Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 1 La Veuve Acte I
ACTE I.
Scène première.
J’en demeure d’accord, chacun a sa méthode[1] ;
Mais la tienne pour moi seroit trop incommode[2] :
Mon cœur ne pourroit pas conserver tant de feu,
S’il falloit que ma bouche en témoignât si peu.
Depuis près de deux ans tu brûles pour Clarice,
Et plus ton amour croît, moins elle en a d’indice.
Il semble qu’à languir tes désirs sont contents,
Et que tu n’as pour but que de perdre ton temps.
Quel fruit espères-tu de ta persévérance
À la traiter toujours avec indifférence ?
Auprès d’elle assidu, sans lui parler d’amour,
Veux-tu qu’elle commence à te faire la cour ?
Non ; mais, à dire vrai, je veux qu’elle devine[3]
Ton espoir, qui te flatte, en vain se l’imagine[4] :
Clarice avec raison prend pour stupidité
Ce ridicule effet de ta timidité.
Peut-être. Mais enfin vois-tu qu’elle me fuie,
Qu’indifférent qu’il est mon entretien l’ennuie,
Que je lui sois à charge, et lorsque je la voi,
Qu’elle use d’artifice à s’échapper de moi ?
Sans te mettre en souci quelle en sera la suite[5],
Apprends comme l’amour doit régler sa conduite.
Aussitôt qu’une dame a charmé nos esprits,
Offrir notre service au hasard d’un mépris.
Et nous abandonnant à nos brusques saillies[6],
Au lieu de notre ardeur lui montrer nos folies,
Nous attirer sur l’heure un dédain éclatant :
Il n’est si maladroit qui n’en fit bien autant.
Il faut s’en faire aimer avant qu’on se déclare.
Notre submission à l’orgueil la prépare.
Lui dire incontinent son pouvoir souverain,
C’est mettre à sa rigueur les armes à la main.
Usons, pour être aimés, d’un meilleur artifice
Et sans lui rien offrir, rendons-lui du service[7] ;
Réglons sur son humeur toutes nos actions,
Réglons tous nos desseins sur ses intentions[8],
Tant que par la douceur d’une longue hantise
Comme insensiblement elle se trouve prise.
C’est par là que l’on sème aux dames des appas[9],
Qu’elles n’évitent point, ne les prévoyant pas.
Leur haine envers l’amour pourroit être un prodige,
Que le seul nom les choque, et l’effet les oblige[10].
Suive qui le voudra ce procédé nouveau[11] :
Mon feu me déplairoit caché sous ce rideau.
Ne parler point d amour ! Pour moi, je me défie
Des fantasques raisons de ta philosophie :
Ce n’est pas là mon jeu. Le joli passe-temps,
D’être auprès d’une dame et causer du beau temps
Lui jurer que Paris est toujours plein de fange,
Qu’un certain parfumeur vend de fort bonne eau d’ange[12],
Qu’un cavalier regarde un autre de travers,
Que dans la comédie on dit d’assez bons vers,
Qu’Aglante avec Philis dans un mois se marie[13] !
Change, pauvre abusé, change de batterie,
Conte ce qui te mène, et ne t’amuse pas
À perdre innocemment les discours et tes pas[14].
Je les aurois perdus auprès de ma maîtresse,
Si je n’eusse employé que la commune adresse,
Puisqu’inégal de biens et de condition,
Je ne pouvois prétendre à son affection.
Mais si tu ne les perds, je le tiens à miracle,
Puisqu’ainsi ton amour rencontre un double obstacle[15],
Et que ton froid silence et l’inégalité
S’opposent tout ensemble à ta témérité.
Mon silence n’est pas en état de me nuire :
Mille petits devoirs ont tant parlé pour moi[16],
Qu’il ne m’est plus permis de douter de sa foi.
Mes soupirs et les siens font un secret langage[17]
Par où son cœur au mien à tous moments s’engage[18] :
Des coups d’œil languissants, des souris ajustés,
Des penchements de tête à demi concertés,
Et mille autres douceurs aux seuls amants connues
Nous font voir chaque jour nos âmes toutes nues,
Nous sont de bons garants d’un feu qui chaque jour…
Tout cela cependant sans lui parler d’amour ?
