethe dit :

« Je ne suis en aucune façon inquiet des Français ; le point de vue d’où ils considèrent l’histoire du monde est si élevé, qu’il est désormais impossible chez eux d’opprimer l’esprit. Cette loi de répression n’aura qu’un effet bienfaisant ; les restrictions ne touchent d’ailleurs à rien d’essentiel, et n’empêchent que les personnalités. Une opposition qui ne rencontre pas de barrières devient plate. Les restrictions obligent à être spirituel, et c’est un grand avantage. Énoncer en face et grossièrement son opinion n’est excusable et bon que lorsqu’on a entièrement raison ; or un parti n’a jamais entièrement raison, par cela même qu’il est un parti ; voilà pourquoi le ton détourné lui convient très-bien, et en cela les Français ont toujours été de grands modèles. À mon domestique je dis simplement : « Jean, tire-moi mes bottes. » Il comprend cela ; mais, si je suis avec mon ami et si je désire qu’il me rende cet office, je ne peux pas m’exprimer si directement ; il faut que je cherche une tournure amicale, aimable, pour déterminer son affection à me servir. La nécessité avive l’esprit ; voilà pourquoi, je le répète, j’aime les restrictions de la liberté de la presse. Les Français ont toujours eu, jusqu’à présent, la réputation d’être la nation la plus spirituelle, et ils méritent de la conserver. Nous autres Allemands, nous aimons à laisser tomber tout droit notre opinion : aussi nous ne sommes pas très-avancés en fait d’éloquence indirecte. — Les partis de Paris pourraient acquérir encore plus d’importance, si leur esprit était plus libre, plus libéral, et s’ils se séparaient davantage. Chaque parti a un point de vue historique bien plus élevé que les partis anglais ; chez ceux-ci, les partis sont des forces puissantes, mais peu distinctes, se mêlant l’une à l’autre, et se paralysant. Les vues d’un grand esprit ont peine à les pénétrer, comme nous le constatons par Canning et par les ennuis que l’on fait endurer à ce grand homme d’État. »

Dimanche 15 juillet 1827.

Je suis allé ce soir, après huit heures, chez Goethe ; il venait de rentrer de son jardin, et me dit : « Voyez ! un roman en trois volumes ! et de qui ? de Manzoni ! » — J’examinai ces livres, fort joliment reliés, et renfermant une dédicace pour Goethe. — « Manzoni travaille beaucoup, » dis-je. « Oui, cela marche. » — « Je ne connais rien de Manzoni, continuai-je, sinon son Ode à Napoléon, que j’ai lue de nouveau ces jours-ci, dans votre traduction, et que j’ai extrêmement admirée. Chaque strophe est un tableau ! » — « Oui, l’ode est excellente. Mais quelqu’un en parle-t-il en Allemagne ? C’est absolument comme si elle n’existait pas, et cependant c’est la plus belle poésie qui ait été faite sur ce sujet. »

Pendant que Goethe continuait à lire les journaux anglais qu’il lisait à mon arrivée, je pris le volume de romans allemands, traduits par Carlyle, contenant Musæus et Fouqué[53]. Je lus avec grand intérêt l’introduction placée en tête de l’ouvrage de Fouqué. C’était un jugement sur sa vie et son esprit. Le spirituel Anglais compare d’abord notre Fouqué à un chanteur qui n’a que peu de notes, mais justes et agréables ; plus loin, il dit que Fouqué, ne cherchant pas dans l’Église poétique à être évêque ou grand dignitaire, s’est contenté, pour ainsi dire, des humbles fonctions de vicaire, mais les a parfaitement remplies. — Goethe, après quelque temps, m’appela dans son cabinet, où il venait de passer : « Asseyez-vous un instant, me dit-il, et causons encore un peu. Voilà une traduction de Sophocle qui vient d’arriver ; elle se lit bien, et paraît bonne ; je veux la comparer avec Solger. Et Carlyle, qu’en dites-vous ? » — Je lui communiquai ce que j’avais remarqué sur Fouqué. — « Eh bien ! n’est-ce pas joli ! oui, au delà de la mer il y a aussi des gens d’esprit[54] qui nous connaissent et savent nous apprécier. — Mais dans d’autres genres nous ne manquons pas aussi, en Allemagne, de bonnes têtes. J’ai lu dans les Annuaires de Berlin un article d’un historien sur Schlosser ; c’est très-beau ; c’est signé Henri Léo[55] ; je n’ai jamais entendu ce nom, mais il faut que nous nous informions de lui. Il est au-dessus des Français, ce qui, en histoire, est certes quelque chose ! Les Français restent trop constamment attachés à la réalité ; leur tête repousse l’idéalisme[56] et c’est là ce que l’Allemand possède avec pleine aisance. M. Léo a des vues excellentes sur les castes indiennes. On parle toujours et beaucoup d’aristocratie et de démocratie ; la chose est pourtant bien simple : Quand nous sommes jeunes, ne possédant rien, ou ne sachant pas apprécier une possession paisible, nous sommes démocrates. Mais, arrivés au bout d’une longue vie à une propriété, nous désirons non-seulement qu’elle nous soit assurée, mais aussi que nos enfants et petits-enfants puissent jouir en paix de ce que nous avons acquis. Voilà comment nous sommes tous sans exception aristocrates dans la vieillesse, lors même que jeunes gens nous aurions eu d’autres opinions. Léo traite ce point avec beaucoup d’esprit.

« La critique, c’est là notre côté le plus faible, et il nous faudra longtemps attendre avant de trouver chez nous un homme comme Carlyle. Ce qu’il y a d’heureux maintenant, c’est que, grâce aux étroites relations qui sont nouées entre les Français, les Anglais et les Allemands, nous pouvons nous corriger mutuellement. C’est le grand avantage qui résulte d’une littérature universelle, et il se produira de plus en plus. Carlyle, dans sa Vie de Schiller, l’a jugé comme il aurait été difficile à un Allemand de le faire. Nous, en revanche, nous avons une idée très-nette de Shakspeare et de Byron, et nous savons peut-être apprécier leurs qualités mieux que les Anglais eux-mêmes. »

Mercredi, 18 juillet 1827.

Gothe, aujourd’hui, à dîner, m’a dit pour premiers mots : « J’ai à vous annoncer que le roman de Manzoni dépasse tout ce que nous connaissons en ce genre. Je ne vous dirai que ceci : Tout ce qui est intime, tout ce qui sort de l’âme du poëte, c’est la perfection même, et tout ce qui est extérieur, dessin des lieux, etc., ne reste pas d’un cheveu en arrière. Voilà, je crois, un éloge. — L’impression à la lecture, la voici : on passe de l’émotion à l’admiration, et de l’admiration à l’émotion, et on ne sort pas de là. Je ne pense pas qu’une œuvre supérieure soit possible. On voit bien dans ce roman pour la première fois ce qu’est Manzoni ; la perfection de son âme s’y montre ; elle n’avait pas eu occasion de se développer dans ses œuvres dramatiques. Tout de suite après, je veux lire le meilleur roman de Walter Scott, Waverley sans doute, que je ne connais pas encore, et je verrai comment Manzoni se tient à côté du grand écrivain anglais. Il n’est guère possible d’avoir une âme plus complètement développée que celle qui nous apparaît ici ; en la contemplant, on ressent le bonheur que donne la vue d’un fruit dans sa pleine et parfaite maturité. Et dans l’action, dans chaque tableau isolé, une clarté comparable à celle du ciel italien lui-même ! »

« — A-t-il, lui aussi, quelques traces de sentimentalité ? » demandai-je.

« — Aucune absolument. — Il y a du sentiment, mais de la sentimentalité, point. — Dans chaque situation, les émotions ressenties sont viriles et simples. Je ne veux rien vous dire de plus aujourd’hui ; je suis encore dans le premier volume, mais vous en entendrez bientôt davantage. »

Samedi, 21 juillet 1827.

Quand j’entrai ce soir dans la chambre de Goethe, je le trouvai lisant le roman de Manzoni. « Je suis déjà au troisième volume, dit-il en posant le livre, et j’ai bien des pensées nouvelles. Vous savez, Aristote dit que, pour qu’une tragédie soit bonne, elle doit exciter la crainte. Cela s’applique non pas seulement à la tragédie, mais à mainte autre poésie. Vous le vérifierez avec le Dieu et la Bayadère, et avec toute bonne comédie, dans l’intrigue du nœud ; vous le vérifierez même dans les Sept Jeunes Filles en uniforme[57], car nous ignorons comment la plaisanterie finira pour ceux qui la font. Cette crainte peut être de deux sortes : c’est de l’effroi, ou de l’inquiétude. Ce dernier sentiment s’élève en nous quand nous voyons un danger moral qui menace les personnages et se répand sur eux, comme par exemple dans les Affinités. Le lecteur ou le spectateur ressent de l’effroi quand les personnages sont menacés d’un danger physique, comme par exemple dans les Galériens[58] ou dans le Franc-Archer de Weber ; et même dans la scène de la Gorge du Loup[59], l’effet produit sur les spectateurs dépasse l’effroi, il va jusqu’à nous anéantir complètement. Or, cet effroi, Manzoni en fait usage avec un étrange bonheur en sachant le résoudre en émotion, et en conduisant ainsi le lecteur par cette route à l’admiration. Le sentiment de l’effroi tient au sujet ; tout lecteur l’éprouvera ; l’admiration naît en ceux qui aperçoivent avec quelle perfection l’auteur dirige tous ses mouvements, et le connaisseur seul jouira de ce sentiment. Que dites-vous de cette esthétique ? Si j’étais plus jeune, j’écrirais quelque chose suivant cette théorie, mais non pas cependant un ouvrage aussi considérable que celui de Manzoni. — Maintenant, je suis vraiment bien curieux de voir ce que les messieurs du Globe vont dire de ce roman ; ils sont assez habiles pour en reconnaître les qualités ; et l’ouvrage tout entier est tout à fait de l’eau pour le moulin[60] de ces libéraux, quoique Manzoni reste très-modéré. Mais les Français accueillent rarement un ouvrage avec une approbation complète comme nous ; ils ne se placent pas facilement au point de vue d’un auteur ; même chez les meilleurs, ils trouvent toujours quelque chose qui n’est pas dans leurs idées et que l’auteur aurait dû faire autrement.

« Quatre circonstances surtout contribuent à rendre l’ouvrage de Manzoni si excellent. D’abord, Manzoni est un historien de mérite ; son poëme a gagné par là une dignité et une solidité qui l’élèvent bien au-dessus de ce qu’on se représente d’habitude sous le nom de roman, La religion catholique lui a ensuite rendu service ; elle donne naissance à beaucoup de situations poétiques qui manqueraient à un protestant. Troisièmement, il a beaucoup souffert dans les luttes révolutionnaires ; car, sans s’y mêler personnellement, il a vu frapper ses amis, et quelques-uns se perdre. Enfin, chose encore favorable au roman, l’action se passe dans les ravissants environs du lac de Côme, que le poète connaît dès son enfance, dont tous les spectacles lui sont familiers, qu’il sait par cœur ; aussi tous les lieux où se passent les scènes sont décrits avec un détail et une clarté admirables, et c’est là un des grands mérites de l’ouvrage. »

Lundi, 23 juillet 1827.

Quand j’allai ce soir vers huit heures chez Goethe, on me dit qu’il n’était pas encore revenu de son jardin. J’allai au-devant de lui, et je le trouvai dans le parc, assis sur un banc sous la fraîcheur des tilleuls ; son petit-fils Wolfgang était près de lui. Goethe me fit asseoir à ses côtés, et la conversation vint aussitôt sur Manzoni. — « Je vous disais dernièrement que l’historien servait au poëte dans ce roman, mais maintenant, dans le troisième volume, je trouve que l’historien joue un mauvais tour au poëte ; M. Manzoni tout d’un coup ôte son costume de poëte et reste pendant longtemps devant nous dans la nudité d’historien. Et cela pour décrire une guerre, une famine, une peste, choses déjà désagréables par elles-mêmes, et qui deviennent insupportables dans un récit circonstancié et détaillé comme une sèche chronique. Le traducteur allemand doit tâcher de cacher ce défaut, il faut qu’il abrège et fonde les descriptions de guerre, de famine et de peste, et n’en laisse que les parties dans lesquelles sont mêlés les personnages du roman. Si Manzoni avait eu près de lui un bon conseiller pour ami, il aurait facilement évité ce défaut ; mais, comme historien, il a eu un trop grand respect de la réalité. Cela le tourmentait déjà dans ses œuvres dramatiques, et il sort de la difficulté en ajoutant sous la forme de notes le superflu de sa matière historique. Dans la circonstance présente il n’a pas su se tirer d’affaire, et n’a pas pu se séparer de ses matériaux. C’est très-curieux. Mais cependant, dès que les personnages du roman reviennent, le poète reparait dans toute sa gloire, et il nous force à lui rendre notre admiration habituelle. On ne conçoit guère comment un poëte comme Manzoni, qui peut disposer une aussi belle composition, a pu, ne fut-ce qu’un instant, pécher contre la poésie. Cependant la chose est simple, et voici comment elle s’est passée : Manzoni, de même que Schiller, est né poëte. Mais notre temps est si déplorable, que le poëte, dans la vie des hommes qui l’entourent, ne trouve plus de nature qu’il puisse mettre en œuvre. Pour se relever, Schiller a saisi deux grands secours, la philosophie et l’histoire ; Manzoni, l’histoire seule. Le Wallenstein de Schiller est si beau, qu’il n’y a pas en ce genre une œuvre égale ; cependant la philosophie et l’histoire nuisent à certaines parties et empêchent qu’il ne soit, comme poème, tout à fait réussi. Manzoni de même a eu à souffrir d’un excès d’histoire. »

« Votre Excellence exprime là de belles pensées que j’écoute avec bonheur, » dis-je alors.

