Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 661

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Correspondance : année 1736GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 147-148).
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661. — À M. LE MARQUIS D’ARGENS[1].
À Cirey, le 18 octobre.

Vos sentiments, monsieur, et votre esprit, m’ont déjà rendu votre ami ; et si, du fond de l’heureuse retraite où je vis, je peux exécuter quelques-uns de vos ordres, soit auprès de MM. de Richelieu et de Vaujour, soit auprès de votre famille, vous pouvez disposer de moi.

Je ne doute pas, monsieur, que, avec l’esprit brillant et philosophe que vous avez, vous ne vous fassiez une grande réputation. Descartes a commencé comme vous par faire quelques campagnes ; il est vrai qu’il quitta la France par un autre motif que vous ; mais enfin, quand il fut en Hollande il en usa comme vous : il écrivit, il philosopha, et il fit l’amour. Je vous souhaite, dans toutes ces occupations, le bonheur dont vous semblez si digne.

Je suis bien curieux de voir l’ouvrage nouveau[2] dont vous me parlez. Je m’informerai s’il n’y a point quelque voiture de Hollande en Lorraine : en ce cas, je vous supplierais de m’adresser l’ouvrage à Nancy, sous le nom de madame la comtesse de Beauvau. Je vous garderai un profond secret sur votre demeure. Il faut que Rousseau vous croie déjà parti de Hollande, puisqu´il a fait une épigraimme sanglante contre vous. Elle commence ainsi :

Cet écrivain plus errant que le juif
Dont il arbore et le stylo et le masque[3].

Voilà tout ce qu’on m’a écrit de cette épigramme, ou plutôt de cette satire. Elle a, dit-on, dix-huit vers. Ce malheureux veut toujours mordre et n’a plus de dents.

Voulez-vous bien me permettre de vous envoyer une Réponse[4] en forme que j’ai été obligé de faire à un libelle diffamatoire qu´il a fait insérer dans la Bibliothèque française ?

J’aurais encore, monsieur, une autre grâce à vous demander : c’est de vouloir bien m’instruire quels journaux réussissent le plus en Hollande, et quels sont leurs auteurs. Si parmi eux il y a quelqu’un sur la probité de qui on puisse compter, je serai bien aise d’être en relation avec lui. Son commerce me consolerait de la perte du vôtre, que vous me faites envisager vers le mois d’avril. Mais, monsieur, en quelque pays que vous alliez, fût-ce en pays d’inquisition, je rechercherai toujours la correspondance d’un homme comme vous, qui sait penser et aimer.

Supprimons dorénavant les inutiles formules, et reconnaissons-nous l’un et l’autre à notre estime réciproque et à l’envie de nous voir. Je me sens déjà attaché à vous par la lettre pleine de confiance et de franchise que vous m’avez écrite, et que je mérite.

  1. Jean-Baptiste de Boyer, marquis d’Argens, né en juin 1704, mort en janvier 1774, âgé de soixante-six ans et demi. Voyez la lettre que Voltaire écrivit à la marquise d’Argens, veuve de l’auteur des Lettres juives, le 1er février 1774. Cette marquise était Mme Cauchois, citée plus bas dans la lettre 697. Voltaire, par allusion aux Lettres juives, appelle souvent d’Argens son cher Isaac.
  2. Comme d’Argens, en 1736, n’a pas publié moins de six ouvrages, il m’est impossible de dire quel est celui dont il s’agit ici. (B.)
  3. On ne trouve pas cette épigramme dans les Œuvres de J.-B. Rousseau. (B.)
  4. C’est la lettre 646.