Correspondance 1812-1876, 6/1871/DCCLXXXVI

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Texte établi par Calmann-Lévy,  (Correspondance Tome 6 : 1870-1876p. 81-85).


DCCLXXXVI

À SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉRÔME),
À PRANGINS


Nohant, 4 février 1871.


Vous avez raison, cet homme est un fou : ses derniers actes sont une provocation à la guerre civile. Ils échoueront. Le gouvernement de Paris a le respect de la légalité et le vote va décider du sort de la France. Ce vote sera la paix, si les sacrifices qu’on nous demandera ne sont pas impossibles, et je crois qu’ils ne le seront pas. La majorité sentira qu’il faut nous l’acheter par de grands sacrifices.

Mon ami, je persévère dans ma foi républicaine, et il faut qu’elle soit solide, je vous jure ! jamais religion du cœur et de la conscience n’a été mise à pareille épreuve. Jamais prêtres d’une religion (c’est votre métaphore et elle est juste) n’ont plus trahi leur Dieu. Que voulez-vous ! dans ces crises effroyables, l’esprit s’égare, la démence arrive. Tout cela n’est pas la faute de l’idéal radieux que les nuées d’orage nous voilent à chaque instant. La république en théorie, c’est le soleil. En fait, pour le moment, elle est grêle, ténèbres et bourrasques.

Qu’elle soit vaincue encore cette fois-ci, hélas je n’en peux plus douter, ou ce sera une république oppressive et cléricale d’un nouveau genre. Je ne vois plus clair dans ses destinées ; mon âme est trop abattue. Je vois bien que l’Empire a encore un parti ; mais ne vous y fiez pas plus que je ne me fie au mien. Il ne vaut pas mieux, il n’est ni plus pur, ni plus convaincu. Je ne crois même pas me tromper en vous disant qu’il est cent fois pire. Il n’a pas de fous fanatiques comme le nôtre ; mais il a plus de cupides et d’ambitieux. Chez nous, il y a la foi, une foule de républicains ont la notion du sacrifice personnel et d’un véritable dévouement. Ceux-là, naturellement, ne sont jamais au pouvoir, ou, quand ils s’y égarent, ils s’en retirent vite. Dans le parti impérialiste, rien de tel. Ils veulent tous la satisfaction de leur intérêt, vous le savez mieux que personne ; vous les avez vus de près, ces serviteurs du cousin ! Vous avez été indigné, désespéré, furieux : ils vous détestaient, ils paralysaient vos bonnes intentions. Ce sont eux, avec leurs calomnies sans nombre et sans mesure, qui vous ont empêché d’avoir la situation que méritait votre haute droiture et votre rare intelligence.

Ne vous appuyez jamais sur ces gens-là. Ne faites pas la faute que vont commettre beaucoup de gens sincères et honnêtes qui voteront pour eux ou pour les cléricaux en haine de la dictature de Bordeaux. Ils choisissent entre deux maux celui qui leur paraît le moindre. Au fond, ils sont républicains quand même. Dans cette limite de la légalité et de la liberté des suffrages, toute la France est républicaine sans le savoir ; mais la réalisation de leur idée et de leur instinct est sans cesse combattue par le fait ; c’est ainsi qu’il arrive que ce que l’on signe et ce que l’on fait n’est pas souvent l’expression de ce que l’on pense et de ce que l’on veut. Nous en sommes là !

Je pense bien à vous, allez ! au milieu de cette tourmente, ma pensée se reporte sans cesse sur cette valeur méconnue, sur cette force brisée qui est vous.

Je ne m’y trompe pas, vous pourriez, non pas nous sauver (en ce moment, personne ne le peut), mais nous être grandement utile. Eh bien, ce que votre valeur personnelle pourrait faire, votre situation compromise vous en empêche, c’est la faute de Sedan. La blessure est trop fraîche, votre grand nom est une épouvante. Son prestige a disparu. Si Napoléon III ne peut plus l’invoquer, que lui reste-t-il ? Il faut beaucoup de temps pour que l’on voie assez clair pour séparer votre cause de la sienne. Ses séïdes vous repoussent, ses ennemis ne vous connaissent pas ou vous méconnaissent.

Mais le temps marche et avec lui la justice. Supportez l’exil et la pauvreté ; vous avez subi un rang et une situation que vous maudissiez. Le malheur dignement accepté est bien plus doux à subir. Si l’imprévu romanesque des événements vous ramenait chez nous, et non la volonté générale, je serais aussi désolée de vous voir monter ce ballon que contente de vous revoir.

Je crois les d’Orléans trop prudents pour prendre la place, elle n’est pas bonne ! elle restera peut-être longtemps vacante, parce que personne n’en voudra. Qui sait si, pendant ces tâtonnements de la République malade d’aujourd’hui, la République saine et vivante n’éclora pas ? c’est celle que je rêve, et ce que je rêve pour vous, c’est d’y entendre votre voix s’élever librement pour le triomphe des idées vraies.

Je n’y serai peut-être plus : une année comme celle-ci nous en met dix de plus sur le corps ; mais faites que je meure en vous bénissant et en voyant poindre à l’horizon votre véritable destinée. Vous avez mission de défendre la liberté de conscience, dont vous avez toujours été pénétré. Vous avez le don de la parole qui ne parle pas pour ne rien dire ; c’est un don bien rare ! Dieu ne vous l’a pas fait pour rien : ce don vous fera très grand si vous vous réservez. Je vous aime mieux dans votre chalet suisse que dans ce tourbillon diplomatique de Londres : c’est l’officine des partis et le rôle d’homme de parti ne vous ira jamais. Il y faut la souplesse du nuage, et vous êtes né pour l’éclat du tonnerre. Si l’impératrice Eugénie vous ramenait comme régent, vous ne fixeriez pas son inconsistance et vous seriez force de la briser, ou de vous effacer encore.

Pardonnez-moi de vous dire tout cela ; je vous ai toujours aimé comme si vous étiez mon fils avec qui je ne fais pas de réserves. — Ledit fils est bien touché de ce que vous dites de lui, et, moi qui le connais, je sais qu’il le mérite par la sincérité constante de son affection pour vous. Je ne prétends pas qu’il soit un aigle ; mais c’est un homme qui a le bon sens de se contenter d’être un homme ; que cela est rare aujourd’hui ! Tout le monde veut être quelque chose par les autres, pour se consoler de n’être rien par soi-même.

Adieu ; nous vous embrassons et nous vous aimons. Votre filleule demande quand vous viendrez ! hélas ! quand ?

GEORGE SAND.


Merci de ce que vous me dites de la Suisse. Si vous y restez, nous irons vous voir.