Correspondance 1812-1876, 6/1871/DCCCXXVII

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Texte établi par Calmann-Lévy,  (Correspondance Tome 6 : 1870-1876p. 168-169).


DCCCXXVII

À GUSTAVE FLAUBERT


Nohant, 16 septembre 1871.


Cher vieux,

Je te répondais avant-hier et ma lettre a pris de telles proportions que je l’ai envoyée comme feuilleton au Temps pour la prochaine quinzaine ; car j’ai promis de leur donner deux feuilletons par mois. — Cette lettre à un ami ne te désigne pas même par une initiale ; car je ne veux pas plaider contre toi en public. Je t’y dis mes raisons de souffrir et de vouloir encore. Je te l’enverrai et ce sera encore causer avec toi. Tu verras que mon chagrin fait partie de moi et qu’il ne dépend pas de moi de croire que le progrès est un rêve. Sans cet espoir, personne n’est bon à rien. Les mandarins n’ont pas besoin de savoir, et l’instruction même de quelques-uns n’a plus de raison d’être sans un espoir d’influence sur les masses ; les philosophes n’ont qu’à s e taire et ces grands esprits auxquels le besoin de ton âme se rattache, Shakspeare, Molière, Voltaire, etc., n’ont que faire d’exister et de se manifester.

Laisse-moi souffrir, va ! ça vaut mieux que de voir l’injustice avec un visage serein, comme dit Shakspeare. Quand j’aurai épuisé ma coupe d’amertume je me relèverai. Je suis femme, j’ai des tendresses, des pitiés et des colères. Je ne serai jamais ni un sage ni un savant.

J’ai reçu un aimable petit mot de la princesse Mathilde. C’est brave et bon de sa part de revenir près de ses amis, au risque de nouveaux bouleversements.

Je suis contente que ces petites mines d’enfants t’aient fait plaisir. Tu es si bon, j’en étais sûre. Je t’embrasse bien fort. Tu as beau être mandarin, je ne te trouve pas Chinois du tout, et je t’aime à plein cœur.

Je travaille comme un forçat.