Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 610

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610. — À M. LE LIEUTENANT GÉNÉRAL DE POLICE[1].
20 juin 1730.

Pardon de vous importuner encore, mais tout le public est indigné contre l´insolence de Jore et contre la témérité de l’avocat Bayle, plutôt complice que défenseur de Jore. Est-il possible qu’un libelle infâme absolument étranger à la prétendue cause de Jore se débite dans Paris aux portes des spectacles ! Aucun exemplaire n’en a été donné aux juges, tout est vendu au public. Les lois, les bonnes mœurs, votre autorité, sont également blessées. Je le réclame, monsieur ; punissez un scélérat déjà coupable mille fois devant vous. Écrivez un mot à monsieur le garde des sceaux, faites-vous remettre l’original de cette lettre extorquée qui fait le prétexte du procès. Il n’y aura point d’honnête homme qui ne vous en ait obligation.

Je vous conjure, monsieur, de faire voir combien vous détestez cette odieuse manœuvre. Souffrirez-vous que Bayle se vante publiquement, comme il fait, d’avoir poussé l’affaire malgré vous ?

Encore n’est-ce pas lui qui a écrit ce libelle : c’est l’abbé Desfontaines.

Serait-il dit que Jore et Desfontaines, tous deux repris de justice par vous, triomphassent à vos yeux d’un homme que vous protégez ? Il n’est plus question actuellement d’acheter le silence d’un scélérat et la suppression de ma lettre, mais d’en punir la publication faite malgré vos ordres.


réponse de voltaire au factum de jore,
adressée au lieutenant général de police.

Le Mémoire vendu au public par la cabale de Jore est rempli d’outrages étrangers à l’affaire ; il s’agit ici de prouver la justice simplement de la cause du défendeur.

1° Suivant le propre Mémoire de Jore, il est certain que l’unique titre dont il se sert pour demander le payement d’une prétendue dette contractée, dit-il, il y a six ans, est une lettre arrachée, il y a trois mois, avec artifices à la bonne foi du sieur de Voltaire.

Ceux qui conduisent cette affaire commencèrent par abuser du nom d’un grand ministre. Jore, leur instrument, eut l’audace d’écrire au sieur de Voltaire au mois de mars dernier que ce ministre exigeait un aveu circonstancié sur une affaire particulière.

Rien n’était si faux. Ce ministre n’en avait jamais parlé : ce mensonge est déjà bien punissable. C’est un violent préjugé contre Jore.

2° Le demandeur n’ayant pour tout titre de sa créance qu’une lettre extorquée à la faveur d’un mensonge, y cherche un sens dont il puisse inférer qu’on lui doit de l’argent depuis six ans.

Le défendeur, sans exiger, quant à présent, qu’on lui représente ici l’original de sa lettre, veut bien pour un moment, et sans tirer à conséquence, s’en tenir à ce que Jore a imprimé. Que trouvera-t-on dans cet écrit ? Que Jore a travaillé de sa profession en 1731, de concert avec le défendeur ; mais, en général et sans aucune exception, Jore a toujours été si bien payé que le défendeur espère de retrouver dans ses papiers un billet par lequel Jore est lui-même débiteur.

3° Par la lettre imprimée dont Jore a la mauvaise foi de se servir, il est prouvé qu’en 1733 le défendeur prêta 1,500 livres au demandeur.

Or prête-t-on de l’argent à celui qui en doit, et Jore l’eût-il rendu s’il avait été créancier ?

4° Pendant tout l’hiver de 1736, Jore n’a cessé de parler du sieur de Voltaire à un conseiller au parlement, et à d’autres personnes dont on est obligé de demander ici le témoignage ; il leur a dit qu’il était pénétré des bontés et des générosités du défendeur.

5° Il a reçu de son propre aveu, il y a quatre mois, des gratifications, et il en marque par lettre sa très-humble reconnaissance : un heureux hasard a voulu qu’on ait retrouvé ces lettres, qui prouvent la générosité du défendeur et la perfide ingratitude de son ennemi.

En effet, serait-il possible que. Jore eût remercié humblement en 1736 celui qui le volerait depuis 1730, et qui même, selon lui, aurait été son dénonciateur en 1734 ? Voilà les contradictions où les calomniateurs tombent nécessairement.

