Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 687

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Correspondance : année 1736GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 172-175).
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687. — À MADEMOISELLE QUINAULT.
Cirey, ce 26… 1736.

On ne peut être plus touché que je le suis de la vivacité tendre avec laquelle vous daignez m’avertir de ce qui se passe, et de ce que j’aurais dû prévenir ; vous me prouvez bien qu’en vous l’actrice, quelque parfaite qu’elle soit, est bien au-dessous de la personne : vous êtes adorable, et je vous suis tendrement attaché pour toute ma vie. Cela est bien certain ; mais si vous aviez pour moi autant d’amitié que je le désire, vous n’auriez pas refusé mes petites étrennes : c’est me traiter bien rigoureusement. Je compte bientôt prendre la liberté de vous envoyer des colifichets de Prusse, car je suis sur mon départ. Mme du Châtelet ira en Lorraine pour ses affaires, et moi, pendant ce temps-là, je ferai une petite visite au prince royal de Prusse, qui veut absolument que j’aille le trouver. Vous m’avez pris pour un poëte, et les Allemands, je ne sais sur quoi fondés, me prennent pour un philosophe ; peut-être ne suis-je ni l’un ni l’autre.

Je laisse entre vos mains, comme de raison, la destinée de l’Enfant prodigue. En vérité, je ne sais où j’en suis : je ne conçois pas le goût du public ; il faut être sur les lieux pour bien juger ; on ne peut voir de loin l’effet que font les choses ; mais si vous étiez en Prusse, et moi à Paris, je m’en rapporterais encore à vous : à plus forte raison quand vous êtes à Paris dans votre tribunal.

Cependant ne vaudrait-il pas mieux, ou n’eût-il pas mieux valu commencer l’Enfant prodigue de la façon de la leçon dernière que j’ai envoyée ?

Puisqu’on a corrigé, comment a-t-on laissé

Il est bien chiche.

Ne vaut-il pas mieux dire :

Il est, avare, et tout avare est sage.
Oh ! c’est un vice excellent en ménage,
Un très-bon vice, etc.

Pourquoi Rondon dit-il encore :

Je te baille un mari
Pédant, avare, et fat, et renchéri ?

Ne valait-il pas mieux :

Tant soit peu fat, et par trop renchéri ?

Si on n’a pas voulu passer à la police ces vers :

Mais, s’il te plaît, quel excès de surprise !
Pourquoi ces yeux de gens qu’on exorcise ?

Comment a-t-on pu y substituer :

De gens qu’on tympanise ?

Tympanise n’a aucun sens.

Je vous demanderais en grâce de faire dire :

Mais, s’il te plaît, quel accès de folie !
Pourquoi ces yeux, cet air de gens qu’on lie

On nous avait encore retranché :

Ses cheveux blancs, son air et sa démarche,
Ont à mon sens l’air d’un vrai patriarche.

On a mis à la place :

Son air et ses manières
Retracent bien les vertus de nos pères.

Des manières qui retracent ces vertus de nos pères ne sont pas tolérables ; et nos pères, dans la bouche d’un valet !

Je vous supplie de faire dire :

Cet air, ce port, cette âme bienfaisante,
Du bon vieux temps est l’image parlante.

Je conçois bien que toutes ces corrections furent faites à la hâte ; mais n’aurait-on pas pu différer de trois jours la première représentation ? Vous savez que je corrige tout ce qu’on veut, et que je ne fais pas attendre. Ce que j’en dis au moins n’est pas pour me plaindre ; je ne suis ni fou ni ingrat, c’est seulement pour contribuer un peu d´avantage à la fortune de notre enfant, que vous aimez.

Si on n’aime plus absolument que le comique noble et intéressant, gare pour la tragédie ! La comédie va prendre la place ; mais notre théâtre passera en Europe pour très-vicieux, et nous allons perdre la seule supériorité que nous avions. Nos comédies deviendront des tragédies bourgeoises, dépouillées de l’harmonie des bons vers. Mon sentiment était que l’on joignît le comique à l’intérêt, et c’est de quoi j’ai vu un essai bien estimable dans le Glorieux. Ce mélange de plaisanterie et d’attendrissement me paraît la vraie peinture de la vie civile. C’est dans cette idée que je voulais donner à la Croupillac un caractère de bonne diablesse sur le retour, avouant franchement son amour et ses rides, s’expliquant plaisamment, et en vers corrects et frappés. Je vous demande en grâce de relire les premiers actes tels que je les ai envoyés à M. d’Argental. J’ose croire que je n’y suis pas trop éloigné du but ; et si cette tournure ne plaît pas, il faut absolument supprimer la Croupillac.

Je vous écris, charmante Thalie, par une autre route que celle de Vassy. Il y a sur la route de Vassy, dans la ville de Meaux, un bureau de commis maladroits qui, sans y penser, décachètent les lettres, et puis en font des extraits. Je suis très fâché que vous les ayez mis dans la confidence des choses que vous m’avez reprochées. On croirait, par votre lettre, que j’ai écrit quelque chose d’horrible sur des matières sacrées. Je n’ai pourtant fait aucun ouvrage dont la religion et les mœurs ne fussent le fondement : la Henriade, Alzire, Zaïre, en sont des preuves assez publiques. Si on a pris de travers un ouvrage très innocent, et fait il y a deux ans, ce n’est pas ma faute. On dit qu’il s’est trouvé chez feu M. l’évêque de Luçon, et que le président Dupuy en a fait mille copies. D’ailleurs, un chartreux ne pourrait que rire et s’amuser de cette bagatelle, s’il avait un peu de bon sens. L’insolente absurdité avec laquelle certaines gens en ont parlé est un ridicule beaucoup plus grand que tous ceux que vous avez joués sur le théâtre. L’amitié, qui me retiendra peut-être en France, m’empêchera de suivre mon juste ressentiment.

Au reste, il y a plus de huit jours que j’ai laissé M. d’Argental maître absolu de finir une affaire très-désagréable, que j’aurais soutenue avec hauteur et mépris si je ne voulais pas vivre pour mes amis. Vous êtes des premières dans la liste des personnes à qui je sacrifie la fureur que j’ai pour la liberté : il est de conséquence pour moi que, dans la première lettre que vous m’écrirez, vous me parliez de la décence et des mœurs qui font le caractère de mes ouvrages. Ensuite je vous prierai de me donner vos ordres par une autre voie.

Comptez que vous n’aurez jamais de serviteur, d’ami, d’admirateur plus zélé que moi.