Correspondance de Voltaire/1732/Lettre 240

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Correspondance de Voltaire/1732
Correspondance : année 1732GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 245-246).
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240 — À M. DE CIDEVILLE.
3 février 1732.

Enfin, mon cher Cideville, Ériphyle et mes souffrances me laissent un moment de liberté ; et j’en profite, quoique bien tard, pour m’entretenir avec vous, pour vous parler de ma tendre amitié, et pour vous demander pardon d’avoir été si longtemps sans vous écrire. M. de Formont, que j’ai le bonheur de voir tous les jours, sait combien nous vous regrettons. Les moments agréables que je passe avec lui me font souvenir des heures délicieuses que j′ai passées avec vous. J’étais, pour le moins, aussi malade que je le suis, mais vous m’empêchiez de le sentir, M. de Lézeau est aussi à Paris ; mais je le vois aussi peu que je vois souvent M. de Formont, quoique ce soit lui qui ait écrit de sa main le premier acte d′Ériphyle. Pourquoi faut-il que ce soit M. de Lézeau qui soit à Paris, et que vous restiez à Rouen ! Pardon cependant de mes souhaits ; je ne songeais qu’à moi, et je ne faisais pas réflexion que le séjour de Rouen vous est peut-être infiniment cher, et que vous êtes le plus heureux de tous les hommes. Si cela est, comme je n’en doute pas, souffrez donc au moins que je vous en félicite. Je m’intéresse à votre bonheur avec autant de discrétion que vous en apportez pour être heureux. Je présume même que cette félicité dont je vous parle a retardé un peu votre petit opéra.

Tous êtes trop tendre pour croire
Que de Quinault la poétique gloire
De tous les biens soit le plus précieux[1].

Pour moi, qui suis assez malheureux pour ne faire ma cour qu’à Ériphyle, j’ai retravaillé ma tragédie avec l’ardeur d’un homme qui n’a point d’autre passion. Dieu veuille que je n’aie pas brodé un mauvais fond, et que je n’aie pas pris bien de la peine pour me faire siffler !

Enfin les rôles sont entre les mains des comédiens, et, en attendant que je sois jugé par le parterre, j’ai fait jouer la pièce chez Mme de Fontaine-Martel, qui m’a (comme vous savez peut-être) prêté un logement pour cet hiver. Ériphyle a été exécutée par des acteurs qui jouent incomparablement mieux que la troupe du faubourg Saint-Germain. La pièce a attendri, a fait verser des larmes ; mais c’est gagner en première instance un procès qu’on peut fort bien perdre en dernier ressort. Le cinquième acte est la plus mauvaise pièce de mon sac, et pourra bien me faire condamner. On me jouera immédiatement après le Glorieux[2] ; c’est une pièce de M. Destouches, de laquelle on vous aura sans doute rendu compte. Elle a beaucoup de succès, et peut-être en aura-t-elle moins à la lecture qu’aux représentations. Ce n’est pas qu’elle ne soit, en général, bien écrite ; mais elle est froide par le fond et par la forme, et je suis persuadé qu’elle n’est soutenue que par le jeu des acteurs pour lesquels il a travaillé. C’est un avantage qui me manque. J’ai fait ma pièce pour moi, et non pour Dufresne et pour Sarazin. Je l’ai même travaillée dans un goût auquel ni les acteurs ni les spectateurs ne sont accoutumés. J’ai été assez hardi pour songer uniquement à bien faire plutôt qu’à faire convenablement ; mais, après tout, si je ne réussis pas, il n’y en aura pas pour moi moins de honte ; et on m’accablera d’autant plus que le petit succès qu’a eu l’Histoire du roi de Suède a soulevé l’envie contre moi. Elle m’attend au parterre pour me punir d’avoir un peu réussi en prose. Je ferais bien mieux de ne plus songer au théâtre, puisque

Palma negata macrum, donata reducit opimum.

(Hor., lib. II, ep. i, v. 181.)

Il vaudrait mieux cent fois revenir achever mes Lettres anglaises auprès de vous.

O vanas hominum mentes, o pectora cæca !

(Lucr., liv. II, v. 14.)

Voilà bien du babil pour un malade ; mais je vous aime, mon cher Cideville, et le cœur est toujours un peu diffus.

  1. Vers parodiés d’Armide, acte V, scène i.
  2. Joué, pour la première fois, le 18 janvier 1732.