6° Jore, dans son libelle diffamatoire, après des mensonges avérés et des railleries, qui assurément ne sont pas le langage d’un homme opprimé, croit toucher la pitié des juges et du public en disant : J’ai perdu ma fortune en 1734. On m’a saisi pour vingt-deux mille francs d’effets.

Mais si on lui a saisi pour vingt-deux mille livres de libelles contre le gouvernement, qu’est-ce que cette nouvelle faute si punissable a de commun avec un effet prétendu que Jore lui-même, en le grossissant, porte à quatorze cents livres tout au plus ?

7° Jore pense rendre sa cause meilleure en citant un procès que fait au sieur de Voltaire la famille d’un tailleur pour de prétendues dettes de seize années. Ceux qui ont suscité toutes ces affaires au défendeur ont cru, en effet, l’accabler, parce qu’ils ont espéré qu’il aurait perdu toutes ses quittances dans ses fréquents voyages. Mais le sieur Dubreuil, ci-devant commis à la chambre des comptes, vient heureusement de les retrouver. On a même recouvré un billet par lequel le tailleur devait au sieur de Voltaire de l’argent prêté, car le défendeur a prêté presque à tous ceux qu’il a connus, et à Jore même, et il n’a guère fait que des ingrats.

8° Jore a dit au conseiller du parlement déjà cité que son unique but était de débiter et de vendre son factum injurieux ; il avait en cela deux avantages : l’argent qu’il a gagné à ce trafic infâme, et l’espérance d’inquiéter un homme de lettres exposé à l’envie.

9° Parmi toutes ses impostures étrangères au sujet, Jore parle dans son Mémoire de je ne sais quel libraire, nommé Ferrand, avec lequel il avait, dit-il, un procès pour une contrefaçon d’un livre dont Jore avait le privilége. Quel rapport de ce privilège et de ce procès avec l’affaire dont il s’agit ? Mais cet écart de Jore va devenir plus essentiel qu’il ne pensait : on vient d’apprendre que Jore fut condamné pour avoir accusé Ferrand d’une contrefaçon dont Jore lui-même était coupable ; c’était lui qui contrefit son propre ouvrage pour le vendre plus cher et pour accuser ce Ferrand ; on a en main les pièces et l’arrêt[2], et il a dans sa famille des exemples bien tristes, qui auraient dû prévenir en lui de pareils délits.

10° La procédure de Jore est autant contre les règles du barreau que sa conduite est contre celles de la probité.

L’original de son exploit d’assignation est à trois jours ; la copie signifiée est à huit jours : par cette mauvaise finesse, une sentence est surprise par défaut avant la huitaine. Sentence radicalement nulle, comme surprise par précipitation avant l’échéance du délai, qui n’expirait à la rigueur que le 17 mai, parce que l’on ne compte ni le jour de l’assignation, ni celui de l’échéance[3].

Jore fait signifier cette sentence le 16 mai, au domicile du défendeur ; et, le 21 du même mois, il fait des saisies-arrêts sur le défendeur : autre nullité essentielle, n’étant pas permis de mettre une sentence par défaut à exécution dans la huitaine de sa signification.

Preuves par écrit que le défendeur ne doit rien.

Ces preuves sont, en premier lieu, deux lettres de Jore au défendeur, des 6 et 14 février 1736.

« J’ai reçu l’honneur de vos lettres, je ne puis assez vous en témoigner ma reconnaissance ; j’ai reçu les dix pistoles dont vous m’avez bien voulu gratifier, et dont je vous remercie ; soyez bien persuadé, que, quand la reconnaissance ne m’engagerait pas, etc. »

En second lieu, certificat de celui qui a compté les dix pistoles à Jore, en présence de témoins.

« Je soussigné certifie que sur les ordres réitérés de M. de Voltaire j’ai donné de son argent cent livres au sieur Jore, par gratification et charité, attendu le besoin où il disait être. — À Paris, ce 1er mai 1736. Signé Demoulin. »

Cette gratification est bien plus forte en faveur du sieur de Voltaire que ne serait une quittance : car une quittance démontrerait seulement que Jore est un créancier de mauvaise foi, et La gratification démontre qu’il joint l´ingratidute à la méchanceté.

  1. Éditeur Léouzon Leduc.
  2. Il est du 13 juillet 1735.
  3. Articles 6 et 7 du titre 3 de l’ordonnance de 1667.