Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 581

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Correspondance : année 1736GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 56-58).
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581. — À MADAME LA MARQISE DU DEFFANT.
À Cirey, par Vassy en Champagne, 18 mars.

Une assez longue maladie, madame, m’a empêché de répondre plus tôt à la lettre charmante dont vous m’avez honoré. Vous devez vous intéresser à cette maladie : elle a été causée par trop de travail. Eh ! quel objet ai-je dans tous mes travaux que l’envie de vous plaire, de mériter votre suffrage ? Celui que vous donnez a mes Américains, et, surtout, à la vertu tendre et simple d’Alzire, me console bien de toutes les critiques de la petite ville qui est à quatre lieues de Paris, à cinq cents lieues du bon goût, et qu’on appelle la cour. Je ferai ce que je pourrai assurément pour rendre Gusman plus tolérable. Je ne veux point me justifier sur un rôle qui vous déplaît ; mais Grandval ne m’a-t-il pas fait aussi un peu de tort ? N’a-t-il pas outré le caractère ? N’a-t-il pas rendu féroce ce que je n’ai prétendu peindre que sévère ?

Vous pensâtes, dites-vous, dès les premiers vers, que ce Gusman ferait pendre son père. Eh ! madame, le premier vers qu’il dit est celui-ci :

Quand vous priez un fils, seigneur, vous commandez.

(Alzire, acte I, scène i.)

N’a-t-il pas l’autorité de tous les vice-rois du Pérou ? Et cette inflexibilité ne peut-elle pas s’accorder avec les sentiments d’un fils ? Sylla et Marius aimaient leur père.

Enfin la pièce est fondée sur le changement de son cœur ; et si le cœur était doux, tendre, compatissant au premier acte, qu’aurait-on fait au dernier ?

Permettez-moi de vous parler plus positivement sur Pope. Vous me dites que l’amour social fait que tout ce qui est est bien. Premièrement, ce n’est point ce qu’il nomme amour social (très-mal à propos) qui est, chez lui, le fondement et la preuve de l’ordre de l’univers. Tout ce qui est est bien, parce qu’un Être infiniment sage en est l’auteur, et c’est l’objet de la première Épître[1]. Ensuite il appelle amour social, dans l´Èpître dernière, cette Providence bienfaisante par laquelle les animaux servent de subsistance les uns aux autres. Milord Shaftesbury, qui, le premier, a établi une partie de ce système, prétendait avec raison que Dieu avait donné à l’homme l’amour de lui-même pour l’engager à conserver son être ; et l´amour social, c’est-à-dire un instinct très-subordonné à l’amour-propre, et qui se joint à ce grand ressort, est le fondement de la société.

Mais il est bien étrange d’imputer à je ne sais quel amour social dans Dieu cette fureur irrésistible avec laquelle toutes les espèces d’animaux sont portées à s’entre-dévorer. Il paraît du dessein à cela, d’accord ; mais c’est un dessein qui assurément ne peut être appelé amour.

Tout l’ouvrage de Pope fourmille de pareilles obscurités. Il y a cent éclairs admirables qui percent à tous moments cette nuit, et votre imagination brillante doit les aimer. Ce qui est beau et lumineux est votre élément. Ne craignez point de faire la disserteuse ; ne rougissez point de joindre aux grâces de votre personne la force de votre esprit ; faites des nœuds avec les autres femmes, mais parlez-moi raison.

Je vous supplie, madame, de me ménager les bontés de M. le président Hénault : c’est l’esprit le plus droit et le plus aimable que j’aie jamais connu. Mille respects, et un éternel attachement.

  1. L’Essai sur l’Homme est divisé en quatre épîtres.