Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 696

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1736GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 185-187).
◄  Lettre 695
Lettre 697  ►

696. — À M. LE COMTE DE TRESSAN.
Ce 9 décembre.

Il est certain que c’est M, le président Dupuy qui a distribué des copies du Mondain dans le monde, et, qui pis est, des copies très-défigurées. La pièce, tout innocente qu’elle est, n’était pas faite assurément pour être publique. Vous savez d’ailleurs que je n’ai jamais fait imprimer aucun de ces petits ouvrages de société qui sont, comme les parades du prince Charles[1] et du duc de Nevers, supportables à huis clos. Il y a dix ans que je refuse constamment de laisser prendre copie d’une seule page du poëme de la Pucelle, poëme cependant plus mesuré que l’Arioste, quoique peut-être aussi gai. Enfin, malgré le soin que j’ai toujours pris de renfermer mes enfants dans la maison, ils se sont mis quelquefois à courir les rues. Le Mondain a été plus libertin qu’un autre. Le président Dupuy dit qu’il le tenait de l’évêque de Luçon, lequel prélat, par parenthèse, n’était pas encore assez mondain, puisqu’il a eu le malheur d’amasser douze mille inutiles louis dont il eût pu, de son vivant, acheter douze mille plaisirs.

Venons au fait. Il est tout naturel et tout simple que vous ayez communiqué ce Mondain de Voltaire à cet autre mondain d’évêque. Je suis fâché seulement qu’on ait mis dans la copie :

Les parfums les plus doux
Rendent sa peau douce, fraîche, et polie ;

il fallait mettre :

Rendent sa peau plus fraîche et plus polie.

Voilà sans doute le pluss grand grief. Rien ne peut arriver de pis à un poëte qu’un vers estropié.

Le second grief est qu’on ait pu avoir la mauvaise foi, et, j’ose dire, la lâche cruauté de chercher à m’inquiéter pour quelque chose d’aussi simple, pour un badinage plein de naïveté et d´innocence. Cet acharnement à troubler le repos de ma vie, sur des prétextes aussi misérables, ne peut venir que d’un dessein formé de m’accabler et de me chasser de ma patrie. J’avais déjà quitté Paris pour être à l’abri de la fureur de mes ennemis. L’amitié la plus respectable a conduit dans la retraite des personnes qui connaissent le fond de mon cœur, et qui ont renoncé au monde pour vivre en paix avec un honnête homme dont les mœurs leur ont paru dignes peut-être de tout autre prix que d’une persécution. S’il faut que je m’arrache encore à cette solitude, et que j’aille dans les pays étrangers, il m’en coûtera sans doute, mais il faudra bien s’y résoudre ; et les mêmes personnes qui daignent s’attacher à moi aiment beaucoup mieux me voir libre ailleurs que menacé ici.

Monsieur le prince royal de Prusse m’a écrit depuis longtemps, en des termes qui me font rougir, pour m’engager à venir à sa cour. On m’a offert une place auprès de l’héritier[2] d’une vaste monarchie, avec dix mille livres d’appointements ; on m’a offert des choses très-flatteuses en Angleterre. Vous devinez aisément que je n’ai été tenté de rien, et que si je suis obligé de quitter la France, ce ne sera pas pour aller servir des princes.

Je voudrais seulement savoir, une bonne fois pour toutes, quelle est l’intention du ministère, et si, parmi mes ennemis, il n’y en a point d’assez cruels pour avoir juré de me persécuter sans relâche. Ces ennemis, au reste, je ne les connais pas ; je n’ai jamais offensé personne ; ils m’accablent gratuitement.

Ploravere suis non respondere favorem
Speratum meritis.

(Hor., liv. II, ép. i, v. 9.)

Je demande uniquement d’être au fait, de bien savoir ce qu’on veut, de n’être pas toujours dans la crainte, de pouvoir enfin prendre un parti. Vous êtes à portée, et par vous-même et par vos amis, de savoir précisément les intentions. M. le bailli de Froulai, M. de Bissy, peuvent s´unir avec vous. Je vous devrai tout, si je vous dois au moins la connaissance de ce qu’on veut. Voilà la grâce que vous demande celui qui vous a aimé dès votre enfance, qui a vu un des premiers tout ce que vous deviez valoir un jour, et qui vous aime avec d’autant plus de tendresse que vous avez passé toutes ses espérances.

Soyez aussi heureux que vous méritez de l’être, et à la cour, et en amour. Vous êtes né pour plaire, même à vos rivaux. Je serai consolé de tout ce qu’on me fait souffrir si j’apprends au moins que la fortune continue à vous rendre justice. Comptez qu’il n’y a pas deux personnes que votre bonheur intéresse plus que moi.

Permettez-moi de présenter mes respects à Mme  de Tressan et à Mme  de Genlis[3]. Vous m’écriviez :

Formosam resonare doces Àmaryllida silvas ;

(Virg., egl. i, v. 5.)

faudra-t-il que je réponde :

Nos patriam fugimus ? …

Adieu, Pollion ; adieu, Tibulle. On me traite comme Bavius.

  1. Charles de Lorraine, cité dans la lettre du 29 avril 1735, à Cideville.
  2. Vovez tome XXXIII. la lettee. 539.
  3. Parente de Tressan, dont la mère, Louise-Madeleine Brulart de Genlis, était morte en 1733. (Cl.)