Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 688

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Correspondance : année 1736GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 175-176).
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688. — À M. THIERIOT.
À Cirey, le 27 novembre.

Assurément vous êtes le Père Mersenne : ce n’est pas tout à fait, mon cher ami, en ce que mes ennemis vous font quelquefois tomber dans leurs sentiments, comme les ennemis de Descartes entraînaient Mersenne dans les leurs ; c’est parce que vous êtes le conciliateur des muses. Je vous permets très-fort d’aimer d’autres vers que les miens ; je suis une maîtresse assez indulgente pour souffrir les partages. Je suis de ces beautés qui aiment si fort le plaisir qu’elles ne peuvent haïr leurs rivales. J’aime tant les beaux vers que je les aime dans les autres ; c’est beaucoup pour un poëte. Je vous fais mon compliment sur votre beau portefeuille ; je voudrais bien que le Mondain y fût, et ne fût que là. Ce petit enfant tout nu n’était pas fait pour se montrer. Mais est-il possible qu’on ait pu prendre la chose sérieusement ? Il faut avoir l’absurdité et la sottise de l’âge d’or pour trouver cela dangereux, et la cruauté du siècle de fer pour persécuter l’auteur d’un badinage si innocent, fait il y a longtemps.

Ces persécutions d’un côté, et, de l’autre, une nouvelle incitation du prince de Prusse et du duc de Holstein[1] me forcent enfin à partir. Je serai bientôt à Berlin. Platon allait bien chez Denis, qui assurément ne valait pas le prince de Prusse. Cela vient comme de cire ; vous serez l´agent du prince à Paris, et notre commerce en sera plus vif. Voilà un nouveau rapport entre Mersenne et vous : son pauvre ami allait errer dans les climats du Nord. Dieu veuille que quelque gelée ne me tue pas à Berlin, comme le froid de Stockholm tua Descartes !

Dites à votre frère qu’il fasse partir sur-le-champ, par le coche de Bar-sur-Aube, à l’adresse de Mme du Châtelet, le nouveau paquet du prince royal pour moi. Ne manquez pas de dire à tous vos amis qu’il y a déjà longtemps que mon voyage était médité. Je serais très-fàché qu’on crût qu’il entre du dégoût pour mon pays dans un voyage que je n’entreprends que pour satisfaire une si juste curiosité.

Adieu ; je pars incessamment avec un officier du prince. Nous irons à petites journées. Écrivez-moi toujours, cela m’est important ; vous m’entendez. Une autrefois je vous parlerai de Newton et de l’Enfant prodigue. Je vous embrasse.

  1. Voyez la lettre 539.