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Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 1 La Veuve Acte II

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Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 1 La Veuve Acte II
Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome I (p. 420-438).
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ACTE II.



Scène première.

PHILISTE[1].

Secrets tyrans de ma pensée,
Respect, amour, de qui les lois
395D’un juste et fâcheux contre-poids
La tiennent toujours balancée,
Que vos mouvements opposés[2],
Vos traits, l’un par l’autre brisés,
Sont puissants à s’entre-détruire !
400Que l’un m’offre d’espoir ! que l’autre a de rigueur !
Et tandis que tous deux tâchent à me séduire,
Que leur combat est rude au milieu de mon cœur !

Moi-même je fais mon supplice
À force de leur obéir[3] ;

405Mais le moyen de les haïr ?
Ils viennent tous deux de Clarice ;
Ils mon entretiennent tous deux,
Et forment ma crainte et mes vœux[4]
Pour ce bel œil qui les fait naître ;
410Et de deux flots divers mon esprit agité,
Plein de glace, et d’un feu qui n’oseroit paroître,
Blâme sa retenue et sa témérité.

Mon âme, dans cet esclavage,
Fait des vœux qu’elle n’ose offrir ;
415J’aime seulement pour souffrir ;
J’ai trop et trop peu de courage :
Je vois bien que je suis aimé,
Et que l’objet qui m’a charmé
Vit en de pareilles contraintes.
420Mon silence à ses feux fait tant de trahison,
Qu’impertinent captif de mes frivoles craintes,
Pour accroître son mal, je fuis ma guérison.

Elle brûle, et par quelque signe
Que son cœur s’explique avec moi[5],
425Je doute de ce que je voi[6],
Parce que je m’en trouve indigne.
Espoir, adieu ; c’est trop flatté :
Ne crois pas que cette beauté
Daigne avouer de telles flammes[7] ;

430Et dans le juste soin qu’elle a de les cacher,
Vois que si même ardeur embrase nos deux âmes,
Sa bouche à son esprit n’ose le reprocher.

Pauvre amant, vois par son silence
Qu’elle t’en commande un égal,
435Et que le récit de ton mal
Te convaincroit d’une insolence.
Quel fantasque raisonnement !
Et qu’au milieu de mon tourment
Je deviens subtil à ma peine !
440Pourquoi m’imaginer qu’un discours amoureux
Par un contraire effet change l’amour en haine[8],
Et malgré mon bonheur me rendre malheureux ?

Mais j’aperçois Clarice. Ô Dieux ! si cette belle
Parloit autant de moi que je m’entretiens d’elle !
445Du moins si sa nourrice a soin de nos amours,
C’est de moi qu’à présent doit être leur discours.
Une humeur curieuse avec chaleur m’emporte[9]
À me couler sans bruit derrière cette porte[10],
Pour écouter de là, sans en être aperçu,
450En quoi mon fol espoir me peut avoir déçu.
Allons. Souvent l’amour ne veut qu’une bonne heure[11] :
Jamais l’occasion ne s’offrira meilleure,
Et peut-être qu’enfin nous en pourrons tirer
Celle que nous cherchons pour nous mieux déclarer[12].


Scène II.

CLARICE, la Nourrice.
CLARICE.

455Tu me veux détourner d’une seconde flamme,
Dont je ne pense pas qu’autre que toi me blâme.
Être veuve à mon âge, et toujours déplorer[13]
La perte d’un mari que je puis réparer[14] !
Refuser d’un amant ce doux nom de maîtresse !
460N’avoir que des mépris pour les vœux qu’il m’adresse !
Le voir toujours languir dessous ma dure loi !
Cette vertu, Nourrice, est trop haute pour moi.

LA NOURRICE.

Madame, mon avis au vôtre ne résiste
Qu’alors que votre ardeur se porte vers Philiste[15].
465Aimez, aimez quelqu’un ; mais comme à l’autre fois,
Qu’un lieu digne de vous arrête votre choix.

CLARICE.

Brise là ce discours dont mon amour s’irrite :
Philiste n’en voit point qui le passe en mérite.

LA NOURRICE.

Je ne remarque en lui rien que de fort commun,
470Sinon que plus qu’un autre il se rend importun[16].

CLARICE.

Que ton aveuglement en ce point est extrême !
Et que tu connois mal et Philiste et moi-même,
Si tu crois que l’excès de sa civilité
Passe jamais chez moi pour importunité !