Sans lui parler d’amour.
Mais j’aurois à l’épreuve un peu d’impatience.
Le ciel, qui nous choisit lui-même des partis[19],
A tes feux et les miens prudemment assortis ;
Et comme à ces longueurs t’ayant fait indocile,
Il te donne en ma sœur un naturel facile,
Ainsi pour cette veuve il a su m’enflammer[20],
Après m’avoir donné par où m’en faire aimer.
Mais il lui faut enfin découvrir ton courage.
C’est ce qu’en ma faveur sa nourrice ménage :
Cette vieille subtile a mille inventions
Pour m’avancer au but de mes intentions ;
Elle m’avertira du temps que je dois prendre ;
Le reste une autre fois se pourra mieux apprendre :
Adieu.
Jamais sans l’offenser ne s’exerce à demi.
Un intérêt d’amour me prescrit ces limites :
Ma maîtresse m’attend pour faire des visites
Où je lui promis hier de lui prêter la main.
Adieu donc, cher Philiste.
Adieu, jusqu’à demain.
Scène II.
Vit-on jamais amant de pareille imprudence
Faire avec son rival entière confidence[22] ?
Simple, apprends que ta sœur n’aura jamais de quoi
Asservir sous ses lois des gens faits comme moi ;
Qu’Alcidon feint pour elle, et brûle pour Clarice.
Ton agente est à moi. N’est-il pas vrai. Nourrice ?
Tu le peux bien jurer.
[23] ?
Et notre ami rivalSi jamais on m’en croit, son affaire ira mal.
Tu lui promets pourtant.
Jusqu’à ce que l’effet lui découvre ma ruse[24].
Je viens de le quitter[25].
Eh bien ! que t’a-t-il dit ?
Que tu veux employer pour lui tout ton crédit,
Et que rendant toujours quelque petit service,
Il s est fait une entrée en l’âme de Clarice.
Moindre qu’il ne présume. Et toi ?
À s’enhardir un peu plus que par le passé,
Et découvrir son mal à celle qui le cause.
Pourquoi ?
Ce qu’il a dans le cœur beaucoup plus librement[26] ;
L’autre, que ta maîtresse après ce compliment
Le chassera peut-être ainsi qu’un téméraire.
Ne l’enhardis pas tant : j’aurois peur au contraire[27]
Que malgré tes raisons quelque mal ne t’en prît ;
Car enfin ce rival est bien dans son esprit[28],
Mais non pas tellement qu’avant que le mois passe
Notre adresse sous main ne le mette en disgrâce[29].
Et lors ?
Je te réponds de ce que tu chéris.
Cependant continue à caresser Doris ;
Que son frère, ébloui par cette accorte feinte[30],
De nos prétentions n’ait ni soupçon ni crainte[31].
À m’en ouïr conter, l’amour de Céladon[32]
N’eut jamais rien d’égal à celui d’Alcidon :
Tu rirois trop de voir comme je la cajole.
Et la dupe qu’elle est croit tout sur ta parole ?
Cette jeune étourdie est si folle de moi,
Quelle prend chaque mot pour article de foi ;
Et son frère, pipé du fard de mon langage.
Qui croit que je soupire après son mariage,
Pensant bien m’obliger, m’en parle tous les jours ;
Mais quand il en vient là, je sais bien mes détours ;
Tantôt, vu l’amitié qui tous deux nous assemble,
J’attendrai son hymen pour être heureux ensemble ;
Tantôt il faut du temps pour le consentement
D’un oncle dont j’espère un haut avancement[33] ;
Tantôt je sais trouver quelque autre bagatelle.
Séparons-nous, de peur qu’il entrât en cervelle[34],
S’il avoit découvert un si long entretien.
Joue aussi bien ton jeu que je jouerai le mien.
Nourrice, ce n’est pas ainsi qu’on se sépare.
Monsieur, vous me jugez d’un naturel avare.
