Correspondance 1812-1876, 6/1875/CMXLIX
CMXLIX
À GUSTAVE FLAUBERT, À PARIS
Enfin, je retrouve mon vieux troubadour, qui m’était un sujet de chagrin et d’inquiétude sérieuse. Te voilà sur pied, espérant dans les chances toutes naturelles des événements extérieurs et retrouvant en toi-même la force de les conjurer, quels qu’ils soient, par le travail. Qu’est-ce que tu appelles quelqu’un dans la haute finance ? Je n’en sais rien, moi je suis liée avec Victor Borie. Faut-il lui écrire ?
Tu vas donc te remettre à la pioche ? Moi aussi car, depuis Flamarande, je n’ai rien fait que peloter en attendant partie. J’ai été si malade tout l’été ! Mais mon bizarre et excellent ami Favre m’a guérie merveilleusement, et je renouvelle mon bail.
Que ferons-nous ? Toi, à coup sûr, tu vas faire de la désolation et moi de la consolation. Je ne sais à quoi tiennent nos destinées ; tu les regardes passer, tu les critiques, tu t’abstiens littérairement de les apprécier, tu te bornes à les peindre en cachant ton sentiment personnel avec grand soin, par système. Pourtant on le voit bien à travers ton récit, et tu rends plus tristes les gens qui te lisent. Moi, je voudrais les rendre moins malheureux. Je ne puis oublier que ma victoire personnelle sur le désespoir a été l’ouvrage de ma volonté et d’une nouvelle manière de comprendre qui est tout l’opposé de celle que j’avais autrefois.
Je sais que tu blâmes l’intervention de la doctrine personnelle dans la littérature. As-tu raison ? n’est-ce pas plutôt manque de conviction que principe d’esthétique ? On ne peut pas avoir une philosophie dans l’âme sans qu’elle se fasse jour. Je n’ai pas de conseils littéraires à te donner, je n’ai pas de jugement à formuler sur les écrivains tes amis dont tu me parles. J’ai dit moi-même aux Goncourt toute ma pensée ; quant aux autres, je crois fermement qu’ils ont plus d’étude et de talent que moi. Seulement, je crois qu’il leur manque et à toi surtout, une vue bien arrêtée et bien étendue sur la vie. L’art n’est pas seulement de la peinture. La vraie peinture est, d’ailleurs, pleine de l’âme qui pousse la brosse. L’art n’est pas seulement de la critique et de la satire : critique et satire ne peignent qu’une face du vrai.
Je veux voir l’homme tel qu’il est. Il n’est pas bon ou mauvais, il est bon et mauvais. Mais il est quelque chose encore,… — la nuance ! la nuance qui est pour moi le but de l’art, — étant bon et mauvais, il a une force intérieure qui le conduit à être très mauvais et un peu bon, — ou très bon et un peu mauvais.
Il me semble que ton école ne se préoccupe pas du fond des choses et qu’elle s’arrête trop à la surface. À force de chercher la forme, elle fait trop bon marché du fond, elle s’adresse aux lettrés. Mais il n’y a pas de lettrés proprement dits. On est homme avant tout. On veut trouver l’homme au fond de toute histoire et de tout fait. Ç’a été le défaut de l’Éducation sentimentale, à laquelle j’ai tant réfléchi depuis, me demandant pourquoi tant d’humeur contre un ouvrage si bien fait et si solide. Ce défaut, c’était l’absence d’action des personnages sur eux-mêmes. Ils subissaient le fait et ne s’en emparaient jamais. Eh bien, je crois que le principal intérêt d’une histoire, c’est ce que tu n’as pas voulu faire. À ta place, j’essayerais le contraire, tu te renourris pour le moment de Shakspeare, et bien tu fais ! c’est celui-là qui met les hommes aux prises avec les faits ; remarque que, par eux, soit en bien, soit en mal, le fait est toujours vaincu. Ils l’écrasent ou ils s’écrasent avec lui.
La politique est une comédie en ce moment. Nous avions eu la tragédie, finirons-nous par l’opéra ou par l’opérette ? Je lis consciencieusement mon journal tous les matins ; mais, hors ce moment-là, il m’est impossible d’y penser et de m’y intéresser. C’est que tout cela est absolument vide d’un idéal quelconque, et que je ne puis m’intéresser à aucun des personnages qui font cette cuisine. Tous sont esclaves du fait, parce qu’ils sont nés esclaves d’eux-mêmes.
Mes chères petites vont bien. Aurore est un brin de fille superbe, une belle âme droite dans un corps solide. L’autre est la grâce et la gentillesse. Je suis toujours un précepteur assidu et patient, et il me reste peu de temps pour écrire de mon état, vu que je ne peux plus veiller après minuit et que je veux passer toute ma soirée en famille ; mais ce manque de temps me stimule et me fait trouver un vrai plaisir à piocher ; c’est comme un fruit défendu que je savoure en cachette.
Tout mon cher monde t’embrasse et se réjouit d’apprendre que tu vas mieux. T’ai-je envoyé Flamarande et les photographies de mes fillettes ? Sinon, un mot, et je t’envoie le tout.
Comment ! Littré est sénateur ? c’est à n’y pas croire, quand on sait ce que c’est que la Chambre. Il faut tout de même la féliciter pour cet essai de respect d’elle-même.