« C’est Manzoni qui nous les donne, » me répondit Goethe.

Mercredi, 25 juillet 1827.

Goethe a reçu ces jours-ci de Walter Scott une lettre qui lui a fait un grand plaisir. Il me l’a montrée aujourd’hui, et, comme l’écriture anglaise lui semblait assez illisible, il m’a prié de la lui traduire. Il paraît que Goethe avait écrit le premier au célèbre poëte anglais, et cette lettre est une réponse. Walter Scott écrit :

« Je me sens très-honoré qu’une de mes œuvres ait été assez heureuse pour s’attirer l’estime de Goethe, aux admirateurs duquel j’appartiens depuis l’année 1798, année où, malgré mon peu de connaissance de la langue allemande, je fus assez hardi pour traduire en anglais Gœtz de Berlichingen. Dans cette entreprise de jeune homme, j’avais tout à fait oublié que ce n’est pas assez de sentir la beauté d’un ouvrage de génie, mais qu’il faut aussi entendre à fond la langue dans laquelle il est écrit pour réussir à rendre sensible aux autres une pareille beauté. Cependant cet essai de jeunesse a encore pour moi quelque valeur, parce qu’il montre du moins que je savais choisir un sujet digne d’admiration.

« J’ai souvent entendu parler de vous, et cela par mon gendre Lockart, jeune littérateur distingué qui, il y a quelques années, avant d’être allié à ma famille, avait l’honneur d’être présenté au père de la littérature allemande. Au milieu du grand nombre de ceux qui se sentent le besoin de vous témoigner leur vénération, il est impossible que vous puissiez vous rappeler chaque individu, mais je crois que personne n’a eu pour vous des sentiments plus profonds que ce jeune membre de ma famille.

« Mon ami sir John Hope de Pinkie a eu dernièrement l’honneur de vous voir, et j’espérais vous écrire ; je pris en effet cette liberté plus tard, à l’occasion d’un voyage en Allemagne que deux de mes parents avaient l’intention de faire ; mais, la maladie les ayant empêchés d’exécuter leur dessein, ma lettre me revint après deux ou trois mois. Ainsi j’avais déjà osé essayer de faire la connaissance de Goethe, même avant les flatteuses marques d’intérêt qu’il a été assez bon pour me donner en s’informant de moi.

« Pour tous les admirateurs du génie, il y a émotion et bonheur à voir une des plus grandes figures de l’Europe jouir d’une heureuse et honorable retraite à un âge où il se voit si grandement respecté. Un sort si favorable n’a pas, hélas ! été accordé au pauvre lord Byron, emporté dans la fleur de ses ans, avec tant d’œuvres que nous espérions et que nous attendions encore de lui. Il était heureux des honneurs que vous lui rendiez, et sentait quelle était sa dette envers un poëte à qui tous les écrivains de la génération actuelle doivent tant, que c’est pour eux un devoir de ne lever vers lui que des regards de religieux respect.

« J’ai pris la liberté de charger MM. Treuttel et Würtz[61] de vous envoyer le récit essayé par moi de la vie de cet homme curieux qui, pendant de si longues années, a eu une terrible influence sur le monde qu’il dominait. Du reste, je ne sais pas si je ne lui dois pas quelques obligations pour les douze années qu’il m’a forcé à passer sous les armes ; j’ai, pendant tout ce temps, servi dans un corps de notre milice, et, quoique paralysé de bonne heure, je suis devenu bon cavalier, bon chasseur et bon tireur. Dans ces derniers temps, j’ai un peu perdu ces beaux talents, car le rhumatisme, cette triste plaie de notre climat du Nord, a étendu son pouvoir sur mes membres. Mais je ne me plains pas, puisque depuis que j’ai dû renoncer aux plaisirs de la chasse, je peux voir mes fils en jouir.

« Mon fils aîné a un escadron de hussards ; pour un jeune homme de vingt-cinq ans, c’est beaucoup. Mon second fils vient d’obtenir à Oxford le grade de maître ès arts, et il va passer quelques mois à la maison avant d’aller dans le monde. Comme il a plu à Dieu de me prendre leur mère, c’est ma plus jeune fille qui conduit ma maison. Mon aînée est mariée, et vit dans sa famille.

« Telle est la situation domestique d’un homme dont vous avez été assez bon pour vous informer. J’ai une fortune assez grande pour vivre tout à fait comme je le désire, malgré quelques pertes très-lourdes. J’habite un beau et vieux château, où tout ami de Goethe sera en tout temps le bienvenu. Le vestibule est garni d’armures qui auraient été bonnes, même pour Jaxthausen ; un gros chien braque veille à l’entrée.

« J’ai d’ailleurs oublié l’homme qui savait prendre soin qu’on ne l’oubliât pas tant qu’il vécut. J’espère que vous pardonnerez les fautes de l’ouvrage, en pensant que l’auteur était animé du désir d’être envers cet homme extraordinaire aussi sincère que ses préjugés d’insulaire pouvaient le lui permettre.

« Cette occasion de vous écrire qui s’est offerte à moi tout à coup et par hasard, grâce à un voyageur, ne souffrant aucun retard, le temps me manque, et je ne peux plus que vous souhaiter une santé et un repos constants, et vous assurer de mon très-sincère, très-profond respect.

« Walter Scott.
« Edimbourg, 9 juillet 1827. »

Cette lettre, comme je l’ai dit, fit à Goethe le plus grand plaisir. — Il dit que les hommages qu’elle renfermait étaient trop grands pour qu’il ne dût pas en mettre une bonne part au compte de la politesse d’une personne de rang élevé et du meilleur monde. Il me fit remarquer la manière cordiale et pleine de bonhomie avec laquelle Walter Scott parle de sa famille ; c’était pour lui un signe de confiance fraternelle qui le rendait heureux.

« Je suis curieux vraiment de voir cette Vie de Napoléon qu’il m’annonce, dit-il. J’entends sur ce livre des jugements si contradictoires et si passionnés, que j’ai d’avance cette certitude : l’ouvrage, quel qu’il soit, est remarquable. »

Je lui demandai s’il se rappelait encore Lockart.

« Parfaitement ! sa personne fait une vive impression que l’on n’oublie pas aussitôt. Des voyageurs d’Angleterre et ma belle-fille m’ont dit que c’est un jeune littérateur d’avenir[62]. Mais je m’étonne un peu que Walter Scott ne me dise pas un mot de Carlyle, qui cependant, par ses travaux sur l’Allemagne, doit certainement lui être connu[63]. Ce qu’il y a d’admirable dans Carlyle, c’est que dans ses jugements sur les écrivains allemands il s’occupe bien moins des effets de l’œuvre que de son esprit et de son essence morale. Carlyle est une puissance morale de grande importance. Il est riche d’avenir, et il est impossible de prévoir tout ce qu’il fera et toute l’influence qu’il exercera un jour. »

Lundi, 24 septembre 1827.

Avec Goethe à Berka[64]. Nous sommes partis un peu après huit heures ; la matinée était très-belle. — En montant la colline, comme la nature n’offre rien à contempler, Goethe parla de la littérature. Un poëte allemand de réputation avait passé ces jours-ci par Weimar, et il avait donné son album à Goethe : « Vous ne croiriez pas à la faiblesse de tout ce qu’il y a là dedans, me dit Gœthe. Tous ces poëtes écrivent comme s’ils étaient malades et comme si le monde entier était un lazaret. Tous parlent des souffrances et des misères de ce monde, et des joies de l’autre ; ils sont déjà mécontents, et, en écrivant dans ce livre, chacun cherche à être plus désolé que tous les autres. C’est là vraiment mésuser de la poésie, qui nous a été donnée pour faire disparaître les petits ennuis de la vie, et pour rendre l’homme content du monde et de son sort. Mais la génération actuelle a peur de toute énergie solide ; son esprit n’est à l’aise et ne voit la poésie que dans la faiblesse. — J’ai trouvé une bonne expression pour contrarier ces messieurs. Je veux appeler leur poésie poésie de lazaret ; au contraire la poésie qui, non-seulement, inspire les chants de guerre, mais qui arme de courage les hommes, pour lutter dans les combats de la vie, je l’appelle poésie tyrtéenne. »

Il y avait à nos pieds, dans la voiture, une corbeille en jonc, à deux anses, qui attira mon attention. « Je l’ai rapportée de Marienbad, me dit Goethe, où l’on a de semblables corbeilles de toute grosseur, et je suis tellement habitué à la mienne, que je ne peux voyager sans la prendre avec moi. Vous voyez, quand elle est vide, elle se replie sur elle-même et occupe peu d’espace ; quand on veut l’emplir, elle s’élargit en tous sens, et elle contient plus qu’on ne croirait. Elle est molle, flexible, et cependant si solide et si forte qu’on peut y emporter les objets les plus lourds. »

« — Elle est d’une forme très-pittoresque et même antique, » dis-je.

« — Vous avez raison ; elle se rapproche de l’antique, car non-seulement elle est parfaitement appropriée à son but et faite avec intelligence, mais sa forme est de plus très-simple et très-agréable à l’œil ; on peut dire d’elle qu’elle a atteint sa perfection. — Je m’en suis servi surtout lors de mes excursions minéralogiques dans les montagnes de Bohême[65]. Pour le moment elle renferme notre déjeuner. Si j’avais là un marteau, je ne manquerais pas aujourd’hui d’occasions pour casser çà et là une petite pierre et rapporter ma corbeille pleine d’échantillons. »

Nous étions arrivés sur la hauteur, et nous avions la vue des collines derrière lesquelles est placé Berka. Un peu à gauche, au delà de la vallée de l’Ilm, on apercevait une colline à laquelle les vapeurs de la rivière, en flottant au-devant, donnaient une teinte bleue. Je la regardai avec ma lorgnette, aussitôt le bleu s’affaiblit d’une manière frappante. « On voit, dis-je à Goethe, combien l’objet regardé est modifié par la personne qui regarde. Une vue faible augmente l’opacité de l’air, une vue perçante la fait disparaître ou du moins la diminue. »

« — Votre observation est parfaitement juste ; car avec une bonne lunette on peut même faire évanouir les teintes bleues des montagnes les plus éloignées. Oui, dans tous les phénomènes, le sujet actif est plus important qu’on ne pense. Déjà Wieland le savait bien, lui qui disait toujours : « On pourrait bien amuser les gens, mais s’ils étaient amusables ! »

À quelque distance, Goethe fit arrêter la voiture : « Nous allons descendre, me dit-il, et voir si un petit déjeuner en plein air nous paraîtra agréable. » — Le domestique mit une serviette sur un de ces tas de pierres réguliers que l’on trouve le long des routes ; il alla chercher dans la voiture la corbeille de jonc, et mit sur la table des petits pains blancs tendres, des perdrix rôties et des concombres saumurés. Goethe découpa une perdrix et m’en donna une moitié. Je mangeai debout ou en me promenant ; Goethe s’était assis sur le coin d’un des tas de pierres. Cette pierre froide, encore humide de la rosée de la nuit, ne me semblait pas être un bon siège, et je le dis à Goethe. Mais il m’assura que cela ne lui faisait rien du tout, et, tranquillisé, je vis dans ces assurances un nouveau signe de la vigueur qu’il sentait en lui. Le domestique avait aussi apporté de la voiture une bouteille de vin, et il nous versa à boire. « Notre ami Schütze, dit Goethe, n’a pas tort de faire chaque semaine une excursion à la campagne ; nous suivrons son exemple, et, si le temps se maintient, ce ne sera pas là notre dernière partie. »

Je passai ainsi avec Goethe une intéressante journée.

Il était inépuisable en mots pleins de sens ; il me parla beaucoup de la seconde partie de Faust, à laquelle il commençait à travailler sérieusement ; mais malheureusement je n’ai noté sur mon journal que ce que je viens d’écrire.

Mercredi, 26 septembre 1827.