Tu veilleras pour moi d un soin plus diligent.
Ce sera donc pour vous plus que pour votre argent[35].
Scène III.
C’est trop désavouer une si belle flamme,
Qui n a rien de honteux, rien de sujet au blâme :
Confesse-le, ma fille, Alcidon a ton cœur ;
Ses rares qualités l’en ont rendu vainqueur.
Ne vous entr’appeler que « mon âme et ma vie, »
C’est montrer que tous deux vous n’avez qu’une envie,
Et que d’un même trait vos esprits sont blessés.
Madame, il n’en va pas ainsi que vous pensez.
Mon frère aime Alcidon, et sa prière expresse
M’oblige à lui répondre en termes de maîtresse.
Je me fais, comme lui, souvent toute de feux ;
Mais mon cœur se conserve, au point où je le veux,
Toujours libre, et qui garde une amitié sincère
À celui que voudra me prescrire une mère.
Oui, pourvu qu’Alcidon te soit ainsi prescrit.
Madame, pussiez-vous lire dans mon esprit !
Vous verriez jusqu’où va ma pure obéissance.
Ne crains pas que je veuille user de ma puissance :
Je croirois en produire un trop cruel effet,
Si je te séparois d’un amant si parfait.
Vous le connoissez mal : son âme a deux visages,
Et ce dissimulé n’est qu’un conteur à gages.
Il a beau m’accabler de protestations,
Je démêle aisément toutes ses fictions ;
Il ne me prête rien que je ne lui renvoie[36] :
Nous nous entre-payons d’une même monnoie ;
Et malgré nos discours, mon vertueux désir
Attend toujours celui que vous voudrez choisir :
Votre vouloir du mien absolument dispose.
L’épreuve en fera foi ; mais parlons d’autre chose.
Nous vîmes hier au bal, entre autres nouveautés,
Tout plein d’honnêtes gens caresser les beautés.
Oui, Madame : Alindor en vouloit à Célie ;
Lysandre, à Célidée ; Oronte, à Rosélie.
Et nommant celles-ci, tu caches finement[37]
Qu’un certain t’entretint assez paisiblement.
Ce visage inconnu qu’on appeloit Florange ?
Lui-même.
Ce fut paisiblement, de vrai, qu’il m’entretint.
Soit que quelque raison en secret le retînt[38],
Soit que son bel esprit me jugeât incapable
Il m’épargna si bien, que ses plus longs propos
À peine en plus d’une heure étoient de quatre mots[39] ;
Il me mena danser deux fois sans me rien dire.
Mais ensuite[40] ?
[41].
Mon baladin muet se retranche en un coin,
Pour faire mieux jouer la prunelle de loin ;
Après m’avoir de là longtemps considérée,
Après m’avoir des yeux mille fois mesurée,
Il m’aborde en tremblant, avec ce compliment :
« Vous m’attirez à vous ainsi que fait l’aimant. »
(Il pensoit m’avoir dit le meilleur mot du monde.)
Entendant ce haut style, aussitôt je seconde.
Et réponds brusquement, sans beaucoup m’émouvoir :
« Vous êtes donc de fer, à ce que je puis voir. »
Ce grand mot étouffa tout ce qu’il vouloit dire[42],
Et pour toute réplique il se mit à sourire.
Depuis il s’avisa de me serrer les doigts ;
Et retrouvant un peu l’usage de la voix,
Il prit un de mes gants : « La mode en est nouvelle.
Me dit-il, et jamais je n’en vis de si belle ;
Vous portez sur la gorge un mouchoir fort carré[43] ;
Votre éventail me plaît d’être ainsi bigarré ;
L’amour, je vous assure, est une belle chose ;
Vraiment vous aimez fort cette couleur de rose ;
La ville est en hiver tout autre que les champs ;
Les charges à présent n’ont que trop de marchands ;
On n’en peut approcher. »
Mais enfin que t’en semble ?
Je n’ai jamais connu d’homme qui lui ressemble,
Ni qui mêle en discours tant de diversités.
