Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 567

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Correspondance : année 1736GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 38-39).
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567. — Á M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Cirey, le 20 février.

Ma destinée sera donc toujours d’avoir des remerciements à vous faire, des pardons à vous demander, et de nouvelles importunités à vous faire essuyer ! Je sais quelle est votre bonté et votre indulgence, et qu’on prend toujours bien son temps avec vous ; mais quelles circonstances que celles où vous êtes, pour que vous soyez tous les jours fatigué de querelles et de dénonciations des libraires, et que j’y ajoute encore de nouveaux contre-temps au sujet de ces pauvres Américains ! Mais enfin, quand on a débauché une fille, on est obligé de nourrir l’enfant, et d’entrer dans les détails du ménage. C’est vous qui avez débauché Alzire ; pardonnez-moi donc toutes mes importunités.

J’ai reçu enfin la copie de la pièce, telle qu’elle est jouée. Nous avons examiné la chose avec attention, Mme du Châtelet et moi, et nous avons été également frappés de la nécessité de restituer bien des choses à peu près comme elles étaient ; par exemple, nous avons lu, au quatrième acte :

alzire.

Compte, après cet effort, sur un juste retour,

gusman.

En est-il donc, hélas ! qui tienne lieu d’amour ?


Bon Dieu ! que dirait Despréaux s’il voyait Alzire prononcer un vers aussi dur, et Gusman répondre en doucereux ? Au nom du bon goût, laissez les choses dans leur premier état. Quelle différence ! Ne la sentez-vous pas ?

J’insiste encore sur le cinquième acte ; il est si écourté, si rapide, qu’il ne nous a fait aucun effet. On craint les longueurs au théâtre, mais c’est dans les endroits inutiles et froids. Voyez que de vers débite Mithridate en mourant : sont-ils aussi nécessaires que ceux de Gusman ? Quel outrage à toutes les règles que Montèze ne paraisse pas avec Gusman, et n’embrasse pas ses genoux ! Je l’avais fait dire aux comédiens, mais inutilement : tout le monde croit que c’est ma faute ; j’en reçois tous les jours des reproches. Je vous conjure enfin de presser M. Thieriot ou M, Lamare d’exiger tous ces changements.

Je sais qu’on fait bien d’autres critiques ; mais pour satisfaire les censeurs il faudrait refondre tout l’ouvrage, et il serait encore bien plus critiqué. C’est au temps seul à établir la réputation des pièces, et à faire tomber les critiques.

M. et Mme  du Chàtelet ont approuvé l’Épître dédicatoire. À regard d’un Discours[1] apologétique que j’adressais à M, Thieriot, je ne suis pas encore bien décidé si j’en ferai usage ou non. Je ne répondrai jamais aux satires qu’on fera sur mes ouvrages ; il est d’un homme sage de les mépriser ; mais les calomnies personnelles, tant de fois imprimées et renouvelées, connues en France et chez les étrangers, exigent qu’on prenne une fois la peine de les confondre. L’honneur est d’une autre espèce que la réputation d’auteur ; l’amour-propre d’un écrivain doit se taire, mais la probité d’un homme accusé doit parler, afin qu’on ne dise pas :

· · · · · · · · · · · · · · · Pudet hæc opprobria nobis
Et dici potuisse, et non potuisse repelli.

(Ovid., Mêtam., liv. I, v. 758.)

Reste à savoir si je dois parler moi-même, ou m’en remettre à quelque autre : c’est sur quoi j’attends votre décision.

Pardon de ma longue lettre et de tout ce qu’elle contient. Mme  du Châtelet, qui pense comme moi, mais qui me trouve un bavard, vous demande pardon pour mes importunités. Elle obtiendra ma grâce de vous. Elle fait mille compliments aux deux aimables frères, pour qui j’aurai toujours la plus tendre amitié et la plus respectueuse reconnaissance.

  1. Voyez la note 2, page 22.