Ce matin Goethe m’avait invité à une promenade en voiture ; nous devions aller à la pointe d’Hottelstedt[66], sur la hauteur occidentale de l’Ettersberg. La journée était extrêmement belle. En montant la colline, nous ne pouvions marcher qu’au pas, et nous eûmes occasion de faire diverses observations. Goethe remarqua dans les haies une troupe d’oiseaux, et il me demanda si c’étaient des alouettes. « grand et cher Goethe, pensai-je, toi qui as comme peu d’hommes fouillé dans la nature, tu me parais en ornithologie être un enfant !… — Ce sont des embérises et des passereaux, dis-je, et aussi quelques fauvettes attardées qui, après leur mue, descendent des fourrés de l’Ettersberg dans les jardins, dans les champs et se préparent à leur départ ; il n’y a pas là d’alouettes. Il n’est pas dans la nature de l’alouette de se poser sur les buissons. L’alouette des champs ainsi que l’alouette des airs monte vers le ciel, redescend vers la terre ; en automne, elle traverse l’espace par bandes et s’abat sur des champs de chaume, mais jamais elle ne se posera sur une haie ou sur un buisson. L’alouette des arbres aime la cime des grands arbres ; elle s’élance de là en chantant dans les airs, puis redescend sur la cime. Il y a aussi une autre alouette que l’on trouve dans les lieux solitaires, au midi des clairières ; elle a un chant très-tendre, qui rappelle le son de la flûte, mais plus mélancolique. Cette espèce ne se trouve point sur l’Ettersberg, qui est trop vivant et trop près des habitations ; elle ne va pas d’ailleurs non plus sur les buissons. »

« — Ah ! ah ! vous paraissez en ces matières n’être pas tout à fait un apprenti. »

« — Je m’en suis occupé avec goût depuis mon enfance, et pour elles mes yeux et mes oreilles ont toujours été ouverts. Le bois de l’Ettersberg a peu d’endroits que je n’aie parcourus plusieurs fois. Quand j’entends maintenant un chant, je peux dire de quel oiseau il vient. Et même, si on m’apporte un oiseau qui, ayant été mal soigné dans sa captivité, a perdu son plumage, je saurai lui rendre bien vite et les plumes et la santé. »

« — Cela montre certes une grande habileté ; je vous conseille de persévérer sérieusement dans vos études ; avec votre vocation marquée, vous arriverez à d’excellents résultats. Mais parlez-moi donc un peu de la mue. Vous m’avez dit que les fauvettes descendent après la mue dans les champs. La mue arrive-t-elle donc à une époque fixe, et tous les oiseaux muent-ils ensemble ? »

« — Chez la plupart des oiseaux la mue vient dès que la couvaison est terminée, c’est-à-dire dès que les petits de la dernière couvée peuvent se suffire à eux-mêmes. Mais alors il s’agit de savoir si, à partir de ce moment jusqu’à son départ, l’oiseau a le temps suffisant pour sa mue. S’il l’a, il mue ici et part avec son plumage nouveau. S’il ne l’a pas, il part avec son plumage ancien et ne mue que dans le Midi, plus tard. — Car les oiseaux n’arrivent pas au printemps et ne partent pas à l’automne tous en même temps. La cause, c’est que chaque espèce supporte plus ou moins facilement le froid et l’intempérie. L’oiseau qui arrive de bonne heure chez nous s’en va tard, et l’oiseau qui arrive tard s’en va tôt. Même dans une seule famille, par exemple dans celle des fauvettes, il y a de grandes différences. La fauvette à claquets ou la petite meunière se fait entendre chez nous dès la fin de mars, quinze jours plus tard viennent la fauvette à tête noire, le moine ; puis, environ une semaine après, le rossignol, et seulement à la fin d’avril ou au commencement de mai, la fauvette grise. Tous ces oiseaux avec leurs petits de la première couvée muent chez nous en août ; aussi on prend ici, à la fin d’août, de jeunes moines qui ont déjà leur petite tête noire. Mais les enfants de la dernière couvée partent avec leur premier plumage et ne muent que plus tard, dans les contrées méridionales ; aussi au commencement de septembre on peut ici prendre des moines mâles qui ont encore leur petite tête rouge comme leur mère. »

— « La fauvette grise est-elle l’oiseau qui vient le plus tard chez nous, ou d’autres viennent-ils encore après elle ? » demanda Goethe. — « L’oiseau moqueur jaune et le magnifique Pirol jaune d’or, n’arrivent que vers Pâques. Tous deux partent après leur couvaison achevée, vers le milieu d’août, et ils muent dans le Sud. Si on les garde en cage, ils muent en hiver, aussi ces oiseaux se gardent difficilement. Ils demandent beaucoup de chaleur. Si on les suspend près du poêle, ils dépérissent par manque d’air nourrissant ; si on les met près de la fenêtre, ils dépérissent par suite du froid des longues nuits. »

« — On dit que la mue est une maladie, ou du moins qu’elle est accompagnée d’un affaiblissement du corps. »

« — Je ne saurais dire. C’est une augmentation de vie, qui se passe très-heureusement en plein air sans la moindre fatigue, et qui réussit aussi très-bien à certains individus dans la chambre. J’ai eu des fauvettes qui pendant toute la mue n’ont pas cessé de chanter, ce qui est signe d’une parfaite santé. Si un oiseau pendant la mue est maladif, c’est qu’on le nourrit mal, que son eau est mauvaise, ou qu’il manque d’air. S’il n’a pas dans la chambre assez de force pour muer, qu’on le mette à l’air frais, il muera très-bien. Un oiseau libre mue sans s’en apercevoir, tant sa mue se fait doucement. »

« — Cependant vous sembliez dire que pendant leur mue les fauvettes se retirent dans les fourrés du bois ? »

« — Elles ont certainement pendant ce temps besoin de quelques secours. La nature agit avec tant de sagesse et de mesure, que jamais un oiseau ne perd tout d’un coup assez de plumes pour ne plus pouvoir voler et chercher sa nourriture. Mais cependant il peut arriver qu’un oiseau perde ensemble par exemple la quatrième, la cinquième, et la sixième penne à chaque aile ; il pourra bien voler encore, mais pas assez bien pour échapper aux oiseaux de proie ses ennemis et surtout au très-rapide et très-adroit hobereau ; voilà pourquoi les fourrés leur sont utiles à ce moment. »

« — Cela se conçoit. Est-ce que la mue marche également et comme symétriquement aux deux ailes, »

« — Autant que j’ai pu observer, sans aucun doute. Et c’est un bienfait. Car si un oiseau perdait à l’aile gauche trois pennes sans les perdre aussi à l’aile droite en même temps, l’équilibre serait rompu et l’oiseau ne serait plus le maître de ses mouvements. Il serait comme un vaisseau qui a d’un côté les voiles trop lourdes et de l’autre côté les voiles trop légères. »

« — Je vois que l’on peut pénétrer dans la nature du côté où l’on veut ; on trouve toujours une preuve de sagesse !… »

Nous étions arrivés sur le haut de la colline, nous longions la forêt de pins qui la couvre. Nous passâmes près d’un tas de pierres. Goethe fit arrêter, me pria de descendre et de chercher un peu si je ne trouverais pas quelques pétrifications. Je trouvai quelques coquilles et quelques ammonites brisées que je lui donnai en remontant en voiture. Nous reprîmes notre route.

« Toujours la vieille même histoire ! dit-il ; toujours le vieux sol marin ! Quand on est sur cette hauteur, et que l’on voit Weimar et tous ces villages dispersés alentour, cela semble un prodige que de se dire : il y a eu un temps où dans cette large vallée se jouait la baleine. Et cependant il en est ainsi, ou du moins c’est très-vraisemblable. La mouette, volant dans ce temps au-dessus de la mer qui a couvert ces hauteurs, ne pensait guère que nous y passerions un jour tous deux en voiture. Qui sait si dans des siècles la mouette ne volera pas de nouveau au-dessus de ces collines ?… »

Nous étions tout à fait en haut à l’extrémité de la pointe de l’Ettersberg ; on ne voyait plus Weimar ; mais devant nous, à nos pieds, s’étalait la large vallée de l’Unstrut, semée de villes et de villages, éclairée par le riant soleil du matin. « Là on sera bien ! dit Goethe en faisant arrêter, voyons encore si un petit déjeuner dans ce bon air nous fera plaisir ! »

Frédéric disposa le déjeuner sur une petite éminence de gazon. Les lueurs matinales du soleil d’automne le plus pur rendaient splendide le coup d’œil dont on jouissait à cette place. Vers le sud et le sud-ouest, on découvrait toute la chaîne de montagnes de la forêt de Thuringe ; à l’ouest, au delà d’Erfurt, le château élevé de Gotha et la cime de l’Inselsberg ; et vers le nord, à l’horizon, les montagnes bleuâtres du Harz. Je pensais aux vers :

Large, élevé, sublime, le regard
Se promène sur l’existence !…
De montagne en montagne
Flotte l’esprit éternel
Qui pressent l’éternelle vie……

Nous nous assîmes de façon à avoir devant nous, pendant notre déjeuner, la vue libre sur la moitié de la Thuringe. — Nous mangeâmes une couple de perdrix rôties, avec du pain blanc tendre, et nous bûmes une bouteille de très-bon vin, en nous servant d’une coupe d’or, qui se replie sur elle-même et que Goethe emporte dans ces excursions, enfermée dans un étui de cuir jaune. « Je suis venu très-souvent à cette place, dit-il, et ces dernières années, j’ai bien souvent pensé que pour la dernière fois je contemplais d’ici le royaume du monde et ses splendeurs. Mais tout en moi continue à bien se maintenir, et j’espère que ce n’est pas aujourd’hui la dernière fois que nous nous donnons ensemble une bonne journée. Nous viendrons à l’avenir plus souvent ici. À rester dans la maison on se sent figer. Ici, on se sent grand, libre comme la grande nature que l’on a devant les yeux ; on est comme on devrait être toujours[67]. — Je domine dans ce moment une foule de points auxquels se rattachent les plus abondants souvenirs d’une longue existence. Que n’ai-je pas fait pendant ma jeunesse dans les montagnes d’Ilmenau ! Et là-bas, dans le cher Erfurt, que de belles aventures ! À Gotha aussi, dans les premiers temps, je suis allé souvent et avec plaisir ; mais depuis longtemps on ne m’y voit pour ainsi dire plus. »

« — Depuis que je suis à Weimar, je ne me rappelle pas que vous vous y soyez rendu ? »

« — C’est ainsi que vont les choses, dit Goethe en riant. Je ne suis pas là noté au mieux. Voici l’histoire, je veux vous la raconter. Lorsque la mère du duc régnant était encore dans toute sa jeunesse, j’allais là très-souvent. Un soir, j’étais seul avec elle, prenant le thé, lorsque les deux princes arrivent en sautant, pour prendre le thé avec nous. C’étaient deux beaux enfants à cheveux blonds, de dix à douze ans. Hardi comme je pouvais l’être, je passai mes mains dans la chevelure de ces deux princes, en leur disant : « Eh bien, têtes à filasse[68], comment nous « portons-nous ? » Les gamins me regardèrent avec de grands yeux, tout étonnés de mon audace, et ils ne me l’ont depuis jamais pardonné ! — Je ne raconte pas ce trait pour m’en glorifier ; mais cet acte est tout à fait dans ma nature. Jamais je n’ai eu beaucoup de respect pour la condition pure de prince, quand elle n’est pas alliée à une nature solide et à la valeur personnelle. Je me sentais moi-même si bien dans mon être, et je me sentais moi-même si noble que, si l’on m’avait fait prince, je n’aurais trouvé là rien de bien étonnant. — Quand on m’a donné des lettres de noblesse, bien des gens ont cru que je me sentirais élevé par elles. Entre nous, elles n’étaient pour moi rien, rien du tout ! Nous autres patriciens de Francfort, nous nous sommes toujours tenus pour les égaux des nobles, et, quand je reçus le diplôme, j’eus dans les mains ce que depuis longtemps je possédais déjà en esprit. »

Après avoir encore bu un bon coup dans la coupe dorée, nous nous rendîmes au pavillon de chasse d’Ettersberg, en faisant le tour de la montagne. Goethe me fit ouvrir toutes les pièces, et me montra la chambre, à l’angle du premier étage, que Schiller avait habitée quelque temps. « Autrefois, me dit-il, nous avons passé ici plus d’une bonne journée. Nous étions tous jeunes, pétulants, et, l’été, c’étaient des comédies improvisées, l’hiver, des danses, des promenades en traîneaux aux torches, etc. — Je veux vous montrer le hêtre sur lequel, il y a cinquante ans, nous avons gravé nos noms. Comme tout a changé, comme tout a grandi !… Voilà l’arbre ! Vous voyez, il est encore magnifique ! On peut encore voir trace de nos noms, mais l’écorce s’est tellement resserrée et gonflée qu’on ne les découvre presque plus. Ce hêtre était alors tout seul au milieu d’une place libre et bien sèche. Le soleil resplendissait gaiement tout alentour, et c’était là que dans les beaux jours d’été, nous improvisions nos farces. Maintenant cet endroit est humide et désagréable. Les buissons se sont changés en arbres épais, et c’est à peine si on peut découvrir le magnifique hêtre de notre jeunesse !… »

Nous retournâmes alors au château, et, après avoir visité la collection d’armures, nous revînmes à Weimar.

Jeudi, 27 septembre 1827.

Les frères Riepenhausen[69] ont essayé de restituer les tableaux de Polygnote dans la Lesché de Delphes, en se servant de la description de Pausanias. Goethe m’a montré leurs dessins, et il n’a pas assez d’éloges pour leur entreprise.

Lundi, 1er  octobre 1827.

Après avoir vu deux actes du Tableau de Houwald, je suis allé chez Goethe, qui m’a lu la seconde scène de la seconde partie du Faust. « Dans l’Empereur, me dit-il, j’ai cherché à peindre un prince qui a toutes les qualités nécessaires pour perdre son pays, ce qui en effet lui arrive réellement. Le bien de l’empire et de ses sujets ne l’inquiète nullement, il ne s’occupe que de lui-même, et ne pense qu’à trouver pour chaque jour nouveau une nouvelle manière de s’amuser. Le pays est sans lois, sans justice ; les juges sont complices des crimes et protègent les coupables ; rien n’empêche et rien ne punit les forfaits les plus inouïs. L’armée est sans solde, sans discipline ; elle se paye en maraudant et se soutient ainsi par elle-même. Le trésor est vide et sans espérances de recettes. Dans le palais même de l’Empereur, tout va aussi mal ; il n’a ni cuisine ni cave. Le maréchal du palais, qui de jour en jour est plus embarrassé, se met entre les mains des juifs, auxquels il engage tout ; de telle sorte que le pain que mange l’Empereur est déjà dévoré. — Le conseil d’État veut représenter à Sa Majesté cette pénurie et prendre conseil avec elle ; mais Sa Majesté est peu disposée à daigner prêter sa haute attention à ces ennuyeux objets ; elle aime mieux s’amuser. — Là est la vraie place de Méphisto, qui écarte l’ancien fou et prend place à côté de l’Empereur, comme nouveau fou et comme conseiller. »

Goethe me lut alors la scène, imitant dans la perfection les murmures de la foule qui s’élèvent de temps en temps. — Ce fut pour moi une belle soirée.

