Correspondance 1812-1876, 6/1870/DCCXLVII

La bibliothèque libre.



DCCXLVII

À SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉRÔME),
AU CAMP DE CHÂLONS


Nohant, 18 août 1870.


Mon ami,

Maurice voulait ce soir aller vous trouver. Il est dans une agitation extrême, comme nous tous. Si vous étiez à Paris, il y courrait ; je le retiens, en lui disant que, là où vous êtes, il ne ferait que vous gêner ; peut-être vous attrister au milieu de vos préoccupations. Mais ce qu’il trouvait urgent de vous dire, je peux bien vous l’écrire. Ce sera même plus tôt fait. Je crois que c’est inutile, que vous le savez mieux que nous ; mais le devoir des vrais amis est de dire quand même.

Quel que soit le sort de nos armes, et j’espère qu’elles triompheront, l’Empire est fini, à moins de se maintenir par la violence, s’il le peut. Je m’abstiens ici de toute opinion, de toute réflexion ; je vous dis le fait comme je le vois. Désaffection complète, fureur et désespoir de ceux qui ont voté le plébiscite. Ceux qui ne l’ont pas voté sont les plus modérés. Ils disent qu’ils avaient prévu la guerre. Les autres, qui n’y comptaient pas et qui votaient par crainte des troubles, se voient lésés dans leur quiétude, dans leurs affections de famille, dans leurs intérêts. Ils prévoient un monstrueux surcroît d’impôts à la suite d’une saison désastreuse. Voilà pour la campagne.

À Paris, je sais que c’est pire ; on sait que rien n’était prêt pour la guerre, et on regarde comme un crime de ne l’avoir pas évitée ou retardée à tout prix. Je ne vous dis pas mon opinion personnelle : je n’en ai pas, ne sachant si la nécessité était absolue. Enfin l’empereur risquera plus en rentrant à Paris qu’en faisant face aux Prussiens.

Qu’allez-vous faire, vous ? Vous vous tiendrez devant l’ennemi tant qu’il le faudra ; mais après ? Je ne vous dis pas de me répondre, ce n’est pas la curiosité qui me fait vous interroger. Répondez-vous à vous-même ; mais sachez bien que la République va renaître et que rien ne pourra l’empêcher ; viable ou non, elle est dans tous les esprits, même quand elle devrait s’appeler d’un nom nouveau, j’ignore lequel.

Moi, je voudrais qu’une fois vos devoirs de famille remplis, vous puissiez vous réserver, je ne dis pas comme prétendant, — vous ne le voulez pas plus que moi, vous avez la fibre républicaine, — mais comme citoyen véritable d’un état social qui aura besoin de lumière, d’éloquence et de probité. Un homme comme vous a un beau rôle à jouer, dans l’avenir, quel que soit l’avenir, mais à la condition de ne pas se compromettre au delà du nécessaire, pour des idées qui ne sont pas les siennes.

Nous vous aimons, quoi qu’il arrive !

GEORGE SAND.