Correspondance d’Eulalie/II/03

La bibliothèque libre.
A Londres, chez Jean Nourse. M.DCC.LXXXV (p. 120-138).
Troisième trimestre 1783

Lettre de Mademoiſelle Victorine.
Paris, ce 13 Juillet 1783.


Le Dru, ma bonne amie, que tu connois ſous le nom de Comus et qui a ſi long-tems captivé l’admiration des curieux par des ſubtilités que lui fourniſſoient ſon adreſſe et l’étude de la phyſique, vient de faire une découverte qui lui donne des droits à la reconnoiſſance publique. Il a trouvé le moyen, par l’électricité, de guérir toutes les maladies nerveuſes, notament l’épilepſie, autrement appellée mal caduc, qui juſqu’ici avoit échappé au pouvoir de la médecine.

Le 24 du mois dernier j’ai été aux italiens, voir l’Auteur ſatyrique, piece de feu M. l’Abbé de Voiſenon, retouchée par un jeune homme ; elle a eu peu de ſuccès, n’y ayant nul intérêt. On m’a conté une anecdote aſſez plaiſante de l’Abbé. Il étoit fort malade et on avoit été chercher le bon Dieu ; ſe ſentant mieux il ſe leve et ſort. En vain, on lui repréſente que le bon Dieu va arriver, hé bien, dit-il, il ſe fera écrire.

On a donné le 30 Juin Blaiſe et Babet, c’eſt la ſuite des trois fermiers ; elle eſt de Monvel. Il ſemble que cet auteur n’eſt fait que pour avoir du ſuccès et faire toujours ſes pieces ſuceptibles d’une agréable ſuite. D. Z. auteur de la muſique, eſt toujours auſſi charmant.

Mon Ruſſe a bien payé mon portrait, il m’a donné le ſien dans une paire de bracelets qu’on eſtime cent louis. Je ne le trouve pas très-reſſemblant ; mais je n’ai eu garde de le dire ; j’ai beaucoup vanté la beauté du préſent. J’ai même auſſi voulu jouer la paſſionée, je me ſuis récriée ſur la cherté de l’entourage et ai dit que, le ſimple portrait ſur un bracelet d’or auroit ſuffit, que rien ne me flattoit que l’image de la perſonne qui m’étoit chere. Ce diſcours a fait le plus grand effet. Jamais entreteneur n’a cru être plus aimé que le Ruſſe. O, pauvre homme ! qu’avec un peu d’art on vous trompe aiſément et que nous vous faiſons ſouvent dupe. Je ne ſuis jamais ſi aiſe que quand j’en attrappe. Je ne l’ai jamais été que par mon vieux et depuis j’en ai été bien dédommagée ; il a quitté Roſette, et a maintenant Roſalba. Il n’aura jamais une maîtreſſe auſſi long-tems qu’il m’a eue ; il eſt un peu fantaſque et j’avois la bonté de me prêter à ſes fantaiſies. Adieu.

Lettre de Mademoiſelle Felmé
Roye, ce 20 Juillet 1783.


Je me ſuis, mon cœur, fixée dans cette ville ; j’y mene une vie bien tranquille. Je jouis du plaiſir de faire le bonheur d’un pere et d’une mere qui ſur le déclin de leur vie étoient réduits dans la pauvreté. Il eſt impoſſible de t’exprimer la joie qu’ils ont eue à me revoir, ils ignoroient mon ſort et me croyoient morte ; j’ai cru que ma mere mourroit de plaiſir dans mes bras ; que ſes careſſes étoient attendriſſantes ! je me ſuis moi-même évanouie. Ah ! mon cœur, je n’ai jamais goûté tant de plaiſirs de la vie. Tiens, je ne troquerois pas mon ſort pour celui de la Guimar[1]. J’ai fait paſſer ma fortune pour avoir été gagnée à la loterie. De maniere que je ſuis reçue dans pluſieurs maiſons honnêtes. Je me contrefais et prends bien garde à lâcher quelques propos gaillards ; cela me gêne, mais je commence à m’y habituer. Si tu viens à Paris, il faut que tu viennes être témoin de mon contentement, et de la maniere de vivre provinciale. Elle eſt tout différente de celle de la capitale. Je ris quelquefois en moi-même des airs que veulent ſe donner les agréables de l’une et de l’autre ſexe. J’ai donné dans l’œil à un conſeiller du préſidial, il a, je crois, envie de me faire devenir Madame la conſeillere. Il m’obſede avec ſa maniere de faire l’amour ; il eſt des plus compaſſés dans ſes geſtes et dans tout ce qu’il dit. On diroit qu’il eſt toujours à l’audience. Je te réponds qu’il perdra ſes peines.