Dimanche, 7 octobre 1827.

Ce matin, par un très-beau temps, j’étais déjà avant huit heures en voiture avec Goethe sur la route d’Iéna, où il veut rester jusqu’à demain soir. — Arrivés à Iéna, nous sommes allés d’abord au Jardin botanique ; Goethe examina toutes les plantes, qu’il trouva prospères. Après avoir visité encore le Cabinet de minéralogie et quelques autres collections scientifiques, nous nous rendîmes chez M. de Knebel[70] qui nous attendait pour dîner. — Quand nous arrivâmes, Knebel, qui est dans un âge très-avancé, vint d’un pas mal assuré sur sa porte, et serra Goethe dans ses bras. Le diner fut plein de cordialité et de gaieté ; mais la conversation fut sans grande importance. C’était assez pour les deux vieux amis de se sentir ainsi l’un près de l’autre. Après dîner nous fîmes en voiture une promenade sur les bords de la Saale, vers le sud de la vallée ; je croyais voir ces sites ravissants pour la première fois, tant l’impression qu’ils produisirent alors sur moi fut vive. Revenus à Iéna, Goethe nous fit conduire, en remontant un petit ruisseau, près d’une maison dont l’extérieur était très-ordinaire[71] « Ici, dit-il, habita Voss[72], et je veux vous introduire sur ce sol classique. » — Nous traversâmes la maison et entrâmes dans le jardin. Il était fort simplement garni, et ce n’était guère qu’un gazon planté d’arbres à fruits. « Ces arbres étaient chers à Ernestine, dit Goethe ; même ici, elle ne pouvait oublier les excellentes pommes d’Eutin ; elle me les vantait comme un fruit sans pareil. C’étaient les pommes de son enfance, voilà la raison ! — Ici, j’ai passé bien des beaux jours avec Voss et avec son excellente Ernestine, et j’ai grand plaisir à me rappeler cet ancien temps. On ne reverra pas de sitôt un homme comme Voss. Bien peu d’écrivains ont eu, sur le développement des esprits en Allemagne, une influence égale à la sienne. Tout avait en lui une saine verdeur ; aussi, ce qui le rapprochait des Grecs, ce n’étaient pas des rapports artificiels, c’était une union naturelle d’où sont sortis pour nous les fruits les plus précieux. Quand on connaît bien sa valeur, on ne sait comment honorer assez son souvenir[73].

Il était six heures ; nous nous rendîmes à notre hôtel ; on nous donna une grande chambre avec deux lits dans une alcôve ; et nous causâmes là encore quelque temps, sans lumière, sur Voss. Goethe me dit : « J’avais pour lui la plus haute estime, et j’aurais aimé à le garder à notre Université ; mais nos ressources étaient trop insuffisantes pour que nous pussions lui offrir le traitement qui lui fut proposé à Heidelberg. Il me fallut, avec tristesse, me résigner à le laisser partir… Mon bonheur fut alors d’avoir Schiller. Nos deux natures étaient bien différentes, mais le but que nous poursuivions était le même, et notre liaison devint par là si intime, que l’un ne pouvait réellement pas vivre sans l’autre. » Goethe me raconta alors quelques anecdotes qui me parurent très caractéristiques. « Schiller, dit-il, comme on doit bien le pressentir d’un caractère aussi grandiose, avait la répugnance la plus prononcée pour toutes les démonstrations d’admiration creuse, pour toutes les fades apothéoses qu’on lui faisait ou qu’on voulait lui faire. Lorsque Kotzebue voulut célébrer sa gloire dans une cérémonie publique, Schiller tomba presque malade, tant était profonde sa répugnance pour de pareilles scènes. La visite d’un étranger lui était aussi désagréable. Lorsqu’il ne pouvait recevoir immédiatement l’étranger qui se présentait chez lui, s’il lui avait donné rendez-vous pour quatre heures, l’appréhension de ce moment le rendait positivement malade. El parfois aussi, dans de pareilles circonstances, l’impatience le prenait et il était assez peu poli. Je me rappelle l’avoir vu recevoir si mal un chirurgien étranger qui était entré chez lui sans se faire annoncer, que le pauvre homme, tout décontenancé, ne savait comment se sauver assez vite[74]. — Je vous disais que nos natures étaient différentes ; cela était vrai, non-seulement au point de vue intellectuel, mais au point de vue physique. Une odeur qui faisait du bien à Schiller me semblait un poison. Un jour, je vais chez lui ; il n’était pas là, sa femme me dit qu’il allait rentrer bientôt ; je m’assieds à sa table de travail, pour prendre quelques notes. J’étais assis depuis quelques instants, lorsque je me sentis je ne sais quel malaise qui augmenta jusqu’à ce qu’enfin je fusse sur le point de me trouver mal. Je ne savais à quoi attribuer cet état extraordinaire, quand je remarquai que d’un tiroir près de moi sortait une détestable odeur. Je l’ouvris, et je le trouvai rempli de pommes pourries. — J’allai aussitôt à une fenêtre, et un peu d’air me remit à mon aise. La femme de Schiller, qui entrait, me dit alors que ce tiroir devait toujours être plein de pommes pourries, parce que leur odeur plaisait à Schiller et qu’il ne pouvait vivre et travailler sans elle.

« Demain matin, je vous montrerai aussi la maison que Schiller a habitée à Iéna. »

On apporta de la lumière, nous soupâmes un peu, et continuâmes notre causerie. Je racontai à Goethe un rêve curieux que j’avais fait étant enfant, et qui s’était accompli littéralement le matin suivant. J’avais élevé trois petites linottes ; je les aimais de toute mon âme. Elles voletaient à travers ma chambre, et venaient se poser sur ma main, dès que j’entrais. Un matin, une d’elles, au moment où j’ouvrais la porte, sortit et s’en alla je ne sais où. Je la cherchai toute l’après-midi sur tous les toits, et le soir j’étais inconsolable de n’avoir pas aperçu la moindre trace. Je m’endormis le cœur attristé, et le matin j’eus le rêve suivant. Je me voyais cherchant autour des maisons voisines mon oiseau perdu. Tout à coup j’entendais sa voix, et je l’apercevais sur un toit. Je l’appelle, il a le désir de venir vers moi pour manger, mais il n’ose pas cependant se poser sur ma main. Je cours alors chez moi, je prends sa tasse de millet, je la lui montre, il revient, et j’ai la joie de le ramener dans ma chambre. — Je m’éveillai là-dessus. Il était déjà jour ; je m’habille aussitôt, et je n’ai rien de plus pressé que d’aller là où j’avais vu mon oiseau. Combien suis-je étonné en l’y trouvant réellement ! Tout se passe absolument comme dans mon rêve. Je l’appelle, il s’approche, mais sans oser venir sur ma main. Je vais chercher sa graine, et je le ramène.

« — Cet événement est certes très-curieux, dit Goethe, mais il est cependant très-naturel, quoique nous ne puissions en saisir la clef. Nous marchons tous au milieu de secrets, entourés de mystères. Nous ne savons pas ce qui se passe dans l’atmosphère qui nous entoure, nous ne savons pas quelles relations elle a avec notre esprit. Mais il y a une chose certaine, c’est que dans certaines circonstances notre âme, par certains organes, a plus de pouvoir que les sens, et qu’il lui est donné de pressentir, et même, oui, de voir réellement l’avenir le plus rapproché[75] »

« — Il m’est arrivé dernièrement un fait pareil, dis-je. — Je revenais d’une promenade sur la grande route d’Erfurt : à dix minutes environ de Weimar, je me vis en imagination passant près du théâtre, et là je rencontrais une personne que je n’avais pas vue depuis des années, et à laquelle je n’avais pas pensé depuis très-longtemps. Je me sentis tout agité par cette idée, et quelle fut ma surprise, en tournant l’encoignure du théâtre, de trouver cette personne là même où mon imagination l’avait aperçue dix minutes auparavant. »

« — C’est un fait très-curieux, et ce n’est pas là un pur hasard, dit Goethe. Je vous le répète, nous marchons à tâtons au milieu de secrets et de merveilles. — Une âme peut aussi par sa seule présence agir fortement sur une autre âme ; je pourrais citer plusieurs exemples. Bien souvent, me promenant avec un ami, si une idée venait à me saisir vivement, l’ami avec lequel j’étais se mettait à me parler de cette idée. — J’ai connu aussi un homme qui, sans dire un mot, pouvait, par la seule puissance de l’âme, rendre tout à coup silencieuse une société livrée à de gais entretiens. Il pouvait même causer à tous un insupportable malaise. Nous avons tous en nous comme des forces électriques et magnétiques ; comme l’aimant lui-même, suivant que nous venons en contact avec des corps semblables ou dissemblables, nous attirons ou nous repoussons. Il est possible, vraisemblable même que si, sans le savoir, une jeune fille se trouvait dans une pièce obscure avec un homme ayant le projet de l’assassiner, la présence inconnue de cet homme lui donnerait une inquiétude qui la ferait fuir de cette pièce pour aller chercher de la société. »

« — Je connais, dis-je, dans un opéra une scène où deux amants se trouvent après une longue séparation réunis sans le savoir dans une même pièce obscure ; à peine sont-ils ainsi ensemble, la force attractive commence à agir ; ils se pressentent tous deux l’un près de l’autre ; sans le vouloir ils se sentent tous deux entraînés l’un vers l’autre, et quelques instants suffisent pour que la jeune fille soit dans les bras du jeune homme. »

« — Entre amants, dit Goethe, cette puissance magnétique a une énergie particulière, et elle peut s’exercer même à distance. Quand j’étais jeune, bien souvent, dans des promenades solitaires, j’appelais ardemment une jeune fille aimée, et je pensais à elle jusqu’à ce qu’elle vînt réellement vers moi. « Je n’étais pas bien dans ma chambre, me disait-elle ; je ne pouvais rien faire, il a fallu que je vinsse. » — Je me rappelle un trait des commencements de mon séjour ici. — J’étais bien vite retombé amoureux. — Après un assez long voyage, je venais de rentrer à Weimar, mais j’étais toujours retenu à la cour jusqu’à une heure avancée de la nuit, et je n’avais pu encore aller voir ma bien-aimée ; notre liaison ayant déjà attiré l’attention, j’évitais d’aller chez elle de jour, pour ne pas faire parler davantage. Mais le quatrième ou cinquième soir, je ne peux plus résister, et, avant d’y avoir pensé, je pars et je suis devant sa demeure. Je monte doucement l’escalier, et j’allais entrer dans sa chambre quand j’entends, à un bruit de voix, qu’elle n’est pas seule. Je redescends vite, et je me mets à errer dans les rues, qui alors n’étaient pas éclairées. — Plein de passion et de colère, je marchai à travers la ville pendant une heure environ, repassant sans cesse devant la maison de ma bien-aimée et souffrant d’un désir ardent de la voir. Enfin, j’étais sur le point de rentrer dans ma chambre solitaire, lorsque, en passant encore une fois devant sa maison, je ne vois plus de lumière. Elle est sortie ! pensai-je alors, mais par cette obscurité, dans cette nuit, où est-elle allée ? où la rencontrer ? Je me remets à parcourir les rues, et plusieurs fois il me semble la reconnaître dans les personnes qui passent ; mais, en m’approchant, j’étais détrompé. J’avais déjà, à cette époque, une foi absolue à l’influence réciproque, et je pensais pouvoir l’amener vers moi en le désirant fortement. Je me croyais entouré d’êtres supérieurs qui pouvaient diriger mes pas vers elle ou les siens vers moi, et je les implorais. Quelle folie est la tienne ! me dis-je ensuite, tu ne veux pas aller la voir, et tu demandes des signes et des miracles ! Cependant j’étais arrivé à l’esplanade, devant la petite maison que Schiller habita plus tard ; là, il me prit l’envie de revenir sur mes pas, vers le palais, et de prendre une petite rue à droite. Je n’avais pas fait cent pas dans cette direction que j’aperçois une forme de femme tout à fait ressemblante à celle que j’appelais. La rue n’était éclairée que par les lueurs qui sortaient çà et là des fenêtres, et, comme déjà des apparences de ressemblance m’avaient trompé dans cette soirée, je n’osais pas arrêter cette personne. Nous passâmes tout à côté l’un de l’autre, si près que nos bras se touchèrent ; je m’arrêtai, nous regardâmes autour de nous : « Est-ce vous ? » dit-elle, et je reconnus sa voix chérie. « Enfin ! » m’écriai-je, et j’étais heureux à pleurer. Nos mains se pressèrent. « Ah ! dis-je, mon espérance ne m’a pas trompé. — Je vous demandais, je vous cherchais, quelque chose me disait que certainement je vous trouverais ; quel bonheur. Dieu soit loué ! c’était vrai ! — Mais, méchant, dit-elle, pourquoi n’êtes-vous pas venu ? J’ai appris aujourd’hui par hasard que vous êtes de retour déjà depuis trois jours, et toute l’après-midi j’ai pleuré, croyant que vous m’aviez oubliée. Il y a une heure, je me suis sentie toute tourmentée ; j’avais un besoin de vous voir que je ne peux vous exprimer. J’avais chez moi quelques amies ; il m’a semblé que leur visite durait une éternité. Enfin elles sont parties ; j’ai malgré moi pris mon chapeau et mon mantelet, et je me suis vue poussée dehors, marchant dans la nuit sans savoir où j’allais. Votre pensée ne me quittait pas, et il me semblait que nous dussions nous rencontrer. » — Pendant que son cœur s’épanchait ainsi, nos mains restaient l’une dans l’autre, nous nous les serrions, et nous nous montrions mutuellement que l’absence n’avait pas refroidi notre amour. Je l’accompagnai chez elle. Elle monta l’escalier noir devant moi, me tenant par la main pour me conduire. J’étais dans un inexprimable bonheur, non-seulement de la revoir, mais de n’avoir pas été déçu dans ma foi à une influence invisible. »

J’aurais encore écouté Goethe pendant des heures ; il semblait disposé à montrer toute la tendresse qui vit dans son cœur, mais peu à peu la fatigue sembla le dominer, et nous nous couchâmes de très-bonne heure dans notre alcôve.

