Correspondance de Voltaire/1719/Lettre 39
Ami très-cher, si l’humeur noire,
Que dans l’esprit jettent les maux,
N’a point obscurci ma mémoire,
En vers faciles et nouveaux
Tu nous avais promis l’histoire
De ton voyage, et quatre mots
Du coche et des maigres chevaux
Qui t’ont conduit aux bords de Loire.
Je t’y crois en un plein repos
Entre ton duc et ton héros.
Là, tu vas acquérir la gloire
Que nous disputaient nos rivaux.
Ranime tes premiers travaux,
Réveille ton heureux génie ;
Ne souffre plus que l’Italie,
Étalant l’orgueil de ses sons,
Nous fasse admirer sa folie,
Et nous permette la saillie
Du madrigal et des chansons.
Quitte Anacréon pour Virgile,
Laisse là ce voluptueux :
Il fit le portrait de Bathile ;
Mais jamais son pinceau facile
N’eût su peindre nos demi-dieux.
Que Hénault, sur sa musette,
Chante les Jeux, les Amours ;
Qu’il dérobe la houlette
Au petit berger La Tour ;
Que toujours tendre, infidèle,
Hypocrite du sentiment,
Il amuse chaque belle
Du récit de son tourment,
Chacun exerce son talent.
Pour toi volant à tire-d’aile,
Tu suis la muse qui t’appelle ;
Dans les moments les plus doux,
Si tu nous peins Gabrielle,
Je vois Mars à ses genoux.
Bientôt aux rives chéries.
Où vous passez d’heureux jours,
À vos utiles discours
J’irai mêler mes rêveries :
Nous parlerons de bons mots et d’amour,
De prose et vers, de raison même.
De tout enfin, hors du système.
Faites-moi réponse et brûlez ma lettre ; je devais le faire moi-même, et je vous avoue que je ne croyais pas vous écrire en vers : brûlez vite et ne vous moquez guère de moi.