Correspondance 1812-1876, 6/1871/DCCCXIII

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Texte établi par Calmann-Lévy,  (Correspondance Tome 6 : 1870-1876p. 135-137).


DCCCXIII

À M. EDMOND PLAUCHUT, À PARIS


Nohant, 16 juin 1871.


Mon bon Plauchemar, te voilà donc redevenu Parisien dans un autre Paris, aussi triste qu’il a été gai jadis ! Il me semble que ce Paris d’autrefois est mort et j’aurais peur de voir à présent son cadavre.

Trop de passion, trop de légèreté, trop de crédulité et de scepticisme, trop de contraires enfin dans cette agglomération cosmopolite, cela devait finir par une explosion ou une anémie. — Ne me justifie pas quand on m’accuse de n’être pas assez républicaine ; au contraire ! dis-leur que je ne le suis pas à leur manière. Ils ont perdu et ils perdront toujours la République, absolument comme les prêtres ont perdu le christianisme. Ils sont orgueilleux, étroits, pédants, et ne se doutent jamais de ce qu’ils peuvent ou ne peuvent pas. Je trouve que Trochu leur passe sur la tête et vaut mieux qu’eux tous. J’avais deviné tout ce qu’il révèle, rien qu’aux accusations dont il était l’objet et j’avais très bien jugé Gambetta. L’histoire des faits est là maintenant pour le dire. Qu’est-ce que cela me fait que mon jugement déplaise à la petite église qui le juge comme moi, mais qui s’est donné le mot d’ordre de politique hypocrite, de le défendre pour ne pas avouer que cet incapable était le moins incapable de leur parti ? — Les partis, j’en ai plein le nez, je n’en veux plus. Je tiens pour crétins ou insensés tous ceux qui se donnent à des personnalités. Comme au lendemain de juin 48, le dégoût me jette dans l’isolement en face de ma conscience révoltée et libre, Dieu merci !

Mais ne parlons pas politique. Il n’y a plus rien à en dire, tout a été dit, écrit, publié : le vrai et le faux. Chacun peut se recueillir et juger. Tant pis pour qui ne veut pas voir clair dans les principes. Quant aux faits, ils resteront ce que les faits accomplis sont dans l’histoire, le sujet d’éternelles discussions où les plus habiles interprétations ne sont pas infaillibles. Chaque historien ouvre un horizon nouveau. Le meurtre d’Abel, le premier meurtre de la légende humaine, n’est pas encore jugé, prouvé encore moins. Les vérités historiques, ce sont les résultats.

Je te remercie d’avoir parlé à Boutet, je lui ai écrit aussi. Je n’ai pas du tout oublié ce que j’ai donné à la défense de Paris ; mais je sais qu’il m’est dû quelques milliers de francs par Lévy, et je pense qu’à présent Boutet et Aucante en sont convaincus. Je n’en suis pas à regretter ce que j’ai fait, et je ne me plains de rien, mais je veux me remettre au courant. Si j’ai besoin que tu t’en occupes, je te le dirai. Pour le présent, la correspondance directe suffit.

J’ai des nouvelles de tous nos amis, nous avons encore la chance de n’en avoir perdu aucun. Quant à nos bibelots, les tiens et les miens, ils sont assurés par la Providence. Quoique tu en dises, ils y auraient passé, si la lutte se fût prolongée ; car je sais des gens qui ont tout perdu, non seulement par le feu, mais aussi par le vol et le pillage. On commençait par les riches. Les gueux comme nous seraient venus en dernier. Ne défendons pas cette horde infâme. Nous ferions comme les prêtres qui ne conviennent jamais des turpitudes de leur Église. On doit reconnaître les vrais amis du progrès à leur indignation contre les novateurs infâmes.

J’espère que tu ne vas pas respirer longtemps l’odeur des cadavres et que tu vas venir pour ma fête. Ma fête sans toi n’est plus une fête, si fête il y a maintenant dans la vie ! Compter ses années au milieu de pareils désastres n’est pas gai ; mais sentir près de soi ceux qu’on aime le mieux est la seule consolation d’avoir vécu jusqu’à ces affreux jours. Je t’embrasse de toute mon âme. Tout mon monde t’aime et t’attend. Écris-nous et viens écrire ici la fin de ton ouvrage.

Je te défends de m’apporter un cadeau, ce serait mal cette année.