Le lendemain, nous étions levés de bon matin. En s’habillant, Goethe me raconta un rêve de sa nuit. Il s’était vu transporté à Gœttingue, et avait eu avec les professeurs qu’il y connaît toute sorte d’entretiens agréables. Nous bûmes quelques tasses de café et allâmes visiter le cabinet anatomique ; nous vîmes des squelettes d’animaux, entre autres d’animaux antédiluviens, et des squelettes d’hommes des siècles passés. Goethe observa que la forme des dents montre que ces squelettes appartenaient à une race d’une grande moralité. Nous allâmes ensuite à l’observatoire, et le docteur Schrœn nous montra de beaux instruments dont il nous expliqua l’usage. Nous visitâmes aussi avec grand intérêt le cabinet météorologique, et Goethe loua beaucoup le docteur Schrœn de l’ordre qui régnait partout. Puis nous descendîmes dans le jardin ; Goethe avait fait disposer un petit déjeuner dans un berceau sur une table de pierre. « Vous ne savez guère, me dit-il, à quelle place curieuse nous nous trouvons en ce moment. Ici a habité Schiller. Sous ce berceau, à cette table de pierre, assis sur ces bancs maintenant presque brisés, nous avons souvent pris nos repas, en échangeant de grandes et bonnes paroles. Il avait alors trente ans, moi, quarante ; tous deux encore dans notre plein essor ; c’était quelque chose ! Tout cela passe, et s’en va, car moi aussi je ne suis plus aujourd’hui celui que j’étais alors ; mais pour cette vieille terre, elle tient bon, et l’air, l’eau, le sol, tout cela est resté comme autrefois ! — Tout à l’heure, retournez donc chez Schrœn, et faites-vous montrer la mansarde que Schiller a habitée. »

Le déjeuner, dans cet air pur et à cette heureuse place, nous parut excellent ; Schiller était avec nous, du moins dans notre esprit, et Goethe rappela encore avec bonheur maint bon souvenir de lui.

Je montai plus tard avec Schrœn dans la mansarde de Schiller ; on avait des fenêtres une vue splendide. Vers le sud, on apercevait plusieurs lieues du beau cours de la Saale qui se perd de temps en temps dans des bouquets de bois. L’horizon était immense ; c’était un endroit excellent pour observer la marche des constellations et on se disait qu’il n’y en avait pas de meilleur pour composer tous les passages astronomiques et astrologiques du Wallenstein.

Je descendis et j’allai avec Goethe chez M. le conseiller aulique Dœbereiner, que Goethe estime beaucoup et qui nous fit quelques expériences de chimie. Midi arriva. Nous remontâmes en voiture. « N’allons pas dîner à l’hôtel, me dit Goethe ; jouissons de cette belle journée en plein air. Allons à Burgau. Nous avons du vin dans la voiture, nous trouverons toujours là-bas un bon poisson au bleu ou bien frit. » Nous fîmes comme Goethe disait, et ce fut vraiment délicieux. Nous remontâmes la Saale, suivant le chemin charmant que j’avais découvert de la mansarde de Schiller. Bientôt arrivés à Burgau, nous descendîmes à l’auberge située sur le bord de la rivière, près du pont conduisant à Lobeda, que l’on a au loin devant soi, de l’autre côté des champs. Tout se passa à l’auberge comme Goethe l’avait prévu. L’hôtesse s’excusa de n’avoir rien de prêt ; mais elle nous dit qu’elle pouvait nous donner une soupe et un bon poisson[76]. Pendant qu’on préparait notre repas, nous allâmes nous promener au soleil sur le pont, et, pour nous distraire, nous regardâmes les trains de bois qui passaient de temps en temps sous le pont ; les mariniers, tout couverts d’eau, se livraient à leur fatigant travail, au milieu de cris joyeux.

Nous mangeâmes notre poisson en plein air, puis, quand il fut fini, nous restâmes assis pour boire encore une bouteille de vin tout en causant. Près de nous passa un petit faucon qui par son vol et sa forme avait grande ressemblance avec le coucou. « Il y a eu un temps, dit Goethe, où l’étude de l’histoire naturelle était encore si peu avancée que l’on croyait généralement que le coucou était un coucou seulement l’été, et que l’hiver il devenait un oiseau de l’ordre des rapaces. »

« — Cette opinion existe encore aujourd’hui dans le peuple, dis-je, et même on va jusqu’à dire que ce brave oiseau, quand il est grand, mange ses parents, et son nom est un symbole d’odieuse ingratitude. Je sais, dans ce moment-ci même, des gens qui ne veulent pas renoncer à ces absurdités et qui y tiennent autant qu’à n’importe quel article de leur foi de chrétien. »

« — Le coucou, je crois, est rangé dans la classe des grimpeurs, » dit Goethe.

« — Oui, assez souvent, parce que deux doigts de ses faibles pieds sont dirigés en arrière. Mais ce n’est pas dans cette classe que je le mettrais. Il n’a pas ce qui est utile aux grimpeurs, par suite de leur manière de vivre : un bec solide, capable de percer toute écorce d’arbre morte, et des plumes à la queue très-fortes et taillées de manière à le soutenir dans son travail. Il manque aussi d’ongles longs et aiguisés propres à saisir ; aussi, selon moi, ses pieds n’ont que l’apparence des pieds de grimpeur. »

« — Messieurs les ornithologistes, dit Goethe, sont déjà bien heureux quand ils ont pu caser, à peu près convenablement, un oiseau original, car la nature joue un jeu fort libre et s’inquiète peu des divisions tracées par l’esprit borné de l’homme. »

« — Ainsi, continuai-je[77], on met le rossignol parmi les fauvettes, et cependant par l’énergie de sa nature, de ses mouvements, de sa manière de vivre, il a bien plus de ressemblances avec les passereaux. Pourtant je ne voudrais pas davantage le ranger parmi les passereaux. Il est entre les deux classes, c’est un oiseau isolé, comme le coucou, et d’un caractère tout à fait particulier. »

« — Tout ce que l’on rapporte sur le coucou m’intéresse beaucoup à ce singulier oiseau, dit Goethe. Sa nature est tout un problème, un mystère visible, mais d’autant plus insoluble qu’il est visible. Et que de fois le même fait ne se présente-t-il pas pour nous ! Nous vivons plongés au milieu de miracles, la plus humble comme la meilleure des choses nous reste fermée. Prenez seulement les abeilles, nous les voyons tour à tour voler dans des directions différentes à la recherche du miel. Pendant quelques semaines, elles iront à l’ouest, dans les champs de navettes en fleurs. Elles iront ensuite aussi longtemps vers le nord chercher les fleurs de bruyère. Puis elles iront d’un autre côté chercher les fleurs de blé noir ; puis ailleurs vers les fleurs de trèfle, puis ailleurs vers des fleurs de tilleul. Qui leur a dit : Volez maintenant là— bas ; il y a quelque chose pour vous ! puis maintenant là-bas, il y a quelque chose de nouveau ! Et qui les reconduit à leur village, à leur ruche ? Il semble qu’un fil invisible les guide et les ramène ; quel est ce fil ? nous l’ignorons. — Il en est encore de même pour l’alouette ; elle se lève en chantant au-dessus d’un champ couvert d’épis ; elle plane au-dessus de cette mer que le vent soulève et où chaque flot se ressemble, cependant quand elle redescend vers ses petits, elle trouve sans se tromper l’étroit espace où est son nid. — Tous ces phénomènes se montrent à nous clairs comme le jour, mais leur lien intime et leur âme nous restent inconnus. »

« — Il en est de même avec le coucou, dis-je. Nous savons qu’il ne couve pas, mais dépose son œuf dans le nid de quelque autre oiseau, dans le nid des fauvettes, des lavandières jaunes, des moines, des brunettes, des rouges-gorges, des roitelets. Voilà ce que nous savons ; nous savons aussi que tous ces oiseaux doivent être insectivores, parce que le coucou est lui-même insectivore, et que son petit ne pourrait pas être élevé par un oiseau qui se nourrirait de grains. Mais comment le coucou reconnaît-il que tous ces oiseaux sont insectivores, lorsqu’ils sont tous si différents et par la forme et par la couleur, et par le chant et par la voix ? Et comment le coucou peut-il confier son œuf, son petit si délicat, à des nids dont la structure et la température, l’humidité et la sécheresse, sont aussi différentes que possible ? Le nid de la fauvette est construit légèrement de brins de chaume sec et de quelques crins de cheval, que le plus petit froid pénètre ; chaque souffle d’air le traverse, il est ouvert par le haut et sans abri ; cependant le petit du coucou y vient parfaitement. Au contraire, le nid du roitelet est solidement bâti, garni à l’extérieur de mousse, de chaume, de feuilles ; il a l’intérieur soigneusement doublé de toute sorte de laines et de plumes ; il est impénétrable au plus petit souffle ; par le haut il est couvert en voûte, et ne laisse qu’une très-étroite ouverture par laquelle entre et sort, en se coulant, ce tout petit oiseau. Il semble que, pendant les journées chaudes de juin, il doit y avoir dans cette cavité close une chaleur asphyxiante ; cependant le petit coucou y vient on ne peut mieux. Et le nid des lavandières, quelle construction différente encore ! L’oiseau vit près de l’eau, près des ruisseaux, dans les endroits humides. Il bâtit son nid dans les pâturages marécageux, dans une touffe de joncs. Il creuse un trou dans la terre mouillée, le recouvre à peine d’un peu d’herbe, de sorte que le petit coucou est couvé et grandit dans l’humidité et au froid. Et cependant il vient parfaitement. Quel oiseau est-ce donc, celui qui est parfaitement indifférent, dans son âge le plus tendre, et à l’humidité et à la sécheresse, et à la chaleur et au froid, changements qui seraient mortels à tout autre oiseau ? Et comment le père sait-il que ce sont-là des choses indifférentes à son petit, lui qui en grandissant devient si sensible à l’humidité et à la froidure ? »

« — Nous avons là devant nous un secret, dit Goethe ; mais dites-moi donc, si vous l’avez observé, comment le coucou fait-il pour mettre son œuf dans le nid du roitelet, puisque l’ouverture est si étroite et que sa construction ne lui permet pas d’entrer dedans ni de se poser dessus ? »

« — Il introduit son œuf dans le nid avec son bec. C’est sa manière, je crois, non-seulement avec le roitelet, mais avec les autres nids, car ils sont tous si petits, ou entourés de tant de petites branches, que le coucou avec sa grande queue ne peut pas se poser dessus. Mais comment le coucou a-t-il un œuf d’une petitesse comparable à celle des œufs des oiseaux insectivores ? c’est là une nouvelle énigme que l’on admire en silence, sans pouvoir la résoudre. L’œuf du coucou est à peine un peu plus gros que celui de la fauvette, et il faut qu’il en soit ainsi, puisqu’il sera couvé par des oiseaux insectivores. Cette précaution est très-sage et très-raisonnable. Mais que la nature, pour être sage dans ce cas tout spécial, s’écarte de cette loi universelle, qui, du colibri à l’autruche, établit un rapport fixe entre la grandeur de l’œuf et la grandeur de l’oiseau, c’est là un de ces actes arbitraires qui sont bien faits pour nous frapper d’étonnement. »

« — Cela nous frappe à coup sûr d’étonnement, dit Goethe, mais c’est que le point de vue où nous sommes placés est trop étroit pour que nous puissions apercevoir l’ensemble des choses. S’il était plus large, nous verrions sans doute que ces déviations rentrent dans la loi. Mais continuez donc et dites-m’en davantage. Ne sait-on pas combien d’œufs pond le coucou ? »

« — Ce serait une grande folie de prétendre avoir sur ce point une opinion arrêtée, car le coucou est très-errant, tantôt ici, tantôt là ; on ne trouve jamais dans un nid qu’un seul de ses œufs. Il en perd certainement plusieurs, mais qui sait où il les dépose, et qui pourrait le suivre ? En supposant qu’il ponde cinq œufs, et qu’ils soient heureusement couvés et élevés par les soins attentifs de leurs parents nourriciers, il y a encore ici à s’étonner que la nature puisse se résoudre à sacrifier, pour cinq jeunes coucous, au moins quinze de nos meilleurs oiseaux chanteurs. »

« — En pareilles matières, dit Goethe, la nature n’agit jamais avec grand scrupule. Elle a à gaspiller un grand revenu de vie, et elle le dépense à l’occasion sans grande réflexion. — Mais comment donc se fait-il que le petit coucou fasse périr tant d’oiseaux chanteurs ? »

« — D’abord la première couvée est perdue ; car si les œufs de l’oiseau chanteur sont couvés avec celui du coucou, comme cela arrive d’habitude, les parents sont si heureux de la naissance du gros oiseau, et ils ont pour lui tant de tendresse, qu’ils ne pensent qu’à lui, n’apportent de nourriture qu’à lui ; de telle façon que leurs propres petits meurent et quittent le nid ; les jeunes coucous sont toujours très-avides, et dévorent tout ce que peuvent apporter les petits oiseaux insectivores qui les élèvent. Il faut beaucoup de temps pour qu’ils aient atteint toute leur grosseur, pris toutes leurs plumes et soient devenus capables de quitter le nid et de s’élever sur la cime d’un arbre. Mais, lors même qu’ils volent dehors depuis longtemps, il faut encore qu’ils soient nourris, et les bons parents nourriciers, passant tout leur été à élever leur gros enfant, ne peuvent penser à une seconde couvée. Voilà comment tant de petits chanteurs sont sacrifiés à un petit coucou. »

« — C’est évident ; mais, dites-moi, il me semble avoir entendu rapporter que, lorsque le petit coucou est sorti du nid, il est nourri aussi par d’autres oiseaux qui ne l’ont pas couvé ?