LA NOURRICE.

475Ce cajoleur rusé, qui toujours vous assiége,
A tant fait qu’à la fin vous tombez dans son piège.

CLARICE.

Ce cavalier parfait, de qui je tiens le cœur,
A tant fait que du mien il s’est rendu vainqueur.

LA NOURRICE.

Il aime votre bien, et non votre personne.

CLARICE.

480Son vertueux amour l’un et l’autre lui donne :
Ce m’est trop d’heur encor, dans le peu que je vaux,
Qu’un peu de bien que j’ai supplée à mes défauts.

LA NOURRICE.

La mémoire d’Alcandre, et le rang qu’il vous laisse,
Voudroient un successeur de plus haute noblesse.

CLARICE.

485S’il précéda Philiste en vaines dignités[17],
Philiste le devance en rares qualités ;
Il est né gentilhomme, et sa vertu répare
Tout ce dont la fortune envers lui fut avare :
Nous avons, elle et moi, trop de quoi l’agrandir[18].

LA NOURRICE.

490Si vous pouviez, Madame, un peu vous refroidir
Pour le considérer avec indifférence.
Sans prendre pour mérite une fausse apparence,
La raison feroit voir à vos yeux insensés
Que Philiste n’est pas tout ce que vous pensez.
495Croyez-m’en plus que vous ; j’ai vieilli dans le monde[19],
J’ai de l’expérience, et c’est où je me fonde :

Éloignez quelque temps ce dangereux charmeur[20],
Faites en son absence essai d’une autre humeur[21] ;
Pratiquez-en quelque autre, et désintéressée
500Comparez-lui l’objet dont vous êtes blessée ;
Comparez-en l’esprit, la façon, l’entretien,
Et lors vous trouverez qu’un autre le vaut bien.

CLARICE.

Exercer contre moi de si noirs artifices !
Donner à mon amour de si cruels supplices !
505Trahir tous mes désirs ! éteindre un feu si beau[22] !
Qu’on m’enferme plutôt toute vive au tombeau.
Fais venir cet amant : dussé-je la première[23]
Lui faire de mon cœur une ouverture entière,
Je ne permettrai point qu’il sorte d’avec moi[24]
510Sans avoir l’un à l’autre engagé notre foi.

LA NOURRICE.

Ne précipitez point ce que le temps ménage ;
Vous pourrez à loisir éprouver son courage.

CLARICE.

Ne m’importune plus de les conseils maudits,
Et sans me répliquer fais ce que je te dis.


Scène III.

PHILISTE, la Nourrice.
PHILISTE.

515Je te ferai cracher cette langue traîtresse.
Est-ce ainsi qu’on me sert auprès de ma maîtresse,
Détestable sorcière ?

LA NOURRICE.

Détestable sorcière ?Eh bien, quoi ? qu’ai-je fait ?

PHILISTE.

Et tu doutes encor si j’ai vu ton forfait[25] ?

LA NOURRICE.

Quel forfait ?

PHILISTE.

Quel forfait ?Peut-on voir lâcheté plus hardie ?
520Joindre encor l’impudence à tant de perfidie !

LA NOURRICE.

Tenir ce qu’on promet, est-ce une trahison ?

PHILISTE.

Est-ce ainsi qu’on le tient ?

LA NOURRICE.

Est-ce ainsi qu’on le tient ?Parlons avec raison :
Que t’avois-je promis ?

PHILISTE.

Que t’avois-je promis ?Que de tout ton possible
Tu rendrois ta maîtresse à mes désirs sensible,
525Et la disposerois à recevoir mes vœux.

LA NOURRICE.

Et ne la vois-tu pas au point où tu la veux[26] ?

PHILISTE.

Malgré toi mon bonheur à ce point l’a réduite.

LA NOURRICE.

Mais tu dois ce bonheur à ma sage conduite.
Jeune et simple novice en matière d’amour,
530Qui ne saurois comprendre encore un si bon tour.

Flatter de nos discours les passions des dames[27],
C’est aider lâchement à leurs naissantes flammes ;
C’est traiter lourdement un délicat effet ;
C’est n’y savoir enfin que ce que chacun sait[28] :
535Moi, qui de ce métier ai la haute science,
Et qui pour te servir brûle d’impatience,
Par un chemin plus court qu’un propos complaisant,
J’ai su croître sa flamme en la contredisant ;
J’ai su faire éclater, mais avec violence[29],
540Un amour étouffé sous un honteux silence,
Et n’ai pas tant choqué que piqué ses désirs,
Dont la soif irritée avance tes plaisirs.

