Correspondance de Voltaire/1734/Lettre 404

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Correspondance de Voltaire/1734
Correspondance : année 1734GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 419-422).
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404. — Á M. LE COMTE D’ARGENTAL[1].
Mai.

On dit qu’après avoir été mon patron, vous allez être mon juge, et qu’on dénonce à votre sénat ces Lettres anglaises, comme un mandement du cardinal de Bissy, ou de l’évêque de Laon. Messieurs tenant la cour du parlement, de grâce, souvenez-vous de ces vers :

Il est dans ce saint temple un sénat vénérable,
Propice à l’innocence, au crime redoutable,
Qui, des lois de son prince et l’organe et l’appui,
Marche d’un pas égal entre son peuple et lui, etc.

(Henriade, ch. IV, v. 399.)

Je me flatte qu’en ce cas les présidents Hénault[2] et Roujault, les Berthier[3], se joindront à vous, et que vous donnerez un bel arrêt par lequel il sera dit que Rabelais, Montaigne, l’auteur des Lettres persanes, Bayle, Locke, et moi chétif, serons réputés gens de bien, et mis hors de cour et de procès.

Qu’est devenu M. de Pont-de-Veyle ? d’où vient que je n’entends plus parler de lui ? N’est-il point à Pont-de-Veyle, avec madame votre mère ?

Si vous voyez M. Hérault, sachez, je vous eu prie, ce qu’aura dit le libraire qui est à la Bastille ; et encouragez ledit M. Hérault à me faire, auprès du bon cardinal[4] et de l’opiniâtre Chauvelin, tout le bien qu’il pourra humainement me faire.

Je vais vous parler avec la confiance que je vous dois, et qu’on ne peut s’empêcher d’avoir pour un cœur comme le vôtre. Quand je donnai permission, il y a deux ans, à Thieriot d’imprimer ces maudites Lettres, je m’étais arrangé pour sortir de France, et aller jouir, dans un pays libre, du plus grand avantage que je connaisse, et du plus beau droit de l’humanité, qui est de ne dépendre que des lois, et non du caprice des hommes. J’étais très-déterminé à cette idée ; l’amitié seule m’a fait entièrement changer de résolution, et m’a rendu ce pays-ci plus cher que je ne l’espérais. Vous êtes assurément à la tête des personnes que j’aime ; et ce que vous avez bien voulu faire pour moi, dans cette occasion, m’attache à vous bien davantage, et me fait souhaiter plus que jamais d’habiter le pays où vous êtes. Vous savez tout ce que je dois à la généreuse amitié de Mme  du Chàtelet, qui avait laissé un domestique à Paris pour m’apporter en poste les premières nouvelles. Vous eûtes la bonté de m’écrire ce que j’avais à craindre ; et c’est à vous et à elle que je dois la liberté dont je jouis. Tout ce qui me trouble à présent, c’est que ceux qui peuvent savoir la vivacité des démarches de Mme  du Chàtelet, et qui n’ont pas un cœur aussi tendre et aussi vertueux que vous, ne rendent pas à l’extrême amitié et aux sentiments respectables dont elle m’honore toute la justice que sa conduite mérite. Cela me désespérerait, et c’est en ce cas surtout que j’attends de votre générosité que vous fermerez la bouche à ceux qui pourraient devant vous calomnier une amitié si vraie et si peu commune.

Faites-moi la grâce, je vous en prie, de m’écrire où en sont les choses ; si M. de Chauvelin s’adoucit, si M. Rouillé peut me servir auprès de lui, si M. l’abbé de Rothelin peut m’être utile. Je crois que je ne dois pas trop me remuer dans ces commencements, et que je dois attendre du temps l’adoucissement qu’il met à toutes les affaires ; mais aussi il est bon de ne pas m’endormir entièrement sur l’espérance que le temps seul me servira.

Je n’ai point suivi les conseils que vous me donniez de me rendre en diligence à Auxonne ; tout ce qui était à Monjeu m’a envoyé vite en Lorraine[5]. J’ai, de plus, une aversion mortelle pour la prison ; je suis malade ; un air enfermé m’aurait tué ; on m’aurait peut-être fourré dans un cachot. Ce qui m’a fait croire que les ordres étaient durs, c’est que la maréchaussée était en campagne.

Ne pourriez-vous point savoir si le garde des sceaux a toujours la rage de vouloir faire périr, à Auxonne, un homme qui a la fièvre et la dyssenterie, et qui est dans un désert ? Qu’il m’y laisse, c’est tout ce que je lui demande, et qu’il ne m’envie pas l’air de la campagne. Adieu ; je serai toute ma vie pénétré de la plus tendre reconnaissance. Je vous serai attaché comme vous méritez qu’on vous aime.