Maintenant, mon cœur ; que tu ſais mon adreſſe, j’eſpere que tu me donneras quelquefois de tes nouvelles. Pour moi je t’écrirai rarement, je n’aurai rien d’intéreſſant à te mander ; mais ſois perſuadée que je t’aime pour la vie.

Lettre de Mademoiſelle Victorine.
Paris, ce 26 Août 1783.


La petite directrice, ma bonne amie, a fait une fauſſe couche ; elle en eſt très-incommodée. Je vais quelquefois la voir, je lui ſuis, on ne ſauroit, plus attachée et je ſerois bien fâchée qu’il lui arrivât malheur.

La comédie italienne vient de faire une grande perte dans Madame Billioni qui eſt morte, quoique à la fleur de l’âge ; elle n’avoit que trente-deux ans.

Le Baron de Witersbach eſt parti pour ſon pays, c’eſt ſans doute pour y recruter quelques jolies alſaciennes ; ſi le régiment Royal-Suède étoit dans ces cantons, il n’y mettroit ſurement pas les pieds, vu ſa grande antipathie pour tout ce qui porte cet uniforme, depuis qu’un officier de ce corps l’a fait cocu et l’a obligé de ſe reconnoître jean-foutre par acte paſſé par devant notaire. Le miniſtre de la guerre qui lui a donné la croix de Saint-Louis doit ſe le reprocher toute ſa vie. On dit qu’il en étoit le Maquerau. Ces ſortes de gens doivent être récompenſés avec de l’or, et non avec la décoration qui marque qu’on a ſervi avec honneur. Si on veut leur donner une diſtinction, il n’y a qu’à établir un ordre pour eux, par exemple, une médaille repréſentant d’un côté l’amour avec cette exergue : le véritable me fait tort ; et de l’autre une belle femme nue ayant pour exergue : qui que tu ſois avec de l’or je te ferai avoir ſa ſemblable. Le ruban ſera couleur de roſes liſerée de noir. Il faut que je donne cette idée à quelque faiſeur de projets, afin qu’il la mette au net et la préſente aux miniſtres. On ne pourra gueres moins lui donner qu’à l’auteur du projet des chapeaux à quatres cornes qui a eu huit cent livres de penſion.

Je finis, la petite directrice m’envoye chercher ; on dit qu’elle eſt au plus mal.

Lettre de Mademoiſelle Roſimont.
Paris, ce 28 Août 1783.


Que je ſuis malheureuſe, ma chere amie, le coquin de chirurgien, à qui j’ai eu affaire m’a plâtrée[2]. Je ſuis plus malade qu’auparavant ; je ſouffre des douleurs inouïes ; je ne puis dormir ni jour ni nuit. Le médecin que j’ai envoyé chercher m’a trouvée dans un pitoyable état. Il prétend que j’en ai au moins pour quatre mois et encore ne répond-il pas de me guérir le mal étant des plus invétérés. Ah ! fatal libertinage où m’as tu réduite. Ce qu’il y a de cruel c’eſt que je ſuis peu en avance et que je me vois obligée de mettre tous mes effets en gage pour racheter la ſanté. Qu’on en connoît bien le prix quand on l’a perdue. Ah ! ma bonne amie, je ne ſuis plus une ſans-ſoucis ; j’en ai cruellement et mon état me force à réfléchir. Tu m’obligerois beaucoup ſi tu voulois m’acheter le médaillon de diamans que tu connois, il a couté quinze cents livres ; ſi tu veux je te le laiſſerai pour mille livres ; tu n’as qu’à m’envoyer une lettre de change de cette ſomme ou charger quelqu’un de me la remettre, et je lui donnerai le médaillon. Je ſuis bien à plaindre, ma bonne amie, puiſſe-tu ne jamais être dans ma poſition, c’eſt le vœu que je forme.