PHILISTE.

À croire ton babil, la ruse est merveilleuse[30] ;
Mais l’épreuve, à mon goût, en est fort périlleuse.

LA NOURRICE.

545Jamais il ne s’est vu de tours plus assurés.
La raison et l’amour sont ennemis jurés ;
Et lorsque ce dernier dans un esprit commande,
Il ne peut endurer que l’autre le gourmande :
Plus la raison l’attaque, et plus il se roidit ;
550Plus elle l’intimide, et plus il s’enhardit.
Je le dis sans besoin, vos yeux et vos oreilles[31]
Sont de trop bons témoins de toutes ces merveilles :
Vous-même avez tout vu, que voulez-vous de plus ?
Entrez, on vous attend ; ces discours superflus
555Reculent votre bien, et font languir Clarice.
Allez, allez cueillir les fruits de mon service :
Usez bien de votre heur et de l’occasion.

PHILISTE.

Soit une vérité, soit une illusion
Que ton esprit adroit emploie à ta défense[32],
560Le mien de tes discours plus outre ne s’offense,
Et j’en estimerai mon bonheur plus parfait,
Si d’un mauvais dessein je tire un bon effet[33].

LA NOURRICE.

Que de propos perdus ! Voyez l’impatiente
Qui ne peut plus souffrir une si longue attente.


Scène IV.

CLARICE, PHILISTE, la Nourrice.
CLARICE.

565Paresseux, qui tardez si longtemps à venir,
Devinez la façon dont je veux vous punir.

PHILISTE.

M’interdiriez-vous bien l’honneur de votre vue ?

CLARICE.

Vraiment, vous me jugez de sens fort dépourvue :
Vous bannir de mes yeux ! une si dure loi
570Feroit trop retomber le châtiment sur moi,
Et je n’ai pas failli, pour me punir moi-même.

PHILISTE.

L’absence ne fait mal que de ceux que l’on aime.

CLARICE.

Aussi, que savez-vous si vos perfections
Ne vous ont rien acquis sur mes affections ?

PHILISTE.

575Madame, excusez-moi, je sais mieux reconnoitre
Mes défauts, et le peu que le ciel m’a fait naître.

CLARICE.

N’oublierez-vous jamais ces termes ravalés,
Pour vous priser de bouche autant que vous valez ?
Seriez-vous bien content qu’on crût ce que vous dites ?
580Demeurez avec moi d’accord de vos mérites ;
Laissez-moi me flatter de cette vanité,
Que j’ai quelque pouvoir sur votre liberté,
Et qu’une humeur si froide, à toute autre invincible,
Ne perd qu’auprès de moi le litre d’insensible :
585Une si douce erreur lâche à s’autoriser ;
Quel plaisir prenez-vous à m’en désabuser ?

PHILISTE.

Ce n’est point une erreur ; pardonnez-moi, Madame,
Ce sont les mouvements les plus sains de mon âme.
Il est vrai, je vous aime, et mes feux indiscrets
590Se donnent leur supplice en demeurant secrets.
Je recois sans contrainte une ardeur téméraire[34] ;
Mais si j’ose brûler, je sais aussi me taire ;
Et près de votre objet, mon unique vainqueur,
Je puis tout sur ma langue, et rien dessus mon cœur.
595En vain j’avois appris que la seule espérance[35]
Entretenoit l’amour dans la persévérance :
J’aime sans espérer, et mon cœur enflammé[36]
A pour but de vous plaire, et non pas d’être aimé.
L’amour devient servile, alors qu’il se dispense
600À n’allumer ses feux que pour la récompense.
Ma flamme est toute pure, et sans rien présumer,
Je ne cherche en aimant que le seul bien d’aimer.

CLARICE.

Et celui d’être aimé, sans que tu le prétendes,
Préviendra tes désirs et tes justes demandes.
605Ne déguisons plus rien, cher Philiste : il est temps[37]
Qu’un aveu mutuel rende nos vœux contents.
Donnons-leur, je te prie, une entière assurance ;
Vengeons-nous à loisir de notre indifférence.
Vengeons-nous à loisir de toutes ces langueurs
610Où sa fausse couleur avoit réduit nos cœurs.