Mais après tout fort riche, et que la mort d’un père[44].
Sans deux successions que de plus il espère,
Comble de tant de biens, qu’il n’est fille aujourd’hui
Qui ne lui rie au nez et n’ait dessein sur lui.
Aussi me contez-vous de beaux traits de visage.
Eh bien ! avec ces traits est-il à ton usage ?
Je douterois plutôt si je serois au sien.
Je sais qu’assurément il te veut force bien ;
Mais il te le faudroit, en fille plus accorte[45].
Recevoir désormais un peu d’une autre sorte. 230
Commandez seulement, Madame, et mon devoir
Ne négligera rien qui soit en mon pouvoir.
Ma fille, te voilà telle que je souhaite.
Pour ne te rien celer, c’est chose qui vaut faite.
Géron, qui depuis peu fait ici tant de tours,
Au desçu[46] d’un chacun a traité ces amours ;
Et puisqu’il mes désirs je te vois résolue,
Je veux qu’avant deux jours l’affaire soit conclue.
Au regard d’Alcidon tu dois continuer.
Et de ton beau semblant ne rien diminuer[47] :
Il faut jouer au fin contre un esprit si double.
Mon frère en sa faveur vous donnera du trouble.
Il n’est pas si mauvais que l’on n’en vienne à bout.
Madame, avisez-y : je vous remets le tout.
Doit rompre, ou nous donner une entière assurance.
Scène IV.
Ils se sont vus enfin.
Madame, et les effets ne m’en ont point déçu[48]
Du moins quant à Florange.
Que dit-il de ma fille ?
Il n’a point encor vu de miracles pareils :
Ses yeux, à son avis, sont autant de soleils ;
L’enflure de son sein, un double petit monde ;
C’est le seul ornement de la machine ronde.
L’amour à ses regards allume son flambeau,
Et souvent pour la voir il ôte son bandeau ;
Diane n’eut jamais une si belle taille ;
Auprès d’elle Vénus ne seroit rien qui vaille ;
Ce ne sont rien que lis et roses que son teint ;
Enfin de ses beautés il est si fort atteint…
Atteint ! Ah ! mon ami, tant de badinerie[49]
Ne témoigne que trop qu’il en fait raillerie.
Madame, je vous jure, il pèche innocemment,
Et s’il savoit mieux dire, il diroit autrement.
C’est un homme tout neuf : que voulez-vous qu’il fasse ?
Il dit ce qu’il a lu. Daignez juger, de grâce[50]
Plus favorablement de son intention ;
Et pour mieux vous montrer où va sa passion,
Vous savez les deux points (mais aussi, je vous prie,
Vous ne lui direz pas cette supercherie)…
Non, non.
Qui jusqu’à maintenant vous tiennent arrêtés[51] ?
Il veut son avantage, et nous cherchons le nôtre.
« Va, Géron, m’a-t-il dit ; et pour l’une et pour l’autre,
Si par dextérité tu n’en peux rien tirer,
Accorde tout plutôt que de plus différer.
Doris est à mes yeux de tant d’attraits pourvue,
Qu’il faut bien qu’il m’en coûte un peu pour l’avoir vue. »
Mais qu’en dit votre fille ?
Elle suivra mon choix[52],
Et montre une âme prête à recevoir mes lois ;
Non qu’elle en fasse état plus que de bonne sorte :
Il suffit qu’elle voit ce que le bien apporte,
Et qu’elle s’accommode aux solides raisons
Qui forment à présent les meilleures maisons.
[53]
Dégager ma parole, et vous donner la sienne ?
Deux jours me suffiront, ménagés dextrement,
Pour disposer mon fils à son contentement[54].
Durant ce peu de temps, si son ardeur le presse.
Il peut hors du logis rencontrer sa maîtresse :
Assez d’occasions s’offrent aux amoureux.
Madame, que d’un mot je vais le rendre heureux[55] !
Scène V.
Le bonheur aujourd’hui conduisoit vos visites[56],
Et sembloit rendre hommage à vos rares mérites ;
Vous avez rencontré tout ce que vous cherchiez.