P. S. J’oubliois de te mander le mot de la charade que je t’ai envoyée, c’eſt ſilence.

Lettre de Mademoiſelle Victorine.
Paris, ce 8 Septembre 1783.


Que ſert ſouvent le bonheur ! la petite Olympie eſt morte des ſuites de ſa fauſſe couche. M***, ma chere amie, eſt inconſolable ; pour moi je la regrette beaucoup. Elle étoit, on ne ſauroit, plus aimable. M*** n’a ſurement jamais eu de maîtreſſe plus fidelle ; on dit qu’il ne faut jamais jurer de rien : mais je l’aurois bien fait de ſa ſageſſe. Le mari d’Olympie va venir receuillir ſa groſſe ſucceſſion. C’eſt un homme bien heureux. Il a une place conſidérable et une grande fortune pour avoir donné ſon nom à une femme qui ne l’a pas fait enrager une minute. Il faut qu’il ſoit né coîffé.

Mercredi dernier j’ai été à la premiere repréſentation de la ſorciere par haſard. Cette piece a eu peu de ſuccès, mais ce qui a été fort applaudi et a cauſé de grands éclats de rire ſont les quatre vers que dit la ſorciere par haſard et qui terminent la piece, les voici :


„ Dans le monde on connoît une ſorcellerie,
C’eſt l’art de faire des heureux,
Celle-là, je l’avoue, et je m’en glorifie,
Je m’en ſers tant que je peux.


Il a fallu que l’actrice les diſe deux fois. Cette piece a été repréſentée chez Madame la Ducheſſe de Villeroy en 1768. L’auteur qui l’avoit faite pour être jouée en ſociété, n’auroit pas du la donner au public.

Mon Ruſſe part demain pour retourner dans ſon pays à cauſe de la guerre qu’on dit que la Czarine va faire au turc. Il eſt venu ce matin m’apprendre ſon départ et m’a donné deux mille écus pour pouvoir attendre que je trouve quelqu’un qui le remplace. Il m’a dit les choſes les plus honnêtes, qu’il ne m’oublieroit de la vie et n’avoit qu’à ſe louer de ma conduite à ſon égard. Il eſt vrai, ma bonne amie, que j’ai tant pris de précautions lorſque je le trompois qu’il ne s’en eſt jamais apperçu. Je te conſeille de faire de même avec ton américain.

Lettre de Mademoiſelle Victorine.
Paris, ce 15 Septembre 1783.


J’ai été voir, ma bonne amie, les tableaux[3] du Louvre. Il y a de belles et jolies choſes ; je vais te parler de ce qui m’a frappée.

Un déjeuné des éleves par M. Lépicié ; c’eſt une ſcene gaie et rendue avec une naïveté charmante.

Une femme au bain ; une femme offrant un ſacrifice et des jeux d’enfans, tous petits tableaux de M. la Grénée le jeune. Si j’avois un boudoir et que je fuſſe aſſez riche je le chargerois volontiers de me faire des petits ſujets agréables pour le tapiſſer.

Le lever et le coucher du ſoleil par M. Vernet.

Le portrait de M. et Mad. Necker par M. Dupleſſis ; ils ſont parlans.

Quelques payſages de M. Caſanova, de même quelques tableaux de ruines par M. Robers.

Mon Ruſſe n’eſt pas encore parti, il a quelques affaires qui l’ont retenu, mais elle finiront bientôt. Il a paſſé cette nuit avec moi et m’a dit qu’il croyoit que c’étoit la derniere. J’ai quelqu’un qui doit le remplacer. Mais comme cela n’eſt pas totalement décidé, je ne veux pas te mander qui, je te dirai ſeulement que c’eſt un Marquis. Je finis car je craindrois ne pouvoir garder mon ſecret.

Lettre de Monſieur P***. Commiſſionnaire.
Paris, ce 19 Septembre 1783.