PHILISTE.

Vous me jouez, Madame, et cette accorte feinte
Ne donne à mon amour qu’une railleuse atteinte[38].

CLARICE.

Quelle façon étrange ! En me voyant brûler.
Tu t’obstines encore à le dissimuler ;
615Tu veux qu’encore un coup je me donne la honte[39]
De te dire à quel point l’amour pour toi me dompte :
Tu le vois cependant avec pleine clarté[40],
Et veux douter encor de cette vérité ?

PHILISTE.

Oui, j’en doute, et l’excès du bonheur qui m’accable[41]
620Me surprend, me confond, me paroît incroyable.
Madame, est-il possible ? et me puis-je assurer
D’un bien à quoi mes vœux n’oseroient aspirer ?

CLARICE.

Cesse de me tuer par cette défiance.
Qui pourroit des mortels troubler notre alliance ?
625Quelqu’un a-t-il à voir dessus mes actions,
Dont j’aye à prendre l’ordre en mes affections[42] ?
Veuve, et qui ne dois plus de respect à personne,
Ne puis-je disposer de ce que je te donne[43] ?

PHILISTE.

N’ayant jamais été digne d’un tel honneur,
630J’ai de la peine encore à croire mon bonheur.

CLARICE.

Pour t’obliger enfin à changer de langage.
Si ma foi ne suffit, que je te donne en gage,
Un bracelet, exprès tissu de mes cheveux,
T’attend pour enchaîner et ton bras et tes vœux ;
635Viens le quérir, et prendre avec moi la journée
Qui termine bientôt notre heureux hyménée[44].

PHILISTE.

C’est dont vos seuls avis se doivent consulter :
Trop heureux, quant à moi, de les exécuter !

LA NOURRICE, seule.

Vous comptez sans votre hôte, et vous pourrez apprendre
640Que ce n’est pas sans moi que ce jour se doit prendre.
De vos prétentions Alcidon averti[45]
Vous fera, s’il m’en croit, un dangereux parti[46].
Je lui vais bien donner de plus sûres adresses
Que d’amuser Doris par de fausses caresses ;

645Aussi bien, m’a-t-on dit, à beau jeu beau retour :
Au lieu de la duper avec ce feint amour,
Elle-même le dupe, et lui rendant son change[47],
Lui promet un amour qu’elle garde à Florange[48] :
Ainsi, de tous côtés primé par un rival,
650Ses affaires sans moi se porteroient fort mal.


Scène V.

ALCIDON, DORIS.
ALCIDON.

Adieu, mon cher souci, sois sûre que mon âme
Jusqu’au dernier soupir conservera sa flamme.

DORIS.

Alcidon, cet adieu me prend au dépourvu.
Tu ne fais que d’entrer ; à peine t’ai-je vu :
655C’est m’envier trop tôt le bien de ta présence.
De grâce, oblige-moi d’un peu de complaisance[49],
Et puisque je te tiens, souffre qu’avec loisir
Je puisse m’en donner un peu plus de plaisir.

ALCIDON.

Je t’explique si mal le feu qui me consume[50],
660Qu’il me force à rougir d’autant plus qu’il s’allume.
Mon discours s’en confond, j’en demeure interdit ;

Ce que je ne puis dire est plus que je n’ai dit :
J’en hais les vains efforts de ma langue grossière,
Qui manquent de justesse en si belle matière,
665Et ne répondant point aux mouvements du cœur,
Te découvrent si peu le fond de ma langueur.
Doris, si tu pouvois lire dans ma pensée,
Et voir jusqu’au milieu de mon âme blessée[51],
Tu verrois un brasier bien autre et bien plus grand [52]
670Qu’en ces foibles devoirs que ma bouche te rend.

DORIS.

Si tu pouvois aussi pénétrer mon courage,
Et voir jusqu’à quel point ma passion m’engage[53],
Ce que dans mes discours tu prends pour des ardeurs
Ne te sembleroit plus que de tristes froideurs.
675Ton amour et le mien ont faute de paroles.
Par un malheur égal ainsi tu me consoles ;
Et de mille défauts me sentant accabler,
Ce m’est trop d’heur qu’un d’eux me fait te ressembler.

ALCIDON.