Oui ; mais n’estimez pas qu’ainsi vous m’empêchiez
De vous dire, à présent que nous faisons retraite,
Combien de chez Daphnis je sors mal satisfaite.
Madame, toutefois elle a fait son pouvoir,
Du moins en apparence, à vous bien recevoir[57].
Ne pensez pas aussi que je me plaigne d’elle.
Sa compagnie étoit, ce me semble, assez belle.
Que trop belle à mon goût, et, que je pense, au tien !
Deux filles possédoient seules ton entretien[58] ;
Et leur orgueil, enflé par cette préférence,
De ce qu’elles valoient tiroit pleine assurance.
Ce reproche obligeant me laisse tout surpris :
Avec tant de beautés, et tant de bons esprits,
Je ne valus jamais qu’on me trouvât à dire[59].
[60]
Leur discours m’assassine, et n’a qu’un certain jeu
Qui m’étourdit beaucoup, et qui me plaît fort peu.
Celui que nous tenions me plaisoit à merveilles.
Tes yeux s’y plaisoient bien autant que tes oreilles.
[61],
Sur les vôtres mes yeux se portoient à tous coups,
Et s’en alloient chercher sur un si beau visage[62]
Mille et mille raisons d’un éternel hommage.
Ô la subtile ruse ! et l’excellent détour[63] !
Sans doute une des deux te donne de l’amour ;
Mais tu le veux cacher.
[64] ?
Un de ces deux objets captiveroit mon âme !
Jugez-en mieux, de grâce, et croyez que mon cœur
Choisiroit pour se rendre un plus puissant vainqueur.
Manquent donc, à ton gré, d’attraits et de mérite,
Elles dont les beautés captivent mille amants ?
Tout autre trouveroit leurs visages charmants[65],
Et j’en ferois état, si le ciel m’eût fait naître
D’un malheur assez grand pour ne vous pas connoître ;
Mais l’honneur de vous voir, que vous me permettez,
Fait que je n’y remarque aucunes raretés[66],
Et plein de votre idée, il ne m’est pas possible
Ni d’admirer ailleurs, ni d’être ailleurs sensible.
Revenons au propos que tu veux éviter[67].
Je veux savoir des deux laquelle est ta maîtresse ;
Ne dissimule plus, Philiste, et me confesse…
Que Chrysolite et l’autre, égales toutes deux,
N’ont rien d’assez puissant pour attirer mes vœux.
Si blessé des regards de quelque beau visage,
Mon cœur de sa franchise avoit perdu l’usage…
Tu serois assez fin pour bien cacher ton jeu.
C’est ce qui ne se peut : l’amour est tout de feu,
Il éclaire en brûlant, et se trahit soi-même.
Un esprit amoureux, absent de ce qu’il aime[68],
Par sa mauvaise humeur fait trop voir ce qu’il est :
Toujours morne, rêveur, triste, tout lui déplaît ;
À tout autre propos qu’à celui de sa flamme,
Le silence à la bouche, et le chagrin en l’âme,
Son œil semble à regret nous donner ses regards.
Et les jette à la fois souvent de toutes parts.
Qu’ainsi sa fonction confuse ou mal guidée[69]
Se ramène en soi-même, et ne voit qu’une idée ;
Mais auprès de l’objet qui possède son cœur,
Ses esprits ranimés reprennent leur vigueur :
Gai, complaisant, actif…
Enfin que veux-tu dire ?
Que par ces actions que je viens de décrire,
Vous, de qui j’ai l’honneur chaque jour d’approcher,
Jugiez pour quel objet l’amour m’a su toucher[70].
Pour faire un jugement d’une telle importance.
Il faudroit plus de temps. Adieu : la nuit s’avance.
Te verra-t-on demain ?
Jamais commandements ne me furent si doux :
[71] ;
Tout me devient fâcheux, tout s’oppose à ma joie[72] :
Un chagrin invincible accable tous mes sens[73].
Si, comme tu le dis, dans le cœur des absents
C’est l’amour qui fait naître une telle tristesse,
Ce compliment n’est bon qu’auprès d’une maîtresse[74].