« — Oui. Dès que le petit coucou a quitté son nid, qui est bas, et a pris place sur la cime d’un arbre, il pousse un cri assez fort pour dire : « Je suis là. » Alors tous les petits oiseaux du voisinage qui l’ont entendu arrivent pour le saluer. Là vient la fauvette, vient le moine ; le lavandier jaune monte aussi ; et même le roitelet qui, par nature, se fourre toujours dans les baies basses et dans les buissons épais, pour s’approcher du nouveau venu, s’élève vers le sommet des grand chênes : mais c’est toujours le couple qui l’a élevé qui lui apporte le plus fidèlement sa nourriture, les autres oiseaux ne viennent que par occasion pour lui apporter un bon morceau. »

« — Il y a ainsi entre le coucou et tous les petits oiseaux insectivores une grande affection ? »

« — Cette affection est si forte, que lorsqu’on s’approche d’un nid qui renferme un jeune coucou, les petits parents adoptifs sont saisis d’une telle crainte, d’une telle terreur, de telles inquiétudes, qu’ils ne savent plus où se tenir. Le moine surtout dans son désespoir tombe à terre comme pris de convulsions. »

« — C’est assez curieux, mais cela se conçoit encore. Le problème pour moi, c’est la conduite d’un couple de fauvettes, par exemple, qui, au moment de couver ses propres œufs, permet à un coucou âgé de s’approcher de leur nid et d’y déposer son œuf. »

« — C’est en effet une conduite assez énigmatique, mais elle s’explique aussi. En effet, comme tous les petits oiseaux insectivores nourrissent le coucou sorti du nid, même sans l’avoir couvé, il y a entre lui et eux une espèce de parenté, qui fait qu’ils se considèrent tous comme des connaissances et comme des membres d’une seule grande famille. Et même il peut arriver que le coucou couvé et élevé l’année précédente par un couple de fauvettes lui apporte son œuf l’année suivante. »

« — Oui, c’est une explication possible, mais pourquoi le petit coucou est-il nourri par des oiseaux qui ne l’ont ni couvé ni élevé ? Voilà ce qui reste tout à fait merveilleux. »

« — C’est une vraie merveille ; cependant on trouve des faits analogues, et même je soupçonne là une grande loi qui pénètre profondément la nature entière. — J’avais pris un jeune linot déjà trop gros pour se laisser nourrir par l’homme, mais trop petit aussi pour manger seul. Pendant une demi-journée, je me donnai avec lui beaucoup de peine, mais il ne voulut rien prendre de moi ; je le mis alors avec un vieux linot, bon chanteur, que j’avais déjà en cage depuis des années, et qui était suspendu à ma fenêtre, en dehors. Je me disais : « En voyant manger son compagnon, le petit l’imitera. » Ce n’est pas là ce qu’il fit ; il tourna son bec ouvert vers le vieux linot, l’implorant par de petits cris et battant des ailes ; le vieux linot eut alors pitié de lui, et il lui donna la becquée comme à son propre enfant. — Une autre fois on m’apporta une fauvette déjà grise et trois jeunes ; je les mis ensemble dans une grande cage ; la vieille nourrissait les jeunes. Le jour suivant, on m’apporta deux jeunes rossignols déjà sortis du nid, que je mis aussi avec la fauvette et qui furent adoptés et nourris par elle. Après quelques jours, je mis aussi quelques petits meuniers, presque prêts à voler, et enfin un nid de cinq jeunes moines. La fauvette les soigna tous et les nourrit tous en bonne mère. Elle avait toujours le bec plein d’œufs de fourmis, courant à tous les coins de la vaste cage, toujours présente là où s’ouvrait un gosier affamé. Bien plus ! une des fauvettes, devenue déjà grosse, se mit à donner la becquée aux oiseaux plus petits qu’elle ; cela, il est vrai, un peu par jeu et en enfant, mais cependant avec le désir et le penchant bien marqué d’imiter l’excellente mère. »

« — Nous sommes là devant quelque chose de divin, qui me remplit de joie et de surprise, dit Goethe. Si cette nourriture donnée ainsi à des êtres étrangers est une loi qui s’étend à toute la nature, mainte énigme est résolue, et on peut dire avec assurance : « Dieu a pitié des jeunes corbeaux orphelins qui crient vers lui[78]. »

« — C’est certainement une loi générale, dis-je, car j’ai observé aussi cette charité et cette pitié pour les abandonnés chez des oiseaux à l’état libre. L’été dernier, j’avais pris près de Tiefurt de jeunes roitelets, qui semblaient avoir quitté leur nid tout récemment, car ils étaient sept en rangée sur une branche, dans un buisson, et ils prenaient la becquée de leurs parents. Je mis les oiseaux dans mon foulard, et j’allai dans un petit bois isolé : « Là, me dis-je, tu pourras tranquillement voir tes roitelets. » Mais, lorsque j’ouvris mon mouchoir, deux s’enfuirent, disparurent, et je ne pus les retrouver. Trois jours après, je passe par hasard à la même place ; j’entends le cri d’un rouge-gorge ; supposant qu’il a dans le voisinage son nid, je le cherche, et le trouve. Mais quel fut mon étonnement, lorsque dans ce nid, près de deux petits rouges-gorges prêts à voler bientôt, je trouvai aussi mes deux petits roitelets qui s’étaient fourrés là bien à leur aise et qui se faisaient nourrir par les vieux rouges-gorges. Cette trouvaille me rendit extrêmement heureux. « Puisque vous êtes si adroits, dis-je, puisque vous savez si joliment vous tirer d’affaire, et que les bons rouges-gorges vous ont accueillis si bien, je ne veux pas le moins du monde troubler une hospitalité si amicale, et je vous souhaite tout le bonheur possible. »

« — C’est là une des meilleures histoires sur les oiseaux que j’aie jamais entendues, dit Goethe. Touchez-là, et mes bravos pour vous et pour vos heureuses observations ! Celui qui les entend et ne croit pas à Dieu, à celui-là Moïse et les prophètes ne serviront à rien. C’est là ce que j’appelle la toute-présence de Dieu ; au fond de tous les êtres il a déposé une parcelle de son amour infini ; et déjà dans les animaux se montre en bouton ce qui, dans l’homme noble, s’épanouit en fleur splendide. Continuez vos études et vos observations ! Vous paraissez y avoir une chance toute particulière et vous pourrez par la suite arriver à des résultats inappréciables. »

Pendant que, devant notre table de pierre, nous avions ainsi une conversation sur ces grands et sérieux sujets, le soleil s’était approché peu à peu du sommet des collines qui s’étendaient devant nous à l’occident ; Goethe décida notre départ. — Nous traversâmes vite Iéna, payâmes notre aubergiste, et, après une courte visite chez les Frommann, nous partîmes pour Weimar.

Jeudi, 18 octobre 1827.

Nous avons ici Hegel, que Goethe estime beaucoup, quoiqu’il ne puisse prendre goût à quelques-uns des fruits produits par son système de philosophie. Il a donné ce soir en son honneur un thé auquel assistait aussi Zelter, qui doit repartir pour Berlin cette nuit même. On a beaucoup parlé de Hamann[79] ; c’est surtout Hegel qui a tenu la parole, et il a exposé sur cet homme extraordinaire de ces vues profondes qui ne peuvent naître que de l’étude la plus sérieuse et la plus consciencieuse d’un sujet. — On a ensuite parlé sur la dialectique. « Au fond, a dit Hegel, la dialectique n’est rien de plus que la régularisation et le perfectionnement méthodique de cet esprit de contradiction qui est au fond de chaque homme ; ce don montre sa grandeur dans la distinction du vrai d’avec le faux. »

« — Oui, dit Goethe, mais il faudrait seulement que ces artifices et ces habiletés de l’esprit ne fussent pas fréquemment tournés en abus et employés à faire paraître vrai le faux et faux le vrai. »

« — Cela arrive bien, répondit Hegel, mais seulement chez les gens qui ont à l’esprit une infirmité. »

« — Aussi, dit Goethe, je me félicite d’avoir étudié la nature, qui empêche ces infirmités de naître. Car, avec elle, nous avons à faire à la vérité infinie, éternelle, et elle rejette aussitôt comme incapable tout homme qui n’observe pas et n’agit pas toujours avec une scrupuleuse pureté. — Je suis sûr que plus d’un esprit chez lequel la faculté dialectique est malade trouverait un traitement salutaire dans l’étude de la nature. »

Nous étions encore occupés gaiement à la conversation la plus intéressante, quand Zelter se leva et sortit sans dire un mot. Nous savions que prendre congé de Goethe lui était pénible, et son affection même le force à se retirer ainsi, pour échapper à un moment douloureux[80].

    nous est devenue familière, mais pourquoi donc ne pas dire simplement : « Commandement absolu ? » Kant forgeait pour des idées très-simples des mots très-obscurs, pourquoi l’imiter ? Sa philosophie ne perdrait pas à être comprise facilement. Traduire en français, c’est éclaircir, rappelons-nous-le toujours.

  1. L’Espagne avait attaqué le Portugal. Grâce à Canning, l’Angleterre fit une démonstration énergique, et le Portugal recouvra son indépendance compromise.
  2. En prononçant ce jugement, Goethe a dans la pensée cette sainte alliance qui n’a vécu que dans les rêves mystiques d’Alexandre et de Mme  de Krudener : une union religieuse de tous les souverains, s’engageant ensemble et solennellement devant Dieu à faire le bonheur de tous les peuples et à obéir dans tous leurs actes « aux préceptes de la religion chrétienne, préceptes de justice, de charité et de paix. » Ainsi conçue, la sainte alliance était en effet une grande et bienfaisante idée, mais elle est restée à l’état d’idée pure et de beau rêve de roi. La sainte alliance que l’histoire connaît, n’a malheureusement rien de commun avec celle que l’âme poétique et bienveillante de Goethe se plaisait à admirer.
  3. L’article du Globe, du 2 janvier 1827, que Goethe venait de lire, est de M. Sainte-Beuve. Cet article, consacré à la critique des Odes et Ballades, tout en saluant le génie qui éclate dans maint passage, indique avec une finesse prophétique quels sont les penchants dangereux contre lesquels le poète doit se mettre en garde pour l’avenir. — Dans le mois de novembre 1826, le Globe avait déjà extrait du troisième recueil de poésies de V. Hugo, qui allait paraître, la Fée et la Péri, les Deux Iles et le Chant de fête de Néron.
  4. En 1827, Victor Hugo était encore un débutant que l’on traitait comme un jeune homme d’espérance ; au contraire, Casimir Delavigne était depuis longtemps célèbre, et on reconnaissait en lui le chef de l’école classique. La comparaison entre les deux écrivains n’a donc, à cette époque, rien que de naturel.
  5. Il a bâti si haut son aire impériale
    Qu’il nous semble habiter cette sphère idéale
    Où jamais on n’entend un nuage éclater !
    Ce n’est plus qu’à ses pieds que gronde la tempête ;
    Il faudrait, pour frapper sa tête,
    Que la foudre pût remonter !
    La foudre remonta ! Renversé de son aire…