Mais quelque ressemblance entre nous qui survienne.
680Ta passion n’a rien qui ressemble à la mienne,
Et tu ne m’aimes pas de la même façon.

DORIS.

Si tu m’aimes encor, quitte un si faux soupçon[54] ;
Tu douterois à tort d’une chose trop claire ;
L’épreuve fera foi comme j’aime à te plaire.
685Je meurs d’impatience, attendant l’heureux jour
Qui te montre quel est envers toi mon amour ;
Ma mère en ma faveur brûle de même envie.

ALCIDON.

Hélas ! ma volonté sous un autre asservie[55],
Dont je ne puis encore à mon gré disposer,
690Fait que d’un tel bonheur je ne saurois user.
Je dépends d’un vieil oncle, et s’il ne m’autorise,
Je ne te fais qu’en vain le don de ma franchise[56] ;
Tu sais que tout son bien ne regarde que moi,
Et qu’attendant sa mort je vis dessous sa loi.
695Mais nous le gagnerons, et mon humeur accorte
Sait comme il faut avoir les hommes de sa sorte :
Un peu de temps fait tout.

DORIS.

Un peu de temps fait tout.Ne précipite rien.
Je connois ce qu’au monde aujourd’hui vaut le bien.
Conserve ce vieillard ; pourquoi te mettre en peine,
700À force de m’aimer, de t’acquérir sa haine ?
Ce qui te plaît m’agrée ; et ce retardement.
Parce qu’il vient de toi, m’oblige infiniment.

ALCIDON.

De moi ! C’est offenser une pure innocence.
Si l’effet de mes vœux n’est pas en ma puissance[57],
705Leur obstacle me gêne autant ou plus que toi.

DORIS.

C’est prendre mal mon sens ; je sais quelle est ta foi.

ALCIDON.

En veux-tu par écrit une entière assurance[58] ?

DORIS.

Elle m’assure assez de ta persévérance ;

Et je lui ferois tort d’en recevoir d’ailleurs
710Une preuve plus ample ou des garants meilleurs[59].

ALCIDON.

Je l’apporte demain, pour mieux faire connoître…

DORIS.

J’en crois si fortement ce que j’en vois paroître,
Que c’est perdre du temps que de plus en parler.
Adieu ; va désormais où tu voulois aller.
715Si pour te retenir j’ai trop peu de mérite,
Souviens-toi pour le moins que c’est moi qui te quitte[60].

ALCIDON[61].

Ce brusque adieu m’étonne, et je n’entends pas bien…


Scène VI.

La Nourrice, ALCIDON.
LA NOURRICE.

Je te prends au sortir d’un plaisant entretien.

ALCIDON.

Plaisant, de vérité, vu que mon artifice
720Lui raconte les vœux que j’envoie à Clarice ;
Et de tous mes soupirs, qui se portent plus loin,
Elle se croit l’objet, et n’en est que témoin.

LA NOURRICE.

Ainsi ton feu se joue ?

ALCIDON.

Ainsi ton feu se joue ?Ainsi quand je soupire,
Je la prends pour une autre, et lui dis mon martyre[62] ;
725Et sa réponse, au point que je puis souhaiter[63],
Dans cette illusion a droit de me flatter.

LA NOURRICE.

Elle t’aime ?

ALCIDON.

Elle t’aime ?Et de plus, un discours équivoque
Lui fait aisément croire un amour réciproque.
Elle se pense belle, et cette vanité
730L’assure imprudemment de ma captivité ;
Et comme si j’étois des amants ordinaires,
Elle prend sur mon cœur des droits imaginaires,
Cependant que le sien sent tout ce que je feins[64],
Et vit dans les langueurs dont à faux je me plains.

LA NOURRICE.

735Je te réponds que non. Si tu n’y mets remède,
Avant qu’il soit trois jours Florange la possède[65].

ALCIDON.

Et qui t’en a tant dit ?

LA NOURRICE.

Et qui t’en a tant dit ?Géron m’a tout conté ;
C’est lui qui sourdement a conduit ce traité[66].

ALCIDON.

C’est ce qu’en mots obscurs son adieu vouloit dire.

740Elle a cru me braver, mais je n’en fais que rire ;
Et comme j’étois las tic me contraindre tant,
La coquette qu’elle est m’oblige en me quittant.
Ne m’apprendras-tu point ce que fait ta maîtresse ?