Souffrez-le d’un respect qui produit chaque jour
Pour un sujet si haut les effets de l’amour.
Scène VI.
Las ! il m’en dit assez, si je l’osois entendre.
Et ses désirs aux miens se font assez comprendre ;
Mais pour nous déclarer une si belle ardeur,
L’un est muet de crainte, et l’autre de pudeur.
Que mon rang me déplaît ! que mon trop de fortune,
Au lieu de m’obliger, me choque et m’importune !
Égale à mon Philiste, il m’offriroit ses vœux,
Je m’entendrois nommer le sujet de ses feux,
Et ses discours pourroient forcer ma modestie
À l’assurer bientôt de notre sympathie ;
Mais le peu de rapport de nos conditions
Ôte le nom d’amour à ses submissions ;
Et sous l’injuste loi de cette retenue,
Le remède me manque, et mon mal continue.
Il me sert en esclave, et non pas en amant,
Tant son respect s’oppose à mon contentement[75] !
Ah ! que ne devient-il un peu plus téméraire ?
Que ne s’expose-t-il au hasard de me plaire ?
Amour, gagne à la fin ce respect ennuyeux,
Et rends-le moins timide, ou l’ôte de mes yeux.
- ↑ Var. Dis ce que tu voudras, chacun a sa méthode. (1634-57)
- ↑ Var. Mais la tienne pour moi seroit fort incommode. (1634-68)
- ↑ Var. Non pas, mais pour le moins je veux qu’elle devine (1634-57)
- ↑ Var. C’en est trop présumer, cette beauté divine
Avec juste raison prend pour stupidité
Ce qui n’est qu’un effet de ta timidité.
phil. Mais as-tu remarqué que Clarice me fuie ? (1634-60) - ↑ Var. Sans te mettre en souci du feu qui me consomme,
Apprends comme l’amour se traite en honnête homme :
Aussitôt qu’une dame en ses rets nous a pris. (1634-57) - ↑ Var. Et nous laissant conduire à nos brusques saillies,
Au lieu de notre amour lui montrer nos folies,
Qu’un superbe dédain punisse au même instant. (1634-57) - ↑ Var. Sans en rien protester, rendons-lui du service. (1634)
- ↑ Var. Ajustons nos desseins à ses intentions. (1634-57)
- ↑ Voyez plus haut, p. 148, le vers 96 de Mélite, et la note qui s’y rapporte.
- ↑ C’est-à-dire, leur haine contre l’amour aurait beau être extrême, prodigieuse, elle ne tomberait jamais que sur le nom, et non pas sur la chose.
- ↑ Var. Suive qui le voudra ce nouveau procédé :
Mon feu me déplairoit d’être ainsi gourmandé. (1634-57) - ↑ On appelle eau d’ange « une eau d’une odeur très-agréable, faite de fleurs d’orange, musc, cannelle, et autres choses odoriférantes. » (Dictionnaire de l’Académie de 16994.)
- ↑ Var. Qu’un tel dedans le mois d’une telle s’accorde !
Touche, pauvre abusé, touche la grosse corde. (1634) - ↑ Var. À perdre sottement tes discours et tes pas. (1634-57)
- ↑ Var. Vu que par là ton feu rencontre un double obstacle,
Et qu’ainsi ton silence et l’inégalité
S’opposent à la fois à ta témérité.
phil. Crois que de la façon que j’ai su me conduire. (1634-57) - ↑ Var. Mille petits devoirs ont trop parlé pour moi ;
Ses regards chaque jour m’assurent de sa foi. (1634-57) - ↑ Var. Ses soupirs et les miens font un secret langage. (1634-60)
- ↑ Var. [Par où son cœur au mien à tous moments s’engage ;]
Nos vœux, quoique muets, s’entendent aisément.
Et quand quelques baisers sont dus par compliment…
alc. Je m’imagine alors qu’elle ne t’en dénie ?
phil. Mais ils tiennent bien peu de la cérémonie :
Parmi la bienséance, il m’est aisé de voir
Que l’amour me les donne autant que le devoir.
