Correspondance 1812-1876, 6/1871/DCCCXII

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Texte établi par Calmann-Lévy,  (Correspondance Tome 6 : 1870-1876p. 132-134).


DCCCXII

À SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉRÔME),
À PRANGINS


Nohant, 14 juin 1871.


Mon ami,

J’ai bien reçu votre lettre à Jules Favre. Après les épouvantables conséquences de l’Empire, de la guerre et de la Commune, qui se tiennent indissolublement, l’événement vous donne raison historiquement. Certes la République a fait une aussi grande faute que de déclarer la guerre à la Prusse, en ne faisant pas la paix à temps.

Je crois que Jules Favre le sait bien. Sa soumission au peuple de Paris est un malheur irréparable ; mais, à ce moment-là, il était inévitable, et je ne crois pas que l’Empire soit fondé à le lui reprocher, puisque c’est l’Empire qui avait chauffé l’esprit belligérant à blanc, à Paris surtout, et sans consulter la province, la France ; car, s’il se disait autorisé à la guerre par le résultat du plébiscite, il mentirait à la France et à lui-même. Ce plébiscite était un piège atroce, et le paysan qui l’a signé a cru signer la paix et la sécurité. Ce n’est donc pas le moment de faire le procès à la République quand on s’appelle Bonaparte. Le procès est bien plaidé, avec le talent que vous avez et que nul ne conteste, et les accusations sont fondées ; mais vous ne pouvez pas le gagner devant l’opinion, car vous nous reprochez les sottises que l’Empire nous a forcés de faire et les désastres où il nous a précipités.

Je sais encore mieux que vous les torts et les misères des républicains. Quoique républicaine, en principe, je ne me suis pas gênée pour les dire jour par jour durant le siège, et je suis sûre que certaines gens m’ont accusée de conspirer pour vous, qui ne conspirez pas. C’est parce que vous êtes de bonne foi et ne songez pas à vous-même que j’aurais mieux aimé votre silence pour le moment.

Ce que vous reprochez à ces messieurs, la Commune le leur reprochait aussi, à son point de vue. Les légitimistes le leur reprochent de leur côté, et tous ces reproches des faits accomplis nous mènent à des périls extrêmes que la France n’est plus en état de supporter. Il est à craindre qu’elle ne se lasse de la politique et de tous ceux qui veulent l’irriter, l’agiter et la violenter, au point de tomber dans une torpeur où le premier coquin habile remplacerait tous les partis par une dictature insensée, avec l’anarchie définitive, le lendemain.

Hélas ! ne serait-ce pas le moment d’abandonner tous les prétendants et de se réunir autour d’une république sage ? Je sais que vous ne conspirez ni pour Napoléon III ni pour son fils ; mais le malheur de votre situation, c’est de ne pouvoir parler en ce moment sans qu’on vous accuse de travailler pour eux ou pour vous-même. Si vous pouviez nous sauver, je vous dirais d’agir pour vous, je vous reprocherais de ne pas le faire ; mais vous ne le pourriez pas, bien que vous soyez une intelligence de premier ordre et un cœur généreux. Nous sommes trop malades du mal que nous a fait celui dont vous portez le nom, et il y a la guerre civile sous vos pieds si vous faites un pas maintenant.

Je dis maintenant, parce que je crois toujours qu’un temps viendra où vous aurez la liberté d’être un citoyen, peut-être le premier des bons citoyens, le mieux doué, le plus dévoué, le plus utile. Beaucoup d’eau aura passé sous nos ponts ; à présent, l’eau passe par-dessus ; elle est troublée, il faudra bien qu’elle redevienne claire et que l’on se reconnaisse.

Mes enfants vous envoient leurs hommages affectueux et dévoués ; moi, je vous embrasse de tout mon cœur.

GEORGE SAND.


J’ai envoyé à des journaux la réclamation que vous m’aviez fait passer ; je crois qu’ils ne l’ont pas publiée. C’est lâche ; mais peut-être ne l’ont-ils pas reçue ; la poste a été dans un désarroi complet en ce qui nous concerne. Au reste, croyez bien que personne n’a ajouté foi à la calomnie dont vous vous tourmentiez : elle est trop bête.