LA NOURRICE.

Elle met ton agente au bout de sa finesse.
745Philiste assurément tient son esprit charmé :
Je n’aurois jamais cru qu’elle l’eût tant aimé[67].

ALCIDON.

C’est à faire à du temps.

LA NOURRICE.

Quitte cette espérance :
Ils ont pris l’un de l’autre une entière assurance,
Jusqu’à s’entre-donner la parole et la foi.

ALCIDON.

750Que tu demeures froide en te moquant de moi !

LA NOURRICE.

Il n’est rien de si vrai ; ce n’est point raillerie.

ALCIDON.

C’est donc fait d’Alcidon ! Nourrice, je te prie…

LA NOURRICE.

Rien ne sert de prier ; mon esprit épuisé[68]
Pour divertir[69] ce coup n’est point assez rusé.
755Je n’en sais qu’un moyen, mais je ne l’ose dire[70]. 755

ALCIDON.

Dépêche, ta longueur m’est un second martyre.

LA NOURRICE.

Clarice, tous les soirs, rêvant à ses amours,
Seule dans son jardin fait trois ou quatre tours.

ALCIDON.

Et qu’a cela de propre à reculer ma perte ?

LA NOURRICE.

760Je te puis en tenir la fausse porte ouverte[71].
Aurois-tu du courage assez pour l’enlever ?

ALCIDON.

Oui, mais il faut retraite après où me sauver[72] ;
Et je n’ai point d’ami si peu jaloux de gloire
Que d’être partisan d’une action si noire.
765Si j’avois un prétexte, alors je ne dis pas
Que quelqu’un abusé n’accompagnât mes pas.

LA NOURRICE.

On te vole Doris, et ta feinte colère[73]
Manqueroit de prétexte à quereller son frère !
Fais-en sonner partout un faux ressentiment :
770Tu verras trop d’amis s’offrir aveuglément,
Se prendre à ces dehors, et sans voir dans ton âme,
Vouloir venger l’affront qu’aura reçu ta flamme.
Sers-toi de leur erreur, et dupe-les si bien…

ALCIDON.

Ce prétexte est si beau que je ne crains plus rien.

LA NOURRICE.

775Pour ôter tout soupçon de notre intelligence,
Ne faisons plus ensemble aucune conférence,
Et viens quand tu pourras : je t’attends dès demain.

ALCIDON.

Adieu ; je tiens le coup, autant vaut, dans ma main.