En cette occasion, c’est un plaisir extrême,
Lorsque de part et d’autre un couple qui s’entr’aime.
Abuse dextrement de cette liberté
Que permettent les lois de la civilité,
Et que le peu souvent que ce bonheur arrive,
Piquant notre appétit, rend sa pointe plus vive :
Notre flamme irritée en croît de jour en jour.
alc. Tout cela cependant sans lui parler d’amour ? (1634-57) - ↑ Var. Le ciel, qui bien souvent nous choisit des partis. (1634-57)
Var. Cet ordre qui du ciel nous choisit des partis. (1660) - ↑ Var. Ainsi pour cette veuve il voulut m’enflammer. (1634-60)
- ↑ Ce mot manque dans l’édition de 1634.
- ↑ Var. Avecque son rival traiter de confidence. (1634-57)
- ↑ Var. la nourr. La belle question ! Quoi ? alc. Que Philiste… la nourr. Eh bien ?
alc. C’est en toi qu’il espère, la nourr. Oui, mais il ne tient rien.
[alc. Tu lui promets pourtant.] (1634-57) - ↑ Var. Tant que tes bons succès lui découvrent ma ruse. (1634-64)
- ↑ Var. Je le viens de quitter. (1634-60)
- ↑ Var. Ce qu’il a sur le cœur beaucoup plus librement. (1634)
- ↑ Var. Ne l’enhardis pas tant : j’aurois peur du contraire. (1634-57)
- ↑ Var. Ce rival, d’assurance, est bien dans son esprit. (1634-57)
- ↑ Var. Nous ne le sachions mettre en sa mauvaise grâce. (1634-57
- ↑ Var. Qui, son frère ébloui par cette accorte feinte. (1663 et 64)
- ↑ Var. De ce que nous brassons n’ait ni soupçon, ni crainte. (1634)
- ↑ Quand Corneille écrivait la Veuve, il y avait une vingtaine d’années qu’avait paru le roman où figure ce modèle des amants : c’est en 1610 que d’Urfé a publié la première partie de l’Astrée.
- ↑ Var. D’un oncle dont j’espère un bon avancement. (1634-57)
- ↑ Voyez plus haut, p. 192, note 2.
- ↑ La leçon de 1644 :
Ce sera donc pour plus que vous pour votre argent,
est évidemment une faute d’impression. - ↑ Var. Ainsi qu’il me les baille, ainsi je les renvoie. (1634-57)
- ↑ Var. En nommant celles-ci, tu caches finement. (1634-57)
- ↑ Var. Soit que quelque raison secrète le retînt. (1634-57)
- ↑ Var. À grand’pelne en une heure étoient de quatre mots. (1634-57)
- ↑ Var. chrys. Oui, mais après ? dor. Après ? C’est bien le mot pour rire.
Mon baladin muet se retire en un coin,
Content de m’envoyer des œillades de loin ;
Enfin, après m’avoir longtemps considérée,
Après m’avoir de l’œil mille fois mesurée. (1634-57) - ↑ Var. Le reste est digne qu’on l’admire. (1660-64)
- ↑ Var. Après cette réponse, il eut don de silence,
Surpris, comme je crois, par quelque défaillance.
[Depuis il s’avisa de me serrer les doigts.] (1634-57) - ↑ Var. Vous portez sur le sein un mouchoir fort carré. (1634-57)
- ↑ Var. Au demeurant fort riche, et que la mort d’un père,
Sans deux successions encore qu’il espère. (1634-57) - ↑ Var, Mais il te le faudroit, plus sage et plus accorte. (1634-57)
- ↑ Voyez p. 180, note 1.
