Correspondance de Voltaire/1726/Lettre 165

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Correspondance de Voltaire/1726
Correspondance : année 1726GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 159-160).
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165. — À M. THIERIOT.

Le 12 août 1726.

J’ai reçu bien tard, mon cher Thieriot, une lettre de vous, du 11 du mois de mai dernier. Vous m’avez vu bien malheureux à Paris. La même destinée m’a poursuivi partout. Si le caractère des héros de mon poëme est aussi bien soutenu que celui de ma mauvaise fortune, mon poëme assurément réussira mieux que moi. Vous me donnez par votre lettre des assurances si touchantes de votre amitié qu’il est juste que j’y réponde par de la confiance. Je vous avouerai donc, mon cher Thieriot, que j’ai fait un petit voyage à Paris, depuis peu. Puisque je ne vous y ai point vu, vous jugerez aisément que je n’ai vu personne. Je ne cherchais qu’un seul homme[1], que l’instinct de sa poltronnerie a caché de moi, comme s’il avait deviné que je fusse à sa piste. Enfin la crainte d’être découvert m’a fait partir plus précipitamment que je n’étais venu. Voilà qui est fait, mon cher Thieriot ; il y a grande apparence que je ne vous reverrai plus de ma vie. Je suis encore très-incertain si je me retirerai à Londres. Je sais que c’est un pays où les arts sont tous honorés et récompensés, où il y a de la différence entre les conditions, mais point d’autre entre les hommes que celle du mérite. C’est un pays où on pense librement et noblement, sans être retenu par aucune crainte servile. Si je suivais mon inclination, ce serait là que je me fixerais, dans l’idée seulement d’apprendre à penser. Mais je ne sais si ma petite fortune, très-dérangée par tant de voyages, ma mauvaise santé, plus altérée que jamais, et mon goût pour la plus profonde retraite, me permettront d’aller me jeter au travers du tintamarre de Whitehall et de Londres. Je suis très-bien recommandé en ce pays-là, et on m’y attend avec assez de bonté ; mais je ne puis pas vous répondre que je fasse le voyage. Je n’ai plus que deux choses à faire dans ma vie : l’une, de la hasarder avec honneur dès que je le pourrai ; et l’autre, de la finir dans l’obscurité d’une retraite qui convient à ma façon de penser, à mes malheurs, et à la connaissance que j’ai des hommes.

J’abandonne de bon cœur mes pensions du roi et de la reine ; le seul regret que j’aie est de n’avoir pu réussir à vous les faire partager. Ce serait une consolation pour moi dans ma solitude de penser que j’aurais pu, une fois en ma vie, vous être de quelque utilité ; mais je suis destiné à être malheureux de toutes façons. Le plus grand plaisir qu’un honnête homme puisse ressentir, celui de faire plaisir à ses amis, m’est refusé.

Je ne sais comment Mme  de Bernières pense à mon égard.

Prendrait-elle le soin de rassurer mon cœur
Contre la défiance attachée au malheur[2] ?

Je respecterai toute ma vie l’amitié qu’elle a eue pour moi, et je conserverai celle que j’ai pour elle. Je lui souhaite une meilleure santé, une fortune rangée, bien du plaisir, et des amis comme vous. Parlez-lui quelquefois de moi. Si j’ai encore quelques amis qui prononcent mon nom devant vous, parlez de moi sobrement avec eux, et entretenez le souvenir qu’ils veulent bien me conserver.

Pour vous, écrivez-moi quelquefois, sans examiner si je fais exactement réponse. Comptez sur mon cœur plus que sur mes lettres.

Adieu, mon cher Thieriot ; aimez-moi malgré l’absence et la mauvaise fortune.

  1. Le chevalier de Rohan.
  2. Le second de ces vers est, de Racine, Mithridate, acte II, scène iv.