Correspondance 1812-1876, 6/1871/DCCCXXII
DCCCXXII
AU MÊME
Vous me donnez de bons encouragements et je ferai de mon mieux. Pourtant, il faut que vous m’aidiez un peu d’avis très francs au besoin. Je rentre dans la vie pratique en quelque sorte, au sortir de la Revue, où je ne faisais guère que des romans ; quand j’avais quelque vue personnelle à émettre, ce brave Buloz avait une peur de chien de me voir sortir du gaufrier politique et des convenances de son cénacle. Je ne me disputais pas avec lui, ou je me disputais selon ma patience du moment, mais je n’étais vraiment pas libre moralement et, dans ces derniers temps surtout, j’ai senti un grand besoin de pouvoir dire ce qui me vient ou ce qui m’est venu antérieurement, en dehors de la fiction. Vous avez deviné cela quand vous m’avez tracé ce plan de feuilletons qui me sera un gros respire, comme on dit en Berry, après des années d’étouffement.
Il faut pourtant nous entendre sur la dose de liberté dont je peux disposer ; car je reconnais bien que la liberté absolue n’est possible que quand on écrit sur une page que l’on signe tout seul. Je ne crois pas avoir des opinions dangereuses et subversives qui puissent compromettre l’attitude très digne et très calme du Temps. Mais j’ai mes heures où je suis un peu plus agitée que ses premiers-Paris. Pourvu que, par la date de mes articles, je mette ces émotions à distance il ne s’inquiétera pas, n’est-il pas vrai ? Si je dépassais son programme, je l’autoriserais de tout mon cœur à faire ses réserves en note. Je tâcherai qu’il n’y ait pas lieu, mais tout en me promettant de faire de simples causeries sur des sujets variés, je sens bien qu’il ne me sera plus possible de ne pas parler du temps présent. Tout se tient dans l’émotion et ma sérénité a son genre d’émotions qu’il m’est difficile de retenir. Qui est-ce qui croirait ça ?
Eh bien, s’il m’arrivait de prendre le mors aux dents, je veux bien que vous m’avertissiez, je me rends toujours aux bonnes raisons ; mais ne me laissez pas ignorer les craintes que je pourrais inspirer et le pourquoi de ces craintes. Autre chose : je désire avoir du succès dans le Temps, pour gagner en conscience l’argent qu’on me donne. Il faut que vous me disiez tout bonnement après chaque article, dans les commencements, si la chose a plu, ou si elle a ennuyé. Les mêmes sujets n’iront pas à la même fraction du public, je le sais ; mais il en est qui peuvent ne plaire à personne, et, où je suis, je ne peux pas le savoir.
Promettez-moi cette sincérité ; j’arriverai à connaître votre public et à gagner ses sympathies. C’est vous qui avez rédigé l’annonce de ma collaboration ; c’est très élogieux et très bien tourné. Je vous en remercie, je voudrais mériter tout cela. Mes amitiés à Taine ; je le lis.
À vous de cœur