  6. Poëte de l’école d’Opitz, dont les Poèmes religieux et mondains (1642) sont estimés, mais ne sont plus lus. Il a composé un cantique très-célèbre.
  7. Les fonctions de surintendant général répondent à peu près à celles d’évêque. C’est M. Rohr qui a prononcé l’éloge de Goethe, à ses funérailles. Il s’est fait connaître en Allemagne comme représentant distingué de la théologie rationaliste. Mort en 1848, à Weimar, où il était en fonctions depuis 1820.
  8. Successeur de Rehbein, mort l’année précédente. M. Vogel était de plus et est encore vice président de la direction des sciences et des arts, dont Goethe était président. Il a écrit deux Notices sur Goethe ; dans l’une, il raconte sa dernière maladie, dans l’autre, il donne des détails sur l’administrateur.
  9. Goethe va beaucoup parler de cette Nouvelle (qui devait être d’abord une petite épopée intitulée la Chasse) et il est nécessaire d’en prendre connaissance pour comprendre les conversations qui vont suivre. À la première lecture, elle peut paraître pour ainsi dire nulle. Le sévère Gervinus a même dit quelle était « d’une indicible insignifiance. » Cependant Goethe nous affirme ici qu’il l’a portée en lui-même trente ans !… Pour la trouver digne de son auteur, il faut la lire à l’allemande, c’est-à-dire en lui donnant un long commentaire de rêveries. Les œuvres qui plaisent le plus au goût allemand sont celles qui peuvent servir le mieux de point de départ à des songes sans fin ; et plus une œuvre est vague, comme celle-ci, plus elle prête à l’interprétation symbolique, plus elle peut nourrir ce besoin de subtilités idéales qui caractérise le génie germanique. Cependant, si tout chef-d’œuvre doit renfermer un sens profond, il est évident qu’il ne doit pas pour cela ressembler d’abord à une énigme. Pourquoi donc Goethe, dans cette Nouvelle, comme dans la seconde partie de Faust, écrite au même temps, a-t-il prodigué l’incompréhensible et l’impénétrable ? Il a, il est vrai, toujours aimé à intriguer son lecteur, mais ici cette explication ne suffit pas. Il faut, je crois, tout simplement penser à ses quatre-vingts ans. À cet âge, il avait encore des conceptions très-grandes, peut-être plus grandes que jamais, mais il ne savait plus les réaliser dans des fables poétiques bien liées et d’un intérêt suffisant ; sa concision habituelle devint du laconisme sibyllin ; son originalité autrefois si naturelle devint recherchée, raffinée ; la vieillesse en lui se manifestait par l’affaiblissement, non de la pensée, mais de l’imagination.
  10. Ainsi nommée parce qu’on y voyait le portrait d’un duc d’Urbin, peint par F. Barocci.
  11. L’entrée de Henri IV à Paris, gravée par Toschi. — Goethe a écrit une Notice sur les deux premières livraisons de la Collection des Portraits historiques, publiée par Gérard en 1826. Il y apprécie avec justesse le talent doux, spirituel et aimable de Gérard.
  12. Professeur d’histoire à l’Université d’Iéna. Mort en 1847.
  13. Madame Panckoucke avait traduit en français quelques poésies de Goethe. De là, sans doute, naquirent des relations entre eux.
  14. Xénies douces, Ve partie. — Ces vers sont devenus proverbiaux. À la Saint-Jean, les enfants allument des feux, y enflamment tous les vieux balais qu’ils peuvent se procurer, et courent à travers les champs en les agitant en guise de torches. Voir les Annales de Goethe, année 1804.
  15. Elles donnent sur une place appelée alors place des Dames, et aujourd’hui place Goethe. Au milieu de cette place est une fontaine qui donne la meilleure eau de la ville, et autour de laquelle sont souvent réunis de nombreux groupes de servantes. Sans sortir de chez lui, Goethe pouvait satisfaire ses goûts d’observateur.
  16. Très-probablement par la faute d’Eckermann, Goethe, dans ce paragraphe, montre un torysme d’une nuance un peu vulgaire. La pensée est juste au fond, mais on sent qu’elle devrait être présentée différemment.
  17. On sait que Goethe s’était enthousiasmé pour Alonzo, de M. de Salvandy, parce qu’il y avait rencontré cette pensée : « La jeunesse a besoin de respecter quelque chose. Ce sentiment est le principe de toutes les actions vertueuses, il est le foyer d’une émulation sainte qui agrandis l’existence et qui l’élève. Quiconque entre dans la vie sans payer un tribut de vénération la traversera tout entière sans en avoir reçu. » Dans ce même ouvrage, Goethe n’avait pas moins admiré cette seconde pensée, qu’il considérait comme le plus haut résultat que puisse donner la sagesse tirée de la vie : « Je crois que le premier devoir de ce monde est de mesurer la carrière que le hasard nous a fixée, d’y borner nos vœux, de chercher la plus grande, la plus sûre des jouissances dans le charme des difficultés vaincues et des chagrins domptés ; peut-être la dignité, le succès, le bonheur intime ne sont-ils qu’à ce prix. Mais, pour arriver à cette résignation vertueuse, il faut de la force, une force immense. » Cette pensée est en effet la pensée mère des Années de Voyage, qui ont pour second titre : les Renonçants, les Résignés.
  18. Goethe dit, en allemand : l’impératif catégorique. Cette expression
  19. Nouveaux Essais poétiques, Paris, 1826.
  20. Elle est trop longue pour être citée ; on la trouve dans le premier volume des Écrits posthumes de Solger p. 175 à 185.
  21. Voir la lettre à Zelter du 10 avril 1827.
  22. « Puisque tu t’occupes en ce moment de littérature française, je te conseille de lire le Théâtre de Clara Gazul et les Poésies de Béranger, si tu ne connais pas déjà ces deux ouvrages. Tous deux te montreront de la façon la plus frappante ce que peut faire le talent, pour ne pas dire le génie, quand il apparaît dans une époque féconde et peut ne rien ménager, C’est à peu près ainsi que nous autres nous avons aussi autrefois commencé. » (Goethe à Zelter, 2 mars 1827.)
  23. Voir Art et Antiquité, VI, 143, et le recueil de chants serbes, publié par Gerhard. (Leipzig, 1828, Ier vol., p. 109.).
  24. À la fin de décembre 1826 le Globe avait publié une longue analyse de Iu-Kiao-Li ou les Deux Sœurs, roman chinois traduit par Abel Rémusat. Cette analyse avait sans doute ramené l’attention de Goethe vers la littérature chinoise.
  25. À Weimar, en hiver, c’est une des parties de plaisir les plus goûtées ; à une heure convenue, les jeunes gens conduisent leur traineau à la porte de la jeune fille à laquelle ils ont offert une place (chaque traîneau ne peut contenir que deux personnes). On se réunit, et, quand tous les traîneaux, garnis de grelots sonores, sont bien rangés les uns derrière les autres, ils partent ensemble au grand galop, formant une longue file brillante et bruyante. C’est un coup d’œil charmant de voir passer si rapidement devant soi cet essaim joyeux de jeunes filles, enveloppées de fourrures, et ne laissant voir que leurs frais visages épanouis, dont le souffle vif de l’air a encore ravivé les riantes couleurs. — On se rend à quelque distance de Weimar, on fait une collation, on danse ; mais, avant de repartir, chaque jeune fille doit payer à son cavalier le prix de la promenade en traîneau. Ce prix, immédiatement exigible, consiste en un baiser. C’est la tradition qui impose ce payement en nature, et jusqu’à présent la tradition ne court pas le risque de se perdre. — On devine maintenant pourquoi Goethe est si préoccupé et tient tant à voir les traîneaux ; chacun d’eux peut-être entraînait ce soir là un couple de jeunes fiancés, et jusqu’à son dernier jour l’auteur de Werther a eu du bonheur à contempler et à admirer la jeunesse et l’amour réunis ; il avait étudié le monde entier, mais nulle part il n’avait trouvé une harmonie plus vraie et qui sût mieux rafraîchir le cœur du vieillard.
  26. Voir la lettre de Reinhard à Goethe du 2 octobre 1826.
  27. Comme le voulait Schiller.
  28. Le pauvre Goethe, dont les idées sur les couleurs avaient été si mal accueillies, semble ici, en désespoir de cause, s’emparer d’Eckermann pour avoir au moins dans le monde un disciple sûr et reconnaissant.
  29. Goethe oscille sans cesse, à l’égard des doctrines nouvelles, entre plusieurs pensées tout à fait opposées. Le 15 octobre 1825, au nom de l’intérêt public, il regrettait la vieille histoire romaine, détruite par Niebuhr ; le 1er  février 1827, il célèbre, au contraire, ses découvertes ; aujourd’hui, il blâme les travaux critiques qui s’attaquent à la Bible. Tantôt domine en lui le poëte, tantôt l’ennemi de l’erreur, tantôt, enfin, l’ami du calme. — Il ne faut pas en vouloir à la vérité d’être parfois révolutionnaire ; ce n’est pas sa faute : « le vrai est ce qu’il peut. » Goethe lui-même détruit avec joie, avec violence, quand il a devant lui Newton.
  30. Essai politique sur l’ile de Cuba. Paris, 1826.
  31. Publié en 1827. M. Hinrichs a été élève de Hegel. Il est aujourd’hui professeur à l’Université de Halle. Il avait publié, en 1825, des Leçons sur Faust. Il a écrit également sur les poésies de Schiller.
  32. Cet aveu de Goethe peut nous épargner en mainte occasion une grande perte de temps. Nous nous obstinons parfois à vouloir comprendre certains philosophes hégéliens ; si nous sommes sages, ne soyons pas si obstinés. Pour grande peine nous risquons fort de n’avoir que maigre salaire.
  33. « Je suis content de voir que tu suis mes exhortations et que tu t’occupes de Molière, Nos chers Allemands croient montrer de l’esprit en avançant des paradoxes, c’est-à-dire des injustices. Ce que Schlegel, dans ses Leçons, dit de Molière m’a profondément affligé ; j’ai gardé le silence pendant de longues années, mais maintenant je veux parler à mon tour et apporter quelque consolation à un grand nombre d’esprits de tous les temps en combattant ces erreurs. — Les Français eux-mêmes ne s’expliquent pas avec un plein accord sur le Misanthrope ; tantôt Molière doit avoir retracé le caractère d’un certain courtisan connu pour sa verte rudesse ; tantôt, c’est lui-même qu’il a peint. Il a dû certainement puiser dans son cœur, il a dû retracer ses rapports avec le monde ; mais quels rapports ? seulement les plus généraux. Je parierais qu’en plus d’un endroit tu as deviné les allusions. Ne joues-tu pas le même personnage avec ceux qui t’entourent ? Pour moi, je suis déjà assez vieux, et je n’ai pas encore réussi à me placer à côté des dieux d’Épicure. » (Lettre à Zelter du 27 juillet 1828). — Voir encore sur les Schlegel la lettre du 26 octobre 1851 : « Les frères Schlegel, qui avaient reçu beaucoup de belles facultés, ont été toute leur vie et sont de malheureuses créatures. Ils voulaient paraître avoir plus d’importance qu’il ne leur était donné d’en avoir ; ils cherchaient une influence supérieure à celle qu’il leur était possible d’exercer ; aussi ils ont fait beaucoup de mal dans l’art et dans la littérature. Les artistes et les amis de l’art ne se sont pas encore guéris de leurs fausses doctrines, qui préconisaient, enseignaient et propageaient l’alliance de l’égoïsme avec la débilité. Il faut même laisser debout cette erreur pendant quelque temps, car on plongerait dans le désespoir ceux auxquels on ouvrirait les yeux. En attendant, nous autres, nous sommes réduits à protéger des artistes dont personne ne veut acheter les œuvres, car elles ne disent rien à personne. Aussi nos excellentes Sociétés d’art se moquent honnêtement de nous en mettant en loterie des tableaux que personne ne voudrait acheter ; celui qui les gagne ne sait pas trop s’il doit être content… Frédéric Schlegel s’est asphyxié à force de ruminer ces absurdités sur la morale et la religion que dans sa malheureuse existence il aurait si volontiers communiquées et répandues ; il s’est alors réfugié dans le catholicisme, et dans son naufrage, il a entrainé Adam Müller… » etc. — Voir aussi la Correspondance de Goethe et de Schiller. Les deux amis sont d’accord. Schiller même, avec son caractère plus vif, blâmait la tolérance, parfois presque bienveillante, que Gœthe montrait pour les Dioscures romantiques.
  34. Dans un fragment sur cette correspondance, Goethe a dit encore ; « C’est une lecture très-intéressante pour le public… mais pour moi, elle est fort triste… Je vois clairement pourquoi je n’ai jamais pu, au fond, être d’accord avec tous ces hommes d’ailleurs si bons, si remarquables… Chacun parle une langue différente avec la persuasion que la sienne est la bonne ; quant au sujet même de la discussion, personne ne l’aborde. À peu d’exception près, ils sont tous allés à la noce, mais pas un n’a vu la mariée… Ils se complimentent beaucoup, mais dès que l’on veut mettre franchement son âme à nu, ils s’éloignent… Jacobi ignorait la nature et ne voulait pas l’étudier ; il disait même qu’elle lui cachait son Dieu. Il triomphe en s’imaginant m’avoir prouvé qu’il n’y a pas de philosophie de la nature, comme si, pour celui qui a des yeux, le monde visible ne révélait pas partout nuit et jour les lois les plus mystérieuses. C’est dans cette harmonie constante de l’infinie variété que je vois avec la plus grande évidence les signes tracés par la main de Dieu. Aussi j’aime notre Dante, qui nous permet de poursuivre la petite fille de Dieu : « De Dieu le Père est issue la Nature, vierge ravissante ; l’Esprit de l’homme a recherché et obtenu son amour ; l’union n’a pas été stérile ; un enfant de génie est né ; cet enfant, c’est la Philosophie de la Nature. Vous voyez donc bien qu’elle est la petite-fille de Dieu ! »

    E se tu ben la tua Fisica note,
    Tu troverai non dopo molte carte,
    Che l’arte vostra quella, quanta puote,
    Segue, come’l maestro fa il discente,
    Si che vostr’arte a Dio quasi e nipote.