En conſéquence de votre lettre, mademoiſelle, je me ſuis rendu chez Melle Roſimont ; à peine ai-je pu lui parler, elle a une fievre terrible ; c’eſt avec ſa femme-de-chambre que j’ai traité l’affaire du médaillon. Il étoit en gage. On m’a remis la reconnoiſſance du mont de piété et j’ai donné les mille livres en déduisant ce qu’il faut pour le retirer. Je ne pourrai l’avoir que demain matin. Ainſi vous ne pourrez le recevoir que par la diligence de la ſemaine prochaine. Croyez qu’il n’y a nullement de ma faute. Je ſuis toujours très-empreſſé à ſervir promptement ceux qui m’honorent de leur confiance.

J’ai l’honneur d’être, Mademoiſelle, votre très-humble et très-obéiſſant ſerviteur.

Lettre de Mademoiſelle Victorine,
Paris, ce 20 Septembre 1783.


Du 17, ma bonne amie, le Ruſſe eſt parti. Le Marquis de *** lui a ſuccédé. Il me donne trente-cinq louis par mois et me défrayera ma voiture, car il m’en donne une et ne veut point que j’aye l’état du remiſe. C’eſt un aimable homme, mais il eſt joueur, il y aura un peu d’humeur à ſupporter quand la fortune lui ſera contraire. Si cela m’ennuie trop je le planterai-là. Je ne l’ai pris qu’en attendant mieux et pour n’être pas ſans entreteneur.

L’Evêque, dont j’avois la viſite aſſez régulierement une fois par ſemaine, eſt retourné dans ſon diocèſe. C’eſt une perte pour moi, il me donnoit chaque fois cinq louis. Je voudrois lui trouver un ſucceſſeur ; j’en ai parlé à la Francœur qui eſt la pourvoieuſe du clergé ; je lui ai promis de la bien récompenſer ; c’eſt une femme très-intéreſſée et dont on n’obtient rien qu’avec de l’or.

Hier j’ai été aux italiens voir la premiere repréſentation d’Amélie et de Monroſe, drame en proſe qui a très-bien réuſſi ; il m’a fort intéreſſée.

Adieu, ma bonne amie, les tems ſe ſuivent mais ne ſe reſſemblent guere : puiſſe-tu ne pas comme moi éprouver de diminuation dans ta recette. La mienne eſt conſidérable. Un entreteneur à meilleur marché et l’évêque de moins. Il faut patienter et conſidérer qu’il y a quantité de nos conſœurs qui ſeroient bien contentes de mon ſort.

Lettre de Mademoiſelle Sophie.
Paris, ce 23 Septembre 1783.

 Madame,
Ma maîtreſſe me charge de vous écrire pour vous remercier d’avoir fait prendre ſon médaillon. Elle eſt dans un état bien inquiétant ; ſon médecin en déſeſpere vu qu’elle a une fievre maligne qui s’eſt jointe à ſon autre maladie. Ce qu’il y a d’heureux c’eſt que ma maîtreſſe ne connoît pas le danger où elle eſt. Elle eſpere en revenir. Elle ne ceſſe de parler de Madame et bien regretter qu’elle ne ſoit point ici ; elle dit qu’elle ne ſeroit pas toujours ſeule. Ma maîtreſſe a une criſe qui la prend et je vais lui donner mes ſoins.

J’ai l’honneur d’être avec un très-profond reſpect,

Madame,
Votre très-humble
et très-obéiſſante
ſervante.

  1. Fameuſe actrice de l’opéra qui jouit à Paris de plus de ſoixante mille livres de rente, et voit à ſes pieds les plus grands ſeigneurs.
  2. On appelle ainſi faire paſſer une maladie vénérienne en la faiſant refluer dans le ſang ſans la guérir.
  3. Tous les deux ans depuis le 25 d’Août juſqu’au 25 Septembre les artiſtes expoſent dans un ſalon du Louvre leurs ouvrages de peinture, de ſculpture, de gravure et leurs deſſeins. On peut les y aller voir depuis le matin juſqu’à la nuit, excepté depuis deux heures juſqu’à trois heures.