Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 579

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Correspondance : année 1736GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 53-55).
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579. — À MADEMOISELLE QUINAULT.
Cirey, 10 mars 1736.

Je reçus votre lettre, mademoiselle, le 22 février ; nous voici au 16 mars. Votre Enfant prodigue est fait, transcrit et envoyé à M. d’Argental. Le sujet, et le peu de temps que j’ai mis à le traiter, doivent me répondre des sifflets ; mais enfin Zaïre, la chrétienne Zaïre, née au même endroit où la parabole de l’Enfant prodigue fut faite, ne m’a jamais coûté que dix-huit jours. Aussi l’ai-je corrigée avec soin pour la nouvelle édition qu’on en va faire. Puissé-je corriger l’enfant d’aujourd’hui après un aussi heureux succès ! Je serai très-content alors du Nouveau Testament et du théâtre ; et, au lieu d’être excommuniés, nous serons tous canonisés.

Songez, mademoiselle, que c’est vous qui m’avez donné[1] ce sujet très-chrétien, fort propre à la vérité pour l’autre monde ; mais gare les sifflets de celui-ci ! Il n’y a rien à risquer, mademoiselle, si vous vous chargez de l’ouvrage ; et, en vérité, vous le devez. C’est à vous à nourrir l’enfant que Je vous ai fait. L’accouchement est secret ; il n’y a que Mme la marquise du Châtelet qui ait assisté à l’opération. Alzire s’est bien trouvée de ses bontés : cet enfant-ci, quoique venu avant terme, est sous sa protection, et elle en augure très-bien.

Pour moi, mademoiselle, voici ce que j’en pense. La pièce, arrangée et conduite par vos ordres et embellie par votre jeu (si vous daignez jouer une Croupillac ou tel autre rôle), aura un succès étonnant si on ignore que j’en suis l’auteur, et sera sifflée si on s’en doute.

Le titre d’Enfant prodigue lui ferait autant de tort que mon nom ; il faudra que vous soyez la marraine, comme vous êtes la mère de la pièce, et que vous lui trouviez un titre convenable. La mesure nouvelle des vers, inconnue au théâtre, piquera très-sûrement la curiosité du public ; l’ouvrage est neuf de toutes façons, le nom de comédie ne lui convient peut-être pas, à cause de l’extrême intérêt qui règne dans la pièce ; appelons-la, si vous voulez, pièce de thèâtre : ce nom répond à tout. Si vous n’avez rien de mieux à faire, jouez-la après Pâques. M. d’Argental est le seul homme dans Paris qui soit dans le secret ; j’aurais manqué à mon devoir en ne m’adressant pas à lui : il a le manuscrit. Cette fredaine sera, s’il vous plaît, sans préjudice des autres ouvrages que je compte faire pour votre théâtre. Vos conseils et votre estime, que je voudrais mériter, sont un encouragement qui est capable de me tourner la tête, et qui me rendrait poëte si la nature ne vous avait pas prévenue.

Ayez la bonté, belle et discrète reine du théâtre, de me mander vos résolutions : il me semble qu’ayant fait un enfant ensemble je dois supprimer ces formules de lettre qui assurément n’ajouteraient rien à l’estime pleine d’attachement que le père de l’Enfant prodigue aura toute sa vie pour vous.

  1. Dans l’hiver de 1735, Mlle Quinault la cadette ayant vu par hasard à la foire Saint-Germain une mauvaise farce de l’Enfant prodigue, y trouva assez d’intérêt pour en parler avec quelque chaleur à son retour chez elle, et finit même par dire qu’elle donnerait ce sujet à Destouches pour en faire une comédie. Voltaire, présent à cette conversation, feignit de ne rien entendre, et se retira peu après.

    Le lendemain, d’assez bonne heure, il arrive chez Mlle Quinault, et lui dit : « Avez-vous parlé de l’Enfant prodigue à Destouches ? — Je ne l’ai pas même vu. » Alors il tire de sa poche le plan de sa comédie, et même quelques-unes des principales scènes. Mlle Quinault, très-étonnée, écoute et donne des avis dont Voltaire sut profiter. En moins de deux mois la pièce fut achevée, et présentée par l’actrice à ses camarades comme l´ouvrage d’un novice qui voulait garder l’anonyme. La pièce fut reçue et apprise en très-peu de temps. Les nombreux et éclatants succès obtenus par Voltaire lui faisaient redouter les efforts de l’envie. Mlle Quinault sut encore dérouter la cabale. Elle fait afficher une tragédie. Au moment de commencer, on vient annoncer au public l’impossibilité de la jouer, à cause d’une de ces indispositions subites si communes aux dames de théâtre. L’acteur ajoute qu’il est chargé d’offrir au public, en remplacement, une pièce nouvelle qui ne devait être jouée que dans quelques semaines. L’annonce de cette première représentation est acceptée avec transport, et la pièce jouée avec le plus grand succès. (Note du premier éditeur.)