    (Dante, Inferno, canto XI, 101.)
  35. Voir l’explication de ce fait dans la Théorie des couleurs, § 155, Si la lumière nous vient du soleil, nous devons la beauté et l’éclat du ciel à l’existence de l’atmosphère. Là où elle cesse, disparaissent toutes ces couleurs brillantes qui charment nos sens terrestres. Dans les espaces qui séparent les mondes règne une nuit profonde, La faible lueur des étoiles perdues dans l’immensité, le sifflement passager d’un globe glissant rapidement dans le vide, voilà toute la vie de ces déserts, L’éther est noir et muet. Mais grâce au milieu qui nous sépare de cet infini effrayant, le ciel nous apparaît orné des teintes les plus riches et les plus variées.
  36. Ces idées sont développées tout au long dans l’Essai d’une théorie de la Température. — Voir aussi la lettre à Zelter du 5 octobre 1828.
  37. Le tableau se trouve à Florence, galerie du palais Pitti. — Voir les Fragments de Goethe sur la peinture de paysage, avec les additions de Meyer.
  38. On peut en citer bien d’autres exemples. Le Laocoon a les cuisses de longueur différente. L’Apollon du Belvédère est bossu et boiteux ; il n’a ni les épaules ni les jambes égales. Le Miracle de Bolsène est éclairé par deux jours qui ne s’expliquent pas. L’École d’Athènes a une faute énorme de perspective : elle a deux points de vue. Les sonates de Beethoven renferment des fautes grossières d’harmonie, etc. Mais remarquons-le vite : avant de s’autoriser d’une de ces fautes pour l’imiter, Il faut être bien sûr d’être, comme celui qui l’a commise, un homme de génie.
  39. Petit bois entre Weimar et Tiefurt.
  40. Le célèbre orientaliste de l’Université de Bonn.
  41. Dans les numéros du 29 avril et du 20 mai 1826. Ce travail remarquable a été traduit par Goethe. Il a été réimprimé par M. Ampère dans le premier volume de Littérature et Voyages (p. 169).
  42. Cette expression n’est pas dans l’Étude de M. Ampère, mais elle résume bien un de ses développements.
  43. Est-il besoin de rappeler quels étaient ces messieurs ? Presque tous les noms de ces jeunes gens sont devenus, sous le règne suivant, des noms célèbres. De la plupart des articles sont sortis plus tard des livres classiques. MM. Cousin, Guizot, Villemain publiaient dans cet heureux journal des fragments de leurs leçons ; M. Sainte-Beuve lui donnait son Tableau de la poésie au seizième siècle ; MM. Vitet, de Rémusat, Ampère, Dubois, Jouffroy, Damiron, Patin, y inséraient leurs premiers essais ; les poésies inédites de l’école nouvelle y paraissaient ; en un mot toute l’élite de la pensée libérale était là, active et mililante.
  44. Goethe parle et pense ici tout à fait à la française ; on voit qu’il vient de causer avec M. Ampère ; dans d’autres circonstances il partage davantage les opinions de ses compatriotes. Je renvoie simplement à ce qu’il a dit plus haut (pages 229l1 et 292l2) sur le sens que renferment W. Meister et Faust, sens réservé à certains initiés.
  45. Acteur, directeur de théâtre, poète et romancier.
  46. Botaniste et géologue, président du Muséum national de Bohême. Voir, sur cette institution, les articles de Goethe et de Varnhagen (Goethe’s Werke.xxxii, 181), et l’article de M. Ampère dans le Globe du 30 avril 1828.
  47. Le piétisme a eu à Berlin une de ses capitales
  48. Expression proverbiale.
  49. Petit village auprès de Weimar, où Wieland habitait. Son tombeau y existe toujours. Il est placé dans un site très-pittoresque, au fond d’un parc, et tout à fait sur le bord de l’Ilm. Auprès de Wieland reposent dans ce tombeau sa femme et Sophie Brentano.
  50. Haute colline qui domine Weimar.
  51. Voir l’article de Goethe dans ses fragments sur l’art et l’ouvrage de Winkelmann, intitulé : Description des pierres gravées du feu baron de Slosch. Florence, 1749.
  52. Voir le Courrier français du 3 juillet 1827. Le démocrate est M. de Kératry, le ministre attaqué est M. de Villèle. — M. de Kératry avait écrit, dans la langue politique du temps : « M. de Villèle ne peut plus rester l’organe du trône sans l’avilir. » Il fut poursuivi ; dans sa défense, il disait : « Les affaires peuvent marcher avec des ministres d’une capacité médiocre ; elles marchent encore avec des ministres détestés, mais comment ? mais pour combien de temps ?… Ce qu’il y a de sûr, de positif, c’est que de tels hommes seraient maudits. Et croyez-moi, messieurs, les malédictions données aux agents du pouvoir portent malheur au pouvoir même ! Ce sont de ces sortes de coups qui dirigés vers un second étage, s’arrêtent souvent au premier !… » etc. — M. de Kératry fut acquitté »
  53. Les Contes populaires de Musæus et l’Ondine de Fouqué sont, sinon beaucoup lus en France, du moins traduits en français.
  54. Un proverbe allemand dit : « Il y a aussi des gens au delà de la montagne. »
  55. M. Léo n’avait alors que vingt-huit ans. M. Léo s’est fait depuis une grande réputation comme un des adversaires les plus ardents du radicalisme et un des prôneurs du retour au moyen âge.
  56. Contradiction apparente avec ce que Goethe a dit plus haut (p. 142l3). On peut concilier les deux pensées. Nous aimons les idées générales, philosophiques (qui sont, par essence, des idées révolutionnaires) ; mais nous n’aimons pas les théories abstraites. Remarquons aussi que Gœthe, en 1827, n’avait pas encore lu les Leçons de M. Guizot, qui prouvent que le génie français est très-capable de transformer le développement des faits en un développement d’idées. Mais d’ailleurs Goethe aurait dû se rappeler Montesquieu. Dans ses Considérations, dans son Esprit des Lois, cet esprit si net et si français a su idéaliser l’histoire sans cesser d’être très-positif et d’observer patiemment les faits. — Goethe, aujourd’hui, ne penserait plus à nous reprocher de repousser l’idéalisme, car nous n’avons plus rien à envier à l’Allemagne, nous sommes à notre tour inondés de théories historiques, vagues et ambitieuses. Au dix-huitième siècle, un jeune homme en sortant du Collège faisait sa Tragédie ; aujourd’hui il écrit sa Philosophie de l’histoire.
  57. Comédie mêlée de couplets, de Louis Angely, souvent jouée à Weimar.
  58. Mélodrame en trois actes, traduit de St-Alderon par Théodore Hell (Winkler).
  59. Acte II, sc. viii. — Pourquoi le litre allemand Freyschütz a-t-il été traduit par Robin des Bois ?
  60. Expression proverbiale.
  61. Éditeurs de la Vie de Napoléon.
  62. Il a publié, en 1836, une bonne Vie de Walter Scott.
  63. Le 17 juillet 1827, Goethe avait écrit à Zelter : « Demande donc aux amis de la littérature anglaise que tu fréquentes s’ils pourraient te donner quelques renseignements sur Thomas Carlyle ; il rend les plus grands services à la littérature allemande. » — L’année suivante, Goethe et Carlyle entrèrent en correspondance. Goethe a publié plusieurs analyses des travaux de Carlyle sur les poètes allemands. Le spirituel Écossais lui semblait être, comme le spirituel Français M. Ampère, un des précurseurs les plus brillants de la Littérature universelle.
  64. Petit village très-voisin de Weimar, dans une charmante vallée.
  65. Goethe a tracé, dans une série de dissertations, une espèce de description géologique de la Bohême et surtout des environs de Marienbad, ou il alla longtemps chaque année prendre les eaux et l’air des montagnes.
  66. C’est le point le plus élevé des environs de Weimar.
  67. Comparer les réflexions d’Egmont dans sa prison. (Acte V, scène II.)
  68. Je rends par un équivalent aussi peu respectueux que l’original. Il y a dans le texte Semmelkœpfe, littéralement « têtes couleur de petit pain blanc. » C’est seulement sous la forme des Semmel que paraît en Allemagne le pain blanc, les Allemands préférant de beaucoup le pain bis ; Gœthe dit quelque part : « Pain bis et pain noir sont un véritable schibolet entre Allemands et Français. » (Mémoires, trad. Carlowitz, tome II, p. 290.)
  69. Bons peintres, nés à Gœttingue. Ils ont vécu et sont morts à Rome. Jean Riepenhausen n’est mort qu’en 1860. — Pour leur restitution des tableaux de Polygnote, voir le très-long article de Goethe dans ses Fragments sur l’art. Rien de ce qui intéressait la Grèce ne lui restait étranger. Il a restitué récemment une tragédie d’Euripide, il se passionne maintenant pour la restitution de peintures de Polygnote. On sent qu’il voudrait ressusciter la Grèce tout entière.
  70. Mort en 1834. à quatre-vingt-dix ans. Il a écrit des poésies, donné d’excellentes traductions de Properce et de Lucrèce, Ses deux correspondances avec sa sœur Henriette et avec Goethe sont d’un grand intérêt pour l’histoire de la littérature allemande.
  71. Dans les villes d’Université, une inscription indique les maisons qui ont été habitées par des professeurs illustres. Cette habitude fait d’une promenade dans les rues de Iéna, par exemple, un voyage à travers toute la littérature allemande.
  72. Auteur de Louise et de la traduction d’Homère ; mort l’année précédente à Heidelberg. Il avait été vingt-trois ans professeur à Eutin près de Lubeck. Il s’y était marié avec Ernestine Boie, femme de grand mérite qui tient une place distinguée dans l’histoire de la littérature allemande. Quand Voss vint à Iéna en 1802, Goethe fut enchanté, et il l’accueillit en frère. Il sentait en lui un allié précieux pour défendre l’Allemagne contre les excès du romantisme, qui naissait alors, et qui allait bientôt devenir envahissant.
  73. Comparer H. Heine, de l’Allemagne, tome Ier p. 218.
  74. « Un jour, je me trouvais chez Schiller, on frappe. Schiller fit un saut et ouvrit la porte. La personne qui se présentait était un jeune chirurgien de Berlin, fort convenable, qui lui demanda s’il pouvait avoir le grand honneur et le plaisir d’être reçu par le célèbre Schiller. Schiller lui répondit brusquement : « Je suis Schiller, aujourd’hui vous ne pouvez lui parler ; » et, poussant l’étranger, il lui ferma la porte au nez » Correspondance et Conversations avec Goethe, par Grimer (page 114). Ce petit livre, publié en 1853, n’ajoute que fort peu de chose à ce qu’Eckermann nous apprend. On y trouve surtout des preuves nouvelles et multipliées de la passion de Goethe pour les études minéralogiques. Grüner n’avait d’autre mérite que d’être grand amateur de minéralogie ; c’est à ce titre qu’il devint le correspondant de Goethe, qui montra pour lui la bienveillance extrême qu’il aimait à témoigner, même aux esprits les plus modestes, quand ils marchaient avec activité sur une bonne voie.
  75. Dans Poésie et Vérité, Goethe a raconté une vision de ce genre. Il venait de faire ses derniers adieux à Frédéricque, et cette séparation l’avait beaucoup attristé : « Pendant que je m’éloignais doucement du village, je vis, non avec les yeux de la chair, mais avec ceux de l’intelligence, un cavalier qui, sur le même sentier, s’avançait vers Sesenheim ; ce cavalier, c’était moi-même ; j’étais vêtu d’un habit gris bordé de galons d’or, comme je n’en avais jamais porté ; je me secouai pour chasser cette hallucination et je ne vis plus rien. Il est singulier que huit ans plus tard, je me retrouvai sur cette même route, rendant une visite à Frédéricque et vêtu du même habit dans lequel je m’étais apparu ; je dois ajouter que ce n’était pas ma volonté, mais le hasard seul qui m’avait fait prendre ce costume. Mes lecteurs penseront ce qu’ils voudront de cette bizarre vision… elle me parut prophétique, et j’y trouvai la conviction que je reverrais ma bien-aimée… » (Mémoires de Goethe, traduction de madame de Carlovvitz, t. I, p. 270.)
  76. Les amis de Goethe qui voudraient sur ses traces faire cette même promenade, ou les touristes curieux de visiter le champ de bataille d’Iéna, trouveront encore sur les bords pittoresques de la Saale l’auberge ici décrite, et l’hôtesse, je le sais par expérience, leur offrira, comme à Goethe, « un bon poisson » pêché sous leurs yeux.
  77. L’ami Eckermann parle et professe beaucoup dans cette conversation, mais sommes-nous donc si riches d’instruction que nous ne puissions lire, même rapidement, ce que Goethe écoutait avec plaisir et trouvait instructif ? Si d’ailleurs nous voulons le bien connaître, il faut consentir à entrer dans les goûts de son esprit.
  78. Pensée de la Bible.
  79. Le Mage du Nord, un des grands précurseurs de l’âge d’or de la littérature allemande ; écrivain très-obscur, mais très-riche en grandes idées.
  80. On voit que les amis de Goethe se conformaient à son principe ; il faut toujours cherchera rendre moins vive une douleur nécessaire ; toute émotion triste doit être renfermée dans l’être intime et ne pas se manifester au dehors, parce que, en se manifestant, elle s’aggrave et nous maîtrise ; or l’homme ne doit pas obéir à la douleur ; c’est la douleur qui doit obéir à l’homme.

Liens dans les notes :

l1. Page 229

l2. Page 292

l3. Page 142

Errata :

c6. texte corrigé, voir ERRATA, Ier volume