FIN DU SECOND ACTE.
  1. Dans l’édition de 1634, au-dessous du nom de philiste, ou lit en titre : stances.
  2. Var.Vos mouvements irrésolus
    Ont trop de flux et de reflus (a),
    L’un m’élève et l’autre m’atterre ;
    L’un nourrit mon espoir, et l’autre ma langueur.
    N’avez-vous point ailleurs où vous faire la guerre,
    Sans ainsi vous combattre aux dépens de mon cœur ? (1634)
    (a). Reflus paraît avoir été écrit ainsi pour la rime ; car dans ce même vers le mot simple fux se termine régulièrement par un x.
  3. Var.À force de vous obéir ;
    Mais le moyen de vous haïr ?
    Vous venez tous deux de Clarice ;
    Vous m’en entretenez tous deux,
    Et formez ma crainte et mes vœux
    Pour ce bel œil qui vous fait naître. (1634)
  4. Var.Et formant ma crainte et mes vœux.
    [Pour ce bel œil qui les fait naître,]
    De deux contraires flots mon esprit agité. (1648)
  5. Var.Qu’elle me découvre son cœur,
    Je le prends pour un trait moqueur,
    D’autant que je m’en trouve indigne. (1634-57)
  6. Il ne faut pas voir ici une licence poétique destinée à faciliter la rime. Cette orthographe est partout celle de Corneille et de ses contemporains.
  7. Var.Avouât des flammes si basses ;
    Et par le soin exact qu’elle a de les cacher,
    Apprends que si Philiste est en ses bonnes grâces,
    [Sa bouche à son esprit n’ose le reprocher,] (1634-57)
    Var. Avouât de si basses flammes. (1660-64)
  8. Var. Par un contraire effet change un amour en haine. (1684-60)
  9. Var. Je ne sais quelle humeur curieuse m’emporte. (1634-68)
  10. Var. À me couler sans bruit dans la prochaine porte. (1634-57)
  11. Var. Suivrons-nous cette ardeur ? Suivons, à la bonne heure. (1634-57)
  12. Var. Celle que notre amour cherche à se déclarer. (1634-57)
  13. Var. Être veuve à mon âge, et toujours soupirer. (1634-57)
  14. Var. La perte d’un mari que je peux réparer. (1634)
  15. Var. Qu’en tant que votre ardeur se porte vers Philiste. (1634-57)
  16. Var. Sinon qu’il est un peu plus qu’un autre importun. (1634-57)
  17. Var. Il précéda Philiste en vaines dignités,
    Et Philiste le passe en rares qualités. (1634-57)
  18. Var. Elle et moi, nous avons trop de quoi l’agrandir.
    la nourr. Hélas ! si vous pouviez un peu vous refroidir. (1634-57)
  19. Var. Madame, croyez-moi ; j’ai vieilli dans le monde. (1634-57)
  20. Var. Éloignez, s’il vous plaît, quelque temps ce charmeur. (1634-57)
  21. Var. Faites en son absence essai d’un autre humeur. (1634, 44 et 48)
  22. Var. Trahir ainsi mon aise ! éteindre un feu si beau ! (1634-57)
  23. Var. Va quérir mon amant : dussé-je la première (1634-64)
  24. Var. Je ne permettrai pas qu’il sorte d’avec moi. (1634-57)
  25. Var. [Et tu doutes encor si j’ai vu ton forfait ?]
    Monstre de trahisons, horreur de la nature,
    Viens çà que je t’étrangle. la nourr. Ah ! ah ! phil. Crache, parjure,
    Ton âme abominable et que l’enfer attend.
    la nourr. De grâce, quatre mots, et tu seras content.
    phil. Et je serai content ! qui te fait si hardie
    D’ajouter l’impudence à tant de perfidie ? (1634-57)
  26. Var. Et quoi ? n’est-elle pas au point où tu la veux ? (1634-60)
  27. Var. Flatter de vos discours les passions des dames. (1660)
  28. Var. C’est n’y savoir enfin que ce qu’un chacun sait. (1654)
  29. Var. J’ai su faire éclater avecque violence. (1634-57)
  30. Var. Qui croira ton babil, la ruse est merveilleuse. (1634-57)
  31. Var. Mais je vous parle en vain, vos yeux et vos oreilles
    Vous sont de bons témoins de toutes ces merveilles. (1634-57)
  32. Var. Que ton subtil esprit emploie à ta défense. (1634-57)
  33. Var. Si d’un mauvais dessein il tire un bon effet. (1634-57)
  34. Var. Je reçois sans contrainte un amour téméraire ;
    Mais si j’ose brûler, aussi sais-je me taire. (1634-57)
  35. Var. En vain j’aurois appris que la seule espérance. (1657)
  36. Var. J’aime sans espérer, et je ne me promets
    Aucun loyer d’un feu qu’on n’éteindra jamais.
    L’amour devient servile, alors qu’il se propose
    Le seul espoir d’un prix pour son but et sa cause. (1634)
  37. Var. Ne déguisons plus rien, mon Philiste, il est temps
    Qu’un aveu mutuel rende nos feux contents. (1634-57)
  38. Var. Ne donne à mes amours qu’une moqueuse atteinte (a), (1634-54)
    Var. Ne donne à mes amours qu’une railleuse atteinte. (1660 et 63)
