Correspondance de Leibniz et d’Arnauld (Félix Alcan)/13

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Correspondance de Leibniz et d’Arnauld — Leibniz au Landgrave, novembre 1686
Œuvres philosophiques de Leibniz, Texte établi par Paul JanetFélix Alcantome premier (p. 565-567).

Lelbniz au Landgrave.

Tiré de ma lettre Novembre 1686.

Je prends la liberté, Monseigneur, de supplier encore votre V. A. S. qu’il lui plaise d’ordonner qu’on fasse tenir à M. Arnaud les ci-jointes ; et comme il y est traité de matières éloignées des sens extérieurs et dépendantes de l’intellection pure, qui ne sont pas agréables et le plus souvent sont méprisées par les personnes les plus vives et les plus excellentes dans les affaires du monde ; je dirai ici quelque chose en faveur de ces méditations, non pas que je sois assez ridicule pour souhaiter que V. A. S. s’y amuse (ce qui serait aussi peu raisonnable que de vouloir qu’un général d’armée s’applique à l’algèbre, quoique cette science soit très utile à tout ce qui a connexion avec les mathématiques) ; mais afin que V. A. S. puisse mieux juger du but et de l’usage de telles pensées, qui pourraient paraître peu dignes d’occuper, tant soit peu, un homme à qui tous les moments doivent être précieux. En effet, de la manière que ces choses sont traitées communément par les scolastiques, ce ne sont que disputes, que distinctions, que jeux de paroles ; mais il y a des veines d’or dans ces rochers stériles. Je mets en fait que la pensée est la fonction principale et perpétuelle de notre âme. Nous penserons toujours, mais nous ne vivrons pas toujours ici. C’est pourquoi ce qui nous rend plus capables de penser aux plus parfaits objets et d’une manière plus parfaite, c’est ce qui nous perfectionne naturellement. Cependant l’état présent de notre vie nous oblige à quantité de pensées confuses qui ne nous rendent pas plus parfaits. Telle est la connaissance des coutumes, des généalogies, des langues, et même toute connaissance historique des faits tant civils que naturels, qui nous est utile pour éviter les dangers et pour manier les corps et les hommes qui nous environnent, mais qui n’éclaire pas l’esprit. La connaissance des routes est utile à un voyageur pendant qu’il voyage ; mais ce qui a plus de rapport aux fonctions où il sera destiné in patria lui est plus important. Or nous sommes destinés à vivre un jour une vie spirituelle, où les substances séparées de la matière nous occuperont bien plus que les corps. Mais pour mieux distinguer entre ce qui éclaire l’esprit, de ce qui le conduit seulement en aveugle, voici des exemples tirés des arts : si quelque ouvrier sait par expérience ou par tradition que, le diamètre étant de 7 pieds, la circonférence du cercle est un peu moins que de 22 pieds ; ou si un canonnier sait par ouï-dire ou pour l’avoir mesuré souvent, que les corps sont jetés le plus loin par un angle de 45 degrés, c’est le savoir confusément et en artisan, qui s’en servira fort bien pour gagner sa vie et pour rendre service aux autres ; mais les connaissances qui éclairent notre esprit, ce sont celles qui sont distinctes, c’est-à-dire qui soutiennent les causes ou raisons, comme lorsque Archimède a donné la démonstration de la première règle et Galilée de la seconde ; et en un mot, c’est la seule connaissance des raisons en elles-mêmes ou des vérités nécessaires et éternelles, surtout de celles qui sont le plus compréhensives et qui ont le plus de rapport au souverain être qui nous peuvent perfectionner. Cette connaissance seule est bonne par elle-même ; tout le reste est mercenaire, et ne doit être appris que par nécessité, à…[1] des besoins de cette vie et pour être d’autant mieux en état de vaquer par après à la perfection de l’esprit, quand on a mis ordre à sa subsistance. Cependant le dérèglement des hommes et ce qu’on appelle le soin de pane lucrando, et aussi la vanité fait qu’on oublie le seigneur pour le valet et la fin pour les moyens. C’est justement selon le poète : propter vitam vivendi perdere causas. À peu près comme un avare préfère l’or à sa santé, au lieu que l’or n’est que pour servir aux commodités de la vie. Or, puisque ce qui perfectionne notre esprit (la lumière de la grâce mise à part) est la connaissance démonstrative des plus grandes vérités par leurs causes ou raisons, il faut avouer que la métaphysique ou la théologie naturelle, qui traite des substances immatérielles, et particulièrement de Dieu et de l’âme, est la plus importante de toutes. Et on n’y saurait assez avancer sans connaître la véritable notion de la substance, que j’ai expliquée d’une telle manière dans ma précédente lettre à M. Arnaud, que lui-même, qui est si exact, et qui en avait été choqué au commencement, s’y est rendu. Enfin, ces méditations nous fournissent des conséquences surprenantes, mais d’une merveilleuse utilité pour se délivrer des plus grands scrupules touchant le concours de Dieu avec les créatures, sa prescience et préordination, l’union de l’âme et du corps, l’origine du mal, et autres choses de cette nature. Je ne dis rien ici des grands usages que ces principes ont dans les sciences humaines ; mais au moins je puis dire que rien n’élève davantage notre esprit à la connaissance et à l’amour de Dieu, autant que la nature nous y aide. J’avoue que tout cela ne sert de rien sans la grâce, et que Dieu donne la grâce à des gens qui n’ont jamais songé à ces méditations ; mais Dieu veut aussi que nous n’omettions rien du nôtre, et que nous employions selon les occasions, chacun selon sa vocation, les perfections qu’il a données à la nature humaine ; et comme il ne nous a faits que pour le connaître et pour l’aimer, on n’y saurait assez travailler, ni faire un meilleur usage de notre temps et de nos forces, si ce n’est que nous soyons occupés ailleurs pour le public et pour le salut des autres.

  1. Mot illisible. Gehrardt donne : à cause.