Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 580

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Correspondance : année 1736GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 55-56).
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580. — À M. THIERIOT.
À Cirey, le 18 mars.

Il faut, mon ami, vous rendre compte de l´Épître à Clio. Les vers sont frappés sur l’enclume qu’avait Rousseau, quand il était encore bon ouvrier ; mais malheureusement le choix du sujet n’a pas ce piquant qu’il faut pour le monde, C’est le chef-d’œuvre d’un artiste fait pour des artistes seulement. Tout s’y trouve, hors le plaisir qu’il faut à des lecteurs oisifs. J’admirerai toujours cet écrit excepté la bataille[1] ; mais nos Français veulent en tout genre de l’intérêt et des grâces. Il en faut partout, sans quoi le beau n’est que beau.

Non satis est pulchra esse poemata ; dulcia sunto,
Et quocumque volent, aninum auditoris agunto.

(Hor., de Arte poet., v. 99.)

Dites-lui combien j’estime sa précision, sa netteté, sa force, son tour heureux, naturel, son style châtié. Ajoutez à cela que je suis très-fâché qu’il déshonore un si bon ouvrage par des éloges dont il rougit. S’il ne voulait qu’un asile heureux et fait pour un philosophe, au lieu d’une place inutile et qui n’a plus que du ridicule, je trouverais bien le secret de le mettre en état de ne plus louer indignement.

Voici un petit quatrain en réponse à l´honneur qu´il m’a fait de m’envoyer son Épître :

Lorsque sa muse courroucée
Quitta le coupable Rousseau,
Elle te donna son pinceau,
Sage et modeste La Chaussée.

Il ne faut pas oublier ce jeune M. de Verrières : car nous devons encourager la jeunesse.

Élève heureux du dieu le plus aimable,
Fils d’Apollon, digne de ses concerts,
Voudriez-vous être encor plus louable ?
Ne me louez pas tant, travaillez plus vos vers.
Le plus bel arbre a besoin de culture ;
Émondez-moi ces rameaux trop épars ;
Rendez leur sève et plus forte et plus pure.
Il faut toujours, en suivant la nature,
La corriger : c’est le secret des arts[2].

C’est ce qui fait que je me corrige tous les jours, moi et mes ouvrages.

Vous trouverez sur une dernière feuille une chose que je n’avais faite de ma vie, un sonnet[3]. Présentez-le au marquis, ou non marquis, Algarotti, et admirez avec moi son ouvrage sur la lumière. Ce sonnet est une galanterie italienne. Qu’il passe par vos mains, la galanterie sera complète.

  1. Vers 653 et suivants de l´Épître de Clio. C’est dans ce passage qu’il appelle J.-B. Rousseau,
    Elève de Pindare,
    … Chef des poètes du temps.
  2. Les quatre derniers vers diffèrent peu de ceux qu’on lit dans la lettre 210.
  3. Voyez ce sonnet, tome X, dans les Poésies mêlées, à la date de 1736.