    (a). Dans l’édition de 1657, il y a moqueuse feinte, au lieu de moqueuse atteinte ; mais c’est sans doute une faute d’impression.
  39. Var, Tu veux qu’encore un coup je devienne effrontée,
    Pour te dire à quel point mon ardeur est montée :
    Tu la vois cependant en son extrémité,
    Et tu doutes encor de cette vérité ? (1634-57)
  40. Var. Tu le vois cependant en son extrémité. (1660)
  41. Var. Oui, j’en doute, et l’excès de ma béatitude Est le seul fondement de mon incertitude. Ma reine, est-il possible, et me puis-je assurer. (1634)
  42. Var. Qui prescrive une règle à nos affections. (1634-60)
  43. Var. Puis-je pas disposer de ce que je te donne ? (1634-57)
  44. Var. Que termine bientôt notre heureux hyménée. (1663)
  45. Var. Alcidon, averti de ce que vous brassez,
    Va rendre en un moment vos desseins renversés. (1634)
  46. Var. Vous fera, s’il me croit, un dangereux parti. (1644-57)
  47. Var. Elle-même le dupe, et par un contre-échange. (1634)
    Var. Elle-même le dupe, et par un contre-change. (1644-57)
  48. Var. En écoutant ses vœux reçoit ceux de Florange. (1634-57)
  49. Var. Eh ! de grâce, ma vie, un peu de complaisance :
    Tandis que je te tiens, souffre qu’avec loisir, (1634-57)
  50. Var. En peux-tu recevoir de l’entretien d’un homme
    Qui t’explique si mal le feu qui le consomme,
    Dont le discours est plat, et ponr tout compliment
    N’a jamais que ce mot : « Je t’aime infiniment ? »
    J’ai honte auprès de toi que ma langue grossière
    Manque d’expressions et non pas de matière. (1634-57)
  51. Var. Et voir tous les ressorts de mon âme blessée. (1634-60)
  52. Var. Que tu verrois un feu bien autre et bien plus grand. (1634-57)
  53. Var, Pour y voir comme quoi ma passion m’engage. (1634)
    Var. Pour voir jusqu’à quel point ma passion m’engage. (1644-60)
  54. Var. Quitte, mon cher souci, quitte ce faux soupçon :
    Tu douterois a tort d’une chose si claire. (1634-57)
  55. Var. Hélas ! ma volonté sous une autre asservie. (1652-57)
  56. Var. Je te fais vainement un don de ma franchise ;
    Tu sais que ses grands biens ne regardent que moi. (1634-57)
  57. Var. Si l’effet de mes vœux est hors de ma puissance. (1634-57)
  58. Var. Qu’un baiser de nouveau t’en donne l’assurance. (1634-57)
  59. Var. [Une preuve plus ample ou des garants meilleurs.]
    alc. Que cette feinte est belle et qu’elle a d’industrie !
    dor. On a les yeux sur nous, laisse-moi, je te prie.
    alc. Crains-tu que cette vieille en ose babiller (a) ?
    dor. Adieu, va maintenant où tu voulois aller. (1634-57)
    (a) Crains-tu que… ? dor. Cette vieille auroit de quoi parler. (1644-57)
  60. Var. Qu’il te souvienne au moins que c’est moi qui te quitte.
    alc. Quoi donc, sans un baiser ? Je m’en passerai bien. (1634-57)
  61. Var. ALCIDON, seul. (1660)
  62. Var. Je la prends pour un autre et lui dis mon martyre. (1634, 48, 52 et 57)
  63. Var. Et sa réponse, au point que je peux souhaiter. (1634)
  64. Var. Cependant que le sien ressent ce que je feins. (1634-57)
  65. Var. Paravant qu’il soit peu, Florange la possède. (1634-57)
  66. Var. [C’est lui qui sourdement a conduit ce traité.]
    alc. Ce n’est pas grand dommage : aussi bien tant de feintes
    M’alloient bientôt donner d’ennuyeuses contraintes.
    Ils peuvent achever quand ils trouveront bon :
    Rien ne les troublera du côté d’Alcidon.
    Cependant apprends-moi ce que fait ta maîtresse.
    la nourr. Elle met la nourrice au bout de sa finesse. (1634-57)
  67. Var. Je n’eusse jamais cru qu’elle l’eût tant aimé. (1634-60)
  68. Var. Tu m’as beau supplier ; mon esprit épuisé. (1634-60)
  69. Divertir, détourner.
  70. Var. Je ne sais qu’un moyen, mais je ne l’ose dire. (1634-60)
  71. Var. Je te peux en tenir la fausse porte ouverte. (1634)
  72. Var. Que trop, mais je ne sache après où me sauver. (1634-57)
  73. Var. Tu n’en saurois manquer, aveugle, considère
    Qu’on t’enlève Doris : va quereller son frère.
    Fais éclater partout un faux ressentiment.
    Trop d’amis s’offriront à venger promptement
    L’affront qu’en apparence aura reçu ta flamme,
    Et lors (mais sans ouvrir les secrets de ton âme)
    Tâche à te servir d’eux. alc. Ainsi tout ira bien,
    [Ce prétexte est si beau que je ne crains plus rien.] (1634-57)
    Var. On t’enlève Doris, et ta feinte colère. (1660)