Correspondance 1812-1876, 6/1872/DCCCLIX
DCCCLIX
À M. BERTON PÈRE, À PARIS
Nous sommes à Cabourg-les-Bains (Calvados), Grand Hôtel de la plage. Malgré la pluie et l’orage continuels, nous nous portons tous bien. Mes petites-filles ne toussent plus, ni moi. Nous avons plongé nos trois coqueluches dans la mer, malgré des houles furieuses, et mes soixante-huit ans ne s’en trouvent pas mal. Je suis avec ma charmante belle-fille, les deux mioches et notre bon ami Plauchut. Nous attendons mon fils et un de mes petits-neveux. Je jouis avec délices de la mer et du farniente. Nous sommes encore ici pour dix ou douze jours, et nous nous en irons probablement par la Bretagne, en suivant la côte le plus possible, pour mettre beaucoup d’air salin dans les poumons fatigués de nos petites.
Voilà notre bulletin, mon cher enfant, puisque tu désires savoir ce que nous devenons. Je n’ai reçu ta lettre qu’hier ; Maurice me l’a renvoyée de Nohant, où nous serons tous de retour au mois de septembre et où nous t’attendrons. Je t’écris un peu à tâtons, n’ayant point de lampe et ne sachant pas voir clair à la bougie.
Dis donc à Fechter que sa mémoire le trompe absolument. Je n’ai pu être mécontente de lui aux répétitions de Claudie, puisque je n’y étais pas. C’est Bocage qui a monté la pièce. Je n’avais jamais vu Fechter, et je ne l’ai vu qu’à la septième représentation de Claudie, la seule à laquelle j’ai assisté. J’ai été émerveillée et enthousiasmée de lui. J’ai été à sa loge à la fin, je l’ai embrassé, et je n’ai peut-être pas dit tout ce que je devais lui dire. J’étais trop contente et trop émue, et, avec cela, je suis timide à l’abordage. Si quelqu’un lui a dit que je ne l’admirais pas sans réserve dans ce rôle, où il a été exquis, c’est quelqu’un qui me supposait imbécile. — Voilà l’exacte vérité.
Quant à toi, mon enfant, je te remercie de ta bonne et fidèle affection. Je crois la mériter, car celle que j’ai pour toi est maternelle et profonde. Bientôt septuagénaire, je voudrais ne pas quitter la carrière où l’on risque de radoter en la poussant trop loin, avant de t’avoir vu reconquérir la place qui t’est due. Tu as encore vingt ans à être jeûne, à avoir de grands succès et à servir nos dieux. Je voudrais te donner un second succès comme celui de Villemer. Aurons-nous encore la bonne chance ? On ne le sait jamais. Faisons notre possible ! Nous causerons de ton rôle à Nohant, et tu me donneras peut-être de bonnes lumières sur le fond du caractère que j’ai conçu à nouveau. Moréali n’est plus le personnage du roman. Il n’est pas prêtre, il ne l’a jamais été, il a dû l’être. Il est resté prêtre de cœur et d’esprit, mais il aime d’amour mademoiselle La Quintinie, qui en aime un autre.
Bonsoir, mon enfant. Je t’embrasse.