  1. Charles-Augustin de Ferriol, comte d’Argental, fils d’Augustin de Ferriol, seigneur de Pont-de-Veyle, en Bresse, et d’Argental, en Forez, mort président honoraire au parlement de Metz, en 1737, et de Marie-Angélique Guérin de Tencin, sœur aînée du cardinal et de la fameuse religieuse connue sous ce dernier nom, naquit le 20 décembre 1700, trois ans après son frère, le comte de Pont-de-Veyle, avec lequel, vers 1707, il fut mis au collège des jésuites, autrement dit de Louis-le-Grand, où le jeune Arouet étudiait alors.

    Le cardinal de Tencin étant le père de Mlle  de L’Espinasse, et Mme  de Tencin ayant donné le jour à d’Alembert, on peut donc regarder en quelque sorte ces deux enfants de l’amour comme les cousins germains de d’Argental.


    Ce dernier, nommé conseiller en la quatrième chambre des enquêtes du parlement de Paris, au commencement de 1721, eut occasion de connaître, chez sa tante, ce que la capitale offrait de plus distingué en femmes aimables et en gens de lettres. À l’amitié qu’il portait au plus remarquable de ses condisciples se joignit bientôt l’admiration duc à l’auteur d’Œdipe et de la Henriade ; et, s’il conçut une passion violente pour Mlle  Lecouvreur, qu’il songea même à épouser, leur amitié de collège, qui a duré soixante-dix ans, sans le moindre nuage, ne s’en refroidit aucunement. Ils recueillirent tous deux le dernier soupir de la belle, spirituelle et généreuse actrice, le 20 mars 1730.


    Quelques années plus tard, c’est-à-dire en octobre 1737, d’Argental se maria à Mlle  du Bouchet. Voyez la lettre que Voltaire adressa à son ami, le 2 novembre suivant.


    En 1738, il fut nommé à l’intendance de Saint-Domingue ; mais, cédant aux instances de ses amis, il n’accepta pas ces lointaines fonctions. Fait conseiller d’honneur, le 30 juillet 1743, il céda cette charge, en janvier 1768, à l’abbé de Chauvelin. Ce fut pour lui que l’on créa, en 1759, la place de ministre plénipotentiaire de l’infant, duc de Parme, auprès de Louis XV. Il la remplit jusqu’à la fin de 1763. Devenu veuf, au commencement de décembre 1774, trois mois après la mort de son frère, il eut encore, trois ans et demi plus tard, à pleurer celle de l’auteur du Temple de l’Amitié, dans lequel Voltaire et lui méritèrent d’occuper les deux premières places.


    La vie de Voltaire avait été, comme celle de Mahomet, un combat ; celle de d’Argental s’écoula et s’éteignit doucement, et il mourut à une heure du matin, dans la nuit du 5 au 6 janvier 1788.


    Il avait de la bonhomie dans l’esprit, et plus de jugement que d’imagination. Voltaire, meilleur juge que Marmontel qui le cite comme un gobe-mouche dans ses Mémoires, ne le consulta jamais sans profit sur ses principaux ouvrages. On a de lui quelques vers agréables, et, s’il n’est pas l’auteur des Mémoires du comte de Comminge et des Anecdotes de la cour d’Edouard II, romans publiés sous le nom de Mme  de Tencin, il paraît certain qu’il eut la principale et la meilleure part dans leur composition. Sans lui les éditeurs de l’édition de Kehl n’auraient recouvré qu’une faible partie des innombrables lettres qui, écrites par l’auteur de la Henriade, certainement sans songer qu’elles dussent être un jour recueillies et imprimées, sont devenues, de l’aveu même de M. Auger, une partie considérable des œuvres de Voltaire, on peut même dire de sa gloire. Il est fâcheux qu’on n’ait pu, jusqu’à ce jour, retrouver celles que Voltaire lui adressa de 1715 à 1734. (Voyez cependant le n° 142.) Elles ont échappé aux recherches de MM. de Beaumarchais, de Condorcet, et Decroix, qui ont consacre à d’Argental deux notes assez longues, l’une dans le tome LXIII de leur édition, et l’autre dans le tome LXX. (Cl.)

  2. Voyez son article, tome XIV, page 79.
  3. Vincent-Etienne Roujault, qui avait été sur le point d’épouser Mlle  de Lubert, surnommée Muse et Grâce par Voltaire, était alors président de la quatrième chambre des enquêtes. — Quant aux Berthier, dont l’un est cité plus haut, lettre 193, le premier, Louis-Bénigne Berthier de Sauvigny (beau-père de Mme  de Sauvigny, l’une des correspondantes de Voltaire, et sœur de Durey de Morsan, était président de la cinquième chambre des enquêtes : il mourut en 1745 ; le second était conseiller en la quatrième chambre, depuis 1715.
  4. Le bon cardinal est le cardinal de Fleury, alors premier ministre. Voyez ce que Voltaire en dit, tome XV (chapitre vu du Précis du Siècle de Louis XV) ; tomes XXI, page 14 XXII, 180 ; XXIV, 117
  5. Peut-être au château de Loisey, près de la route de Bar-le-Duc à Ligny, chez le chevalier du Châtelet, ou, plus probablement, à Cirey-le-Château, tout près de la Lorraine, mais en Champagne. (Cl.)