Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 564

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Correspondance : année 1736GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 32-34).
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564. — Á M. DE CIDEVILLE.
Ce 22 février.

Mon aimable et respectable ami, voilà trois de vos lettres auxquelles une de ces maladies de langueur que vous me connaissez m’a empêché de répondre. Tandis que monsieur votre père[1] souffrait, à quatre-vingts ans, des coups de bistouri, et réchappait d’une opération, moi, je dépérissais de ces maux d’entrailles qui sont à l’épreuve du bistouri. Peut-être, depuis votre dernière lettre, avez-vous perdu monsieur votre père. En ce cas, je reprends vigueur, en reprenant l’espérance qu’enfin vous vivrez pour vous, pour les belles-lettres, pour vos amis surtout, et que la déesse de Cirey pourra vous voir dans son temple. Je suis persuadé que vous ne m’avez pas assez méprisé pour penser que je pusse quitter un moment Cirey pour aller jouir des vains applaudissements du parterre et de

· · · · · · · · · · · · · · · je ne sais quel amour[2]
Que la faveur publique ôte et donne en un jour.

Si j’allais à Paris, ce ne serait que parce qu’il est sur le chemin de Rouen. Vous m’avez bien connu, vous avez toujours adressé vos lettres à Cirey, malgré les indignes gens qui disaient que j’avais été à Paris.

Je vous répondrai peu de chose sur Jore. Il s’est très-mal comporté avec moi dans l’affaire des Lettres philosophiques. Je lui ai donné de l’argent depuis peu ; mais, pour l’édition d′Alzire, je l’abandonne à Demoulin, qui n’a pas assez bonne opinion de lui pour la lui confier.

Un article plus important, c’est Linant. J’ai toujours affecté de ne vous en point parler, voulant attendre que le temps fixât mes idées sur son compte. Il m’avait marqué bien peu de reconnaissance, à Paris ; et déjà enflé du succès d’une tragédie qu’il n’a jamais achevée, il m’écrivit de Rouen, après six mois d’oubli, un petit billet en lignes diagonales, où il me disait qu’il ferait bientôt jouer sa pièce, et qu’il me rendrait l’argent que je lui avais, disait-il, prêté. Je dissimulai ce trait d’ingratitude et d’impertinence, et, toujours prêt à pardonner à la jeunesse quand elle a de l’esprit, je le fis entrer chez Mme  la marquise du Châtelet, malgré l’exclusion du maître de la maison, malgré le défaut qu’il a dans les yeux et dans la langue, et malgré la profonde ignorance dont il est. À peine a-t-il été établi dans la maison qu’oubliant qu’il était précepteur et aux gages de Mme  du Châtelet, oubliant le profond respect qu’il doit à son nom et à son sexe, il lui écrivit un jour une lettre, d’une terre voisine où il était allé de son chef et fort mal à propos. La lettre finissait ainsi : «  L’ennui de Cirey est de tous les ennuis le plus grand, » sans signer, sans mettre un mot de convenance. Les personnes chez qui il écrivit cette lettre, et auxquelles il eut l’imprudence de la montrer, dirent à Mme  la marquise du Châtelet qu’il le fallait chasser honteusement. Je fis suspendre l’arrêt, et je lui épargnai même les reproches. On ne lui parla de rien, et il continua de se conduire comme ferait un ami chez son ami, croyant que c’était là le bel air, parlant toujours du cher Cideville, du pauvre Cideville, et pas une fois de M. de Cideville, à qui il doit autant de respect que de reconnaissance et d’amitié.

Mme  du Chàtelet, indignée, a toujours voulu vous écrire et le chasser. J’ai apaisé sa colère, en lui représentant que c’était un jeune homme (il a pourtant vingt-sept ans passés) qui n’avait que de l’esprit et point d’usage du monde ; que, d’ailleurs, il était né sage ; qu’enfin, si elle n’avait pas besoin de lui, il avait besoin d’elle ; qu’il mourrait de faim ailleurs, grâce à sa paresse et à son ignorance ; qu’il fallait essayer de le corriger, au lieu de le punir ; qu’à la vérité il ne rendrait jamais dans une maison aucun de ces petits services par où l’on plaît à tout le monde, et dont la faiblesse de sa vue et la pesanteur de sa machine le rendent incapable ; mais qu’il savait assez de latin pour l’apprendre, au moins conjointement avec son fils ; qu’il lui apprendrait à penser, ce qui vaut mieux que du latin, et que je me chargeais de lui faire sentir la décence et les devoirs de son état.

C’est dans ces circonstances, mon tendre et judicieux ami, qu’il m’a demandé de faire entrer sa sœur dans la maison. Il est vrai que, depuis quelque temps, il se tient plus à sa place ; mais il n’a pas encore effacé ses péchés. J’ai ouï dire d’ailleurs que sa sœur était encore plus fière que lui. J’ai vu de ses lettres ; elle écrit comme une servante. Si avec cela elle pense en reine, je ne vois pas ce qu’on pourra faire d’elle.

Après toutes ces représentations, souffrez que je vous dise que vous êtes d’autant plus obligé d’avertir Linant d’être modeste, humble et serviable, que ce sont vos bontés qui l’ont gâté. Vous lui avez fait croire qu’il était né pour être un Corneille, et il a pensé que, pour avoir broché, à peine en trois ans, quatre malheureux actes d’un monstre qu’il appelait tragédie, il devait avoir la considération de l’auteur du Cid. Il s’est regardé comme un homme de lettres et comme un homme de bonne compagnie, égal à tout le monde. Vos louanges et vos amitiés ont été un poison doux qui lui a tourné la tête. Il m’a haï, parce que je lui ai parlé franc.. Méritez à votre tour qu’il vous haïsse, ou il est perdu. Je lui ai déjà dit qu’il était impertinent qu’il parlât de son cher et de son pauvre Cideville, et de Formont, à qui il a des obligations. Je lui ai fait sentir tous ses devoirs ; je lui ai dit qu’il faut savoir le latin, apprendre à écrire, et savoir l’orthographe, avant de faire une pièce de théâtre, et qu’il doit se regarder comme un homme qui a son esprit à cultiver et sa fortune à faire. Enfin, depuis quinze jours, il a pris des allures convenables. Le voilà en bon train ; encouragez-le à la persévérance ; un mot de votre main fera plus que tous mes avis.

En voilà beaucoup pour un malade : la tête me tourne ; j’enrage. Voilà quatre feuilles d’écrites sans vous avoir parlé de vous. Adieu ; mille amitiés au philosophe Formont et au tendre du Bourg-Theroulde.

  1. François Le Cornier, maître des requêtes de l’hôtel du roi, de 1667 à 1675.
  2. Néron dit à Burrhus, dans Britannicus :
    Je ne sais quel amour
    Que le hasard nous donne et nous ôte en un jour.

    (Acte IV, scène iii.)