Correspondance 1812-1876, 3/1852/CCCXLIX

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CCCXLIX

À M. CALAMATTA, À BRUXELLES


Paris, 24 février 1852.


Mon ami,

Ce qu’on t’a dit qu’il m’avait dit est vrai, du moins dans les termes que tu me rapportes ; mais il ne faut pas se flatter. Je n’ai pas le droit, moi, de suspecter la sincérité des intentions de la personne. Il me semble qu’il y aurait une grande déloyauté à invoquer ces sentiments chez elle et à les déclarer perfides, après que je leur dois le salut de quelques-uns.

Mais, en mettant à part tout ce qu’on peut dire et penser contre ou pour cette personne, il me paraît prouvé maintenant qu’elle est ou sera bientôt réduite à l’impuissance, pour s’être livrée à des conseils perfides, et pour avoir cru qu’on pouvait faire sortir le bon (dans le but) du mal (dans les moyens).

Son procès est perdu aussi bien que le nôtre ; qu’en résultera-t-il ? des malheurs pour tous ! S’il y avait un maître en France, on pourrait espérer quelque chose ; ce maître-là pouvait être le suffrage universel, quelque dénaturé et dévié qu’il fût de son principe ; quelque aveugle et pressé de travailler à son bonheur matériel que fût le peuple, on pouvait se dire : « Voilà un homme qui résume et représente la résistance populaire à l’idée de liberté ; un homme qui symbolise le besoin d’autorité temporaire que le peuple semble éprouver : que ces deux volontés soient d’accord et, par le fait, ce sera la dictature du peuple, une dictature sans idéal mais non pas sans avenir, puisqu’en acquérant le bien-être dont il est privé, le peuple acquerra forcément l’instruction et la réflexion.

Il m’a semblé, il me semble encore, bien que je n’aie pas revu la personne depuis le 5 février, que les électeurs et l’élu sont assez d’accord sur le fond des choses ; mais tous deux ignorent les moyens, et s’imaginent que le but justifie tout. Ils ne voient pas que le jeu des instruments qu’ils emploient, et la fatalité, se montrent ici plus justes et plus logiques qu’on ne pouvait s’y attendre. Les instruments trahissent, paralysent, corrompent, conspirent et vendent. Voilà ce que je crois, et je m’attends à tout, excepté au triomphe prochain de l’idée fraternelle et chrétienne, sans laquelle nous n’aurons pas de république durable. Nous passerons par d’autres dictatures, Dieu sait lesquelles ! Quand le peuple aura fait de douloureuses expériences, il s’apercevra qu’il ne peut pas se personnifier dans un homme et que Dieu ne veut pas bénir une erreur qui n’est plus de notre siècle.

En attendant, c’est nous, républicains, qui serons encore victimes de ces orages. Probablement, nous serions sages si nous attendions, pour rappeler le peuple à ses vrais devoirs, qu’il comprît ses erreurs et qu’il se repentît de lui-même de nous avoir considérés comme une poignée de scélérats qu’il fallait abandonner, livrer, dénoncer aux fureurs de la réaction.

Bonsoir, mon ami ; je t’embrasse et regrette bien que tu sois toujours là-bas quand je suis ici. Ma santé ne se rétablit pas encore, je me suis beaucoup fatiguée pour obtenir jusqu’ici beaucoup moins qu’on ne m’avait promis ; je m’en prends surtout au désordre effrayant qui règne dans cette sinistre branche de l’administration, et à la préoccupation où les élections tiennent le pouvoir. Je crois que l’amnistie viendra ensuite. Si elle ne vient pas, je recommencerai mes démarches pour arracher du moins à la souffrance et à l’agonie le plus de victimes que je pourrai ; on m’en récompense par des calomnies, c’est dans l’ordre, et je n’y veux pas faire attention.

On joue une nouvelle pièce de moi la semaine prochaine, une pièce gaie et bouffonne[1], que j’ai faite avec la mort dans l’âme, les directeurs de théâtre refusant mes pièces, sous prétexte qu’elles rendent triste. Ces pauvres spectateurs ! ils ont le cœur si tendre ! ils sont si sensibles, ces bons bourgeois ! Il faut prendre garde de les rendre malades !

Bonsoir encore, cher ami ; je t’envoie cette lettre par une occasion sûre. Embrasse ta chère Peppina pour moi. Maurice est très fier de ton compliment.

  1. Les Vacances de Pandolphe.