Correspondance 1812-1876, 5/1870/DCCXVII

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DCCXVII

À M. ARMAND BARBÈS, À LA HAYE


Nohant, 4 janvier 1870.


Mon grand, excellent et cher ami,

Je commençais à vous écrire quand j’ai reçu votre lettre. Depuis huit jours, voici, au milieu des enfants et des amis, le premier moment où je peux prendre une plume, et je veux commencer par vous, entre tous les chers absents. Vous n’avez pas besoin de me dire qu’on vous a fait agir et parler. Tout ce qui est sage, digne et noble est tellement écrit d’avance dans votre vie, que je lis en vous comme dans le plus beau et le meilleur des livres.

Vous voyez de haut et vous voyez clair. La fin du pouvoir personnel, plus ou moins proche, est inévitable, fatale. C’est un pas de fait. Le règne de tous est encore loin ; mais l’éducation commence. Il nous faut passer par l’initiative de quelques-uns et ces nouveaux combattants, formés sous l’Empire, en ont toutes les tendances sceptiques et toutes les vanités ambitieuses. Je ne désigne personne ; mais je vois cette résultante dans les engouements des assemblées et dans le ton de la presse démocratique. Rien que des passions, aucune étude sérieuse des principes ; un besoin effréné d’absolutisme dans ceux qui le combattent, c’est encore là une chose fatale.

On voudrait s’endormir pour ne s’éveiller que dans vingt ans ; et, dans vingt ans, nous n’y serons plus. Nous n’aurons vu que le trouble, nous n’aurons connu que la peine ; mais nous nous endormirons tranquilles, du sommeil dont on passe dans l’éternité. Peut-être, rentrés là pour en ressortir meilleurs et plus forts, aurons-nous une notion plus claire de cette foi qui nous soutient à titre de vertu, et qui sera une lumière.

En attendant, je vous aime ; vous êtes une des guérisons et une des forces de mon être. Quand je vois les misères de l’agitation présente, je pense à vous et je me réconcilie avec l’homme.

Ayez toujours courage et ne désirez pas mourir. Votre vie est un enseignement, et un phare dans la tempête.

Mes enfants me chargent de vous embrasser respectueusement et tendrement pour eux, et je m’en acquitte de toute mon âme.

GEORGE SAND.