Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 568

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Correspondance : année 1736GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 39-42).
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568. — Á M. THIERIOT.
À Cirey, le 26 février.

Je ne me porte guère bien encore. Raisonnons pourtant, mon cher ami. Pas un mot de Samson aujourd’hui, s’il vous plaît ; tout sera pour Alzire : je viens de la recevoir ; c’était de vous que je l’attendais ; je suis au désespoir qu’elle ait été en d’autres mains qu’entre les vôtres et celles de M. d’Argental. Ce sont des profanes qui se sont emparés de mes vases sacrés ; et vous, mon grand prêtre, vous ne les avez pas eus dans votre sacristie !

Demoulin est une tête picarde que je laverais bien, mais qu’il faut ménager, parce qu’il a le cœur bon, et que, de plus, il a mon bien entre ses mains. Dieu veuille qu’il y soit plus sûrement que mes Américains ! C’est un honnête homme ; mais je ne sais s’il entend les affaires mieux que le théâtre. Il m’aime ; il faut lui passer bien des choses. J’ai été confondu, je vous l’avoue, de voir les négligences barbares dont la précipitation avec laquelle on m’a joué a laissé ma pièce remplie ; elle en est défigurée. J’ai été bien fâché, je vous l’avoue. J’ai fait sur-le-champ un bel écrit à trois colonnes, pour être envoyé à M. d’Argental, à vous, et aux comédiens. Demoulin en est chargé. De plus, j’écris à chaque acteur en particulier. Enfin, s’il en est temps, il faut réparer ces fautes ; il y en a d’énormes. Croyez-moi ; j’ai mis mes raisons en marge. Je serai bien piqué si l’on ne se prête pas à la justice que je réclame, et je suis sûr que la pièce tombera, si elle n’est tombée. Je sais que toutes ces fautes ont été bien senties et bien relevées à la cour. Mon cher ami, il faut presser Sarrazin[1], Grandval, Mlle  Gaussin, Legrand[2], de se rendre à mes remontrances. C’est là où j’ai besoin de votre éloquence persuasive. La dédicace à Mme  la marquise du Châtelet doit absolument paraître ; le prêtre et la déesse le veulent.

Pour l’épître que je vous adressais, je ne suis pas encore décidé. Je suis convaincu qu’il faut une apologie. Qu’on attaque mes ouvrages, je n’ai rien à répondre : c’est à eux à se défendre, bien ou mal ; mais qu’on attaque publiquement ma personne, mon honneur, mes mœurs, dans vingt libelles dont la France et les pays étrangers sont inondés, c’est signer ma honte que de demeurer dans le silence. Il faut opposer des faits à la calomnie ; il faut imposer silence au mensonge. Je ne veux, il est vrai, d’aucune place ; mais quelle est celle où j’oserais prétendre si ces calomnies n’étaient pas réfutées ? Je veux qu’on dise : Il n’est pas de l’Académie, parce qu’il ne le désire pas ; et non pas qu’on dise : Il serait refusé. C’est ne me point aimer que de penser autrement, et je suis sûr que vous m’aimez. L’exemple de l’abbé Prévost ne me paraît pas fait pour moi. Je ne sais s’il a dit ou dû dire : Je suis honnête homme ; mais je sais moi, que je le dois dire, et que ce n’est pas une chose à laisser conclure comme une proposition délicate. Mes mœurs sont directement opposées aux infâmes imputations de mes ennemis. J’ai fait tout le bien que j’ai pu, et je n’ai jamais fait le mal que j’ai pu faire. Si ceux que j’ai accablés de bienfaits et de services sont demeurés dans le silence contre mes ennemis, le soin de mon honneur me doit faire parler, ou quelqu’un doit être assez juste, assez généreux pour parler pour moi. Pourquoi sera-t-il permis d’imprimer que j’ai trompé un libraire, que j’ai retenu des souscriptions, et ne me sera-t-il pas permis de démontrer la fausseté de cette accusation ? Pourquoi ceux qui la savent la tairont-ils ? L’innocence, et j’ose dire la vertu, doit-elle être opprimée, calomniée, par la seule raison que mes talents m’ont rendu un homme public ? C’est cette raison-là même qui doit m’élever la voix, ou qui doit dénouer la langue de ceux qui me connaissent.

Que m’importe que dom Prévost, qui n’a point d’ennemis, ait écrit quelque chose ou non sur son compte ? Que me fait son aventure d’une lettre de change à Londres ? Qu’il se disculpe devant les jurés ; mais, moi, je suis attaqué dans mon honneur par des ennemis, par des écrivains indignes ; je dois leur répondre hardiment, une fois dans ma vie, non pour eux, mais pour moi. Je ne crains point Rousseau[3], je le méprise ; et tout ce que j’ai dit dans mon épître est vrai ; reste à savoir s’il faut que ce soit moi ou un autre qui ferme la bouche au mensonge. Si dom Prévost voulait entrer dans ces détails, dans une feuille consacrée en général à venger la réputation des gens de lettres calomniés, il me rendrait un service que je n’oublierais de ma vie. La matière d’ailleurs est belle et intéressante. Les persécutions faites aux auteurs de réputation ont mérité des volumes. Si donc je suis assuré que le Pour et Contre parlera aussi fortement qu’il est nécessaire, je me tairai, et ma cause sera mieux entre ses mains que dans les miennes ; mais il faut que j’en sois sûr.

Quel est le malheureux auteur de cet Observateur polygraphique[4] ? Ne serait-ce point l’abbé Desfontaines ? C’est assurément quelque misérable écrivain de Paris. Il ne sait donc pas que vous êtes mon ami intime, mon plénipotentiaire, mon juge ? Voilà vos qualités sur le Parnasse.

P. S. Mme  la marquise du Châtelet veut absolument que mon apologie paraisse en mon nom : cela n’empêcherait pas les bons offices du Pour et Contre.

  1. Pierre Sarrazin, retiré du théâtre en 1750, mourut le 15 novembre 1762.
  2. Marc-Antoine Legrand, fils, débuta en 1719, se retira du théâtre en 1758, et mourut le 20 janvier 1769.
  3. Voyez, tome III, les variantes du Discours préliminaire en tête d′Alzire.
  4. L’Observateur, ouvrage polygraphique et périodique ; Amsterdam, 1736, 12 volumes in-8o, est attribué, par Barbier, à Jacques de Varenne, ou de La Varenne.