Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 660

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Correspondance : année 1736GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 146-147).
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660. — À M. BERGER.
À Cirey, le 18 octobre.

Oui, je compte entièrement sur votre amitié et sur toutes les vertus sans lesquelles l’amitié est un être de raison. Je me fie à vous sans réserve.

Premièrement, il faut que le secret soit toujours gardé sur l’Enfant prodigue. Il n’est point joué comme je l’ai composé, il s’en faut beaucoup. Je vous enverrai l’original : vous le ferez imprimer, vous ferez marché avec Prault dans le temps ; mais surtout que l’ouvrage ne passe point pour être de moi ; j’ai mes raisons. Vous pouvez assurer MM. de Là Roque et Prévost que je n’en suis point l’auteur. Engagez-les à le publier dans leurs ouvrages périodiques, en cas que cela soit nécessaire. Vous ne sauriez me rendre un plus grand service que de détourner les soupçons du public. Je veux vous devoir tout le plaisir de l’incognito, et tout le succès du théâtre et de l’impression.

Embrassez pour moi l’aimable La Bruère. Peut-on ne pas s’intéresser tendrement aux gens que l’amour et les arts rendent heureux ? Si un opéra d’une femme réussit, j’en suis enchanté : c’est une preuve de mon petit système que les femmes sont capables de tout ce que nous faisons, et que la seule différence qui est entre elles et nous, c’est qu’elles sont plus aimables. Comment appelez-vous, par son nom[1], cette nouvelle muse qu’on appelle la Légende ? Grégoire VII n’a rien fait de mieux qu´un opéra. Si, par malheur, le secret de l’Enfant prodigue avait transpiré, jurez toujours que ce n’est pas moi qui en suis l’auteur. Mentir pour son ami est le premier devoir de l’amitié. Voyez surtout de La Roque et Prévost, et récriez-vous sur l’injustice des soupçons. Mme  du Châtelet dit qu’il faut appeler l’Enfant prodigue, l’Orphelin.

Ces Mascarades[2] sont de Launai ; mais sa préface ne rendra pas sa pièce meilleure.

Avez-vous lu le Mondain ? Je vous l’enverrai pour entretenir commerce.

  1. Mlle  cantatrice à l’Opéra. Il s’agit de la musique composée par elle pour l’opéra-ballet intitulé les Génies élémentaires, joué en octobre 1736 ; les paroles sont de Fleury, mort en 1746. Mlle  Duval vivait encore en 1770.
  2. C’est Guyot de Merville qui est auteur des Mascarades amoureuses, comédie en un acte et en vers, jouée sur le théâtre italien, le 4 août 1736, puis imprimée avec une préface à la louange de J.-B. Rousseau, et dans laquelle il attribue à Voltaire la Réponse dont il est question dans la note de la lettre 637.