Correspondance de Voltaire/1734/Lettre 405

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Correspondance de Voltaire/1734
Correspondance : année 1734GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 422-423).
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405. — Á M. DE CIDEVILLE.
Ce 8 mai.

Votre protégé Jore m’a perdu. Il n’y avait pas encore un mois qu’il m’avait juré que rien ne paraîtrait, qu’il ne ferait jamais rien que de mon consentement : je lui avais prêté 1,500 francs dans cette espérance ; cependant à peine suis-je à quatre-vingts lieues de Paris que j’apprends qu’on débite publiquement une édition de cet ouvrage, avec mon nom à la tête, et avec la Lettre sur Pascal. J’écris à Paris, je vais chercher mon homme, point de nouvelles. Enfin il vient chez moi, et parle à Demoulin, mais d’une façon à se faire croire coupable. Dans cet intervalle on me mande que si je ne veux pas être perdu, il faut remettre sur-le-champ l’édition à M. Rouillé. Que faire dans cette circonstance ? Irai-je être le délateur de quelqu’un ? et puis-je remettre un dépôt que je n’ai pas ?

Je prends le parti d’écrire à Jore, le 2 mai, que je ne veux être ni son délateur ni son complice ; que, s’il veut se sauver et moi aussi, il faut qu’il remette entre les mains de Demoulin ce qu’il pourra trouver d’exemplaires, et apaiser au plus vite le garde des sceaux par ce sacrifice. Cependant il part une lettre de cachet le 4 mai ; je suis obligé de me cacher et de fuir ; je tombe malade en chemin ; voilà mon état : voici le remède.

Ce remède est dans votre amitié. Vous pouvez engager la femme de Jore à sacrifier cinq cents exemplaires ; ils ont assez gagné sur le reste, supposé que ce soient eux qui aient vendu l’édition. Ne pourriez-vous point alors écrire en droiture à M. Rouillé, lui dire qu’étant de vos amis depuis longtemps je vous ai prié de faire chercher à Rouen l’édition de ces Lettres ; que vous avez engagé ceux qui s’en étaient chargés à la remettre, etc. ; ou bien, voudriez-vous faire écrire le premier président[1] ? il s’en ferait honneur, et il ferait voir son zèle pour l’inquisition littéraire qu’on établit. Soit que ce fût vous, soit que ce fût le premier président, je crois que cela me ferait grand bien, si le garde des sceaux pouvait savoir, par ce canal et par une lettre écrite à M. Rouillé, que j’ai écrit à Rouen, le 2 mai, pour faire chercher l’édition, à quelque prix que ce pût être.

Je remets tout cela à votre prudence et à votre tendre amitié. Votre esprit et votre cœur sont faits pour ajouter au bonheur de ma vie quand je suis heureux, et pour être ma consolation dans mes traverses.

À présent que je vais être tranquille dans une retraite ignorée de tout le monde, nous vous enverrons sûrement des Samson et des pièces fugitives en quantité. Laissez faire, vous ne manquerez de rien, vous aurez des vers.

J’embrasse tendrement mon ami Formont et notre cher du Bourg-Theroulde. Adieu, mon aimable ami, adieu. Écrivez-moi sous l’enveloppe de l’abbé Moussinot, cloître Saint-Merry.

  1. Pontcarré.