- ↑ Var. [Et de ton beau semblant ne rien diminuer.]
dor. Mon frère, qui croira sa poursuite abusée,
Sans doute en sa faveur brouillera la fusée. (1634) - ↑ Var. Madame, et les effets ne m’en ont pas déçu,
Au moins quant à Florange. (1634-57) - ↑ Var. Atteint ! Ah ! mon ami, ce sont des rêveries ;
Il s’en moque en disant de telles niaiseries. (1634-57) - ↑ Var. Il dit ce qu’il a lu. Jugez, pour Dieu, de grâce. (1634-57)
- ↑ Var. Qui jusqu’à maintenant nous tiennent arrêtés. (1634)
- ↑ Var. chrys. Ainsi que je voulois,
Elle se montre prête à recevoir mes lois. (1634-63) - ↑ Var. À ce compte, c’est fait. Quand voulez-vous qu’il vienne. (1634-57)
- ↑ Var. Pour disposer mon fils à mon contentement. (1634-57)
- ↑ Var. Madame, que d’un mot je le vais rendre heureux. (1634-57)
- ↑ Var. Le bonheur conduisoit aujourd’hui nos visites. (1634 et 57)
Var. Le bonheur conduisoit aujourd’hui vos visites. (1644-54 et 60) - ↑ Var. Au moins en apparence, à vous bien recevoir.
clar. Aussi ne pensez pas que je me plaigne d’elle. (1634-57) - ↑ Var. [Deux filles possédoient seules ton entretien ;]
Et ce que nous étions de femmes méprisées,
Nous servions cependant d’objets à vos risées.
phil. C’est maintenant. Madame, aux vôtres que j’en sers ;
Avec tant de beautés, et tant d’esprits divers,
[Je ne valus jamais qu’on me trouvât à dire.] (1634-57) - ↑ Trouver à dire, trouver qu’il manque quelque chose ou quelqu’un. Voyez le Lexique.
- ↑ Var. Avec ces beaux esprits je n’étois qu’en martyre. (1634)
L’édition de 1634 porte :
Avec ces bons esprits je n’étois qu’en martyre ;
mais il y a dans Les plus notables fautes survenues en l’impression :« Lisez beaux esprits. » Néanmoins Corneille n’a tenu compte de cette correction dans aucune des éditions suivantes. Dans les unes, de 1644 à 1657, on lit, comme l’on voit, bons esprits, une fois, au vers 310 ; dans les autres, de 1660 à 1682, deux fois, aux vers 308 et 310. - ↑ Var. Je ne le peux nier, puisqu’en parlant de vous. (1634)
- ↑ Var. Et s’en alloient chercher sur ce visage d’ange
Mille sujets nouveaux d’éternelle louange. (1634-57) - ↑ Var. Ô la subtile ruse ! ô l’excellent détour ! (1634-68)
- ↑ Var. De l’amour ! moi. Madame,
Que pour une des deux l’amour m’entrât dans l’âme !
Croyez-moi, s’il vous plaît, que mon affection
Voudroit, pour s’enflammer, plus de perfection. (1634-57) - ↑ Var. Quelque autre trouveroit leurs visages charmants, (1634-57)
- ↑ Var. [Fait que je n’y remarque aucunes raretés,]
Vu que ce qui seroit de soi-même admirable,
À peine auprès de vous demeure supportable. (1634-57) - ↑ Var. Revenons aux propos que tu veux éviter. (1634-57)
- ↑ Var. L’esprit d’un amoureux, absent de ce qu’il aime. (1634-57)
- ↑ Var. Qu’ainsi sa fonction confuse et mal guidée. (1634-57)
- ↑ Var. Jugiez pour quels objets l’amour m’a su toucher. (1634-60)
- ↑ Var. Puisque loin de vos yeux je n’ai rien qui me plaise. (1634-57)
Var. Éloigné de vos yeux, je n’ai rien qui me plaise. (1660-68) - ↑ Var. Tout me devient fâcheux, tout s’oppose à mon aise. (1634-68)
- ↑ Var. Un chagrin éternel triomphe de mes sens.
clar. Si, comme tu disois, dans le cœur des absents. (1634-57) - ↑ Var, Ce compliment n’est bon que vers une maîtresse, (1634-57)
Var. Ce compliment n’est bon qu’auprès une maîtresse. (1660) - ↑ Var. Tant mon grade s’oppose à mon contentement. (1634-64)